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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I

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Pourtant rien n’est saisissant, à la manière de Goëthe, à la façon allemande, si narrative, si curieuse, si chère à la méditation, parfois même si près du théâtre, comme le serait, bien sentie, abandonnée à certaine vulgarité, la vie de notre personnage, mort jeune, mais venu tout juste assez à temps pour assister à la fin de toutes choses. Mœurs, religion, monarchie, sont au lit de mort. Le marquis eût voulu être humain, on roue Calas; il eût voulu être philosophe, Raynal est obligé de s’exiler; il eût voulu aimer la royauté, madame Dubarry gouverne; il n’a aspiré qu’à être de son rang, on s’est moqué de sa noblesse, comme si ses rivaux étaient des Montmorency. Alors il se fait peuple, paysan; il ne se croit pas encore assez vengé, il s’abrutit.

Malheureusement, et ainsi qu’il était aisé de le prévoir, le marquis finit par s’identifier à son rôle avec une sincérité qui n’était plus jouée. Il aima le vin comme boisson, après l’avoir employé comme instrument de déshonneur. De jour en jour il lui devint plus difficile de distinguer la ligne du flacon qui séparait la vengeance de l’ivresse; il eut le malheur de boire à son intention vingt fois plus qu’il n’avait bu à celle des autres. Cette confusion eut les plus funestes effets: inventeur d’une punition qu’on infligeait à celui de sa société qui renonçait à boire avant extinction complète des forces, il fut une fois obligé de la subir au péril de sa vie. On l’attacha à une colonne de lit, et, dans cette position, on lui fit avaler, au moyen d’un entonnoir, une prodigieuse quantité d’eau-de-vie. On crut le perdre; sa jeunesse triompha de cet assassinat d’amis; la chose fut même tournée agréablement en plaisanterie. On appela ceci «le sacre de Nicolas Tuyau.»

Voyons-le maintenant livré aux prêtres et aux cérémonies religieuses, sans qu’il ait abdiqué toutefois la passion du vin. Il voyage de la cave à l’église, à chaque heure du jour et de la nuit; heureux quand il ne se trompe pas, quand il ne demande pas du vin de Champagne au chantre, et le chemin de la sacristie au sommelier.

D’après ses ordres, l’abbé Bonnet avait rapporté de Paris les divers ornemens destinés à l’église de Brunoy, qui devint, sous cet amas de pierreries, de dorures, de chanoines, de cloches, de girandoles, réellement plus riche que Notre-Dame. Elle ne fut plus séparée de la célébrité du château dans les propos anecdotiques que Brunoy avait le privilége de fournir aux railleries de la cour.

M. le comte de Provence n’en possédait pas davantage le marquisat de Brunoy. Malgré son envie et ses moyens de la satisfaire, il recula devant l’entourage sacré au milieu duquel le marquis s’était placé quand il eut compris de quoi et par qui il était menacé. On songea dès lors à faire interdire le marquis pour cause de folie.

De son côté, le marquis s’accrocha aux hommes d’église, trop nombreux à cette époque, ce qui veut dire trop peu indépendans par leur fortune, pour répudier le rôle que l’or les força d’accepter. Vêtu en habit de prêtre, il en remplit presque la charge au grand scandale des gens pieux. Au chœur, à l’autel, partout il empiéta sur l’office du curé, qui n’aurait pas changé sa position pour celle de l’archevêque de Reims.

Avec la passion d’église, tout ce qui se rattache aux menues fonctions du culte, comme fiançailles, baptêmes, mariages, fit irruption dans les goûts du marquis. Il se constitua le parrain universel de tous les enfans nés et à naître, de même qu’il fut le fossoyeur de tous les morts du marquisat. Cette manie lugubre d’enterrement se changea chez lui en rage. Pendant l’hiver, on l’aperçut souvent, couvert d’une robe noire de bure, courant sur la neige, portant au cimetière, sous son bras ou sur son épaule, quelque mort du voisinage. Il faisait graver des épitaphes pour des bouviers; il prenait le deuil pour des bûcherons; on lisait en chaire des oraisons funèbres pour rappeler les hautes vertus d’un taillandier.

Qu’on juge de l’empressement d’un tas de moines, de carmes, de paresseux de tous les ordres, à soulager leurs couvens trop pleins, pour s’abattre sur ce pape de la ripaille. A chaque croisée, et Dieu sait si le château en manquait, apparaissait une tête tonsurée, noire ou joufflue; du matin au soir, les cantiques du Seigneur se croisaient avec les chansons à boire: Dieu et le diable.

On peut imaginer la douleur où les parens du marquis furent jetés par les nouveaux écarts d’une imagination aussi délirante. Avant de faire interdire le marquis, mesure extrême, dont le retentissement leur semblait un affront pour leur nom, la famille de Montmartel et la famille de Béthune s’unirent d’intention pour vendre la propriété de Brunoy, dans l’espoir qu’une fois dépouillé du marquisat, leur neveu n’aurait plus de théâtre où se donner en spectacle. Comme ils savaient que le comte de Provence, frère du futur roi, brûlait d’envie depuis long-temps d’avoir cette propriété, ils lui en proposèrent nettement la cession, à condition qu’il acquitterait les dettes du marquis, estimées à quinze ou seize millions. Le comte de Provence refusa. Convaincu pleinement que tôt ou tard il entrerait en possession du marquisat, il fit offrir par M. Cromôt, son intendant, sans espoir de voir accepter ses offres, car elles étaient mesquines, une rente insignifiante, si on consentait à lui laisser la jouissance du château pendant sa vie. On accepta. Restait à exécuter le marché, en passant par-dessus le consentement du marquis, dissipateur, extravagant, vil, ridicule, fou, tout ce qu’on voudra, mais enfin légitime propriétaire de Brunoy. Est ce que par hasard, à cette époque, tous ceux qui possédaient des châteaux étaient économes, honorables, vertueux et sensés? Mais les parens du marquis ne calculèrent pas les obstacles qu’ils rencontreraient, ou plutôt ils crurent qu’en agissant de concert avec le comte de Provence, pour déposséder le marquis, ils n’éprouveraient, forts d’un tel appui, aucune résistance sérieuse. Ils comptèrent si bien sur l’influence et l’emploi des moyens du futur acquéreur de Brunoy, qu’ils lui abandonnèrent le soin de s’en faciliter l’appropriation. Leur rôle devait se borner à consacrer par leur inertie la légitime spoliation de leur parent, sur le sort duquel on aviserait ultérieurement, une fois qu’il serait hors du château. Le complot était formidable; le marquis en eut vent.

Avant de rapporter les scènes qui se passèrent à Brunoy entre les gens de M. Cromôt, intendant de M. le comte de Provence, et le marquis, relativement à la cession du château, nous citerons un passage des Mémoires secrets, que nous rapprocherons ensuite d’un trait de la vie de notre personnage. Bachaumont, ou plutôt Pidansat de Mairobert, n’a connu, comme le public, que la moitié du fait consigné dans ses Mémoires. Voici comme il le rapporte, sous la date du 12 janvier 1772.

«Un serrurier a fait pour chef-d’œuvre un dais tout en fer. Il a six branches qui se recourbent, se réunissent à un centre commun et se terminent par une couronne. Elle est accompagnée d’un feuillage qui circule autour, et l’ouvrage est si délicatement travaillé, si expressif, si poli, qu’il brille comme l’argent le plus pur. C’est le fruit de dix ans de travail. On en avait parlé à sa majesté, qui a voulu le voir, et qui en a été si enchantée, qu’elle se proposait de l’acheter pour l’église de Choisy. Cependant cet artiste, ayant été long-temps sans toucher d’argent, a fait ses réclamations: il demandait cinquante mille livres. On a trouvé ce dais trop cher, et on le lui a rendu. Comme il désespère de trouver personne qui veuille le lui acheter, il le montre au public pour vingt-quatre sols.»

On lit ensuite dans le même recueil, sous la date du 31 janvier 1772: «L’artiste précieux qui a fait le dais en baldaquin de fer dont on a parlé se nomme Gérard.»

Il n’est plus question ensuite de ce dais dans les Mémoires secrets; mais, dans un écrit du temps sur le marquis de Brunoy, on remarque cette phrase: «La modeste église de Brunoy, pauvre pendant tant de siècles, lui fut redevable d’une infinité de beaux et riches ornemens, d’un dais de fer, chef-d’œuvre de serrurerie, sorti des mains du fameux Gérard, que l’on estimait valoir 30,000 livres, sans la dorure.»

Ainsi ce chef-d’œuvre, que Louis XV n’eut pas la facile munificence royale d’acheter, le trouvant trop cher pour un roi de France, pour le roi très-chrétien, qu’il laissa exposer par l’artiste pour vingt-quatre sols, passa, et c’est une noble vengeance de la part d’un fou, au marquis de Brunoy, au trésor de sa superbe église.

VII

On ne suppose pas que le marquis de Brunoy, après avoir dilapidé le quart de sa prodigieuse fortune à acheter des cloches, des moines, du vin, des dais de 30,000 livres, des chanoines, des chapes, se contentât de jouir en égoïste de ces richesses d’un nouveau genre; il vivait toujours d’ailleurs avec sa colère cachée dans les replis de son ame avinée; son œuvre n’était pas complète. Tant qu’il lui resterait un sou de revenu, il ne devait pas se regarder quitte envers la noblesse, si ce sou était susceptible de lui fournir un grès ou une poignée de sable pour jeter au visage de sa caste. Il n’y a qu’un homme en Europe plus extravagant que moi, avait-il à s’avouer, et la supériorité de celui-là est au-dessus de mes moyens de rivalité, c’est le roi de France. Brunoy baisse pavillon devant Choisy, madame Dubarry coûte plus cher que mon curé.

Ce fut le 17 juillet 1772 que Paris entier accourut au village de Brunoy pour assister à la fameuse procession de la Fête-Dieu, depuis plusieurs semaines l’unique entretien de toutes les classes, de tous ceux qui, entendant parler chaque jour de leur vie de ce château enchanté, avaient choisi le pèlerinage général de la capitale pour s’y joindre. La curiosité des gens de la campagne ne fut pas moins vive. Grandes routes, ruelles, rives de la Seine et de la Marne fourmillèrent de pélerins. Il n’est pas inutile d’ajouter, pour expliquer l’affluence, que les étrangers seraient traités aux frais du marquis: on savait comment il traitait.

 

Brunoy aurait eu besoin ce jour-là d’être indiqué d’une manière particulière sur la carte de France; car Brunoy avait changé de face. Le décorateur de l’Opéra et ses aides, ses peintres, ses machinistes avaient déshabillé le bourg, et l’avaient costumé d’une étrange sorte. Sous d’épaisses tentures peintes en tuiles, les toits de paille avaient disparu, et il avait été imaginé, comme d’un excellent effet, d’élever de plusieurs étages factices l’étage unique des chaumières; les chaumières devinrent des palais à la détrempe. Aux deux côtés des pauvres ruelles tortueuses, on enfonça des arbres de carton découpés et venus de Paris en deux doubles sur des tapissières; la moindre pluie eût réduit en pâte cette végétation de papier. Le marquis bondissait d’admiration à la vue de cette création de son génie. Quatre pouces de feuilles de roses répandues sur la boue des rues complétaient ce tableau imité avec bonheur de la décoration alors en vogue de l’opéra d’Aline. C’était le plus poétique et le plus pastoral gâchis du monde, on était crotté à la crême; il y avait de plus qu’à l’opéra de la Reine de Golconde, des reposoirs de toute hauteur élevés au point final de chaque perspective, et des hommes postés sur des espèces de tours, pour répandre, avec les arrosoirs dont ils étaient armés, des ondées d’eau froide sur les spectateurs qui troubleraient l’ordre d’une si belle cérémonie. La police se faisait dans les frises; elle occupait la place des dieux d’opéra. Il va sans dire qu’il y avait des fontaines de vin, et de toutes sortes de vin; l’extraordinaire eût été de voir des fontaines d’eau, à Brunoy, un tel jour. A chaque angle de rue, des perruquiers et des coiffeurs rétablissaient sans relâche le désordre de la toilette des étrangers. Chez les anciens, en donnant l’hospitalité au voyageur, on ne le frisait pas; à Brunoy on le rasait. Montrant un noble exemple, le marquis lui-même, vêtu d’un noir habit de deuil râpé, qui datait du meurtre d’Abel, pommadait ses hôtes au coin des carrefours. Il était partout, courant, les cheveux en désordre, de l’église qui s’illuminait aux cuisines du château et à toutes les cuisines du pays, à toutes les broches, tournant comme pour un seul gigot; il goûtait à la sauce et aux vins, montait au clocher, où il agitait comme un possédé la sonnerie infernale qu’il y avait suspendue; descendu, il assistait à la traite des prêtres.

Il faut entendre par la traite des prêtres le burlesque moyen qu’avait imaginé le marquis, faute d’autre, pour se procurer autant de prêtres qu’il avait fait confectionner de chapes pour la fête; ce moyen, le voici: dès qu’un curieux, attiré par l’encens, pénétrait dans l’église pour être témoin des préparatifs de la cérémonie, deux hommes vigoureux, cachés derrière la porte, lui jetaient une chape sur la tête, la lui plaçaient convenablement sur les épaules, et malheur s’il résistait; quatre coups de nerfs de bœuf, tenant lieu d’ordination, lui apprenaient à repousser l’honneur qu’on lui rendait. A la file et en mesure, marche! Ainsi les trois cent soixante-cinq chapes eurent leurs trois cent soixante-cinq mannequins.

Se peigne qui pourra le reste. On ne croira pas à des bassins de confitures, pots cyclopéens, où chacun s’emplissait selon sa faim; à cinquante muids de vin, et je n’ajoute pas un muids, coulant dans tous les gosiers altérés; on ne croira pas à trois puits, ceci est du génie, à trois puits pleins de tranches de citron et de sucre pour désaltérer la province, et qui, par ampliation, fournirent de la limonade aux habitans pendant plusieurs jours.

Enfin la procession va sortir, elle sort. Les porte-chapes sont sur deux lignes; à leur tête la magnifique bannière de saint Médard, en velours vert; derrière, singulier accompagnement, défilent des laquais portant des flambeaux allumés, puis des paysans avec des cierges, et des villageoises en blanc. Les rues sont chaudes, on y étouffe comme dans une salle de spectacle; les arbres de papier pétillent, quelques-uns s’embrasent; aussitôt les arrosoirs jouent, et l’eau tombe à mesure que des feuilles de roses et la vapeur de l’encens, échappée de cent encensoirs de vermeil, montent vers le ciel.

Le marquis est là tenant un des cordons du magnifique dais en fer; sa tête et ses pieds battent convulsivement la mesure; près de lui et sous le dais même, étincelle le curé, rustre monté sur pierres fines, rubis, grenats, améthystes, ver luisant tonsuré. A moi les jaunets! A moi les bleuets! est le cri de ralliement qu’emploie le marquis pour désigner des groupes et les rappeler à l’unité de la marche. A lui les bleuets!

Sur son passage, le marquis, à qui on les avait désignés depuis la veille, reconnaît les commis de l’intendant du comte de Provence, déjà venus une fois à Brunoy pour marchander le château. A peine les a-t-il signalés à ses paysans, qu’ils sont saisis, revêtus chacun d’une chape et poussés dans les rangs de la procession; obligés, tout rouges et tout honteux, de prendre un flambeau et de grossir le cortége. Le comte de Provence semblait faire publiquement amende honorable de ses prétentions sur le château de Brunoy, dans la personne des employés de son intendant.

Au retour à l’église de cette mémorable procession, les fidèles, qui s’étaient un peu dérangés de la ligne pour se rafraîchir dans leur long trajet jusqu’au village de Périgny, se laissent tomber à terre de fatigue, s’affaissent sur les bancs et jusque sur les marches de l’autel. La piété s’est oubliée; elle heurte des coudes et de la tête contre les murs. Plus de chantres, plus de musiciens; ils dorment sur les instrumens; l’organiste souffle comme le plus gros tuyau de son instrument; les serpens ont disparu en zigzag sous les banquettes, aussi honteux que le premier serpent, leur patron; les sonneurs ont justifié au-delà de toute expression le proverbe qui a popularisé leur peu de sobriété; jusqu’aux enfans de chœur, ces tendres chérubins, qui ont humecté leurs ailes dans le cassis dont Brunoy ruisselle. Un vaste sommeil a frappé la maison du Seigneur. Et la procession, tout-à-coup surprise comme par un vertige, croit achever à la nage une tournée commencée verticalement. La fabrique ronfle.

Arrive le marquis! – Étonnement. Personne debout pour la cérémonie. Il marche sur des outres; il aplatit des sacristains, désenfle en les pressant des paroissiens, monte en chaire et prêche. Il est prédicateur. Mais les lumières s’assombrissent; il s’empare des mouchettes, et le prédicateur mouche les bougies. – D’une fonction à une autre. Puis il chante le Te Deum tout seul; et il bénit enfin, tout chancelant, ceux qui ne chancellent plus depuis long-temps. Au dernier verset, il donne de la tête lui-même dans la vaste mer des dormeurs, et disparaît sous eux. Tout est consommé.

Trois jours après, on lisait ceci dans les Mémoires secrets, 30 juillet 1772. – «Le public n’a point encore tari sur la fête dévote de M. de Brunoy; la deuxième procession, exécutée le jour de la petite Fête-Dieu, a donné lieu à beaucoup de scènes et de tumulte. Il y avait cent cinquante prêtres qu’il avait loués à plus de dix lieues à la ronde. On comptait vingt-cinq mille pots de fleurs. Après la procession, ce magnifique seigneur a donné un repas de huit cents couverts, composé de prêtres, de chapiers et de paysans ses amis. On comptait plus de cinq cents carrosses venus de Paris.»

Ici nous avouons manquer d’haleine pour parler dignement de ce dîner. Que ceux qui ont lu Gargantua suppléent par leur imagination à cette lacune volontaire de notre part.

Nous n’avons de force que pour une remarque. Quelques années après cette fête, ce même peuple qui, gorgé par les seigneurs, avait tué les seigneurs, attendait, la carte civique à la main, grelottant à la porte des boulangers, le pain noir patriotique pétri par la nation. Il est vrai qu’au bout de quelques années le peuple tua la nation. Qui sait? peut-être toute la science des bons gouvernemens consiste à faire marcher les peuples à égale distance de la famine et de l’indigestion.

Si nous avons omis de mentionner que, par arrêt du 5 décembre 1770, la cour de parlement avait homologué les actes faits par madame de Montmartel, portant nomination de quatre avocats au parlement pour conseils du marquis de Brunoy, c’est que cette mesure ne fut, selon nous, jamais exécutée; il suffit, pour s’en convaincre, d’observer que, loin de réduire ses dépenses, le marquis les augmenta de beaucoup, à partir de l’époque même où ce conseil lui fut imposé. Mettra-t-on sur le compte des quatre avocats la procession de la Fête-Dieu qui coûta quatre cent mille francs? Madame de Montmartel n’avait voulu qu’effrayer son fils; pleine de faiblesse pour lui, elle ne survécut même pas à cette sévérité de comédie. Elle mourut du chagrin que lui causa cet acte tout à la fois sollicité et empêché par elle.

Plus résolus que madame de Montmartel, les Béthune et les d’Escars saisirent le prétexte de la procession de la Fête-Dieu, qui eut un retentissement européen, pour demander aux tribunaux l’interdiction du marquis. Parmi les parens au nom desquels fut dressée la requête, quelques-uns exigeaient qu’on le mît à Saint-Lazare. C’était décidément un fou incurable.

Une fois l’interdiction prononcée, Brunoy passait au comte de Provence.

Tandis qu’on portait l’affaire au Châtelet, et qu’on la pressait sans ménagemens pour l’opinion publique, à laquelle il était désormais difficile de taire la conduite déplorable du marquis, celui-ci, comprenant la gravité de sa position, sachant que, outre l’irritation de sa famille, il avait contre lui la vanité froissée de la noblesse, ne doutant pas de l’arrêt d’interdiction dont il allait être frappé, voulut finir avec gloire la lutte où il avait engagé sa fortune, sa vie, son honneur et sa raison.

Lui, marquis de Brunoy, conseiller-secrétaire du roi, maison, couronne de France, et de ses finances, fit savoir à tous les fidèles de la chrétienté qu’une croisade allait s’ouvrir dont il serait le chef, dans le but pieux et grand de conquérir la Terre-Sainte, de délivrer le tombeau de Jésus-Christ des mains de l’impie Musulman. Appel donc était fait aux hommes de religion et de cœur de prendre le bourdon et le glaive, et de suivre, aux appointemens de quatre cents livres par an, à convertir plus tard, après la croisade, en rente viagère, mondit marquis de Brunoy. On se réunirait à Brunoy, point de départ pour la Palestine. Prendre les voitures place Dauphine; retenir sa place la veille. – Dieu le veut! Dieu le veut!

Ceux qui ne bafouèrent pas la circulaire du marquis s’abattirent par nuées au château de Brunoy, où, en attendant que les saintes armes fussent fourbies et les cadres militaires complets, ils se gobergèrent d’une furieuse façon. Il y eut foule de Baudouins coupe-jarrets, de Tancrèdes aigre-fins, de Renauds chevaliers d’industrie, d’Adhémars échappés de Toulon. Jamais la police ne fit de si bons coups de filets. Le lieutenant de police se montra un cruel Sarrasin. Pour comble de contrariétés, quand les enseignes étaient déjà déployées au vent pour partir, le roi défendit qu’on signât des passeports aux croisés, qui ne délivrèrent aucune espèce de tombeau, mais qui gagnèrent au billard des sommes énormes au marquis.

VIII

Voyant son expédition complètement manquée, le marquis passa en Angleterre, où en vingt-neuf jours il dépensa soixante mille livres. Rappelé à Paris par ordre du roi, qui ne voulut pas laisser se dégrader sa noblesse dans la personne d’un fou, dont le retour en France avait été d’ailleurs déjà sollicité en termes pressans par l’ambassadeur, le marquis parut, le 15 septembre 1772, devant le lieutenant civil au Châtelet, tous ses parens rassemblés.

L’interdiction était évoquée.

Le haut rang des trois familles au nom desquelles le procès était soutenu, Montmartel, Béthune, d’Escars; le caractère sans exemple du comparant, sa vie, ses folies désastreuses, firent de ce procès un événement digne d’absorber toute la curiosité si mobile de l’époque, l’époque la plus usée en événemens.

Sur le passage du marquis se rendant en voiture au Châtelet, la population s’était portée de bonne heure, grandement en goût déjà pour le tumulte des affaires criminelles, pour les séances publiques, les combats de la parole, superbes spectacles dont elle n’était séparée que de quelques années. Elle voulait savoir s’il était vrai, comme on le lui avait suggéré, que le marquis était lié dans une chemise de force et bâillonné. Depuis le jugement du jeune chevalier de Labarre, une mystérieuse suspicion planait sur les tribunaux et leurs séances secrètes. La partialité des juges avait fini par faire croire en France à l’innocence de tous les accusés; et porté à toutes les opinions surnaturelles, le peuple se laissait persuader que les parens du marquis l’avaient eux-mêmes encouragé dans ses dissipations, pour jouir de ses biens et afin d’obtenir son interdiction plus tard. Après tout, un homme qui a mangé vingt millions en six ans avec son curé, dans un bourg de huit cents ames, est un phénomène qui mérite assez d’être vu.

 

A cette époque, les séances des tribunaux n’étaient pas encore publiques; mais les parens du marquis étaient assez nombreux pour composer un auditoire complet. Au reste, on se passa en France de bouche en bouche les détails de l’interrogatoire, qui commença ainsi:

– Votre nom?

– Armand-Louis-Joseph-Paris de Montmartel, marquis de Brunoy, conseiller-secrétaire du roi, maison, couronne de France et de ses finances.

– Votre âge?

– Vingt-quatre ans et demi.

On n’aperçut pas la moindre altération dans les traits du marquis, que, par une indécence barbare, on avait assis sur la sellette et qu’on gardait à vue, afin de constater l’état dangereux d’aliénation où l’on voulait faire croire qu’il était.

Le lieutenant civil reprit:

– Pourquoi avez-vous fait votre société ordinaire d’un fils de paveur et d’un fils de bourrelier?

– Je ne savais pas, monsieur, répondit-il avec calme, que ce fût mal de choisir ses amis parmi ceux dont le caractère convient au nôtre, dont la simplicité tolérante ne rappelle jamais le rang d’où l’on est sorti? Bons pour moi, j’ai été bon pour eux. Si la loi ne défend pas d’avoir des amis, qui oblige donc à les prendre dans une condition plutôt que dans une autre? S’il y a une loi qui en prescrive de telle ou de telle autre espèce, pourquoi ne poursuivriez-vous pas le bourrelier pour m’avoir fréquenté, comme je suis en cause pour l’avoir connu? Serait-il vrai que tous les marquis d’aujourd’hui, excepté moi, monsieur le lieutenant, eussent des amitiés irréprochables? Il m’a été dit que M. le marquis de C… vivait avec sa sœur; que le comte de R… avait un sérail; que le prince de F…

– Silence, monsieur le marquis.

– Que le roi de France…

On se jeta sur le marquis pour le bâillonner.

– Que le roi de France était outré de cette conduite.

La première moitié de la phrase du marquis avait excité l’indignation, la seconde couvrit de confusion ceux qui s’étaient trop hâtés de s’indigner.

Il fallut le laisser libre.

– Mais n’avez-vous pas pris le deuil pour la femme du bourrelier? A quel titre, puisque cette femme n’était pas de votre noble et illustre famille?

– La reine de France n’était pas non plus de ma noble famille; je pris le deuil de la reine en 1768, et commandai quatre habits complets pour quatorze personnes de ma maison. Ce deuil m’a coûté cinquante mille livres.

L’embarras du lieutenant civil commençait à paraître; il fit un signe, et les gardes qui entouraient le marquis s’éloignèrent.

– Combien y a-t-il de feux à Brunoy?

– De cent cinquante à deux cents, en y comprenant le hameau des Beaucerons et l’endroit appelé Soulin.

– Pourquoi vous êtes vous jeté dans des dépenses d’une superfluité condamnable, en habituant six ou huit cents malheureux à vivre dans l’abondance?

– J’avoue, monsieur le lieutenant, que j’ai quelquefois dépassé les bornes d’une générosité sage; mais, depuis ma résidence à Brunoy, personne, tant à Brunoy qu’aux Beaucerons, n’est mort de faim ni ne s’est pendu de désespoir dans le bois. Depuis sept ans que j’habite le pays, il n’a été commis aucun assassinat dans la forêt de Sénart, qu’on peut, grâce au hasard de mes bienfaits, traverser à minuit comme en plein jour. Les plaines de Tigery sont moins heureuses; elles sont infestées de brigands, pauvres vassaux qui obéissent aux descendans des comtes de Corbeil; Rougeot est un coupe-gorge, Gros-Bois aussi; Gros-Bois n’est pas dans mes propriétés, il relève de M. le comte de Provence.

A chaque instant le lieutenant civil se retournait vers les membres de la famille du marquis, comme pour leur dire: – Cet homme-là n’est pas fou; l’interdiction sera difficile.

– Mais n’avez-vous pas rempli publiquement dans l’église de Brunoy les fonctions de bedeau, de chantre, de maître des cérémonies et de sonneur?

– Que va-t-il répondre à cela? semblait exprimer la figure animée des parens du marquis. Voyons, écoutons.

– Je me blâme le premier comme bedeau, monsieur le lieutenant civil, pour avoir malproprement tenu peut-être la sacristie; je me condamne comme chantre, pour avoir entonné faux bien souvent le Magnificat; je ne me pardonne pas surtout de m’être trompé de quelques coups de cloche; mais en quoi cela peut-il me valoir la sévérité des lois et le reproche de ma famille? Mon grand-père sonnait l’heure du dîner à ses hôtes, je n’ai pas été plus sacrilége en sonnant l’heure des vêpres à mes paroissiens.

– Pourquoi avez-vous fait habiller à vos frais, en uniformes et avec galons d’or, les chevaliers de l’arquebuse dont vous êtes colonel, et pourquoi leur donniez-vous si fréquemment à manger?

– Si monsieur le lieutenant civil veut me considérer comme homme de qualité, il ne doit pas s’étonner que mes inférieurs aient joui de mes largesses. Dieu, disent les grands à leurs fils, a fait des mains aux manans pour prendre et aux nobles hommes pour donner. S’il lui plaît, au contraire, de ne voir en moi qu’un manant enrichi, je dois m’étonner à mon tour qu’avec les revenus de quarante millions on ne croie pas à la possibilité de traiter, sans se ruiner, des chevaliers de l’arquebuse.

– Mais votre chasublier, monsieur le marquis, prétend être votre créancier de deux cent mille livres; on ne dépense pas deux cent mille livres en chasubles?

– Combien doit-on dépenser en chasubles, monsieur le lieutenant? Est-ce M. le comte de Lauraguais qui nous l’apprendra, lui qui a acheté deux mille louis de jarretières à mademoiselle Arnould? Mais je ne le vois pas à mes côtés, sur la sellette.

– N’avez-vous pas maltraité un épicier qui vous avait refusé de l’eau-de-vie? N’avez-vous pas frappé un de vos concierges? N’avez-vous pas injurié un de vos régisseurs?

– Il me semble, monsieur le lieutenant civil, qu’en pareil cas ce sont les battus qu’il faudrait interroger.

– Votre mère a donné mille écus à un nommé Thierret pour qu’il ne se plaignît pas d’un coup de pistolet que vous lui auriez tiré.

– Le fait est faux; à des gens comme nous, on demande cent mille écus de dommages, et l’on se plaint ensuite.

– Sans passeport du roi, pourquoi êtes-vous passé en Angleterre? Vous avez violé la loi.

– Enfin! murmurèrent les bancs des accusateurs, irrités de tant de précision dans les réponses d’un fou, de tant d’aigreur dans ses réflexions. Enfin! qu’il sorte de là; il a violé la loi, il n’avait pas de passeport.

– J’en avais un de l’amirauté; sur l’ordre de l’ambassadeur de France, j’ai immédiatement quitté l’Angleterre pour me rendre ici, où je savais qu’on devait m’interdire. J’ai été au devant de la loi.

– N’avez-vous pas acheté huit chevaux à Londres?

– C’était pour revenir plus vite.

– Vous justifierez-vous de la société qui vous accompagnait en Angleterre, de ces étranges acolytes?

– J’étais, monsieur le lieutenant civil, avec un acolyte du diocèse de Paris, l’ecclésiastique Bonnet et le curé de Valenton.

– N’alliez-vous pas à Londres pour éviter vos créanciers de France? Qu’alliez-vous y faire d’honnête, enfin?

– J’allais m’y faire ordonner prêtre par l’évêque catholique Belon. Ceci est assez honnête.