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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I

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La France est sauvée! c’est à Montmorency qu’on le doit. A tant de gloire sans exemple, il manquait une récompense plus précieuse que celle du titre de connétable: la disgrâce! Il l’obtint. Sa probité antique, on l’a vu, s’étant révoltée au projet de la cour, qui avait résolu de retenir Charles-Quint prisonnier à son passage en France, il fut perdu dans le cœur des favoris. Comme il n’avait encore servi le roi que depuis trente-cinq ans, il attendit qu’un autre roi le relevât de l’exil. Pendant sa disgrâce, les empereurs d’Orient lui envoient des ambassades. Sur la route d’Écouen, les tigres de Dragut et les lions de Soliman se croisent pour aller s’offrir en hommage au premier baron chrétien. Du haut de son perron de pierre, il salue les noirs envoyés d’Afrique, comme s’il s’appelait Richard Cœur-de-Lion. Des lèvres basanées baisent son gantelet de fer.

Mais la chevalerie s’en va, et il s’en va aussi, n’ayant plus rien à démêler ici-bas avec les guerres qui se font par peuplades, par multitudes, à la distance de la mitraille, et où le mathématicien est plus fort que le brave. Il tombe à Saint-Quentin; mais la blessure qu’il reçut à la hanche fut moins grave que celle dont il éprouva la douleur en arrivant à la cour. Sa défaite lui fut imputée à crime. François II le relégua plus tard à Chantilly. Ceci ne le décourage point; il n’a encore servi que cinquante ans la monarchie, il n’a versé son sang que pour trois rois, François Ier, Henri II, François II; son compte n’y est pas. Charles IX monte sur le trône, et la guerre civile recommence. Jusqu’ici nous n’avons vu que le baron, le chrétien va se montrer, et, terrible, il se montrera contre l’erreur, qu’il combattra avec plus d’énergie que de lumière. Il n’a d’ailleurs que soixante-huit ans, le grand connétable. Les réformés, selon lui, étaient ces rebelles qui, de tout temps, ont levé le drapeau démocratique contre l’autorité établie. Les calvinistes étaient pour lui un parti politique autant qu’un parti religieux. Il ne s’agissait pas seulement de les endoctriner, eux qui avaient à leur tête les meilleurs hommes de guerre, qui occupaient militairement Lyon, Rouen, Blois, Tours, Bourges, Angers, La Rochelle, Montauban, Nîmes, Montpellier, Castres, Grenoble, Châlons, Mâcon, le Havre, Dieppe, Caen! Fallait-il tant de villes pour prêcher et rompre du pain, au lieu de communier sous les apparences? Les calvinistes voulaient régner, asseoir un roi de leur communion sur le trône; n’était-ce pas là de la politique, un parti politique, des révoltés politiques? La Saint-Barthélemy, qui les extermina, fut un acte d’odieuse prudence, car l’assassinat ne se justifie jamais, mais concevable en politique, car, quelques années plus tard, les protestans auraient fait une Saint-Barthélemy de catholiques.

Le connétable ne vécut pas d’ailleurs jusqu’à cette funeste époque; mais il n’en mourut pas moins, comme il devait, pour la défense du pays, tout troublé par des prétextes de religion. A soixante-quatorze ans, il prend ses armes pour se rendre dans la plaine de Saint-Denis, et y combattre Condé à la tête des rebelles, des calvinistes. Blessé sept fois à la tête, et son épée sanglante et pendante au poignet, il reçut dans les reins un coup de pistolet d’un Écossais, nommé Robert Stuart. Il en mourut; il mourut bien. Un gentilhomme ne devait finir que de la main d’un homme du peuple; le serviteur de la royauté tomba sous le coup de l’homme de la révolte; le baron chrétien fut tué par le démocrate protestant. Cette belle mort a un sens historique: elle est une figure de la décadence monarchique.

Le siècle suivant, on trancha impunément la tête à un autre Montmorency.

Le siècle d’après, un autre Montmorency vint déchirer ses titres à la barre du peuple.

Ces trois fins sont à méditer. – Le dernier Montmorency l’emporte sur Louis XIII et Robert Stuart. Il ne tue pas, il ne décapite pas les siens: il les nie.

Et comme je reportais une dernière fois mes regards sur ces murs qui n’avaient plus pour moi leur triste nudité, une horrible inscription vint flétrir mes plus belles fresques. Je lus au-dessus d’une guirlande: Section Marat.

Pendant la révolution, se hâta de me dire M. Bernard, mon guide, les patriotes des environs ayant fait un club du château, donnèrent le nom de section Marat à cette salle, celui de section Couthon à la suivante, ainsi des autres.

Et quelle est cette pipe dessinée en noir sur le mur? Est-ce encore un emblème patriotique?

– C’est un passe-temps de vélite.

– La salle où nous sommes a donc successivement appartenu à une reine, à des républicains et à des militaires en garnison?

– Et à madame Campan, ajouta M. Bernard, qui la transforma en dortoir: tenez, la place des lits y est encore.

Je vis, en effet, de distance en distance, indiquée par des places rouges sur le reste des carreaux déteints, l’empreinte des lits en fer qui garnissaient la salle.

A mesure que je m’initiais aux vicissitudes de cet appartement, il me semblait que j’assistais à la lecture des mémoires de quelque aventurier de haut renom, tantôt reçu à la cour, tantôt vivant avec les brigands, tantôt dans un hôpital.

– Je ne pense pas, monsieur Bernard, que ce nombre 80, tracé sur la porte, ait également sa signification historique.

– Mille pardons, monsieur, ce chiffre indique le nombre de soldats russes que la salle pouvait contenir.

– Des soldats russes dans les dortoirs de madame Campan!

– Quand les étrangers vinrent à Paris, on eut un instant le projet de caserner des Russes au château: mais M. le prince de Condé, qui était rentré en possession d’Écouen, s’y opposa, et le château ne reçut pas de garnison.

D’abord je n’avais rien vu dans l’appartement; maintenant je perdais le souvenir de toutes ces résidences amoncelées.

– M. Bernard, qui donc a fait effacer les belles fresques des murs?

– C’est Napoléon, afin que la pudeur des élèves de madame Campan ne fût pas blessée.

– Il a donc blanchi tout le château?

– Tout le château, trente ou quarante salles.

– La pudeur de l’empire nous coûte un peu cher.

Étrange intérêt qu’inspire le château à ceux qui le possèdent. Aux Condé? un Condé renverse un corps de bâtiment; à la république? la république brise les statues et défigure les salles; à l’empire? l’empire badigeonne les murs. Fasse le ciel que M. le duc d’Aumale n’ait pas l’heureuse inspiration de changer le château en usine!

Dans cette même salle, il y avait autrefois l’écusson en faïence de Palissy, le glorieux écusson des Montmorency. Brisé à coups de hache par les révolutionnaires de 93, il fut remis en place et rajusté par les carreleurs de la restauration. Seulement ceux-ci le descendirent à l’étage inférieur, et ils le collèrent au hasard, de telle sorte que les alérions sont en dehors de l’écu, et que le grand cordon est haché par bribes. Pour nous servir d’un terme typographique, les armes des Montmorency sont en pâte. Eux-mêmes s’y retrouveraient difficilement. Involontairement l’incident de l’écu nous rappela un incident de famille; et le voici.

Possesseurs glorieux du plus beau nom de la noblesse européenne, les Montmorency ne se doutaient guère sous la restauration qu’il existait en Angleterre, au fond d’un canton pierreux de l’Irlande, une famille aussi antique, aussi illustre, aussi renommée que la leur. Ou cela est contestable, avaient à répondre les Montmorency en apprenant cette nouvelle, ou cette famille est la nôtre. C’était la leur, ce qu’ils ne contestèrent pas moins. L’étonnement valait avant tout un démenti. Il fut donné.

En 1828 parut un ouvrage intitulé: «Les Montmorency de France et les Montmorency d’Irlande, ou Précis historique des démarches faites, à l’occasion de la reprise du nom de ses ancêtres par la branche de Montmorency-Marisco-Morrès, par le chef de cette dernière maison, avec la généalogie complète et détaillée des Montmorency d’Irlande.» Si ce livre eût paru il y a deux cents ans, toutes les cours d’Europe eussent été attentives à la discussion qu’il eût fait naître. Les juges-d’armes d’Irlande, d’Écosse, d’Allemagne, de France et de Portugal, eussent couvert les routes de courriers. Les plus vieux arbres généalogiques auraient frémi dans leurs plus hautes feuilles. Le Monasticon se fût fermé de lui-même. D’Hozier en eût perdu le sommeil. Il n’y a pas d’exagération là-dedans; un homme qui serait venu dire à Louis XIV: «Je suis votre frère aîné, Bourbon autant que vous et Bourbon avant vous,» n’aurait été guère plus hardi que celui dont la prétention ne s’élevait pas à moins qu’à se proclamer Montmorency en face des Montmorency.

Cette prétention n’a pourtant soulevé aucune rumeur en Europe, ni même dans le faubourg Saint-Germain, auquel on révèle, peut-être pour la première fois, qu’un étranger de par-delà la Manche a demandé à faire ses preuves et les a faites, pour avoir le droit de porter en France le nom, le titre et les armes des Montmorency, aussi bien que s’il n’eût jamais cessé d’être gouverneur pour le roi de France en ses provinces, ou connétable.

Rien ne s’est passé plus paisiblement que le conflit de famille élevé au sujet de la requête de M. Marisco-Morrès, colonel, en 1814, au service de la France auprès de Louis XVIII. La petite poste a dérobé l’éclat de la contestation qui, du sac de cuir du facteur, est tombée dans les cartons des archives du royaume, d’où il m’a été permis de l’exhumer, grâce à la précieuse complaisance de notre grand historien, M. Michelet.

On ne saurait être plus loyal que M. Morrès lorsqu’il sollicite, pièces en mains, l’honneur de porter sans usurpation le nom des premiers barons chrétiens; on ne saurait être plus poli que MM. de Montmorency en refusant cette faveur à M. Morrès. De part et d’autre on sent la prudence la plus adroite à ne pas laisser pénétrer dans le public le bruit d’une dispute née un siècle trop tard. Les champions, en habit noir, en gants blancs, sans cuirasses, se défient à voix basse; ils ne s’appellent pas en champ clos, mais sur la lice parquetée du cabinet; enfin, ils ne s’en remettent pas au jugement de Dieu pour prononcer sur leurs différends, mais à celui d’un savant obscur, garde général des archives du royaume, à M. de La Rue, qui décide: «Qu’il lui est bien démontré que la maison de Morrès, alliée constamment aux premières familles d’Irlande et d’Angleterre, est une branche de l’illustre race des Montmorency.»

 

Tout est merveilleux de surprise dans ces deux races de Montmorency, qui, après huit cents ans de séparation, se trouvent face à face, n’ayant jamais soupçonné leur existence réciproque. Ce sont deux hémisphères; il faut que l’un découvre l’autre. Séparées par une invasion, celle des Normands en Angleterre, en 1066, une autre invasion les rapproche, celle des Anglais en France, en 1814. Pendant huit cents ans, une race s’illustre en-deçà, l’autre au-delà du détroit, sans se voir, et pourtant avec émulation, comme si elles rivalisaient pour un but caché qui doit un jour se découvrir. Même vaillance d’un côté que de l’autre. On ne sait dire qui frappe le plus fort, de l’épée à deux mains ou de la hache de fer de l’Irlandais. Les Montmorency français ont des tombes sur le couvercle desquelles ils dorment, couchés avec leurs cuirasses, leurs barbes sur leurs poitrines, leurs gantelets; les Montmorency irlandais ont aussi leurs chevaliers étendus sur des tombes. Ici le château des Montmorency français, là, au bord de la mer, le château des sauvages Montmorency d’Irlande.

Ayant acquis une fois le droit d’être Montmorency en France aussi bien qu’en Irlande, M. Marisco-Morrès aura-t-il prétendu, comme un Montmorency de ses aïeux, entrer en guerre avec les barons de Dammartin? Mais où sont les barons de Dammartin? Aura-t-il, comme un autre Montmorency de ses aïeux, envoyé un cartel aux abbés de Saint-Denis en les menaçant de faire des châsses de leurs corps; menaces d’un véritable baron chrétien? Mais où sont les abbés de Saint-Denis? Aura-t-il été de quelque conspiration, comme un autre Montmorency de ses aïeux, contre l’autorité d’un autre Louis? Mais où sont les nobles qui conspirent? où sont les Richelieu qui auraient assez de cœur pour faucher à travers champ des têtes de nobles? Aura-t-il, comme un autre Montmorency de ses aïeux, voyagé en Terre-Sainte pour occire des Sarrasins? Les Sarrasins, où sont-ils? Ils ont un ambassadeur fort bien en cour de France. Aura-t-il à une autre bataille de Pavie, comme un autre Montmorency de ses aïeux, reçu, tout couvert de sang, son roi dans ses bras? Où sont les batailles de Pavie? Aura-t-il, comme ce même Montmorency son aïeul, commandé le feu contre les protestans à la porte Saint-Denis? Où sont les protestans qu’on persécute?

Me voilà fort embarrassé de savoir ce qu’on fait d’un nom noble lorsqu’il n’y a plus de barons, d’abbés, de Sarrasins, de protestans, et fort embarrassé surtout de savoir le parti qu’a tiré de celui de Montmorency M. Marisco-Morrès après l’avoir demandé avec la conscience si forte de son droit. Il est probable que M. de Marisco-Morrès signe aujourd’hui le nom de Montmorency, qu’au fond, chose singulière, il portait déjà; car Marisco et Morrès, qui signifient l’un et l’autre, en mauvaise langue celtique latinisée, pays marécageux, sont visiblement compris dans les trois dernières syllabes de Montmorency. Or Montmorency n’étant que la jonction du mot Mons avec Morrès ou Mariscis, Mons-Morrès, Mons-Mariscis, le prétendant irlandais ne se serait tant donné de mal que pour obtenir une syllabe de plus et un trait-d’union de moins; ce qui lui aurait été cruellement refusé par les Montmorency.

En sortant de la chambre dite de madame Claude, on pénètre dans l’ancienne galerie de tableaux où l’on admirait autrefois les trente vitraux coloriés en grisaille, qui représentaient l’histoire de Psyché, d’après Raphael. Après la révolution, ces vitraux furent transportés par M. Lenoir, conservateur des monumens français, au musée des Petits-Augustins et placés dans la salle du seizième siècle. Ce savant archéologue rapporte, dans sa description des Monumens de sculpture réunis au Musée des monumens français, qu’un vitrier d’Écouen, voulant nettoyer les vitraux de la galerie dont il est ici question, «les frotta avec du grès en poudre; il enleva par ce moyen toutes les demi-teintes et laissa de grandes parties de verre à nu.» En matière de barbarie, ceux qui brisent ne viennent qu’après ceux qui réparent. Vingt Attila sont moins à redouter qu’un vitrier.

Il n’y a plus que de l’espace dans cette galerie survoûtée; elle n’a rien à envier à la lugubre nudité des autres salles. Pour comble de tristesse, elle paraît neuve, comme le reste du château. On dirait que les maçons sont partis, que les frotteurs viendront demain accompagnés du tapissier. Tout est fini; rien n’est usé à Écouen. Je ne sais pas d’aspect plus désolant que des escaliers de trois siècles, dont les angles sont vifs comme si le ciseau achevait de les équarrir. Les ruines sont moins accablantes, on l’éprouve à Écouen, que cette implacable jeunesse du plâtre et du fer. L’Europe renouvellera huit fois, dix fois sa population, et cet arrangement de pierres n’aura pas subi la plus légère altération. Ce qui n’a pas d’ame est éternel, et notre fragilité en souffre comme d’un affront. A tous les coins du château s’avancent, pour vous saluer, des salamandres rieuses et folâtres, qui ont toujours quinze ans, qui ont souri à dix générations mortes; elles nous sourient encore, à nous qui mourrons de même: elles riront sans cesse. Aussi l’unique sentiment de reconnaissance dont on est animé pour les récompenser de leur gentillesse, c’est de leur casser la tête, en passant, d’un coup de bâton. Je cède ici à un mouvement philosophique et non à une réflexion d’artiste. Il ne faut rien casser, même lorsqu’on n’est pas chez soi.

Autre déception! Après avoir marché pendant une heure à travers des salles toutes plus froides et plus historiques les unes que les autres, où revivent en écho les noms de François Ier, de Henri II, de François II, d’Anne de Bretagne, de madame Claude et de Diane de Poitiers, vous espérez qu’en reculant toujours dans le passé, en vous enfonçant sans relâche dans les profondeurs du château, vous arriverez enfin à quelque appartement de roi chevelu: erreur! Vos courses aboutissent à une chambre bourgeoise, tapissée en papier bleu pâle, de 3 francs le rouleau, parquetée en noyer, enrichie d’une cheminée façon granit que couronne une mauvaise glace indigo de l’empire. – Chambre de madame Campan! proclame votre conducteur. Superbe chambre! elle pouvait bien contenir six fauteuils et un lit à bateau. Je n’oublie pas la pendule d’albâtre.

Madame Campan, chacun le sait, fut la directrice de l’institution de la Légion-d’Honneur, fondée à Écouen le lendemain de la bataille de Friedland. Elle dirigeait auparavant, à Saint-Germain-en-Laye, une maison d’éducation où étaient élevées de jeunes personnes appartenant la plupart aux débris des rares familles distinguées qu’avait épargnées la révolution. Son emploi de lectrice à la cour de Louis XVI, sa fidélité inaltérable à Marie-Antoinette, ses principes de religion, un peu mêlés de dignité aristocratique, le choix de ses pensionnaires, prises dans un rang qui n’avait pas peut-être donné assez de gages à la république; son système d’éducation, calculé d’après celui de Saint-Cyr, éveillèrent plus d’une fois la susceptibilité des divers gouvernemens précurseurs de l’empire, qui n’eut aucun motif pour soupçonner, ni aucun désir d’arrêter, je pense, ses prédilections appliquées à l’enseignement.

Notre plan n’admet pas, même abrégée, l’appréciation des livres élémentaires d’éducation que les familles doivent à la plume expérimentée, claire, causeuse, sans prétention, de madame Campan. Si de nouvelles découvertes dans l’art si progressif d’enseigner relèguent jamais au rang des ouvrages, non sans mérite, mais sans application, son Traité d’éducation, les esprits curieux des événemens qui précédèrent la révolution de 89 et qui y contribuèrent peut-être, consulteront toujours avec certitude les Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette. Sans tomber même dans un défaut de proportion, difficile parfois à éviter, nous ne pourrions dresser une biographie complète des hautes qualités morales qui méritèrent à madame Campan l’attention de l’empereur quand il la choisit, entre une foule de concurrentes, pour diriger la maison d’Écouen. Nous aimons mieux citer sur l’intérieur et le personnel de cette institution quelques passages d’une lettre que nous devons à la mémoire obligeante d’une élève de cette femme célèbre.

«Madame Campan avait une figure distinguée, mais je doute qu’elle ait jamais été belle; elle était toujours mise en noir; son organe était fort doux, fort calme; elle s’écoutait parler comme une personne qui se sent sur son terrain, surtout quand elle racontait. Elle aimait la flatterie, qui même n’avait pas besoin d’être délicatement exprimée pour lui plaire.

»Madame de Montgelas était sous-intendante: – une grande femme remplie de dignité, qui assistait toujours au réfectoire et à l’église; on la craignait comme le feu. Venaient ensuite madame Vincent, sous-maîtresse; madame Mélanie Beaulieu, qui a fait un abrégé de l’histoire de France et trois ou quatre romans aussi prétentieux que ceux de mademoiselle Scudéry; madame la comtesse d’Hautpoul, femme d’esprit, rimant de jolis vers, et rêvant encore des romans en donnant des leçons de littérature; elle est l’auteur d’un cours de littérature, à l’usage des jeunes élèves d’Écouen, écrit avec la plus parfaite décence et sans que le mot amour y soit prononcé. L’empereur exigea qu’il n’y fût pas parlé de César. M. le baron de Pommereuil effaça lui-même les passages.

»On entendait une messe basse tous les jours, et les dimanches grand’messe et vêpres. Jamais les élèves n’étaient seules ni pour manger, ni pour jouer, ni pour dormir.

»La distribution des prix donnait toujours lieu à beaucoup d’apparat. C’était alors qu’on changeait de ceinture et de classe. La ceinture des commençantes était verte, puis venaient le violet, l’orange, le bleu, le nacarat; enfin la première classe était blanche. On restait à Écouen jusqu’à dix-huit ans. Chaque élève travaillait à son linge et à ses robes.

»Madame Campan avait souvent des élèves à dîner à sa table; souvent aussi elle les réunissait le soir, et elle les menait tour à tour à Saint-Leu et à la Malmaison; mais c’étaient toujours les plus brillantes et les plus jolies. Il y avait une route charmante qui conduisait, par le bois d’Écouen, à Saint-Leu, qu’on appelait la route de la reine Hortense; elle était bordée d’un grand nombre d’hortensias.

»On apprenait à Écouen à jouer de tous les instrumens et à parler toutes les langues. Il y avait une jeune fille qui parlait le grec. Quelques élèves ont fait des vers à Napoléon: elles dansaient et poussaient des cris de joie aux nouvelles de la grande armée; mais quand arrivèrent les malheurs de celui à qui elles devaient tout, quelques-unes furent, dit-on, ingrates envers leur père.»

Il ne faut pas demander aux livres de l’époque impériale, peu portée à se peindre elle-même, le récit des visites que Napoléon faisait souvent à Écouen, sa fondation favorite. Ordinairement il s’y rendait seul et sans avoir fait prévenir personne. Son bonheur était de tomber au milieu des élèves, qui, à son aspect, se levaient toutes et rougissaient, comme s’il eût fixé son regard sur chacune d’elles à la fois.

Je le tiens de la précieuse confidence d’une des élèves de madame Campan. Rien ne peut se comparer à la joie des pensionnaires quand elles avaient au milieu d’elles leur père, ainsi qu’elles appelaient Napoléon. Ni récréation, ni fête, ni distribution des prix, ne faisait battre leur cœur comme ce mot, qui volait plus vite que le son de la cloche d’un bout du château à l’autre bout: L’Empereur! Le chapeau à la main, sous un costume d’une simplicité peu héroïque, il passait, le sourire sur les lèvres, entre les tables d’étude, et il examinait d’un coup d’œil la tenue de chaque division. Il aimait beaucoup le soin dans la coiffure; s’il apercevait quelque natte égarée, il appliquait avec une familiarité toute paternelle une petite tape sur la joue de l’élève en défaut. La correction avait l’attrait d’une récompense. Il voyait tout à la fois le progrès des pensionnaires par les cahiers ouverts devant lui, leur santé à leurs visages solides et roses, un peu mâchurés d’encre, et même leur petite tristesse, quand elles en avaient, à leur front, où il avait le don de lire. Aussi bien que le nom de ses soldats, il savait les noms des jeunes filles d’Écouen, leurs familles, leur rang, le grade de leurs pères, dont il ne manquait jamais de les entretenir.

 

– Vous, disait-il à l’une, votre père a été nommé colonel; écrivez-lui que je me réjouis de son avancement; entendez-vous?

Et si une voix indiscrète d’espiègle disait: «Elle ne sait pas encore écrire en fin,» l’élève, confondue, cerise de timidité, émue d’un bel orgueil, s’écriait: «C’est vrai! mais je saurai écrire dans un mois.» Même histoire que celle du conscrit qui demande la croix d’honneur. «Je la gagnerai!» Et son général la lui laisse.

Et le bon empereur était sûr, en effet, de l’engagement que contractait l’élève devant lui; il passait.

Quand, sur son passage, il en rencontrait de celles dont les pères ou les frères étaient morts à son service, il les embrassait et leur parlait bas.

Soit qu’il n’ignorât pas la prédilection blâmée de madame Campan pour les jolies pensionnaires, aux dépens des autres, peu propres à rehausser l’éclat de la maison, soit qu’il eût le sentiment de tout ce qui est généreux, il montrait une préférence marquée pour les moins bien partagées en agrémens du corps. Il les questionnait plus souvent, afin d’avoir plus souvent l’occasion d’applaudir leurs réponses.

Avant de quitter ces enfans, dont toutes les petites ames rayonnaient autour de la sienne, il avait l’habitude de leur donner le sujet de la composition du jour. Une pensionnaire allait prendre ce mot d’ordre classique et l’inscrivait au tableau. Presque toujours le sujet était un siége, une bataille, une victoire; et si, par exemple, on lisait sur le tableau: Passage du mont Cenis! l’on entendait de petites voix qui disaient: «Papa était à cette bataille. – Le mien aussi; il était alors sous-officier. – Le mien lieutenant.» – Madame Campan l’a écrit elle-même dans son Traité d’Éducation. «Déjà, dans Écouen, les élèves savent très-bien la supériorité du grade du général de division sur celui de brigade, et de ce dernier sur le colonel, ainsi de suite; la hiérarchie militaire leur est connue à presque toutes, aussi bien qu’à un chef de division de la guerre.»

Dès que l’empereur était sorti de la classe, vite on écrivait ses réponses, qu’on rétablissait avec le soin d’une tradition impérissable; on gravait ses mots heureux dans la mémoire, on les brodait, ils étaient envoyés aux parens. Parmi les pensionnaires qu’il avait exaltées d’un regard, d’un compliment, d’une tape, d’une poignée de bonbons, les plus glorieuses étaient celles qui, l’ayant suivi pas à pas, avaient furtivement ramassé, grain à grain, sur ses traces, le tabac tombé de sa tabatière, et l’avaient enfermé, cousu dans un sachet, pour le porter sur leur cœur; les fidèles pensionnaires d’Écouen ont encore de ces sachets, reliques saintes qu’elles légueront à leurs filles.

L’empereur, à qui rien n’échappait, à qui rien n’était indifférent, voulait connaître, dans les moindres détails, l’intérieur domestique de l’établissement, qui, du reste, fut constamment tenu avec le plus grand soin. Il goûtait aux mets, visitait la lingerie, qui était placée où était autrefois l’ancien chartrier du château, dans une salle haute, touchant à l’une des tourelles, et aujourd’hui encore toute boisée, dorée et émaillée du chiffre des Montmorenci. Accompagné du médecin de la maison, M. Desgenettes, il parcourait l’infirmerie, s’informant de la maladie, des progrès de la guérison des rares élèves qui s’y trouvaient. Il avait des encouragemens flatteurs pour la salubrité d’un établissement qui, depuis 1804 jusqu’à 1814, pendant dix ans, n’a pas compté, sur deux mille élèves, un seul décès.

Puis, quand sa tournée était achevée, il demandait, en réjouissance de sa visite, récréation entière pour ses enfans.

Cette prière n’était jamais refusée.

C’était alors un cri de joie qui montait aux nues, à cette grâce toujours attendue et toujours nouvelle. On sortait, on s’enlaçait en rond, on courait, on dansait, on chantait sous les arbres des chansons où le nom du bon empereur revenait sans cesse; et lui, souriant, bon, adoré, la main dans son habit entr’ouvert, respirait à l’aise, était heureux de la joie qu’il causait aux filles de ses braves; il l’était de la ressemblance de ses noirs capitaines avec leurs blondes filles, de leur son de voix mâle avec le son de voix argentin de leurs filles; et quand ces petites bouches, ces petits cris disaient: Vive l’empereur! il passait la main sur ses yeux. – Il y avait tant de pères à Eylau!

J’ai fait toutes les démarches imaginables pour remonter à la source des bruits malveillans qui, à une époque malheureusement très-rapprochée de la translation de la Légion-d’Honneur à Saint-Denis, ont couru sur la maison d’Écouen. J’ai été assez heureux pour ne recueillir que des renseignemens peu d’accord avec ces bruits.

Un seul événement a pu fournir à la calomnie un texte qu’elle a brodé avec complaisance, mais qui, bien connu aujourd’hui, publié sans réticence, par une liberté que la circonspection de la presse impériale n’aurait osé prendre, trouvera grâce devant les contemporains.

Voici cet événement.

C’était l’été; le souper venait de finir.

Après le souper, la permission fut accordée aux pensionnaires d’aller, selon l’usage, respirer sur la plate-forme.

L’air était embrasé ce soir-là: voilées et laiteuses comme en Afrique, les étoiles scintillaient à peine dans le lac sulfureux d’Enghien; le couchant était enflammé, Montmorenci en feu; son aiguille semblait rougie et amincie à la forge. Le bois qui enveloppe le château d’Écouen était immobile comme une peinture, rien qui agitât sa crête, ni les oiseaux, ni le vent, ni ce mouvement nerveux qu’ont les arbres, même lorsqu’il n’y a pas un brin de vent. Au sud, Paris était effacé dans une brume violette; on ne le soupçonnait qu’à ce dôme blafard formé de poussière, de lueurs de réverbères et d’haleines d’hommes, éternellement suspendu sur ses douze cent mille habitans. Frappée par la lune, la flèche de Saint-Denis allongeait quatre lieues d’ombre sur la campagne endormie. Oubliées à leurs ailes, les toiles blanches des moulins de Champlâtreux semblaient de larges nénufars noyés dans la vapeur; au loin, des bruits divers, mais éteints, mais confus, se faisaient entendre. Dans l’espace sonnait doucement un cor de chasse de par-delà le Mesnil-Aubry, de par-delà les lacs de Comelle, et le cornet à bouquin des forêts d’Andilly y répondait, tandis que l’on entendait venir, troublant le cri du grillon, l’épaisse diligence sur la poussière mate, ou tandis que tintait, goutte à goutte, la sonnette de fer du roulier. Ces voix faibles, éloignées, distantes, qui se mêlaient aux haleines fortes de la terre, à l’odeur poivrée de la vigne, à l’odeur fade du chêne, à la fumée du romarin qui montait droite comme une colonne blanche des cheminées du village; le ciel tout enflammé, la terre tout odorante; tout semblait languir, s’évaporer, mourir.

Parées, selon leur division, de ceintures vertes, aurores, bleues et nacarat, quatre cents jeunes filles, légèrement vêtues, en cheveux, simples dans leur négligé du soir, se répandirent sur la plate-forme, défendue par les fossés du château, et au-delà des fossés par une grille en fer. Une fois en liberté, elles se groupaient selon leur âge, s’appelant de leur nom d’amitié, second baptême de collège, se cherchant selon leur affection de pays. Elles allaient ordinairement par essaim, par flocons, parlant bas, causant de leur pays qu’elles reverraient un jour, dotées par la nation, instruites aux leçons de Paris; d’autres rêvaient, enlacées et cachées sous les ombres des sycomores, le premier prix et la couronne, ce prix donné par les mains du grand-chancelier de la Légion-d’Honneur, cette couronne de lauriers que poserait sur leur front la grande impératrice Marie-Louise; d’autres, assises sur des bancs d’osier, chantaient en chœur des chansons de leurs contrées lointaines; car Napoléon, qui avait à son service des soldats de tous les pays, de l’Italie, de l’Espagne, de l’Amérique, de la Grèce, de l’Égypte, des Indes même, avait ouvert Écouen à leurs filles aussi bien qu’aux enfans des militaires français. Et toutes ces jeunes filles, étrangères par leur accent, par leur figure, par leur teint, mais françaises par la gloire de leurs pères, s’élevaient dans cette majestueuse institution et y prenaient le caractère original des plantes rares transplantées. Quand elles et leurs pères retourneraient dans leur patrie, ceux-ci y deviendraient le témoignage de la pensée conquérante de Napoléon; celles-là, de sa pensée fondatrice; et par les uns et par les autres la langue forte et sage qu’il parla au monde aurait un mot significatif partout: il fallait que, dans tous les lieux où les hommes seraient assemblés, ce nouveau Christ se trouvât au milieu d’eux.