Tasuta

Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

On serait dans une grave erreur si l’on imaginait que les châteaux royaux tombés dans le domaine de l’état et ceux appartenant en propre à la couronne suffiraient, tels qu’ils sont, pour former notre collection. Quand l’idée nous vint de les échelonner par ordre chronologique, travail qui eût été des plus faciles, si même c’eût été là un travail, notre premier soin, on le pense bien, fut d’examiner si chacun de ces châteaux représentait fidèlement une époque, et si l’on était sûr d’en avoir un pour chaque âge de la monarchie. Nos recherches ne furent pas longues; le résultat des premières nous dispensa de les fortifier par d’autres qui ne pouvaient avoir un meilleur sort. Nous eûmes la conviction promptement acquise que les châteaux royaux, Fontainebleau, Versailles, Rambouillet, Chambord, Saint-Germain, Saint-Cloud, etc., etc., n’avaient non seulement, pour la plupart, aucun caractère précis d’antiquité, mais que les principaux d’entre eux réunissaient, par un entassement successif de prodigalités royales, les physionomies diverses, et nécessairement discordantes, de plusieurs règnes. Ayant servi de maisons de splendeur à une ligne de rois jaloux de s’éclipser les uns les autres par la magnificence de leurs constructions, ces résidences avaient fini par être des monceaux d’architecture, des tas de meubles, des marqueteries fatigantes de peintures, un tout dépourvu d’unité et de sens. Fontainebleau peut à bon droit être cité comme le type de ces incohérences, Fontainebleau appelé par un Anglais un rendez-vous de châteaux. Maison de plaisance de nos rois dès le XIIe siècle, simple pavillon de chasse sous Louis VII, Fontainebleau s’agrandit sous Philippe-Auguste et fait les délices solitaires de saint Louis, le plus mélancolique de nos rois, qui le nomme ses déserts. Philippe-le-Bel y naît et y meurt; Charles V sème dans quelques vastes salles de Fontainebleau les premiers volumes d’une collection qui deviendra plus tard la Bibliothèque royale. Et chacun de ces rois, et chacun de leurs successeurs, allonge ou élève la commune demeure, selon qu’il en veut faire un pavillon, un rendez-vous de chasse, un chenil, une bibliothèque ou un tombeau. François Ier ne peut en vouloir faire qu’un palais. Primatice et Rosso dissimuleront par les peintures du dedans les irrégularités du dehors. Paul Ponce enfouira, sous cette montagne formée des pierres jetées par chaque roi en passant, les belles fleurs, les figurations animées de son imagination exquise. Il peuplera cette caverne de salamandres auprès desquelles étincelleront quelques années plus tard les croissans de Henri II. Le désordre passe déjà de l’architecture aux décors. Fontainebleau est comme l’écu d’une vieille maison: plus elle contracte d’alliances, et plus cet écu se charge, se compose, s’embrouille, s’obscurcit et devient inintelligible. De l’Italie, pays de clinquans, les Médicis apportent à Fontainebleau le luxueux mauvais goût des dorures. Épiciers couronnés de Florence, les Médicis plaquent en feuilles aux murs et aux cymaises du château l’or monnayé qu’ils ont gagné dans le commerce. Leur richesse déteint partout. Fontainebleau peut se vendre au poids des sequins de Venise; il est à vingt-trois carats. Meilleur chasseur qu’artiste, l’excellent Henri IV avait collé de l’or sur les peintures de François Ier. Arrive Louis XIV, qui empâte de la sculpture sur l’or, qui divinise le mauvais goût de son aïeul, sauf à laisser à son arrière-petit-fils, Louis XV, le soin de rentrer dans la bonne voie en ravivant les traces effacées du Primatice par les camaïeux de Doyen, de Boucher et de Vanloo. Voilà Fontainebleau Pompadour: la grisaille dévore l’or. Pour achever ce pauvre palais, il n’y manque plus que la colonne toscane de Napoléon. On l’y place. Après la colonne toscane il faut tirer l’échelle.

L’historique de Fontainebleau s’applique également aux autres domaines de la couronne, sans même excepter Saint-Germain-en-Laye, le moins défiguré de tous en apparence par des additions successives; ni Versailles, où éclate avec assez d’illusion l’unité majestueuse de Louis XIV. Nous signalerons avec la précision la plus rigoureuse le vice d’ensemble de ces diverses constructions; nous indiquerons les soudures que toute l’habileté des artistes n’est point parvenue à effacer, quand le tour de les décrire sera venu; en attendant, nous croyons avoir assez fait pour démontrer que, si les châteaux royaux sont de magnifiques amas de pierres, dignes d’être admirés comme pierres, ils ne sont, à tous les égards, d’aucune valeur dans la balance de l’histoire, d’aucun prix comme étude.

Nous rentrons dans la voie de notre sujet.

Nous n’en voudrons qu’à notre maladresse si l’on sent rompre dans la main, à travers notre biographie lapidaire, le fil que nous avons tressé d’histoire et de chronologie afin d’arriver à la compréhension de notre projet. Cependant qu’on accueille nos réserves. Nos épisodes intercalaires sont des lavis et non des peintures. Leur demander l’intérêt qu’ils auraient peut-être sous une forme plus ample serait une rigueur à laquelle nous ne sommes pas habitué; dans tous les cas, nous doutons qu’une insistance plus laborieuse sur des points de simple rappel fût avantageuse à la clarté de notre proposition.

La période romaine réclamerait encore les fortifications aujourd’hui ruinées qui enveloppent la vieille ville de Provins, et principalement la tour qui porte le nom de César. La nomenclature ne serait pas complète si l’on omettait de mentionner ce que renferment de richesses monumentales Aix, Arles et tant d’autres villes du midi de la France.

L’époque mérovingienne ne nous a rien légué. Occupés à se disputer la terre qu’ils avaient usurpée, les Francs ne songeaient guère à la parer de monumens. Peuple sans nationalité, ils tenaient moins à fixer le souvenir de leurs conquêtes par des témoignages de marbre ou de bronze qu’à anéantir les traces de civilisation de la Gaule vaincue. Au surplus, comment les Mérovingiens, dénomination collective d’un peuple et non particulière à une race des rois, auraient-ils été portés à bâtir sur un sol dont rien n’assurait, même pour la plus faible durée de temps, la possession et l’intégrité immobilières? Cinq partages d’états, on le sait, eurent lieu sous les Mérovingiens, qui vécurent et moururent, cela n’est pas douteux, dans les bâtimens romains, assez beaux et assez spacieux pour des barbares. S’ils en brisèrent beaucoup, on doit considérer que, pour l’homme qui n’est pas de moitié dans la confidence d’un monument, dans l’inspiration religieuse ou politique qui l’a élevé, un monument n’est qu’une pierre, et cette pierre insulte à la nullité naturelle de son intelligence; il n’aura pas plus de respect pour les livres. Aux yeux de celui qui n’en possède pas la clef, un livre est une énigme décourageante, une ironie muette contre laquelle on se venge pour l’avoir subie sans la mériter.

Quoique mieux assise sur le territoire mouvant dont elle dépouilla la première race, la race dite carlovingienne ne nous a pas transmis de preuves plus significatives de son occupation. On ne comparera sous aucun rapport les invasions normandes dont elle eut à souffrir dans quelques-unes de ses provinces au débordement de barbares que Charlemagne, à son avénement, refoula à leur source. Charlemagne fut un éclair dans la nuit, illuminant le monde entre les ténèbres qui l’avaient précédé et les ténèbres qui le suivirent. Comme tous les génies qui paraissent dans les temps stériles, il eut l’orgueil de ne puiser qu’en lui-même les ressources de ses entreprises. La force lui manqua; car la force en politique n’est que la durée; et Charlemagne ne vécut pas assez. Géant dont les jours d’existence auraient dû se compter par siècles, à sa mort, qui ne se fit pas plus attendre que celle d’un autre homme, son empire descendit dans la tombe avec lui. Les marbres d’Aix-la-Chapelle scellèrent sous un même couvercle et la boule du monde, symbole de son pouvoir, et la main qui l’avait enfermée.

Il nous reste, de la domination des rois Visigoths, la forteresse qui s’élève au point de jonction de la Sedelle et de la Creuse. Possédée par Louis d’Aquitaine, un des enfans de Charlemagne, elle devint son habitation d’hiver, et fut plus tard la résidence des comtes héréditaires de la Marche, auxquels succèdèrent les apanagistes après la réunion du comté de la Marche à la couronne. Ébranlé par Louis XI, démantelé par Richelieu, le château de Crozant est assis au milieu de la France, à la cime nébuleuse d’une montagne qu’entoure un pays désolé, au-dessus du niveau bouillonnant de deux rivières, la Sedelle et la Creuse.

A côté de ce formidable témoignage de la vigueur féodale, il faut placer les tours de Coucy et de Montlhéry, gigantesques ruines arrivées jusqu’à nous, et dont nous conseillons impérieusement la conservation. On grouperait autour de ces deux pierres étagées de tant de souvenirs les châteaux forts construits à la même époque. Viendraient ensuite les châteaux à grand caractère bâtis sous la branche opulente des Valois et sous celle des Bourbons.

Les deux tours de Coucy et de Montlhéry peuvent se comparer à ces pics élevés qui ont dû voir sous eux les eaux du déluge sans en être couverts ni renversés. Les guerres civiles qui lient la seconde race à la troisième, et tous les troubles nés sous celle-ci, se sont rués comme de l’écume et du sable aux pieds de ces deux tours; mais les hommes et leurs machines de guerre, toutes puissantes qu’elles fussent, leur ont causé moins de dommages que les oiseaux de proie. De leur bec de fer, ils déchiquètent chaque jour ces Babel si lentes à s’écrouler. Coucy n’a plus aucune marque des blessures que lui porta Thibault-le-Tricheur, comte de Blois, ni de celles que lui firent si profondément, pour la posséder et la baptiser de leur nom, les sires de Coucy; mais cette tour s’émiette, bribe à bribe, sous la serre des corbeaux. Voilà à qui elle est restée depuis ces terribles seigneurs dont chaque membre osait dire en face du trône:

 
 
«Je ne suis roy, ne prince, ne duc, ne comte aussy:
Je suis le sire de Coucy
 

En 1400, le duc d’Orléans, frère de Charles VI, acquit la sirie de Coucy. Son fils ayant succédé à Charles VIII sous le nom de Louis XII, la terre de Coucy passa au domaine royal, dont elle ne fut détachée plus tard que pour être constituée en apanage aux princes.

Sous la Fronde, le maréchal d’Estrées fit le siége du château de Coucy sans parvenir à s’en rendre maître, malgré son vif désir de le remettre au roi. Il rentra cependant dans l’obéissance quelques mois après; Mazarin y envoya des ingénieurs avec ordre d’en ruiner la tour et de la pulvériser. Grâce à un tremblement de terre arrivé en 1692, le ministre économisa la moitié de sa poudre. La commotion souterraine fut si violente, que les voûtes de la plupart des appartemens s’écroulèrent; et quelles voûtes que celles du château de Coucy! et que la grosse tour fut fendue comme une cloche de haut en bas. Mais toute fendue qu’elle est, depuis près de deux siècles, la tour de Coucy est encore debout pour un autre ministre ou pour un autre tremblement de terre.

Au bas de cette tour on heurte les débris de l’enceinte qui la protégeait, et dont les murs ont dix-huit pieds d’épaisseur. Ces murs étaient nommés la chemise de la tour. Le terrain, les ruines, la tour, appartiennent à la maison régnante d’Orléans. Les abords des fortifications de Coucy ont été déblayés et rendus accessibles aux curieux autant que l’état des décombres l’a permis.

Coucy et Montlhéry, dont je parlerai plus loin, seraient, quelque point où l’on se plaçât, les phares de cette navigation sur l’océan du passé. Quel charme grave et consolateur, celui de voyager, non avec l’imagination, privilége dont peu ont d’ordinaire la jouissance, mais réellement et avec ses pieds, dans des espaces peuplés des souvenirs matériels de la vie diverse, cent fois modifiée, cent fois bouleversée de nos aïeux, les hommes de l’invasion! On irait de lieue en lieue, et non de page en page, d’un bout de l’histoire de France à l’autre bout. On partirait pour le douzième ou pour le quinzième siècle à son gré, au lieu de parcourir des volumes dont le titre seulement ne demeure pas dix jours dans la mémoire. Plus on travaillera pour les sens, tournés au profit de l’étude, et plus on aura fait pour l’intelligence, chambre noire, où tout s’affaiblissant, les couleurs et les contours s’amincissent en pensée, et où, par conséquent, les pensées ne laissent presque rien. Deux pouces de bronze de la colonne Vendôme ébranlent plus durablement le cerveau que les vingt mille pages des Victoires et Conquêtes. Le mot est l’impuissance de l’image. Et il n’y a que des images pour le monde intellectuel. Dans la même journée, on pleurerait avec Jacques II à Saint-Germain, on méditerait à Ruel dans le pavillon de Richelieu, et on souperait à Luciennes dans les salons de madame Dubarry; on entrerait dans son charmant boudoir qui a deux portes: l’une par où un beau page rose lui dit discrètement: – Madame la duchesse, le roi de France vous attend; voulez-vous lui donner votre cœur? – Et une autre porte où parut le bourreau pour lui dire: – Femme Barry, la guillotine t’attend; – veux-tu lui porter ta tête?

Si nous nous proposons d’apporter une soigneuse réserve dans le nombre des monumens propres, selon nous, à former notre musée, et cela de peur de surcharger une collection que rien ne nous assure devoir être formée, soit sur le plan qui concevrait Paris comme le centre voisin de tous les châteaux acquis à cette collection, soit sur le plan indéterminé qui n’aurait pas recours à cette unité difficile, nous ne disons pas impossible; si notre travail ainsi flottant se borne plutôt à indiquer qu’à préciser les ressources que, dans l’une ou l’autre adoption de plan, il serait loisible d’employer, nous saura-t-on gré de mentionner les constructions féodales du nord, françaises par la conquête seulement, dont l’Alsace est hérissée, depuis la plus haute jusqu’à la plus basse crête des Vosges?

Quand la France conquit la Lorraine, la vie forte des possesseurs de ce pays fécond et sauvage s’était perdue dans des luttes intestines, dans des morcellemens dont l’empire avait profité, tantôt pour s’agrandir, tantôt pour isoler et par suite affaiblir la part de souveraineté de chaque prince feudataire. Fomentées par les évêques, ces étrangers à tous les pays, les querelles locales n’avaient cessé de s’envenimer. Peu à peu, toutes les ligues lorraines, autrefois si fertiles en grandes choses, furent brisées à coups de hache sur leurs rochers. Les plus formidables membres de ces associations, où la noblesse de race donnait droit d’admission, mais où la valeur personnelle seule savait maintenir, se réfugièrent sur des pics inaccessibles, au-dessus des nuages, partout enfin d’où les pierres pouvaient rouler.

Ortemberg et Ramstein sont plutôt des blocs de granit percés de trous que des demeures d’hommes. Charlemagne les a vus. Ce sont des géans en sentinelle à l’entrée du Val-de-Villé; débris d’une civilisation pétrifiée, ils sont là, comme les fossiles restés après le déluge; ils font corps, ils forment ciment avec l’éternité. Pour Ramstein et Ortemberg, trois siècles sont une date puérile, un souvenir d’hier. Leurs murs nous parlent, comme d’une bataille récente, du meurtre des vingt mille paysans révoltés en 1525, sous le duc Antoine de Lorraine, dit le bon duc. Jusqu’à la révolution française, les chapelles annexées autrefois à ces deux châteaux étaient pleines d’ossemens des pauvres paysans. Aujourd’hui ces os sont dispersés dans les champs, les deux châteaux sont abandonnés aux vautours, le duc est en oubli, mais la Lorraine est libre! Lorrains, baisez la poussière de ces os; ces paysans étaient vos pères, et ils vous ont faits libres.

Graduellement, tous ces châteaux enclavés dans la circonscription actuelle du haut et bas Rhin, Girbaden, Dreystein (trois pierres ou châteaux), Ringelstein, Hohenstein, étaient devenus des fiefs un peu turbulens des évêques de Strasbourg. Du haut de leur cathédrale, ils comptaient et surveillaient leurs bonnes tours alliées; ils promenaient leur vue sur quarante lieues de châteaux forts, pressés comme des mamelons sur les montagnes, l’un regardant l’autre, celui-ci faisant retraite à celui-là, liés trois par trois souvent, comme Dreystein, ou comme ces guerriers d’Ossian qui s’attachaient par le bras, afin de n’être pas moins braves dans l’ombre les uns que les autres; quarante lieues de châteaux! Enfin les bons évêques planaient sur un si grand développement de murs que la science effrayée suppose que la longue chaîne des Vosges était nouée de distance en distance, sur toute son étendue, par des fortifications militaires antérieures à Attila. Chacun de ces châteaux, dont les débris se sont durcis en rochers, était une vertèbre de cette épine.

Ces innombrables châteaux forts ont été rongés par la mousse, par les pluies, par les tempêtes; l’orage leur enlève chaque hiver des tours ou des pans de murs de douze pieds d’épaisseur, et les roule comme des galets jusqu’au fond des vallées. Beaucoup offrent de singuliers tableaux de ruine. Quelques-uns ont des chênes au sommet de leurs tours. Dans les appartemens du château de Spesbourg il a crû des pins. D’autres, bâtis comme le château de Nideck, tout au bord d’une cascade écumante, après avoir été brisés et défoncés par les eaux, laissent depuis s’écouler le torrent par leurs portes et par leurs fenêtres.

Mais, nous le répétons, ces châteaux n’ayant de lien avec la France que par la conquête du sol où ils s’appuient, leurs souvenirs sont pour nous d’un faible intérêt national. Rien de ce qui s’y est passé ne peut être un sujet de noble regret à ceux qui ne les ont même jamais entendu nommer. Aucune pitié ne les soutenant, ils tomberont, si ce n’est demain, ce sera dans mille ans; car ce qui cimente les monumens et les rend impérissables, ce n’est pas la chaux, ce n’est pas le fer, ce sont les croyances. Voilà l’ogive indestructible.

Il n’y avait pas de tours sans châteaux. Toutefois, qu’on ne croie pas que tous les châteaux avaient pareillement une tour. Le droit d’en élever était un privilége; la localité déterminait leur hauteur. Plus le sol était uni, plus la tour s’allongeait sur de nombreux horizons, afin d’en dominer autant que la vue, sans l’aide d’aucun instrument, pouvait le permettre. Si, au contraire, la fortification portait sur la crête d’une montagne, la tour, cessant d’être un observatoire pour devenir un objet de défense, se réduisait à des proportions analogues à son utilité. Beaucoup de causes modifiaient encore ces dispositions des tours par rapport aux accidens du terrain. Quand elles étaient en surplomb sur quelque rivière pour en défendre ou pour en protéger le passage, ou sur quelque gorge de montagne, détroit de pierre, ouvrant une communication entre deux pays, alors, comme celle du château de Sainte-Marie, à l’entrée de la vallée de Bastan, dans les Pyrénées, elles s’exhaussaient indéfiniment, malgré la base culminante de leurs fondations. Si je répète que l’avantage d’avoir une ou plusieurs tours était surbordonné au privilége préalable d’en élever, c’est pour ajouter que ce privilége fut de règne en règne moins facilement concédé par les rois. Avant Louis XI, ils avaient appris, à la sueur d’une rude expérience, combien, en général, il était plus aisé d’empoisonner un dauphin que de se rendre maître d’un baron révolté dans sa tour. Après s’être emparé de celle de Montlhéry, Philippe Ier disait à son fils, auquel il en donna la garde: «Mon fils, garde bien cette tour, qui tant de fois m’a travaillé, et que je me suis presque tant envieilli à combattre et assaillir.»

Montlhéry marquerait dans notre galerie le commencement du onzième siècle, en attestant une illustration de plus de quatorze règnes. C’est au pied de cette tour, si belle encore aujourd’hui dans sa décrépitude, que se dénoua cette ligue de princes du sang formée contre Louis XI, et dont les collisions si peu provoquées dans l’intérêt du peuple n’en reçurent pas moins la dénomination mensongère de guerre du bien public.

Cette bataille, livrée sous le regard de la tour de Montlhéry, fut pour Louis XI l’occasion de montrer que sa haine n’était pas sans courage. Il combattit, triompha, tomba de son cheval tué entre ses jambes, et fut porté tout sanglant et tout victorieux dans un appartement de la tour. Ce jour-là, il est sûr qu’il ne fit mourir personne de la main du bourreau. Trois mille hommes étaient restés sur le champ de bataille de Montlhéry. Le traité de Conflans termina cette dispute de bonne maison, prélude sans importance de la lutte autrement formidable dans laquelle entrèrent contre Richelieu les descendans de ces ducs révoltés. Il fallut s’y prendre à deux fois pour tuer messieurs les grands vassaux. Sous la Ligue, le château de Montlhéry fut détruit; mais la tour fut respectée. Elle resta debout pour être mentionnée par Boileau dans le poème du Lutrin. Boileau l’appelle ennuyeuse! il ne la voit ni haute, ni vieille, ni respectable, ni tachée de sang royal, ni superbe sous son beau ciel; le grand poète par la raison, mais si peu par l’imagination, ne la considère que comme ennuyeuse. Au reste, Boileau, Racine et Molière, en dehors de la poésie, n’ont pas le moindre sentiment des arts de leur époque. Perrault et La Fontaine sont en cela à mille pieds au-dessus d’eux. Molière, Corneille et Racine ne distinguent pas plus un beau tableau de Lesueur de la gravure de leur cuisinière qu’ils ne sentent la différence qu’il y a entre l’architecture de l’hôtel de Cluny et l’architecture du Palais-Cardinal; c’est bien en pure perte de temps que vous chercheriez dans leurs vers, sous leurs pensées, dans leurs allures d’écrivains, à travers leurs lettres familières même, là où les esprits les plus détachés du mouvement contemporain trahissent leur communauté de vie avec le reste des hommes, quelque indice de leur goût ou de leur connaissance soit en peinture, soit en musique, soit en architecture. Boileau caractérise avec la précision accoutumée de ses vers, par cette épithète d’ennuyeuse, donnée à la tour de Montlhéry, l’indifférence dédaigneuse des écrivains de son siècle en matière d’art.

En 1605, le sieur de Bellejambe demanda à être autorisé à démolir les derniers murs d’enceinte du château de Montlhéry, pour construire, avec les pierres arrachées, sa maison de Bellejambe, une petite coquette de maison où loger tous les Bellejambe, entre cour et jardin: ce qui fut permis à M. de Bellejambe. Cependant, comme les Bellejambe eussent été fort embarrassés de tant de pierres monstrueuses, on pria les Bellejambe de ne pas faire un tuyau de cheminée de salon avec la tour de Montlhéry. Ils eurent tout, excepté la tour.

 

La famille de Noailles possède aujourd’hui ce que le temps, les Bellejambe et les guerres ont laissé de la forteresse de Montlhéry.

Parmi les monumens qui nous restent de la première époque capétienne, c’est-à-dire de l’an 987, date de l’avénement de Hugues-Capet, à l’an 1328, que s’éteignit cette branche et advint au trône celle des Valois, nous n’indiquerons que les châteaux de La Roche-Guyon (Seine-et-Oise), de Boissy-le-Châtel (Seine-et-Marne), de Bruyères-le-Châtel (Seine-et-Oise), de Clisson (Loire-Inférieure), de Chinon, d’Ussé et de Langeais (Indre-et-Loire), et de Savigny (Seine-et-Oise).

Le dixième siècle aurait pour représentant le château de La Roche-Guyon, Rupes Widonis, appelé d’abord tout simplement La Roche. Sa tour menace encore sous elle les plaines des deux Vexins; tour qui grandit avec les siècles, car plus les vallées qu’elle domine se creusent sous la bêche, et plus elle plane sur les vallées. Cinq siècles voient alternativement les Anglais et les Français occuper ce château, entrer et sortir par ses portes, toujours après des siéges meurtriers. A la fatale époque pour la France où Charles VI achevait de régner et de mourir, en proie à sa sombre folie, à cette époque où le dauphin de France, après avoir juré une amitié éternelle dans la plaine de Montiel au duc de Bourgogne, méditait de le faire assassiner par du Châtel, à un mois de là, sur le pont de Montereau, – le roi d’Angleterre, Henri V, envahissait pied à pied la France, s’étalait sur ses provinces, et, s’approchant de Paris par Gisors, Aumale, Gournay, Poissy, Saint-Germain et Chaumont, il plaçait les comtes de Kent et de Huntington à La Roche-Guyon et au château Gaillard. La masse colossale de la Roche-Guyon s’encadre à merveille dans ces temps de déchiremens politiques, où les feudataires de la couronne en étaient les plus mortels ennemis; où les ducs de Bretagne, de Bourgogne et de Bourbon, désunis entre eux, étaient tantôt pour les Anglais contre le roi, tantôt pour le roi contre les Anglais, et jamais pour la France. L’histoire de la Roche-Guyon est aussi celle d’un puissant feudataire; taillée dans le roc, sa tour est sous l’hommage et ne veut pas relever.

Quelle époque! quelle époque! celle que cette tour rappelle à notre honte et pour la gloire de cette vierge immortelle qui chassa l’Anglais.

Deux femmes sauvent la France, quand des ducs plus puissans que des rois la déchirent, quand les plus braves épées se brisent ou se faussent par la trahison dans les mains des La Hire, des Xaintrailles, des La Trémouille; quand le roi de France, Charles VII, ne s’appelle plus que le roi de Bourges, ou, plus méprisablement encore, le comte de Ponthieu. Exilé de Paris, où règne Henri VI dans la personne du duc de Bedford, le roi de France ne possède plus de ce beau royaume laissé par Philippe-Auguste que le Languedoc, le Dauphiné et le Lyonnais, et il dîne avec une queue de mouton dans la petite ville de Bourges. Ces deux femmes libératrices sont, l’une la courtisane Agnès Sorel, l’autre la vierge de Domremi, Jeanne d’Arc, un des plus vaillans hommes de guerre que nous ayons eus. «Sire, dit la courtisane Agnès Sorel à Charles VII, il m’a été prédit que je deviendrai la maîtresse du plus grand roi de l’Europe: permettez que je vous quitte, pour me rendre auprès du roi Henri d’Angleterre.» Et le roi de France se lève et s’arme. «Sire, vient lui dire une autre jeune fille de dix-huit ans, suivez-moi: je prendrai avec vous Orléans, et vous ferai sacrer roi de France à Reims.» Et s’appuyant sur ces deux femmes, Charles VII, ou plutôt la France, combat, triomphe et règne. Noble femme, cette Jeanne d’Arc, récompensée par deux supplices, par le feu des Anglais et par le poème de Voltaire.

Cette vigoureuse participation des femmes aux luttes du quinzième siècle se lie à l’histoire de beaucoup de châteaux. Éloignées du champ des combats, les femmes avaient à défendre, en l’absence de leurs maris, leurs droits et leurs possessions contre des ennemis vigilans, toujours prêts à s’élancer sur le nid veuf du vautour. Pendant la guerre, elles faisaient bonne garde au haut de la tour crénelée, et portaient les clefs à la ceinture. Cette mission leur imprimait un caractère particulier d’énergie et de patriotisme qui doublait la force du pays. C’est ainsi que La Roche-Guyon a conservé le nom de trois femmes, célèbres à différens titres. La première se signala par son attachement à son mari, seigneur de La Roche, Guy premier du nom. Dans son style nerveux et naïf, Montfaucon rapporte, dans ses Monumens de la monarchie française, l’horrible assassinat de ce seigneur par son beau-père, et les marques de douleur que lui donna sa femme. Quand l’ordre de notre collection amènera l’histoire de ce château, nous extrairons plus amplement de l’ouvrage de Montfaucon les détails de cette émouvante scène de famille, tableau des plus fidèles de la sociabilité française de l’époque, sociabilité qui puisait sa férocité de mœurs dans l’indécision des droits de chacun. Partout où les lois laissent des lacunes, il est rare que ce ne soit pas le crime qui se charge de les combler. «Le sire du châtelet de La Roche-Guyon avoit nom Guy. Il avoit un serouge (beau-père) qui Guillaume avoit nom. Il advint qu’il entra à grand complot, et le traître regardoit par où il pust entrer à celui Guyon. Sitôt, comme ils furent ens, si cachèrent leurs épées, et courut celui Guillaume sur celui Guyon, et l’occit; et quand sa femme, qui étoit tant prude femme et vaillante, veist ceci, se prit par les cheveux comme esbaye, après courut à son mari, sans paour de mort, sur lui se laissa cheoir, et le couvrit de soi-même contre les coups d’épée, et commença en crier en telle sorte et manière: —Occis-moi, dit-elle, très-déloyal et meurtrier qui t’ai desservi, et laisse mon seigneur. Et les traîteurs la prindrent par les cheveux et l’arrachèrent de dessus son mari, toute depiécée et déglaivée, et presque toute détranchée. Et quand ils eurent ce fait, si cherchèrent partout céans s’ils ne trouveroient plus nulli; lors leva la tête la pauvre dame, qui à une part gisoit tout étendue; et quand elle connut son seigneur, qui jà étoit mort et gisoit tout dépiécé parmi la salle, si efforça tant par son amour qu’elle vint à lui et dépiécée comme elle étoit, toute rampante à guise de serpent, et si sanglant comme il étoit, le commença à baiser aussi, comme s’il fût tout vif, et, à ploureuse chanson, lui commença à rendre son obsèque en telle manière:… Tant en dit seulement, et puis chet pâmée comme morte.»

La seconde femme dont le nom a mérité de durer autant que les éternelles fondations de La Roche-Guyon, est la fille de Jean Bureau, chambellan du roi de France, veuve de Guy VI, tué à la bataille d’Azincourt. Tandis que Charles VI se laissait mépriser même au milieu de sa cour par les princes du sang, les Anglais s’emparaient du royaume par la force, par la ruse ou par la trahison. Le comte de Warwick assiégea la fille de Jean Bureau dans le château de La Roche-Guyon; c’était en 1418. Sommée de se rendre au roi Henri V, qui lui dit: «Prêtez-moi serment, et je vous laisserai vos terres, seigneuries et meubles. – Non, répondit la veuve de Guy VI, non, j’aime mieux tout perdre et m’en aller dénuée de tous biens, moi et mes enfans, que moi mettre mes enfans ès-mains des anciens ennemis de ce royaume, et délaisser ainsi mon souverain, seigneur et roi.»