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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I

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Le marquis poussa l’originalité jusqu’à résister aux avances de Monsieur, et à se ruiner de plus belle comme s’il eût été prince. On convint que la fermeté ne manquait pas à cet extravagant.

De jour en jour plus affermi dans ses projets de vivre au milieu de la société qu’il s’était créée en haine de celle dont il avait fui l’outrageuse hiérarchie, il fallait ou qu’il l’élevât jusqu’à lui ou qu’il s’effaçât jusqu’au point de se trouver de niveau avec elle. Rien au monde, dans l’histoire des petits combats du cœur humain, n’est intéressant comme le principe de la lutte qu’il eut à soutenir en lui-même. Tantôt le marquis dévore l’homme, tantôt l’homme dévore le marquis; il rappelle ces monstres qui apparaissent au commencement et à la fin d’une création. Tête de marquis et queue de peuple: à la fin la queue l’emporta.

Un jour il convie ses bons amis les vilains à un superbe repas qu’il donne dans une des plus belles salles du château. Selon l’usage, le menu fut formidable, la plaisanterie ruissela, avec le vin, des lèvres sur la nappe. – Mes amis, leur dit le marquis au moment suprême du dessert, quand les convives en belle humeur mouchaient déjà les bougies avec leurs doigts, et s’enroulaient à l’orientale des serviettes autour de la tête; mes amis, je réclame votre attention, si c’est possible, pour quelques minutes.

Des figures de terre cuite, peintes en rouge, s’efforcèrent de garder le sérieux nécessaire à la communication qui allait être faite par le marquis.

– Vous savez qu’on me reproche dans le monde d’être trop familier avec vous, de vous avoir laissé prendre trop de liberté, d’avoir oublié que vous étiez mes vassaux, de vous avoir admis à ma table, et beaucoup d’autres torts dont vous voyez que je me corrige, puisque je vous tutoie tous, puisque je bois dans le verre de mon voisin Venteclef à la santé de vous tous, puisque je vous invite tous pour demain à renouveler la réunion d’aujourd’hui.

Cependant, si je suis fier d’avoir effacé toute différence entre nous; si j’ai voulu que nous fussions tous égaux comme les six bouteilles d’un panier de Chambertin, il n’est pas moins vrai que vous n’êtes que des vignerons, des serruriers, des engraisseurs de volaille, des tonneliers, des gardes-chasses, etc., et que je suis marquis de Brunoy.

– Monsieur le marquis, nous n’avons jamais prétendu le contraire, s’écrièrent les vilains, qui craignaient que quelque velléité de suzeraineté ne se fût tout-à-coup éveillée dans l’âme du marquis.

Il les interrompit en frappant la table de son verre.

– Je le sais: aussi, pour en finir avec tous les reproches dont on m’assomme, après avoir été vilain avec vous, ce qui ne m’a pas réussi auprès de gens obstinés à m’appeler marquis, je prétends que vous soyez marquis comme moi; ce qui va avoir lieu sur-le-champ.

Et vous serez marquis avec marquisats, ce dont beaucoup ne sauraient se flatter en France. Vous aurez tous un quartier de terre pris dans mes possessions de Brunoy.

Silence donc! et que l’on aille prendre l’air au jardin, si l’on est incommodé; – n’éveillez pas ceux qui ronflent, ils s’éveilleront marquis.

Toi, mon vigneron, je te crée marquis de la Chopine; ta terre prendra le nom de la Chopine-Vieille; salut, marquis de la Chopine-Vieille! Tes armes seront d’azur au gobelet d’argent vomissant de gueule.

Toi, mon tonnelier, je te nomme marquis de la Futaille, et tu signeras Beaucerf de la Futaillière. Tu porteras de sinople au tonneau cerclé d’or, semé de bouchons à l’orle.

A ta santé, marquis de la Futaillière!

Toi, mon sommelier, tu seras désormais marquis de la Bouteille, ou Christophe de la Bouteillerie. Tu porteras de lie plein ton écusson.

Embrassons-nous, marquis de la Bouteillerie.

Toi, là-bas, je te fais marquis de la Chaudière. – Ton écusson: deux chaudières l’une sur l’autre, comme la maison de Lara en Espagne.

Ton voisin, marquis de la Cuve.

Messieurs les marquis, j’espère qu’à présent que nous voilà tous nobles, il n’en sera ni plus ni moins qu’auparavant pour nos plaisirs; l’opinion du monde est satisfaite, condescendons à ses préjugés de costume.

Le marquis sonna; six domestiques parurent.

Donnez des bas de soie brodés, des perruques blondes et des souliers à boucles à messieurs les marquis.

– A vos paysans?

– Aux marquis de la Chopine-Vieille, de la Futaillière et de la Bouteillerie; entendez-vous? valets!

Il sonna d’un autre côté.

– Donnez des chemises et des épées à messieurs les marquis…

– Mais, monsieur de Brunoy…

– Obéissez: les chemises sont dans mon armoire, les épées accrochées dans mon alcove.

Il sonna une troisième fois.

– Lavez le visage et les mains à messieurs les marquis.

Et les vassaux se laissaient faire, éprouvant la sensation glorieuse, mais bien moins prévue, dont jouit Sancho lorsque après des années de traverses il fut nommé au gouvernement de Barataria. Ils se laissaient faire, croyant qu’on n’en usait pas autrement pour créer des marquis.

– Maintenant, mes amis, leur dit le marquis de Brunoy, il nous reste encore à nous promener à travers le pays, afin qu’on sache désormais qui vous êtes.

Je veux qu’on vous respecte comme moi-même.

Traînées par six chevaux, huit voitures s’élancèrent dans Brunoy, tournant, montant, descendant dans des rues étroites où trois ânes de front qui vont au marché sont mal à l’aise. Les bourses poudrées des marquis, leurs perruques qui les faisaient ressembler à des caniches de la grande espèce, leurs beaux jabots se détachant en blanc sur leurs figures ponceau, leurs étoffes à ramages et leurs manchettes à point d’Angleterre, folâtraient aux portières.

Les femmes du pays n’en revenaient pas.

– Notre père qu’est marquis!

– Gros Louis qu’est aussi marquis!

Et les enfans, qui croyaient que c’étaient les voitures du roi, saluaient le serrurier, le charron, l’engraisseur de volailles, le maréchal ferrant, le tonnelier, leurs pères ou leurs oncles, en criant: Vive le roi!

Ainsi, en un seul jour, le marquis de Brunoy anoblit tout le bourg.

Le lendemain, chacun n’en reprit pas moins sa fonction accoutumée: le marquis étrilla les chevaux, le marquis battit en grange, le marquis engraissa la volaille.

Les menues aberrations de cette vie dévouée par calcul à une singularité de vengeance sont infinies dans leurs formes; elles sont semblables aux globules de mercure enfermés dans un tube de verre: réunies, elles marquent les degrés de ce caractère d’exception; mais, éparses, il est difficile de les fixer en corps de récit. Malheureusement, que nous sachions, le marquis de Brunoy, qui avait tant de choses, n’avait pas d’historiographe; ou, s’il en avait un, ce ne pouvait être que quelque palefrenier élevé à cet emploi. Non que les faits manquent à l’enchaînement de cette histoire; ils sont, au contraire, si nombreux, si pressés, qu’on ne sait comment les aligner pour les voir tous; c’est une immense vie démolie comme le château qui en a été témoin; on bâtirait Bicêtre, local et locataires, avec les débris.

Nous avons montré les paysans, les laquais, les cuisiniers, les gardes-chasses, disposant du château à leur gré, éventrant la garenne, saignant la cave, se donnant du marquis en se renvoyant des bouffées de vin au visage. C’était l’âge d’or de ceux qui n’avaient même jamais vu d’or.

Et qu’on n’imagine pas que cette confusion fût le résultat, chez le marquis de Brunoy, d’un renversement perpétuel d’idées. Il voulait que cela fût ainsi et non autrement. Sa législation domestique avait été méditée avant de recevoir une exécution inflexible dans son application. Jamais homme ne fut plus conséquent avec ses principes. On va le voir.

Le concierge d’un de ses châteaux et ses deux filles ayant refusé de s’asseoir à sa table, par respect, disaient-ils, pour M. le marquis, leur maître, celui-ci les chassa, prétendant, avec quelque raison, dans sa tyrannie, que l’aristocratie des concierges est intolérable quand celle des marquis n’existe plus. «Je bois avec mon suisse, mon concierge peut manger avec moi.»

L’air du matin ayant un jour aiguisé son appétit, il descendit dans la cour, où il ne trouva que son cocher, occupé à soigner les chevaux. – J’ai envie de crème, mon ami, lui dit-il; allez m’en chercher, je vous prie. – Aller chercher de la crème n’est pas dans mes fonctions, répliqua le cocher; une servante ira. – Quelle est donc votre fonction ici, mon ami? – De soigner vos chevaux, de les atteler et de les conduire. – Fort bien. Attelez donc six chevaux à ma voiture, faites-y monter une servante, et qu’elle me rapporte de la crème. Tous les matins, mon ami, sans sortir de vos fonctions, vous vous acquitterez du même devoir.

Depuis ce jour les servantes allèrent chercher de la crème pour M. le marquis de Brunoy dans une voiture à six chevaux.

Une autre fois, jouant aux quilles avec un domestique, il perdit la partie, et fut obligé, par convention réglée en présence de témoins, de lui baiser le pied en tenant un verre de vin à la main.

Il était d’une politesse raffinée pour ses amis les paysans. Il les visitait à chaque bonne fête; il déposait sa carte chez eux quand ils étaient malades. Le linceul, la layette, la corbeille de mariée, se faisaient aux frais du château. La femme d’un bourrelier étant morte, toute la maison du marquis prit le deuil. Il y eut catafalque, tenture de ras de Saint-Cyr dans la nef, de ras de Saint-Maur dans le chœur, épitaphe en cuivre, tombe, trente mille livres de dépense. Huit cloches sonnèrent pendant trois jours; les villages des environs répondirent à cette sonnerie lugubre. Le monde était veuf de la femme d’un bourrelier!

Colossal dans la douleur, il était monstrueux d’excès dans la joie de ses vassaux. Maréchal et Séné, l’un secrétaire du marquis et fils du bourrelier dont la femme avait été si pompeusement enterrée, l’autre paveur de son état, avaient toute la confiance de M. de Brunoy. Leurs sœurs s’étant mariées, on se régala pendant huit jours au château; quatre arpens de terrain furent couverts de tables; trente-cinq pièces de vin furent bues. Chaque mariée eut pour dot vingt mille livres et un trousseau du même prix. Le chemin par où elles passèrent pour se rendre à l’église fut orné de guirlandes et sablé de sable fin.

 

A la même époque, le marquis fonda, dans une salle particulière du château, sous la surveillance d’un médecin, une vaste infirmerie pour les pauvres gens de la campagne. Le bienfait était à peu près illusoire. Brunoy ni ses environs n’avaient de pauvres, par conséquent de malades. Une seule épidémie désolait le pays, l’indigestion.

Il ne doit plus rester aucun doute dans l’esprit du lecteur; le marquis de Brunoy était un fou volontaire, méditant ses plans d’extravagance comme un autre arrange des projets de sagesse; se faisant aimer du peuple de tout le mépris qu’il s’attirait de la noblesse, qui le regardait agir maintenant avec une effrayante curiosité. Sa renommée avait gagné du terrain petit à petit; il faisait les délices de l’impératrice Catherine, qu’on tenait soigneusement au courant des folies de Brunoy. L’Europe gentilhomme avait les yeux sur le marquis. Il en acquit une audace de résolution sans exemple.

Rebelle aux remontrances sévères de sa famille, il ne voulut jamais écouter avec quelque faveur que les conseils de son oncle, le marquis de Béthune, homme adroit, esprit sage, qui crut trouver dans l’extrême jeunesse de son neveu, à peine âgé de dix-neuf ans, la cause de ses déplorables déréglemens. Il imagina qu’en imposant au marquis des charges de famille, qu’en le liant par la responsabilité d’une compagne choisie parmi les plus nobles et les plus belles filles de la vieille noblesse, il le ramènerait à une vie d’ordre et d’honneur.

M. de Béthune proposa à son neveu de le marier. Celui-ci eut l’air d’accueillir avec condescendance le projet de son oncle; il consentit, article par article, à tous les sacrifices qu’on exigea de lui: à rompre avec les paysans, à congédier ses ridicules domestiques, à reparaître à la cour, à borner ses dépenses, à vivre à Paris. C’était un enchantement. Chaque concession obtenue arrachait des larmes de joie à madame de Montmartel, sa mère. Enfin, quand le marquis de Béthune crut avoir remporté la victoire la plus complète sur les répugnances de son neveu, il osa lui dire avec beaucoup de ménagement: Et vous vendrez aussi votre château de Brunoy; que feriez-vous de cette ruineuse propriété? N’avez-vous pas votre charmant pâté de Bercy? votre belle terre de Villers en Normandie? C’est convenu, n’est-ce pas, et je vais l’écrire à votre excellente mère; nous vendrons Brunoy.

– Et à qui le vendrons-nous, mon oncle? car il ne faut pas une fortune ordinaire pour l’acheter.

– Ne vous mettez pas en peine.

– Voyez-vous, je serais désolé, mon oncle, de voir passer mon marquisat à quelqu’un qui n’aurait pas pour mes paysans les mêmes soins que moi. Ce sont des enfans et des frères que j’abandonne.

– Encore une fois, n’ayez pas ce chagrin. Un mot vous rassurera. Le comte de Provence est celui qui acquerrera, à tel prix que vous exigerez, votre marquisat de Brunoy.

Le marquis regarda fixement son oncle.

– C’est dit! mon oncle. Je me marierai quand il vous plaira.

M. de Béthune sauta au cou de son neveu.

En partant, l’excellent oncle se répétait: – Je le tiens!

En le voyant partir, l’excellent neveu s’écria: – Je vous tiens! moi!

Et le soir, orgie au château, mais orgie finale. Adieu noyé de sanglots et de vin, on pleurait à pleins verres; on buvait à chaudes larmes.

– Non! je ne vous quitterai point sans vous laisser d’éternels témoignages de reconnaissance, dit le marquis à l’assemblée, partagée ainsi, la moitié autour de la table, l’autre moitié dessous.

Voici ce qu’il leur dit; et ceci est de la plus rigoureuse exactitude, tant pour les noms d’individus, quelques-uns encore existans, que pour les sommes d’argent léguées.

1º Huit cents livres de pension viagère au profit d’André Pressard, attaché à mon écurie.

2º Six cents livres à Christophe Beaucerf, un de mes gardes-chasses.

3º Même somme à Denis-François Tremblay, engraisseur de volaille.

Idem à Pierre Pagès et sa femme, rôtisseurs.

Idem à Jacques-Raoul Venteclef, portier et pêcheur.

Idem à Jacques Villier, suisse de l’hôtel; à Pierre Guérin, mon pâtissier; à Léger, mon valet de chambre, perruquier; à Louis Blancart et sa femme, portiers du château de Brunoy; à Gaume, mon valet de chambre.

7º Douze mille livres a toi, Masset.

8º Six cents livres de pension viagère à Aubin Poinsard, mon palefrenier.

Idem à Louis Paysan, sonneur de la paroisse de Brunoy.

10º Maisons et bâtimens à Filhol aîné.

11º Trois mille livres de rente au même.

12º Donation à Séné d’une somme de trente-un mille huit cent soixante livres; et à Maréchal, de la somme de trente-quatre mille cinq cent soixante livres, et de plus une rente viagère de deux mille huit cents livres.

13º Une de huit cents livres à Louis-Jacques Venteclef, mon cuisinier.

14º Une autre de douze cents livres à Jean-Claude Delage et sa femme, chef de cuisine.

15º Pareille rente à Pierre-Jean Millot, concierge du Pâté à Bercy.

16º Une rente de huit cents livres à Josep Schneider, mon troisième valet de chambre; une autre à Philippe Delafaye, mon chef d’office; une autre de pareille somme à Louis Lemasle, jardinier-fleuriste.

17º Rente viagère de six mille livres à Denis Lacroix, ancien cocher de mon père, etc., etc.

Puis, légataires et donateur ronflèrent jusqu’au jour l’un sur l’autre. On aurait transporté le village de Brunoy tout entier aux grandes Indes, que pas un habitant n’aurait senti la secousse, tant la douleur était profonde.

V

Le 8 juin 1767, leurs majestés signèrent le contrat de mariage de M. Armand-Louis-Joseph Pâris de Montmartel, marquis de Brunoy, conseiller-secrétaire du roi, Maison, Couronne de France, et de ses finances, avec mademoiselle Émilie de Pérusse d’Escars. La plus grande fortune et le plus beau nom de France se donnèrent la main sous les voûtes de Notre-Dame.

Tout Paris courut à ce mariage, qui remplit la cour et la ville d’étonnement. On crut le marquis sauvé de lui-même en voyant la jeune fille qui se dévouait à lui, si belle, si noble, si pleine de soumission à la volonté de ses parens. Ce n’était point un mariage d’inclination, on ne le supposait pas; mais comment l’amour ne devait-il pas infailliblement naître entre quinze ans d’un côté et vingt ans de l’autre; entre un nom couvert de rouille et un nom étincelant de diamans, unis par la main du roi de France; entre tout ce que les temps passés ont de saint, de fier, posé en aigrette sur le front de cette jeune fille; entre tout ce que l’époque a de pompeux, de riche en félicités positives, palais, chevaux, domestiques, apporté en dot par ce jeune homme, ce jeune homme qui n’a pas d’armure d’aïeux, il est vrai, mais qui remplirait d’or, pendant plusieurs jours, la plus vieille et la plus creuse des armures?

Le marquis fut exquis pendant la cérémonie; il présenta la mariée à l’autel avec une décence parfaite, édifiant par sa bonne tenue ses parens et ceux de sa femme; répondant aux complimens d’usage d’un ton aussi délicat que s’il n’eût jamais quitté la cour. On eût dit qu’il revenait de celle de Charles III d’Espagne. Cette fidélité à l’étiquette lui rallia, à une époque où elle était la seule vertu visible que la monarchie eût conservée depuis le grand roi, l’estime des meilleures maisons de France. Celle dans laquelle il entrait couvrait de ses rameaux épais sa jeune tige nobiliaire, qui n’aurait plus à souffrir du souffle dévorant de l’opinion. Quand la famille d’Escars l’acceptait à la face du ciel et du monde, il y aurait eu de la présomption à ne pas le tenir pour un bon gentilhomme du royaume. Ce nom d’Escars était si beau qu’il fut toute la dot de la mariée, en faveur de laquelle le marquis de Brunoy s’engagea à payer, outre une pension annuelle de 60 mille livres, une autre pension pour son entretien, un gain de survie de 300 mille livres, et jusqu’à concurrence de 500 mille livres de toilette, argenterie et bijoux; enfin un douaire de 15 mille livres et 5 mille livres d’habitation. Rien ne parut trop cher au jeune marquis. Excessif en tout, il offrit à la future des diamans et des habits pour 700 mille livres. Il n’y eut plus de termes assez flatteurs pour le louer. Il fut présenté à la cour par sa belle-mère, madame la marquise d’Escars, née Fitz-James. Impossible d’aller au-delà de ce faste, de ces honneurs, de ces distinctions. Si le marquis de Béthune eût conquis la toison-d’or, il n’eût pas été plus radieux. Son neveu devait être l’exemple de tous les neveux à venir, lui le modèle de tous les oncles.

Le mariage du marquis n’eut qu’un jour; il n’eut pas de nuit.

A peine sa femme appuyait sa tête tremblante sur le pudique oreiller, que le marquis était déjà sur la route de Brunoy, impatient d’arriver à son château, où l’on était loin de l’attendre.

Il arrive, il entre, il appelle ses gens, fait sonner les cloches de l’église, dont le bruit met sur pied les habitans. Ceux-ci n’ont que deux suppositions à faire: ou c’est l’incendie qui brûle les moissons des environs, ou c’est M. le marquis de Brunoy annonçant son retour au château.

C’était M. le marquis de Brunoy.

Entouré des habitans de Brunoy éveillés en pleine nuit, le marquis, encore en habits de noces, ressemblait à un chef de pirates qui rentre au port pour partager avec les siens la riche capture qu’il a faite. Le coup avait eu lieu; il avait réussi au-delà de toute espérance. On revenait vainqueur. La dépouille c’était, pour le marquis, son mariage avec mademoiselle Émilie de Pérusse d’Escars. Rie avec lui qui voudra, que chacun de ces manans tire avec ses ongles noirs et ses dents jaunes un morceau d’un si beau nom! d’un si grave événement! il rit avec eux; il les encourage même, car ils ont besoin de toute la raillerie de leur maître pour se moquer de ce qui est chose sainte jusque parmi eux; le mariage! Mais riez donc des Escars où je viens d’entrer! semble-t-il dire; riez donc de ce nom que je vous apporte au bout de mon fouet! Ils ont de vieux aïeux, vieux comme les pierres, des arbres généalogiques qui couvriraient toute la forêt de Sénart, des écussons pleins d’un grimoire à faire tomber les yeux d’un sorcier: ils ont des prétentions à la couronne de France: que sais-je? Eh bien! ils m’ont donné tout cela, à moi petit-fils d’un hôtelier, à moi fils d’un financier anobli pour ses écus, à moi, non le marquis de Brunoy, conseiller-secrétaire du roi, Maison, Couronne de France, et de ses finances, mais votre égal, qui prend le nom, pour ne plus le quitter, de Nicolas Tuyau. Criez avec moi: Vive Nicolas Tuyau!

Après ce noble épanchement de part et d’autre, Séné le paveur, Thorel le menuisier, Chalandre, maître charron, Maréchal, le fils du bourrelier, et un abbé Bonnet, fils du barbier de Brunoy, avertirent le marquis que pendant son absence il était venu des officiers et des intendans de la maison du comte de Provence pour dresser l’inventaire du château, de son mobilier, du parc et des jardins. Ils avaient procédé avec les formes qu’on emploie lorsqu’on poursuit une vente par autorité de justice. Tout Brunoy avait pensé que M. le marquis avait consenti à cette vente par suite de son mariage; c’était une bien vive douleur pour le pays.

Déjà! murmura tout bas le marquis sans s’arrêter aux regrets de ses gens; j’étais à peine à Paris qu’on songeait à me dépouiller! M. le comte de Provence est donc bien amoureux de ma propriété! c’est trop juste, je l’aurais faite belle pour lui; je l’ai plantée, embellie, accrue, pour ménager à M. le comte du repos et de l’ombre; j’ai été le maçon de son altesse; mes eaux joueront pour ses grandes dames. Vous croyez cela, cher oncle? Ah! vous me faisiez épouser une d’Escars, et vous vendiez Brunoy à la cour! Brunoy est à mes paysans; j’ai la femme, et vous n’aurez pas le château; marquis! le fou vous a joué.

Cependant le marquis de Brunoy, qui n’ignorait pas la puissance de la cour, et combien il serait aisé au comte de Provence, pour peu qu’il en eût l’intention arrêtée, de devenir possesseur du château, envisagea sérieusement, derrière son masque bouffon, le difficile de sa position; il retint auprès de lui l’abbé Bonnet, l’un de ses conseillers intimes.

– Bonnet, lui dit-il.

– Monsieur le marquis.

– Pas de marquis: Nicolas Tuyau.

 

– Soit.

– Il y a une église à Brunoy.

– Fort laide, fort petite, fort pauvre.

– On posera huit cloches d’abord au clocher, Bonnet.

– Huit cloches, y songez-vous? Il n’y a pas de paroisse à Paris qui en ait autant.

– Raison de plus.

– Mais le clocher s’écroulera.

– Nous bâtirons un autre clocher si celui-là tombe; nous ferons faire un superbe service aux morts; huit cloches, bien; je veux que l’église ait seize chantres.

– Jésus! c’est plus qu’à Saint-Roch!

– Je ne dis pas le contraire; seize serpens; dix-huit enfans de chœur et quatre sonneurs: j’aime les sonneurs.

– Mais on n’y tiendra pas du bruit.

– L’abbé, vous aimez les orgues, ne vous en cachez pas; soient un organiste et un maître de la sonnerie.

– Ce sera Notre-Dame en petit.

– Comment! en petit? Douze chanoines attachés à la fabrique. Nous aurons office canonial, l’abbé.

– Ce sera Notre-Dame en grand, je le vois.

– On dorera la chapelle du portique à l’autel, avec beaucoup de pommes d’or, de grenades d’or, de raisins d’or, pour les guirlandes des entrecolonnemens.

– Monsieur le marquis, fera-t-on dorer les paroissiens?

– L’abbé, je ne plaisante pas; on pavera rose et blanc le pavé de l’église. Demain les architectes viendront.

– Qui sera chargé de veiller à ces travaux?

– Vous, l’abbé, et je vous recommande de m’apporter le registre de la paroisse, où tous ces dons seront écrits de ma main.

– Est-ce tout?

Le marquis réfléchit un instant.

– Demandez à Paris cent soixante et seize chapes.

L’abbé pouffa de rire.

– Qui portera ces cent soixante et seize chapes?

Gravement le marquis répondit:

– Apparemment, Bonnet, ceux qui porteront trente-trois chasubles, cent quinze tuniques, cinquante-sept étoles.

– La cathédrale est complète maintenant.

– Pas encore, Bonnet; faites venir neuf lustres de Bohème, trente-six girandoles, six candélabres à sept branches, quatre-vingt-dix chandeliers en cuivre, huit chandeliers en argent massif. Et nous allions oublier l’autel, l’abbé!

– C’est vrai, nous allions oublier l’autel.

– Écrivez donc, l’abbé: trente aubes de point d’Angleterre et de Binche; huit devans d’autel de Binche; un ostensoir en soleil, de vermeil, pesant vingt-cinq marcs, un ciboire d’or de huit onces, une croix et son bâton en vermeil, deux calices de vermeil, trois encensoirs en vermeil, une lampe d’argent dorée et ciselée, avec chaînes et couronnement, de six pieds et demi de circonférence et de deux pieds sept pouces de profondeur, du poids de cent à cent cinquante marcs. Ma foi, on peut chanter vêpres à présent, n’est-ce pas, l’abbé? Allez donc exécuter tout ce que nous venons d’arranger ensemble. On aura des nouvelles de Nicolas Tuyau à la cour.

L’abbé sortit tout abasourdi. Il croyait avoir les huit cloches dans la tête, un encensoir à chaque oreille, et les paupières brûlées par tous les chandeliers. Il était effaré. L’archevêque de Paris allait crever de jalousie.

– Que M. le comte de Provence s’avise de toucher à Brunoy maintenant! J’ai tout le clergé avec moi de mon côté, contre lui, contre tous; je serai fort avec les forts: ils sont prêtres, je le suis!

Ce qui avait été dit fut fait; le marquis dépensa même beaucoup plus qu’il ne l’avait calculé, pour orner la chétive église de Brunoy.

Je l’ai vue à cinquante ou soixante ans de date de ces embellissemens: non seulement elle a été pillée, ce qui est déplorable à voir, mais elle n’a pas été entièrement pillée; le clocher a gardé une cloche sur huit, elle est fêlée; il reste un lustre de Bohème sur neuf, il est grapillé; le plafond a été crevassé par le poids des cloches, comme l’avait prudemment prévu l’abbé Bonnet; le pavé seul a conservé ses carreaux de marbres griottes et blancs, mais ils sont pâles; l’humidité en a dévoré les couleurs; il n’y a plus de bannières d’or ni de croix de vermeil, mais les détestables pommes d’or des entrecolonnes sont fraîches et joufflues, comme si elles venaient d’être cueillies chez le doreur; saint Médard y est, mais ce ne peut être le riche, le millionnaire, celui du temps du marquis; il n’y a pour soleil d’or que le véritable soleil passant ironiquement à travers les carreaux de la chapelle, et jouant avec les arêtes du treizième siècle; car l’église atteste deux époques, celle de la chapelle, qui n’était que cela d’abord, puis celle de l’église même, fastueusement allongée et étranglée en trois nefs. On aimerait mieux une dévastation complète. Ce qui reste d’or, de fard, de plâtre, de laque, de mauvais cristal de Bohême, de peintures grises et d’anges qui ressemblent à des Amours à faire trembler, donne un air de boudoir à cette pauvre église, dont elle est toute honteuse; exceptons pourtant l’entrée, qui figure assez proprement le péristyle d’un théâtre de province; attique grec, six marches, double tambour.

Les patriotes de Brunoy ont dévoré en 93 jusqu’à l’enveloppe de cuivre qui formait la boule où s’élevaient la croix et le coq de l’église.

Je me demande avec anxiété ce qu’ont pu devenir les cent soixante et seize chapes pendant la tourmente révolutionnaire.

Tandis que se confectionnaient dans les ateliers de Paris et de Lyon les ruineuses magnificences de l’église de Brunoy, madame de Montmartel, la mère de notre marquis, mourut de chagrin.

Elle eut exactement le service funèbre que son fils lui avait promis.

L’église de Brunoy y gagna un superbe mausolée où furent déposés par leur fils M. et madame de Montmartel.

VI

Il résultait des événemens écoulés depuis son émancipation que le marquis de Brunoy avait déjà à s’accuser de la mort de son père et de sa mère, et que, débarrassé, non sans remords peut-être, de ces témoins sévères de sa conduite, il allait se rouler de nouveau dans la fange, après avoir épousé, dans l’unique but de la rendre un misérable objet de dérision, mademoiselle Émilie d’Escars, autre victime de sa conjuration impitoyable.

On a remarqué, et le personnage rajeunit ici la remarque, qu’au moment d’expirer, chaque forme sociale en travail de dissolution se retire, pour rendre sa chute plus exemplaire et plus bruyante, dans quelques groupes prédestinés, souvent dans un seul homme chargé d’en finir avec la désorganisation qui s’individualise en lui. Héliogabale s’empare de tous les vices de l’empire romain, sans en oublier aucun; il est, par ses excès mêmes, le vengeur des peuples que ses prédécesseurs ont écrasés. Tout ce qui est possible dans les dimensions du mal, il le réalise: il veut le sang des hommes, la vertu des femmes, la vie des enfans, la fortune du monde, sa gloire, les secrets de l’abîme, les secrets de Dieu; il va, il va, il abat, il monte, il domine, jusqu’au jour marqué où le Titan reçoit la foudre sur la tête, et où l’homme-Babel s’écroule. On jette le dieu aux latrines, puis on lave les latrines. Tout finit par là; il y a peu de grande élévation terrestre qui ne se termine par une confusion ou par une saleté. Le dix-huitième siècle a aussi ses hommes d’agonie râlant pour tous quand l’heure est venue de considérer la noblesse comme chose finie, morte et corrompue; la noblesse, qui a contre elle des Titans audacieux qui s’appellent philosophes, des maçons téméraires qui s’appellent encyclopédistes, et dans son sein des Héliogabales du nom de Brunoy.

Si nous n’avions découvert qu’un fou ordinaire dans le marquis de Brunoy, nous aurions respecté le cabanon où personne n’a osé, avant nous, aller secouer ses chaînes rouillées. Il y a assez de fous parmi les vivans, sans qu’il soit besoin d’en emprunter à la tombe. Parce qu’un homme a été riche et extravagant dans l’emploi de ses richesses, il n’est pas juste qu’il soit tiré de l’oubli, enfer des nullités de ce monde.

Mais notre fou est un démon; s’il n’est pas populaire comme don Juan, c’est qu’il s’est perdu dans le bruit de l’œuvre à laquelle il a apporté la dernière main. Arrivée quelques années après sa mort, la révolution de 93 couvrit de son écume et de son immense mugissement toutes les rumeurs humaines. Peu de notre génération connaissent ce nom de Brunoy. Si les existences contemporaines le balbutient à peine, c’est le tort de l’époque, car il est des époques qu’on ne peut imprimer dans la mémoire: communément ce sont celles qui touchent aux heures suprêmes d’action. Telle minute célèbre fait oublier le siècle dont elle procède. Le fait arrive à quatre chevaux, il broie et passe. A travers la poussière, qui est-ce qui a remarqué les chambellans?