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L'hérésiarque et Cie

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–Que vlo-ve? j'irai schlôf avec la Chancesse!

–Le babo! La garce est pour les garçons, Mareye, vosse femme est une garce.

–Que vlo-ve? Vous n'savez nin la couleur de son cul.

Babo! vous n'coucherez maïe avec la Chancesse et vosse femme a la vérole.

Et Que vlo-ve? s'élança sur le babo. Ils s'étreignirent et se donnaient des coups de couteau. Leur sang coulait. La Chancesse pleurait en criant:

Qué n'affaire!

Et Guyame chantait lentement:

–Je regarde ceci qui peut servir de miroir à l'amour. Belle Chancesse qui faites se battre dans votre débit un héros à trois couilles et un musicien insigne, Que vlo-ve? Li bai valet errant!… Belle Chancesse, c'est moi je crois, qui irai au schlôf avec vous! Préparez, car j'ai faim, une bonne fricassée que je veux magni avec vous, la belle!… Honneur aux héros, dont le sang tombe comme la cascade de Coo. Écoutez! écoutez! oyez-ve!… Les elfes sortent de l'Amblève… L'un pleure parce qu'il a brisé ses petits souliers de verre… Écoutez! écoutez!… Le vent bruit dans les aunes… Belle Chancesse, si les autres se battent, on va baller. Ah! pauv' babo, je vois que c'est vos qu'estés o labrint.

Que vlo-ve? et le babo continuaient à se tirer des pintes de sang en l'honneur de la Chancesse qui dansait maintenant la maclotte vis-à-vis de Guyame, tandis que la bouilloire chantait plus fort. Le babo faiblissait. Que vlo-ve? lui avait fait sauter ses boutons de culotte et, comme elle était tombée, le cul s'étalait cauteleux, contourné, piteux comme deux quartiers de lune. Bientôt, à cause d'un coup habile porté par Que vlo-ve? sa raie culière naturellement sombre, d'un brun verdâtre et velue, s'ensanglanta et à cette aurore, le babo se mit à gémir. Il criait:

–Nenni, je ne ferai pas pim-pam avec la Chancesse. Ah! Que vlo-ve? voilà que j'ai mal aux couilles!

Et Que vlo-ve? s'acharnait.

–Ah! v's avez trois couilles! Friand! Ah! Galant!

Et il lui donna un tel coup de pied dans le ventre que le babo tomba sur son derrière ensanglanté, on eût dit, à cause des menstrues; tandis que Guyame et la Chancesse cessaient leur maclotte.

Mais voici l'instant superbe!…

Que vlo-ve? ivre de sang se rua sur le babo et de son couteau lui laboura la poitrine. Le babo râlait doucement:

Nom di Dio! Nom di Dio! Nom di Dio!

Ses yeux se renversèrent. Que vlo-ve? se redressa en tenant la main du babo. De son couteau il se mit à couper le bras à la jointure. Le babo cria:

–Aïe! Aïe! vo direz-ve à ma Mareye que je lui envoie on betch d'amour.

Mais la Chancesse cria:

–V'estez cocu! tandis que le babo faisait un dernier soubresaut et mourait comme un poisson près du pêcheur.

Que vlo ve? continuait à couper… Le bras se détacha enfin. Que vlo-ve? poussa un cri de satisfaction et de sauvagerie. Comme son veston roussi de vieillesse et taché de sang avait une pochette sur la poitrine, Que vlo-ve? y enfonça le bras dont la main pendait comme une belle fleur…

La lampe brasillait et fumait… Sur le feu, l'eau était en colère, elle nasillait, ronflait, ronchonnait. Que vlo-ve? affalé sur un banc, caressait sa guitare. Guyame dit:

–Que vlo-ve? m'coye binameye, arveye! Je vous aiderai toujours. Fuyez cette nuit, car les gendarmes vous prendraient demain. Moi, je rentre à l'hospice, et je serai grondé parce que j'arriverai en retard.

Il s'en alla doucement et ses pas résonnèrent longtemps sur la route…

Que vlo-ve? et la Chancesse regardaient le corps. L'eau bouillait. Tout à coup Que vlo-ve? se leva et chanta:

 
«… Arveye!
Rabrassons-nous pour nous qwitter,
Puisque, c'est houye li dléreine fèye
Et voss' mohonne qui ji vins hanter.
 

N'jasez nin comme ça, dit la Chancesse, j' v's ainme, bai valet.

Elle s'approcha de Que vlo-ve? Le cadavre les séparait. Ils s'embrassèrent. Mais le bras du mort étant remonté dans la pochette, droit et pareil à une tige florie de cinq pétales, se trouva entre eux.

Dans la triste lumière, ils embrassèrent la main morte, et, comme la paume était tournée du côté de la Chancesse, les ongles du babo la chatouillèrent au visage. Elle frissonna:

–Ah! douceur de miséricorde!

Et Que vlo-ve? cria:

Nom di Dio! nom di Dio!

Sur le feu, l'eau murmurait la prière des morts. Que vlo-ve? continuait:

Nom di Dio! il est mort.

La Chancesse ajouta:

–Le sang coule jusqu'à la porte.

–Il fuit sous la porte, remarqua Que vlo-ve? En descendant, il ira jusqu'à la caserne des carabiniers, et, ceux-ci, en remontant le long de la coulure, arriveront jusqu'au babo. Nom di Dio! nom di Dio! arveye la Chancesse!

Ayant ouvert brusquement la porte il se mit à courir sur la route.

Sa guitare voletait près de lui comme un faucon privé, lui-même bondissait comme un crapaud, et le vent d'est dans la nuit claire battait des ailes comme mille compagnies de perdreaux. Les sorbiers des oiseaux, au bord du chemin, poussaient leurs branches au sud, désespérément. La Chancesse sur la porte cria longtemps:

–Que vlo-ve? li bai valet! Que vlo-ve? Que vlo-ve?

Mais Que vlo-ve? marchait maintenant sur la route. Il prit sa guitare et gratta son chant de mort. En marchant et jouant, il regardait les étoiles habituelles, dont les lueurs versicolores palpitaient. Il songea:

–Je les connais toutes de vue, mais nom di Dio! Je vais subitement les connaître chacune en particulier, nom di Dio!

Or, l'Amblève était proche et coulait froide, entre les aunes qui l'emmantellent. Les elfes faisaient craquer leurs petits souliers de verre sur les perles qui couvrent le lit de la rivière. Le vent perpétuait maintenant les sons tristes de la guitare. Les voix des Elfes traversaient l'eau, et Que vlo-ve? du bord les entendait jaser:

–Mnieu, mnieu, mnieu.

Puis il descendit dans la rivière, et, comme elle était froide, il eut peur de mourir. Heureusement les voix des Elfes se rapprochaient:

–Mnié, mnié, mnié.

Puis, nom di Dio! dans la rivière il oublia brusquement tout ce qu'il savait, et connut que l'Amblève communique souterrainement avec le Lethé, puisque ses eaux font perdre connaissance. Nom di Dio! Mais les elfes jasaient si joliment maintenant, de plus en plus près:

–Mniè, mniè, mniè…

Et partout, à la ronde, les Elfes des pouhons, ou fontaines qui bouillonnent dans la forêt, leur répondaient…

LA ROSE DE HILDESHEIMOU LES TRÉSORS DES ROIS MAGES

Il y avait, à la fin du siècle dernier, à Hildesheim, pris de Hanovre, une fille qui s'appelait Ilse. Ses cheveux, d'un blond pâle, avaient des reflets un peu dorés et donnaient l'impression d'un clair de lune. Son corps se dressait înel et svelte. Son visage était clair, avenant et rieur, avec une fossette adorable au menton grasset, et des yeux gris qui, sans être fort beaux, seyaient à sa figure et remuaient sans cesse comme des oiseaux. Sa grâce était incomparable. Elle était fort mauvaise ménagère, comme la plupart des Allemandes, et cousait très mal. Les travaux domestiques terminés, elle se mettait au piano et chantait qu'on eût dit d'une sirène, ou bien lisait et semblait, en ce cas, une poétesse.

Quand elle parlait, l'allemand, qui est appelé la langue des chevaux, devenait plus doux que l'italien, qui est la langue des dames. Et parce qu'elle avait l'accent hanovrien, où les S n'ont jamais le son du Ch, son parler était réellement charmeur.

Son père, ayant été autrefois à l'Amérique, y avait épousé une Anglaise, puis, après des ans, était revenu au pays natal habiter la maison paternelle.

C'est une des plus jolies petites villes du monde que Hildesheim. Avec ses maisons peintes, de forme étrange, aux toits démesurés, elle semble sortir d'un conte de fées. Quel voyageur pourrait oublier le spectacle de sa place de l'Hôtel-de-Ville, qui est d'un pittoresque fait pour encadrer du lyrique?

La demeure des parents d'Ilse, comme presque toutes les maisons de Hildesheim, était très haute. Sa toiture, presque verticale, était plus élevée que toute la façade. Ses fenêtres sans volets s'ouvraient en dehors. Elles étaient nombreuses et il n'y avait entre elles que peu d'espace. Sur les portes et les poutres étaient sculptées des figures pieuses ou grimaçantes, commentées par d'anciens vers allemands ou des inscriptions latines. On voyait: les Trois Vertus Théologales, et les Quatre Vertus Cardinales, les Péchés Capitaux, les Quatre Évangélistes, les Apôtres, saint Martin donnant son manteau au mendiant, sainte Catherine et sa roue, des cigognes, des écussons. Le tout peint de bleu, de rouge, de vert et de jaune. Les étages, avançant l'un au-dessus de l'autre, lui donnaient l'air d'un escalier renversé. C'était une maison multicolore et plaisante.

Ilse était venue toute petite dans cette demeure et y avait grandi. Dès qu'elle eut dix-huit ans, le renom de sa beauté alla jusqu'à Hanovre et, de là, à Berlin. Ceux qui venaient visiter la jolie ville de Hildesheim, son rosier millénaire et les trésors de sa cathédrale, ne manquaient pas de venir admirer celle qu'on surnommait la Rose de Hildesheim. Elle fut maintes fois demandée en mariage, mais, invariablement, elle répondait, yeux baissés, à son père qui lui faisait valoir les avantages du dernier prétendant, qu'elle voulait encore rester fille pour jouir de sa jeunesse. Le père disait:

–Tu as tort, mais fais comme tu voudras.

Et le prétendant était oublié.

Lorsqu'Ilse revenait de promenade, toutes les figures découpées sur la maison souriaient en lui souhaitant la bienvenue. Les Péchés lui criaient en chœur:

 

–Regarde-nous, Ilse. Nous figurons les Sept Péchés Capitaux, c'est vrai. Mais ceux qui nous ont découpés et peints n'avaient eux-mêmes pas assez de malice pour que nous devinssions des péchés mortels. Regarde-nous. Nous sommes sept péchés véniels, sept peccadilles. Nous n'essayons pas de te tenter. Au contraire. Nous sommes si laids!

Les Vertus Théologales et Mondaines, se tenant par la main, comme pour baller en rond, chantaient:

Ringel, Ringel, Reihe. À nous sept nous figurons ta vertu. Regarde-nous, souris-nous. Aucune de nous n'est si belle que toi! Ringel, Ringel, Reihe.

Or, Ilse avait un cousin qui étudiait à Heidelberg. Il s'appelait Egon. Il était grand, blond, large d'épaules et rêveur. Les jeunes gens se virent à Dresde pendant des vacances et s'aimèrent. Ils se le dirent devant le tableau de Raphaël, l'admirable Madone Sixtine, dont Ilse avait un peu les traits d'angélique douceur.

Egon demanda la main d'Ilse, mais, naturellement, le père exigea fortune et position. Et, retourné à Heidelberg, pendant les loisirs que lui laissaient ses études et les duels de la Hirschgasse, le jeune homme s'en allait du côté du château, dans l'Allée des Philosophes, rêver aux moyens de conquérir la fortune qui devait lui donner sa cousine.

Un dimanche de janvier, comme il était allé au sermon, le pasteur parla des sages d'Orient qui vinrent visiter Jésus dans sa crèche. Il cita le verset de l'Évangile de saint Mathieu, où il n'est rien dit quant au nombre et quant à la condition des pieux personnages qui portèrent à Jésus l'or, l'encens, la myrrhe.

Les jours suivants, Egon ne put s'empêcher de penser à ces sages d'Orient, que, bien que protestant, il se figurait, selon la légende catholique, couronnés et au nombre de trois: Gaspard, Balthasar et Melchior. Les Rois Mages, le nègre au milieu, défilaient devant lui. Il se les figura portant tous trois de l'or. Quelques jours plus tard, il ne les vit plus que sous les traits et le costume de nécromants alchimistes transmuant tout en or sur leur passage.

Toute cette fantasmagorie ne lui était suscitée que parce qu'il aimait l'or qui lui permettrait d'épouser sa cousine. Il en perdit le boire et le manger, comme si, nouveau Midas, il n'eût plus eu pour aliments que les lingots transmués par les astrologues, dont la cathédrale de Cologne s'honore de posséder les ossements.

Il fouilla les bibliothèques, lisant tout ce où il était question des Trois Rois Mages: le vénérable Bède, les légendes anciennes et tous les auteurs modernes qui ont discuté l'authenticité des Évangiles. Puis, en marchant, il roulait des pensées dorées:

–Quelle valeur inestimable doit avoir ce trésor d'or fin! Il n'est écrit nulle part que ce trésor ait été distribué, employé, dépensé, dérobé ou trouvé…

Enfin, un soir, il s'avoua qu'il voulait le trésor des Rois Mages. Outre le bonheur amoureux, cette trouvaille lui donnerait une gloire incontestable.

Ses allures bizarres intriguèrent bientôt les professeurs et les étudiants de Heidelberg. Ceux qui ne faisaient pas partie du même corps que lui n'hésitaient pas à dire qu'il était fou.

Ceux de son association le défendirent, si bien qu'il fut cause d'une série interminable de duels, dont on parle encore aux bords du Neckar. Puis, les anecdotes coururent à son sujet. Un étudiant l'avait suivi au cours d'une de ses promenades dans la campagne. Il raconta qu'Egon s'était approché d'un bœuf et lui avait parlé:

–Je cherche un chérubin. Les analogies m'émeuvent. Je trouve un bœuf. Les chérubins, c'est vrai, sont des bœufs ailés. Mais, dis-moi, beau bœuf qui pâtures… Il se peut que ta bonhomie détienne une part de la science de ces animaux qui font partie d'une des plus nobles hiérarchies célestes. Dis-moi, ne s'est-elle point perpétuée dans ta race, la tradition de Noël? Ne t'honores-tu pas qu'un des tiens ait réchauffé de son souffle l'enfant dans sa crèche? Et, en ce cas, peut-être sais-tu, noble animal créé à l'image des chérubins, sais-tu où est l'or des Rois Mages? Je cherche ce trésor qui me fera riche d'une fortune sacrée. Ô bœuf, mon seul espoir, réponds! J'ai interrogé les ânes, mais ils ne sont que des bêtes, et ne sont l'image de rien de céleste. Hélas! ces énergiques animaux ne savent qu'une réponse: la rauque affirmation germanique.

C'était une fin de crépuscule. Dans les maisons lointaines les lampes s'allumaient. Des villages luisaient à la ronde. Le bœuf tourna la tête lentement et beugla.

À Hildesheim, Ilse, confiante, recevait de son cousin des lettres enthousiastes et amoureuses. Elle et ses parents supposaient qu'Egon était sur le point de faire fortune.

Ce fut l'hiver, la neige tomba, tiède d'aspect comme le duvet des cygnes. Les bonshommes sculptés des maisons en étaient eux-mêmes recouverts et avaient l'air de grelotter. Ce fut Noël avec ses arbres lumineux autour desquels on chante:

 
L'arbre de Noël, c'est le plus bel arbre
Qui soit sur la terre.
Comme il fleurit joliment, l'arbre miraculeux,
Quand ses fleurettes luisent,
Quand ses fleurettes luisent,
Oui, luisent!
 

Un matin de gel, où les traîneaux glissaient dans la petite ville, arriva une lettre timbrée de Dresde, où habitaient les parents d'Egon. Le père d'Ilse ne trouvant pas ses lunettes, ce fut elle qui lut la lettre à haute voix. La missive était triste et courte. Le père d'Egon racontait que son fils était devenu fou par amour. Il racontait l'histoire du trésor des Rois Mages que son fils voulait à tout prix, puis ses fureurs qui l'avaient fait interner dans un asile, et que, dans sa folie, il ne cessait de répéter le nom de sa cousine.

À la suite de cette lettre, Ilse commença de dépérir rapidement. Ses joues s'émacièrent, ses lèvres pâlirent, ses yeux prirent plus d'éclat. Elle cessa tous travaux de ménage ou d'aiguille. Elle passait tout son temps au piano ou rêvait. Puis, vers le milieu de février, elle dut s'aliter.

À la même époque, une nouvelle émut tous les habitants de Hildesheim. Le rosier millénaire, témoin miraculeux de la fondation de la ville, se mourait de froid et de vieillesse. Derrière la cathédrale, dans le cimetière clos où il grimpe, son bois antique se desséchait. Tout le monde se désola. La municipalité eut recours aux jardiniers les plus habiles. Tous se déclaraient impuissants à le faire revivre. Enfin, il en vint un, de Hanovre, qui entreprit la cure. Il mit en œuvre les ressources les plus savantes de son art. Et, un matin de commencement de mars, ce fut une grande joie dans Hildesheim. Tout le monde s'abordait en sa félicitant:

–Le rosier est ressuscité. Le jardinier de Hanovre lui a rendu la vie au moyen de sang de bœuf savamment employé.

Ce même matin, les parents d'Ilse pleuraient auprès du cercueil de leur fille morte par amour. Quand on emporta la bière couverte d'un drap blanc, les bonshommes découpés et peints, qui, couverts de neige, grelottaient sur la façade de la vieille maison, semblaient sangloter:

Ringel, Ringel, Reihe. Adieu, Ilse, pour toujours. Adieu, tes péchés vertueux et tes vertus moins belles que toi. Adieu, pour toujours.

Devant le convoi, un régiment passa. Les tambours et les fifres sonnaient une musique légère et triste. Des femmes disaient, en s'inclinant:

–On a ressuscité le rosier légendaire, mais l'on enterre la Rose de Hildesheim.

LES PÈLERINS PIÉMONTAIS

Les pèlerins débouchaient de tous les chemins. Il en venait d'essoufflés, qui avaient grimpé par la rude côte de la Trinité-Victor. Des paysannes arrivaient de Peille et portaient, posés sur un coussinet au-dessus de leur tête, des paniers pleins d'œufs. Elles marchaient très droites, ne remuant qu'imperceptiblement la tête, pour suivre les oscillations de leur fardeau et le maintenir en équilibre. De leurs mains restées libres, elles tricotaient. Un vieux paysan, rasé, avait au bras un coffin plein de galettes saupoudrées de bonbons à l'anis. Il avait vendu une partie de sa marchandise en route et marchait péniblement en fumant sa pipe. Des paysannes riches étaient assises sur leurs mules au sabot assuré. Des filles se donnaient le bras et égrenaient le rosaire. Elles étaient coiffées de ces chapeaux de paille, presque plats, particuliers aux femmes du comté de Nice et pareils à ceux que portaient les dames grecques, comme on peut voir aux statuettes de Tanagre. Quelques-unes avaient cueilli des branches d'olivier dont elles s'éventaient. D'autres marchaient derrière leur mule qu'elles tenaient par la queue. Elles avaient chargé leurs bêtes de présents pour les moines: paniers de figues, barils d'huile, sang caillé d'agneau.

Des troupes de pèlerins élégants, des demoiselles à robes de foulard, des bandes d'Anglais arrivaient de Monaco. Il y avait aussi des croupiers farauds et des groupes de filles monégasques, minaudières et diaprées. Les simples curieux se dirigeaient d'abord vers une des auberges qui font face au couvent de Laghet pour s'y rafraîchir et commander le repas de midi. Les pèlerins sincères allaient de suite au couvent. Les valets des auberges emmenaient les mules à l'écurie. Les pèlerins, hommes et femmes, entraient dans le cloître et se mêlaient à la foule des premiers arrivés, qui, depuis l'aube, tournaient lentement en psalmodiant le rosaire et en regardant les innombrables ex-voto suspendus dans le cloître.

Galerie riche d'anonymes seulement, ce cloître de Laghet, et mystérieuse.

La gaucherie, émerveillée et minutieuse, de l'art primitif qui règne ici a de quoi toucher ceux même qui n'ont pas la foi. Il y a là des tableaux de tous genres, le portrait seul n'y a point de place. Tous les envois sont exposés à perpétuité. Il suffit que la peinture commémore un miracle dû à l'intervention de Notre-Dame de Laghet.

Tous les accidents possibles, les maladies fatales, les douleurs profondes, toutes les misères humaines y sont dépeintes naïvement, dévotement, ingénument…

La mer déchaînée ballotte une pauvre coque démâtée sur laquelle est agenouillé un homme plus grand que le vaisseau. Tout semble perdu, mais la Vierge de Laghet veille dans un nimbe de clarté, au coin du tableau. Le dévot fut sauvé. Une inscription italienne l'atteste. C'était en 1811…

… Une voiture emportée par des chevaux indociles roule dans un précipice. Les voyageurs périront, fracassés, sur les rochers. Marie veille au coin du tableau dans le nimbe lumineux. Elle mit des broussailles aux flancs du précipice. Les voyageurs s'y accrochèrent et, par la suite, suspendirent ce tableau dans le cloître de Laghet, en reconnaissance. C'était en 1830…

Et toujours: en 1850, en 1860, chaque année, chaque mois, presque chaque jour des aveugles virent, des muets parlèrent, des phtisiques survécurent grâce à la dame de Laghet qui sourit doucement nimbée de jaune au coin des tableaux…

Vers dix heures, on entendit des chants italiens. Les pèlerins piémontais arrivaient, las, mais courageux et fervents.

Leurs pieds nus étaient chaussés de poussière. Les yeux brillaient dans les faces maigres et énergiques. Les femmes avaient attaché des feuilles de figuier sur leur tête pour se garantir du soleil de juillet. Quelques-unes mordaient des morceaux de polenta sur lesquels se posaient les tourbillons de mouches soulevées sur leur passage. Des enfants teigneux grignotaient des caroubes ramassées en route. Les Piémontais arrivaient en bandes compactes et interminables. Comme ils étaient gueux, ils venaient à pied du fond de leurs provinces. Tous, hommes et femmes, portaient au-dessus de leurs vêtements le scapulaire brun du Mont-Carmel. La plupart chantaient. Un gars que la pelade avait rendu chauve comme César, serrait entre ses dents une guimbarde qu'il tenait de la main gauche, tandis que de la droite il faisait vibrer son instrument pour accompagner le cantique.

Ceux qui étaient sains portaient les malades à tour de rôle. Un vieillard marchait courbé sous le poids d'un jeune homme, dont les deux jambes avaient été broyées en quelque accident. Il semblait évident qu'aussi puissante fût-elle, Marie ne lui rendrait pas ses jambes. Mais qu'importe au croyant? La Foi est aveugle.

Une fille d'une beauté non pareille, mais dont le visage très pale était semé de taches de rousseur, était portée sur un brancard par sa mère et son frère.

Des béquillards sautillaient de-ci, de-là.

À la vue du couvent et au son des cloches que les moines mirent en branle à ce moment, les Piémontais sentirent leur courage renaître. Leurs chants devinrent plus ardents. Leurs supplications montèrent plus ferventes vers la Vierge, dont le nom revenait toujours comme une litanie:

 
Santa Maria…
 

Leurs yeux se levaient au ciel, peut-être en l'espoir d'y voir paraître, en haut, à gauche ou à droite, comme au coin des tableaux votifs, la Vierge de Laghet, nimbée de soleil. Mais le ciel latin restait pur.

 

En arrivant devant l'église, un homme poussa un cri lamentable et s'abattit en vomissant des flots de sang.

Dans le cloître, une femme tomba en une crise d'épilepsie navrante.

Les pèlerins chantaient. Ils firent dix fois le tour du cloître. Lorsque vint l'heure de la grand'messe, ils entrèrent dans l'église éblouissante d'ors et de flammes de cierges. Les pèlerins humaient avec délices l'odeur d'encens et de cire. Ils s'émerveillaient pieusement des balcons dorés, des colonnes à torsardes, de tout le luxe en stuc du style jésuite.

Un enfant, porté dans les bras de sa mère, criait en tendant les mains vers les navires, les béquilles, les cœurs d'or ou d'argent suspendus aux parois de la nef et du chœur. L'enfant prenait ces ex-votos pour des jouets. Tout-à-coup il se mit à crier: «Bambola» en agitant ses petits bras vers la Vierge miraculeuse, qui, engoncée dans une robe raide de velours chargé de pierreries, souriait sur l'autel. L'enfant pleurait et criait «Bambola», c'est-à-dire poupée, car le simulacre prodigieux et honorable n'est pas autre chose.

Le chœur s'emplit de moines. L'un d'eux vêtu d'habits sacerdotaux monta à l'autel. Les pèlerins et les moines chantèrent à l'unisson. L'accent des moines était pareil à celui des pèlerins venus à pied du Piémont, le matin.

Il y avait de vieux Carmes courbés, dont la voix chevrotait pour répondre, lorsque l'officiant disait: Dominous vobiscoum.

Il y en avait de jeunes, qui, certainement, n'avaient pas encore prononcé de vœux perpétuels.

L'un, grand, fort, et qui portait une couronne de cheveux bruns et drus autour du crâne rasé, se tourna un instant face à la nef où la fille qu'on avait portée sur le brancard se dressa soudain, criant:

–Amedeo! Amedeo! puis retomba, épuisée.

Sa mère et son frère s'empressèrent autour d'elle, tandis que des pèlerins chuchotaient:

–Un miracle! un miracle! L'Apollonia qui, depuis trois ans, ne s'est tenue debout vient de se dresser.

Dans le chœur, le moine avait tressailli et brusquement s'était détourné. Les chants avaient cessé. C'était l'instant de l'élévation, tous ceux qui le pouvaient s'étaient agenouillés. Dans le silence, on entendait distinctement le garçon aux jambes coupées implorer un miracle. Sa voix jeune vibrait en paroles ferventes. Les mots piémontais sonnaient fièrement, concis et distincts:

–Je te le demande, Vierge sainte! moi pauvre estropié, moi, le caganido (excrément du nid), guéris-moi! Rends-moi mes deux jambes afin que je puisse gagner ma vie.

Alors la voix devenait dure et impérieuse:

–M'entends-tu? m'entends-tu? guéris-moi!

Et cela continuait en hoquets blasphématoires, en imprécations hurlées:

–Guéris-moi! sacramento! ou je te casserai la gueule!

À ce moment, la clochette qui tinta fit s'incliner les fronts, tandis que le prêtre élevait l'hostie. L'estropié continuait ses prières mêlées de blasphèmes. La clochette sonna pour la troisième fois. Alors on cria de nouveau:

–Amedeo! Amedeo!

Et les pèlerins, relevant vivement la tête, virent l'Apollonia retomber sur son brancard.

Dans le chœur, le moine se dressa. Il ouvrit la grille et s'avança vers la malade, qui murmurait encore:

–Amedeo! Amedeo!

Il lui demanda durement en son dialecte:

–Que veux-tu?

Elle répondit:

Basmé… (Embrasse-moi)…

Le moine tremblait, les larmes lui vinrent aux paupières. La mère d'Apollonia le regarda craintivement et lui dit en montrant sa fille:

–Elle est malade.

Et elle insistait:

–Malade! malade! Marota! marota!

Apollonia épuisée le regardait et murmurait:

Basmé Amedeo! Depuis que tu es parti, les jours furent obscurs comme dans la gueule du loup.

Sa mère répéta le dernier membre de phrase:

–… Schïr cmé'n bucca a u luv.

Penché sur la malade, le moine l'embrassa doucement en disant:

–Apollonia…

Tandis qu'elle murmurait:

–Amedeo…

La mère dit:

–Amedeo, tu peux encore quitter le couvent. Reviens avec nous. Elle mourra sans toi.

Il répétait:

–Apollonia…

Puis, se dressant, décidé, il souleva sa cuculle, la fit passer par-dessus la tête et la laissa tomber. Il dénoua sa cordelière, déboutonna le froc, s'en dévêtit et apparut comme un rude ouvrier piémontais, en tricot et pantalon de velours bleu soutenu par la ceinture de laine rouge.

Dans le fond de l'église, on entendait les rires étouffés des filles monégasques, on distinguait les mots de: «Piafou! Piafi!» qui désignent les Piémontais.

L'enfant qui voulait la Vierge pour poupée pleurait. Sa mère le grondait à haute voix parce qu'elle ne voyait plus à son cou le ruban maintenant la main fermée en corail qui protège les enfants contre les sorts.

Le moine regardait les pèlerins. Il se sentait leur frère, vêtu comme eux et parlant leur dialecte. Tous le contemplaient extasiés, chuchotant:

–Le miracle…

Il fit signe au frère d'Apollonia. Les deux hommes se baissèrent pour soulever le brancard.

L'estropié hurlait:

–Sacramento! guéris-moi! canaille! chienne! ou je te crache au visage.

Amédée prononça tout haut:

–Venez, vous autres, retournons en Piémont.

Et portant le brancard, il sortit suivi de la foule des pèlerins qui criaient:

–Miracle.

Dehors, Apollonia, les yeux hagards, se dressant sur le brancard, haleta:

Basmé! Amedeo!

Il posa le brancard sur le sol et s'agenouilla. Elle prit sa main, et retomba inerte. Il l'embrassa, éperdu, disant de petits mots tendres. Un médecin venu au pèlerinage par curiosité s'approcha, examina la pauvre fille et déclara:

–C'est fini, elle est morte.

Amédée se dressa, livide. Il regarda les Piémontais qui se taisaient consternés. Puis, levant son poing vers le ciel très bleu, il s'écria:

–Frères chrétiens, le monde est mal fait!

Et il rentra dans le cloître, pour toujours…

Les femmes faisaient des signes de croix, les hommes répétaient l'exclamation douloureuse du moine, en hochant la tête:

Fradei cristiang, ir mund l'é mal fâa.

La mère écartait les mouches qui venaient aux yeux et sur la bouche de la morte. Les mules piaffaient dans les écuries. Des auberges venait le bruit de la vaisselle entrechoquée. Dans le cloître, on chantait toujours la litanie attristante dominée par le nom de la Vierge:

 
Santa Maria…
 

De nouveaux pèlerins arrivaient. D'autres s'en allaient joyeux et ceinturés d'un grand rosaire, à grains gros comme des noix. Dans les futaies, assez loin, un coucou faisait entendre, à intervalles réguliers, sa double note paisible et invariable…