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L'hérésiarque et Cie

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L'OTMIKA

Sur le pré, proche les vergers aux pruniers fleuris qui entourent le village bosniaque, le kolo tournait, ronde échevelée et chantante. Les croupes s'agitaient en cadence: celles des garçons sautaient, nerveuses et étroites; celles des filles roulaient, lourdes et bulbeuses, et tendaient le jupon court. Les chansons s'envolaient, lyriques, satiriques ou gaillardes, et en ce cas les filles faisaient semblant de ne pas comprendre. On chantait:

 
Le premier disait: «Tu es une rose.»
Le second disait: «Tu es une étoile.»
Le troisième disait: «Tu es un ange des cieux.»
Mais le quatrième m'a contemplée sans rien me dire.
De par mon miroir, je ne suis ni rose, ni étoile, ni ange,
De par mon miroir les trois ont menti.
Et celui qui s'est tu sera mon bien-aimé.
 

Le kolo tourna un instant en silence. Les croupes remuaient, sautillaient, frétillaient, se tortillaient. Les tziganes, hommes et femmes, assis sur le talus du chemin qui borde le pré, préludèrent un autre air sur leurs guitares, et la troupe dansante entonna:

 
Le vieux beg turc de Sarajevo
Pesait cent dix okes.
Sa fille qui n'en pesait que trente
S'est enfuie chez les Serbes pour danser la poskotznika.
 

Puis les garçons chantèrent:

 
La fiancée n'était pas vierge,
Elle était comme un sac troué…
 

À ce moment un cri retentit, sauvagement:

Otmika!

Et une troupe de garçons, qui, sans doute avec la complicité des tziganes, s'étaient tenus cachés derrière une haie, de l'autre côté du chemin, s'élancèrent vers les danseurs de kolo.

Au cri d'Otmika tous avaient compris qu'il s'agissait du rapt traditionnel chez les Sud-Slaves. Un amoureux éconduit, sachant que sa bien-aimée dansait le kolo sur le pré, avait réuni une troupe d'amis, et ils étaient venus, décidés à ravir la dédaigneuse. Mais le moment avait été mal choisi. Les danseuses avaient poussé un cri de terreur et s'étaient placées derrière les danseurs, parmi lesquels il y avait peut-être l'amant favorisé. Voyant qu'une résistance s'était organisée si promptement, les ravisseurs s'arrêtèrent, interdits. Ils n'étaient que six, tandis qu'il y avait onze danseurs avec autant de filles. Celles-ci chuchotaient:

–C'est Omer, le petit tailleur. Il veut enlever Mara.

Omer était au premier rang des otmikari; petit, brun, fort comme un taureau, il tremblait de rage. Les tziganes pincèrent leurs guitares. Les yeux d'Omer brillèrent. Il fit un pas en avant et entonna:

 
Igra kolo, igra kolo nadvadeset idva.
U tom kolu, u tom kolu, lipa Mara igra.
Kakva Mara, kakva Mara medna asta una…
Le kolo tourne composé de vingt-deux personnes.
Dans la ronde balle la jolie Mara.
Quelle bouche de miel a Mara…
 

Un joli garçon, grand et maigre, défenseur des filles, l'interrompit:

–Omer, tu sais que chez nous, lorsqu'on ne sait pas le nom d'une fille ou qu'on ne veut pas la nommer, on l'appelle Mara. Dis pour quelle fille tu as crié, Otmika! afin qu'elle puisse se défendre.

Omer cria:

–Mara, la fille du vieux Tenso.

Mara passa sa jolie tête brune et peureuse entre ses défenseurs en disant:

–Omer, je ne te veux pas de mal. Tu as assez longtemps chanté sous mes fenêtres, en toute saison. Mais je n'ai jamais répondu. Tu sais de belles chansons, mais je ne veux pas me marier avec toi.

La troupe des danseurs de kolo cria:

–Adieu, Omer! et se mit alors en marche vers le village.

Les otmikari ne s'opposèrent pas à cette retraite. Mais les tziganes, sur la route, ayant commencé l'air des Litanies de Marco, les ravisseurs psalmodièrent pour insulte à la belle Mara, ce chant misogyne:

 
Marco, des femmes délivre-nous.
Marco, de ces vipères délivre-nous,
Marco, de ces putains délivre-nous,
Marco, de ces charognes délivre-nous,
Marco, de ces traîtresses délivre-nous…
 

Ensuite Omer se tourna rageur vers ses compagnons:

–Dire que j'étais si empressé auprès d'elle! L'année dernière, elle se laissait faire encore. Après le kolo, elle acceptait les gurabié mielleux, les tartes aux prunes, les alvé de froment, saindoux et miel que je lui apportais. Mais depuis, elle a été à la ville. Elle y a vu des Italiens, des Juifs, des Turcs, des Viennois, qui sait? et peut-être de ces Grecs que je déteste et que je ne peux voir sans leur montrer les cinq doigts de la main droite en disant: «Pendé!», ce qui est la plus grave injure qu'on leur puisse faire!

Un des Otmikari répondit:

–Si elle connaît la ville, elle ne sera pas facile à prendre. De plus, son père a aussi des idées de la ville. Il en est venu à mépriser les institutions séculaires de notre race et il sera dans le cas de se plaindre. L'otmika traditionnelle est sévèrement punie quand il y a plainte, et il ferait ramener sa fille chez lui par les gendarmes.

Les tziganes s'étaient approchés et tendaient leurs mains ouvertes. Ils étaient beaux, mais sales et sournois. Omer leur jeta quelques pièces. L'un d'eux dit en ricanant:

–Les jours les plus heureux pour l'homme sont celui où il se marie et celui où sa femme crève.

Une vieille tzigane à face desséchée avait tiré de sa poche une longue chevelure noire, coupée par surprise à quelque misérable gardeuse d'oies, endormie dans une prairie. Avec un vieux peigne cassé elle peignait cette chevelure triste comme une relique de morte, en marmonnant inintelligiblement. Elle releva la tête, et, regardant fixement Omer, elle lui dit en chevrotant:

–Pourquoi ne fais-tu pas l'otmika sur une fille d'un village voisin, comme cela se pratique ordinairement? Si tu veux, je t'en volerai une dont les cheveux seront plus beaux que ceux que je tiens.

Mais Omer répondit:

–Un héros ne vole pas, il ravit. Je veux Mara.

La vieille continua:

–Si tu me donnes bien de l'argent, je ravirai pour toi Mara. Car tu n'es pas rusé, mais je suis fine comme les aiguilles de sapin, moi.

Omer réfléchit, puis consentit le prix voulu par la vieille, lui donna des arrhes et s'en alla avec ses compagnons, tandis qu'en signe de joie pour l'aubaine, les tziganes, au son d'une guitare, dansaient la khaliandra, sautant et se battant les semelles sur les fesses, en se tenant d'une main par l'oreille et de l'autre par l'organe génital.

Le lendemain, Omer ne se montra pas dans le village. Il passa sa journée à coudre et à broder, accroupi à la turque. Dans les rues les gens parlaient de l'otmika et beaucoup désapprouvaient Omer d'avoir interrompu le kolo. Bandi, le marchand de cochons, annonçait qu'il ferait désormais dix lieues, quand il aurait besoin d'un tailleur, plutôt que d'avoir affaire à Omer. Le vieux et riche Tenso, veuf pour la seconde fois, avait paru un instant dans la rue et avait juré qu'Omer n'aurait pas sa fille, qu'elle ne quittait plus la maison et qu'il était décidé à recourir à la gendarmerie en cas de violence. Le soir, le vieux curé entra dans la maison de Tenso. Lorsqu'il en sortit, au bout d'une heure, ceux qui le virent assurèrent qu'il avait l'air fort agité, et qu'il avait répondu d'une voix brisée par les sanglots refoulés à ceux qui lui avaient parlé.

Le surlendemain, vers deux heures, le village était presque désert, comme il l'est toujours pendant l'après-midi. Le vieux Tenso, dans sa chambre, souffrait d'une rage aux dents. Mara, dans la cuisine, surveillait la cuisson du remède infaillible contre le mal de dents: des figues bouillies dans du lait. À ce moment, on frappa à la porte de la maison. Mara regarda par la fenêtre et vit une vieille tzigane qui cria:

Frajle! Frajle!1

Mara descendit ouvrir et la vieille lui dit:

–N'as-tu pas besoin de mes services, la belle!

–D'où viens-tu? demanda Mara.

–De Bohême, le pays merveilleux où l'on doit passer mais non séjourner, sous peine d'y demeurer envoûté, ensorcelé, incanté.

–Que sais-tu?

–J'enseigne à danser, chanter. Je sais jeter les sorts les plus insidieux. Je sais lire l'avenir dans la main, dans les cartes. Je sais coiffer, épiler, et même repuceler une nourrice.

Mara lui tendit la main gauche en disant:

–Regarde!

La vieille l'examina et répliqua:

–Tu te marieras sous peu.

Mara lui donna une pièce de monnaie, en disant:

–Va-t'en, vieille! Je sais danser, chanter. Nul n'a encore écarté mes jambes. Je me coiffe seule et je ne veux pas être épilée.

La vieille ricana:

Téremtété! J'ai épilé de belles musulmanes, dans l'Herzégovine, et des chrétiennes aussi. Le goût de la chair lisse se propage, ma fille, et les touffes de fenouil, aux endroits secrets d'un corps poli, répugnent à plus d'un homme, même parmi les chrétiens.

Mara tapa du pied et cria:

–Va-t'en!

Mais la vieille leva la main, et, d'un coup, défit la chevelure de Mara dont les nattes retombèrent:

–Vois-tu, la belle, tu ne sais pas te coiffer. Je vais te recoiffer pour rien. Tourne-toi.

Honteuse de son impatience, Mara se laissa faire docilement. La vieille tira une paire de ciseaux, mais, à ce moment, une main nerveuse la saisit à la gorge. La vieille poussa un cri en laissant tomber les ciseaux, qui firent un bruit métallique sur le pavé. Mara se retourna et vit d'un coup d'œil les ciseaux ouverts sur le sol et le curé serrant la tzigane à la gorge. Omer, à qui la vieille avait promis de retenir Mara à la porte, afin qu'il pût l'enlever, arrivait en courant. L'apercevant, Mara poussa un cri et referma violemment la porte, qu'elle verrouilla. Omer s'arrêta désespéré en murmurant:

 

–Trop tard!

À ce moment, une troupe de cochons déboucha à un tournant. Les bêtes flaireuses, aux petits yeux, aux jambes courtes, grognaient, gargouillaient, ronflaient, renâclaient, reniflaient. Derrière, le troupeau grouillant et rose sale, venait Bandi qui, armé d'un gourdin, dirigeait les cochons en se dandinant, et sifflotant. À la vue d'Omer, Bandi fit tournoyer son bâton en menaçant le tailleur. Mais le curé lui cria:

–Hé, Bandi! laisse Omer, j'en fais mon affaire. Occupe-toi de cette vieille qui voulait voler la chevelure de Mara.

Le curé se dirigea vers Omer, qu'il saisit par l'oreille et entraîna. De l'autre côté, la vieille courait: les cochons la suivaient de près, en trottant plus vite, en frétillant et en remuant leur queue tortillée. Bandi en quelques sauts la rattrapa, et lui administra une volée qui, bien que rudement appliquée, ne retarda pas la fuite de la tzigane. En courant, elle poussait des hurlements, criait des malédictions et vomissait des jurons immondes…

Le curé tira Omer par l'oreille jusque devant le presbytère. Là, il le lâcha enfin et parla:

–Omer, tu es le scandale de ce village. Tu veux enlever une fille qui ne veut pas de toi. Séduire une fille est une mauvaise action, mon fils!

Omer se récria:

–Je ne veux pas la séduire, je veux l'épouser. Qu'importe qu'elle ne me veuille pas? L'homme doit-il s'embarrasser des volontés des femmes qui pleurent quand elles veulent et rient quand elles peuvent?

Le curé l'écouta d'un air attendri:

–Ainsi, c'est différent. Omer, mon enfant, tes intentions sont donc pures… L'as-tu demandée à son père?

–Oui! cria Omer, Tenso a juré que je n'aurais pas sa fille. Mais je veux épouser Mara. D'ailleurs vous savez tout. Vous êtes resté plus d'une heure, hier, dans sa maison.

–Oui! répliqua le curé, je sais tout ce qui s'est passé avant. Mais j'avais pensé, comme croit Tenso, du reste, que, ne pouvant avoir Mara pour épouse, tu voulais l'enlever pour la déshonorer et l'abandonner.

–Le vieux Tenso mépriserait-il assez nos coutumes, dit d'une-voix sombre Omer, pour me refuser sa fille au cas où, l'otmika ayant réussi, j'aurais enlevé Mara?

–Hélas! dit tristement le curé. Hélas! mais toi, Omer, méprises-tu assez les divertissements de notre race, pour venir interrompre le kolo, la danse nationale et crier: Otmika! pendant les rondes?

–Je croyais que les prêtres considéraient la danse comme mauvaise.

–Quoi?… Il en est, c'est vrai, qui croient que la danse est l'œuvre de Satan. Moi, je suis de l'avis du curé Spangenberg qui, en 1547, prêcha que la danse est bonne, car on dansa aux noces de Cana, et Jésus y dansa peut-être aussi. Mais toi, Omer, qu'as-tu fait! N'ayant pas réussi l'enlèvement pendant la danse, qu'as-tu imaginé, Omer! Car j'ai tout deviné. Tu as pris pour complice une possédée, un être infâme, une receleuse de démons, une tzigane voleuse de chevelures.

–Le diable couche avec! dit Omer, elle m'a induit en lâcheté. Mais aussi, comment avoir Mara maintenant? Elle ne sortira plus, sinon accompagnée pour aller à la messe. Le vieux Tenso, dit-on, veut aller habiter en ville. Je suis forcé de recourir à la ruse.

Le curé réfléchit:

–Non, il n'y a rien à faire du côté du vieux Tenso. Mara veut se marier à la ville. Mon pauvre Omer, renonce à l'otmika, désaime Mara. Marie-toi avec une autre.

–Jamais! Je veux Mara!

À ce moment des enfants qui passaient vinrent baiser les mains du curé. Quand ils s'en furent allés, il sourit:

–Omer! la place de Mara à l'église est à gauche près de la petite porte.

Omer tressaillit:

–Mais… le péché… un rapt dans l'église… pendant la messe…

–À ta place, Omer, je commettrais ce péché. Sois héroïque, mais demande pardon à Dieu, avant et après. Moi, je t'absoudrai quand tu viendras te confesser.

Omer parut hésiter:

–Mais… les gendarmes.

–Sois héroïque, Omer, le ciel ne t'abandonnera pas. Moi, je te bénis.

Il le bénit en souriant et disparut derrière la porte du presbytère. Omer fixa un instant le sol, se gratta la tête, fit un grand signe de croix et revint dans son atelier. Le soir tombait. Plus tôt que de coutume, il alluma la lampe. Il tira des ballots d'étoffes et coupa deux vêtements, l'un d'homme, l'autre de femme. Puis, avant de s'accroupir pour coudre, il se signa et murmura:

–Notre Père, qui êtes aux Cieux, que votre règne arrive, que l'otmika réussisse…

Le dimanche suivant fut un beau jour sans nuages. Sur la place de l'église s'était installé un de ces hommes qui promènent des phonographes de village en village. Il avait placé, pour donner l'exemple, deux des tubes de son appareil à ses oreilles, et invitait les passants à en faire autant, moyennant dix kreutzer. Des enfants, rangés autour, le regardaient. Des hommes, groupés plus loin, parlaient de la partie de quilles de la veille. Quelques femmes babillaient en tricotant. L'une d'elles, vieille, édentée, qu'on appelait Croix de Hongrie parce qu'elle était penchée comme la croix qui termine la couronne figurée sur les monnaies hongroises, déclara:

–Omer aura Mara, allez! qu'un homme vienne à aimer une femme, il n'y a rien à faire; il l'aura, et il faudra qu'elle l'aime.

À ce moment, la cloche sonna pour la messe, et, sur la place, parut Mara donnant le bras au vieux Tenso. Près d'eux marchaient Bandi, le meneur de porcs, fier et digne, et le joli garçon qui avait interpellé Omer sur le pré. Ils entrèrent dans l'église qui s'emplit bientôt de tous les habitants du village, endimanchés. Selon la coutume, les hommes se placèrent d'un côté de la nef, les femmes de l'autre. Omer était venu aussi avec ses compagnons. Mara l'aperçut au fond de l'église et remarqua qu'il était richement vêtu. Puis, elle le vit sortir avec ses amis. L'office commença.

À l'évangile, tout le monde se dressa. Tout à coup, la petite porte près de laquelle était placée Mara s'ouvrit pour laisser passer Omer qui saisit la jeune fille à bras-le-corps, la souleva et s'enfuit en un clin d'œil. Les femmes poussèrent des cris et se sauvèrent du côté des hommes où des jurons tonnaient formidablement. Le vieux Tenso, plusieurs jeunes gens, dont Bandi, se précipitèrent vers la sortie pour rattraper les ravisseurs. Mais le vieux prêtre, à l'autel, s'était tourné. Il cria:

–Arrêtez-vous, païens! arrêtez-vous.

À la voix de leur pasteur, les hommes s'arrêtèrent, interdits. Seul, le vieux Tenso sortit. Le prêtre continua:

–Quoi! païens! voudriez-vous manquer la messe parce qu'un garçon enlève une fille qu'il veut épouser?

Il y eut des murmures. Le prêtre reprit plus fort:

–L'otmika n'est-elle pas une de nos coutumes?

Il y eut alors des exclamations approbatives, et tous reprirent leurs places tandis que le vieux prêtre parlait:

–Ferez-vous votre salut en poursuivant les otmikari, ou en assistant à la messe? Omer et ses amis manquent la messe, c'est affaire à leur âme. Mais, vous autres, voudriez-vous que votre pasteur n'achève la cérémonie que devant des femmes? Pécheurs, Satan a trouvé cette nouvelle ruse pour vous induire en péché mortel! Je ne ferai pas d'autre sermon aujourd'hui. Ayez confiance en Dieu et repentez-vous. C'est la grâce que je vous souhaite.

–Amen! répondit d'une voix cassée la vieille Croix de Hongrie.

Le prêtre se tourna et dans un silence édifiant reprit la lecture de l'évangile. Le vieux Tenso rentra bientôt en gémissant. Des rires étouffés du côté des femmes accueillirent son retour.

Après la messe, les groupes se reformèrent sur la place. La vieille Croix de Hongrie parlait en faveur d'Omer, disant que l'otmika était un fait accompli, qu'il fallait que Tenso se résignât. Les filles disaient qu'Omer était un héros. Les garçons l'enviaient en constatant que Mara était une bien belle fille. Bandi et d'autres jeunes gens étaient partis pour chercher la retraite des otmikari.

Le vieux Tenso, la messe finie, s'était dirigé vers la sacristie. Le curé se dévêtissait des habits sacerdotaux. Il rit en voyant entrer Tenso. Le paysan, d'un air finaud, lui dit:

–C'est vous, notre pasteur, qui avez donné cette idée à Omer. Je sais bien. Vous êtes pour les vieilles idées. Mais les idées pour lesquelles je suis ont les gendarmes pour elles, et Mara me reviendra, morte ou vive.

Le curé sourit:

–Tu as tort, Tenso. Tu as eu ta première femme, celle avec qui tu seras au ciel—si tu y vas—par l'otmika.

–Dieu ait son âme, interrompit Tenso, j'ai mal agi.

–Bien, répondit le curé, mais tu sais qu'au pouvoir d'un garçon, une fille ne reste pas intacte. Que feras-tu de ta fille enceinte? Personne ne voudra l'épouser, et c'est aussi une idée de la ville. Et l'enfant qui viendra, qu'en feras-tu? Et puis, Mara ne déteste pas Omer, comme elle le prétend. Elle m'a dit, au contraire, qu'il lui plaisait, mais qu'elle préférait se marier à la ville pour devenir une dame. Demain, Mara sera folle d'Omer. Ce ne sera pas elle qui refusera de se marier avec lui. Tu es riche, marie les jeunes gens, puis achète-leur un bon commerce à la ville. Ainsi Mara pourra devenir une dame et ses vœux seront comblés. Mais, sur ton âme, souviens-toi de ta jeunesse. Respecte l'otmika, le rapt sacré de notre race.

Le vieux Tenso hésita, toussota, et, finalement, éclata en sanglots, gémissant en phrases brisées:

–Ah! oui… l'otmika… l'otmika… Ma première femme, ma Njera… la mère de Mara… Ma Njera qui sera ma compagne au ciel… j'espère… Oui, il faut les marier… ce sera une belle noce…

Et le curé accompagna Tenso jusqu'au portail de l'église en disant:

–Oui, ce sera une belle noce! Les vêtements sont déjà prêts. Tu seras heureux, ensuite, vieux Tenso, d'avoir marié ta fille à un homme de ta race. Après, tu pourras t'endormir doucement dans la paix du Seigneur, et tes petits-enfants, de ta race, eux aussi, viendront prier sur ta tombe plantée de romarin.

Sur la place, des tziganes étaient venus, jouant de la guitare. Les filles et les garçons dansaient le kolo, et la vieille Croix de Hongrie ballait avec eux.

Ils chantaient:

 
Il faut les marier, il faut les marier,
Car après l'otmika la fille est enceinte.
Il faut les marier, Tenso, ou la tuer…
 

Le vieux Tenso regarda un instant le kolo, puis, délibérément, il prit part à la ronde. Et il faisait sauter sa croupe nerveusement, en chantant:

 
Il faut les marier…
 

QUE VLO-VE?

La guitare de Que vlo-ve? était un peu du vent qui gémit toujours dans les Ardennes de Belgique…

Que vlo-ve? était la divinité de cette forêt où erra Geneviève de Brabant, depuis les bords de la Meuse jusqu'au Rhin, par l'Eifel volcanique aux mers mortes que sont les mares de Daun, l'Eifel où jaillit la source de Saint-Apollinaire, et où le lac de Maria Laach est un crachat de la Vierge…

Les yeux de Que vlo-ve? clignotants et chassieux, à chair des paupières rouge de jambon cru, larmoyaient sans cesse et les larmes lui brûlaient les lèvres comme l'eau des fontaines acides qui abondent dans les Ardennes.

Il était le compère des sangliers, le cousin des lièvres, des écureuils, et la vie secouait son âme comme le vent d'est secoue les grappes orangées aux sorbiers des oiseaux…

Que vlo-ve? c'est-à-dire: Que voulez-vous? wallon wallonant de Wallonie était né prussien à Mont, lieu appelé Berg en allemand et situé près de Malmédy sur le chemin qui mène dans ces dangereuses tourbières appelées Hautes-Fanges ou Hautes-Fagnes, ou plus justement Hohe-Venn, puisqu'on est en Prusse déjà, comme l'attestent des poteaux noir et blanc, sable et argent, couleur de nuit, couleur de jour, sur toutes les routes.

Que vlo-ve? préférait son sobriquet à son nom: Poppon Remacle Lehez. Mais si on le saluait de son surnom: Li bai valet (le beau garçon), il faisait résonner l'âme de sa guitare et tapait sur le ventre de son interlocuteur en disant:

–Il sonne creux comme ma guitare, il jase la soif, il n'a plus de péket à pisser.

On se prenait par le bras et sans se tutoyer, car on ne se tutoye jamais en wallon, on allait, nom de Dieu! boire du péket qui est de la plus vulgaire eau-de-vie de grains, à laquelle, en parlant français, on donne par euphémisme le nom de genièvre.

 

Et c'eût été bien extraordinaire que dans un coin de l'auberge on ne découvrît pas Guyame le poète, qui avait le don d'ubiquité, car on le voyait chez tous les débitants de bière et de péket, entre Stavelot et Malmédy. Et combien de fois était-il arrivé que des gars s'étaient battus, parce que l'un disait:

–J'ai bu hier avec Guyame à la station, il était telle heure.

–Menteur, disait un autre, à la même heure, Guyame était avec nous à l'estaminet du Bonnet à poil, et il y avait là le percepteur des postes et le receveur des contributions.

Et, de fil en aiguille, les gars finissaient par se flanquer des beignes en l'honneur du poète.

Guyame était phtisique et logeait à l'hospice, à Stavelot. Comme on lui donnait partout à boire gratis, Guyame allait boire partout. Et, dès qu'il avait bu, il en contait des contes bleus, des histoires de brigands, de l'autre monde ou à dormir debout! Il en déclamait des vers contre la famille protestante de la place de l'Église, contre le bossu de Francorchamps, et contre la fille rousse de Trois-Ponts, qui allait toujours en automne ramasser les champignons! Pouah! les champignons donnent la crève aux vaches, et elle en bouffait, la roussotte, sans mourir! Ah! la sorcière!… Mais il chantait aussi la gloire des airelles, des myrtilles et le bien que font aux tripes humaines du lait et des myrtilles, c'est-à-dire le tchatcha archidivin, ambroisiaque. Il faisait souvent des vers pour les servantes qui pèlent les krompires, les bonnes pommes de terre, les magna bona

Ce jour-là, Que vlo-ve? sur la route bordée d'arbres forts et tors, battait le briquet pour allumer sa pipe…

Quatre gars passèrent. C'étaient: Hinri de Vielsalm; Prosper le journalier, qui avait été trimardeur et avait travaillé aussi près de Paris dans les raffineries, il habitait à Stavelot présentement; Gaspard Tassin le chasseur, braconnier de Wanne: son feutre s'ornait d'une aile d'épervier et il fumait une puante bouffarde de bois de genévrier; enfin Thomas le babo, c'est-à-dire le coyon, ouvrier tanneur de Malmédy. Sa femme était assez jolie, ce qui était cause qu'elle couchait avec toutes sortes de gens, bourgeois et ouvriers, tandis qu'il engrossait, quand il pouvait, des ouvrières de fabrique ou des servantes allemandes, qui, disait-il, aimaient aller schlôf avec lui, parce qu'il était expert comme pas un à faire pimpam dur et longtemps.

Après avoir allumé sa pipe, Que vlo-ve? courut après eux et cria:

Bonjou, tertous!

Ils se retournèrent:

Bonjou bai' valet!

Que vlo-ve? les regarda joyeusement en prononçant son éternelle question, cause de son sobriquet:

Que vlo-ve? Nom di Dio! Oyez ma guitare. L'entendez-vous?

Il tapa deux coups dessus. Elle résonna.

–Elle sonne plus creux qu'un pet du diable. Nom de Dieu! Je fais le pari qu'on va boire du péket chez la Chancesse, ici près!… Oyez-ve!

Et ayant accordé sa guitare, il attaqua la Brabançonne. Mais on cria:

–Taisez-vous!

Alors il commença la Marseillaise, puis après le premier couplet il cria:

Nom di Dio!

Et entonna:

 
Isch bin aïn Preusse…
 

Mais le babo répéta:

–Taisez-vous, vous êtes un Prussien qui ne sait pas l'allemand… Taisez-vous!… je veux aller schlôf avec la Chancesse.

Et les gars chantèrent en chœur:

 
«… Et s'il en reste un bout ce s'ra pour la servante,
S'il en rest' pas du tout elle se tapera su'l'ventre!
Et zon zon zon Lisette, ma Lisette
Et zon zon zon Lisette, ma Lison.»
 

On entra chez la Chancesse. Elle disait son chapelet, assise, les jambes écartées. Ses tétons, sous la camisole, semblaient dégringoler comme une avalanche.

Dans un coin, Guyame le poète parlait tout seul devant son verre de péket. En entrant, les gars saluèrent:

Bonjou vos deusses!

Guyame et la Chancesse répondirent:

Bonjou tertous!

Elle porta des verres et servit le péket tandis qu'on chantait:

 
J'entends le cul du verre…
 

Guyame s'approcha:

–Que vlo-ve? dit le guitariste en rallumant sa pipe.

Guyame versa du péket dans un verre qu'il avait apporté. Il but, fit claquer sa langue, puis lâcha un pet en disant à Prosper:

–Essaye de l'attraper, toi qui as été Parisien.

Et comme c'était le coucher du soleil, un long troupeau de vaches, mené par une petite fille aux pieds nus, passa lentement et longtemps devant l'auberge.

Il faut maintenant prendre son courage à deux mains, car voici l'instant difficile. Il s'agit de dire la gloire et la beauté du gueux déguenillé Que vlo-ve? et du poète Guillaume Wirin, dont les guenilles couvraient aussi un bon gueux gueusant. Allons d'ahan!… Apollon! mon Patron, tu t'essouffles, va-t'en! Fais venir cet autre; Hermès le voleur, digne plus que toi de chanter la mort du Wallon Que vlo-ve? sur laquelle se lamentent tous les elfes de l'Ambléve. Qu'il vienne, voleur subtil, aux pieds ailés,

 
Hermès, dieu de la lyre et voleur de troupeaux,
 

qu'il jette sur Que vlo-ve? et sur la Chancesse toutes les mouches ganiques que l'on croit, au nord, tourmenter certaines vies comme une fatalité. Qu'il amène avec soi mon second Patron, en mitre et pluvial, l'évêque saint Apollinaire. Ce dernier voilera le calvaire de bois peint qui pâtit au carrefour;

 
Et des santons venus des bergeries qu'attristent
Des bêlements et des yeux doux d'agneaux mignons
Mèneront chaque soir vers la croix de ce Christ
Un long troupeau lyrique avec un crâmignon.
 

La nuit était venue. La Chancesse disait toujours le chapelet. Sur la table, près des bouteilles vides ou pleines de péket, une lampe à pétrole brasillait et fumait. Que vlo-ve? avait tiré du pain et du fromage de tête de cochon. Il mangeait lentement en écoutant jaser ses compagnons, et aussi bouillir l'eau pour le café de la Chancesse.

Guyame raconta l'histoire de Poncin et de ses quatre frères, ce qui signifie le pouce et les quatre autres doigts. Poncin dans l'histoire rossait toujours Longuedame qui est le majeur. Guyame se leva et alla pisser à la porte. En revenant, il dit:

–Je voudrais être dans les fagnes derrière la baraque Michel, je serais assis dans les bruyères et les airelles, et plus heureux que saint Remâcle en sa châsse, nom di Dio! Il y en a-t-il des boules d'or au ciel clair de ce soir! nom di Dio di nom di Dio, le ciel est plein de couilles lumineuses qu'on appelle astres, planètes, étoiles, lunes.

Il but du péket et le babo dit:

–La femme du mayeur m'a dit que j'étais comme la lune. Mais, nom di Dio, Guyame, j'ai trois couilles et la lune n'en est qu'une. Paraît!

Babo! n'jasez nin comme ça, v's estez la lune malgré vos trois couilles, nom di Dio!… Vous n'avez jamais parlé avec une chaise. Paraît?… Nona!… Eh bien! Demandez voire à une chaise: Qu'est-ce un homme?—C'est un cul, paraît! dist-elle. Demandez à un banc: Qu'est-ce une femme?—C'est un cul, paraît! dist-il. Demandez à l'escabeau et à l'escabelle: Qu'est-ce un valet et une bacelle? Ce sont deux culs, paraît! disent-ils. Demandez au fauteuil du curé: Qu'est-ce le curé? Qu'est-ce sa servante? Qu'est-ce la nièce du curé, la crapaute du fils Rawaye-Jonceux? Avec le dernier ça fait quatre culs, dist-il, ou huit fesses, paraît! Ha! ha! nom di Dio. V' n'en savez nin comme ça, vous qu'avez trois couilles. Il en faut plus que ça pour atteindre le quorum et ressembler au ciel. Allons, un peu de guitare, là, nom di Dio!… Que vlo-ve?…

 
Nost'ogne avi li qwat pis blancs
Et les oreyes à l'advinant.
Et l'trou di cou tot neur
Tot neur comme du tcherbon.
 

—Taisez vous! dit le babo, je veux aller schlôf avec la Chancesse.

Nom di Dio! cria Que vlo-ve?, vous le babo, vous n'avez même pas de censes pour payer votre péket, vous irez schlôf à Mâmdi ou à Stavleu. Allons, vite! Vous allez boire on vère sol hawai. Faites claquer vosse lainwe, et puis allez-vous en!

Le babo but le verre de péket, fit claquer sa langue, puis:

–Venez un peu, Que vlo ve? Je veux v'grusiner one saquoué.

Que vlo-ve? fit sa question:

–Que vlo-ve?

Puis il prit son couteau et jeta sa guitare sur ses lombes.

Ensuite il s'approcha du babo.

Guyame divaguait:

–De jolies petites vieilles dansent la maclotte dans un jardin de tournesols, les beaux soleils! Que vlo-ve? m'coye binamèye, ne vous battez pas. Le babo vous étranglera comme la rampioule étrangle les arbres…

Prenez garde à vous, Que vlo-ve? Il va vous fout' un coup su l' tiesse.

 
Dansons la Crâmagnole
Vive le son, Vive le son…
 

Voilà le plus beau des crâmignons.

Le babo et Que vlo-ve? se dévisageaient, se défiaient, armés chacun d'un couteau. Et à ce moment la Chancesse était plus belle qu'Hélène qui n'était d'ailleurs pas plus jeune qu'elle quand Pâris l'enleva.

La Chancesse avait remis son chapelet dans sa poche et regardait les combattants en grusinant:

Nom di Dio! one parteye di toupet!

Prosper lui cria:

C'estait vo, la crapaute!

Puis il se leva et, suivi de ses deux compagnons, il sortit en chantant:

 
«S'il n'en reste pas du tout elle se tapera sur le ventre
Depuis l' 1er janvier jusqu'au 31 décembre
Et zon zon zon…»
 

Que vlo-ve? et le babo se défiaient, les yeux dans les yeux:

1Mademoiselle.