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Bouvard et Pécuchet

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CHAPITRE VII

Des jours tristes commencèrent.

Ils n'étudiaient plus dans la peur de déceptions; les habitants de Chavignolles s'écartaient d'eux; les journaux tolérés n'apprenaient rien – et leur solitude était profonde, leur désoeuvrement complet.

Quelquefois, ils ouvraient un livre, et le refermaient; à quoi bon? En d'autres jours, ils avaient l'idée de nettoyer le jardin, au bout d'un quart d'heure une fatigue les prenait; ou de voir leur ferme, ils en revenaient écoeurés; ou de s'occuper de leur ménage, Germaine poussait des lamentations; ils y renoncèrent.

Bouvard voulut dresser le catalogue du muséum, et déclara ces bibelots stupides. Pécuchet emprunta la canardière de Langlois pour tirer des alouettes; l'arme éclatant du premier coup faillit le tuer.

Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le ciel blanc écrase de sa monotonie un coeur sans espoir. On écoute le pas d'un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie tomber du toit par terre. De temps à autre, une feuille morte vient frôler la vitre, puis tournoie, s'en va. Des glas indistincts sont apportés par le vent. Au fond de l'étable, une vache mugit.

Ils bâillaient l'un devant l'autre, consultaient le calendrier, regardaient la pendule, attendaient les repas; – et l'horizon était toujours le même! des champs en face, à droite l'église, à gauche un rideau de peupliers; leurs cimes se balançaient dans la brume, perpétuellement, d'un air lamentable!

Des habitudes qu'ils avaient tolérées les faisaient souffrir. Pécuchet devenait incommode avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir. Bouvard ne quittait plus la pipe, et causait en se dandinant. Des contestations s'élevaient, à propos des plats ou de la qualité du beurre. Dans leur tête-à-tête ils pensaient à des choses différentes.

Un événement avait bouleversé Pécuchet.

Deux jours après l'émeute de Chavignolles, comme il promenait son déboire politique, il arriva dans un chemin, couvert par des ormes touffus; et il entendit derrière son dos une voix crier: – Arrête!

C'était Mme Castillon. Elle courait de l'autre côté, sans l'apercevoir. Un homme, qui marchait devant elle, se retourna. C'était Gorju; – et ils s'abordèrent à une toise de Pécuchet, la rangée des arbres les séparant de lui.

– Est-ce vrai? dit-elle tu vas te battre?

Pécuchet se coula dans le fossé, pour entendre:

– Eh bien! oui, répliqua Gorju je vais me battre! Qu'est-ce que ça te fait?

– Il le demande! s'écria-t-elle, en se tordant les bras. Mais si tu es tué, mon amour? Oh reste! – Et ses yeux bleus, plus encore que ses paroles, le suppliaient.

– Laisse-moi tranquille! je dois partir!

Elle eut un ricanement de colère. – L'autre l'a permis, hein?

– N'en parle pas! Il leva son poing fermé.

– Non! mon ami, non! je me tais, je ne dis rien. Et de grosses larmes descendaient le long de ses joues dans les ruches de sa collerette.

Il était midi. Le soleil brillait sur la campagne, couverte de blés jaunes. Tout au loin, la bâche d'une voiture glissait lentement. Une torpeur s'étalait dans l'air – pas un cri d'oiseau, pas un bourdonnement d'insecte. Gorju s'était coupé une badine, et en raclait l'écorce. Mme Castillon ne relevait pas la tête.

Elle songeait, la pauvre femme, à la vanité de ses sacrifices, les dettes qu'elle avait soldées, ses engagements d'avenir, sa réputation perdue. Au lieu de se plaindre elle lui rappela les premiers temps de leur amour, quand elle allait, toutes les nuits, le rejoindre dans la grange; – si bien qu'une fois son mari croyant à un voleur, avait lâché par la fenêtre un coup de pistolet. La balle était encore dans le mur. – Du moment que je t'ai connu, tu m'as semblé beau comme un prince. J'aime tes yeux, ta voix, ta démarche, ton odeur! Elle ajouta plus bas: – Je suis en folie de ta personne!

Il souriait, flatté dans son orgueil.

Elle le prit à deux mains par les flancs, – et la tête renversée, comme en adoration.

– Mon cher coeur! mon cher amour! mon âme! ma vie! voyons! parle! que veux-tu? – est-ce de l'argent? on en trouvera. J'ai eu tort! je t'ennuyais! pardon! et commande-toi des habits chez le tailleur, bois du champagne, fais la noce! je te permets tout, – tout! – Elle murmura dans un effort suprême: jusqu'à elle!.. pourvu que tu reviennes à moi!

Il se pencha sur sa bouche, un bras autour de ses reins, pour l'empêcher de tomber; – et elle balbutiait: – Cher coeur! cher amour! comme tu es beau! mon Dieu, que tu es beau!

Pécuchet immobile, et la terre du fossé à la hauteur de son menton, les regardait, en haletant.

– Pas de faiblesse! dit Gorju. Je n'aurais qu'à manquer la diligence! on prépare un fameux coup de chien; j'en suis! – Donne-moi dix sous, pour que je paye un gloria au conducteur.

Elle tira cinq francs de sa bourse. – Tu me les rendras bientôt. Aie un peu de patience! Depuis le temps qu'il est paralysé! songe donc! – Et si tu voulais nous irions à la chapelle de la Croix-Janval – et là, mon amour, je jurerais devant la sainte Vierge, de t'épouser, dès qu'il sera mort!

– Eh! il ne meurt jamais, ton mari!

Gorju avait tourné les talons. Elle le rattrapa; – et se cramponnant à ses épaules:

– Laisse-moi partir avec toi! je serai ta domestique! Tu as besoin de quelqu'un. Mais ne t'en va pas! ne me quitte pas! La mort plutôt! Tue-moi!

Elle se traînait à ses genoux, tâchant de saisir ses mains pour les baiser; son bonnet tomba, son peigne ensuite, et ses cheveux courts s'éparpillèrent. Ils étaient blancs sous les oreilles – et comme elle le regardait de bas en haut, toute sanglotante, avec ses paupières rouges et ses lèvres tuméfiées, une exaspération le prit, il la repoussa.

– Arrière la vieille! Bonsoir!

Quand elle se fut relevée, elle arracha la croix d'or, qui pendait à son cou – et la jetant vers lui:

– Tiens! canaille!

Gorju s'éloignait, – en tapant avec sa badine les feuilles des arbres.

Mme Castillon ne pleurait pas. La mâchoire ouverte et les prunelles éteintes elle resta sans faire un mouvement, – pétrifiée dans son désespoir, – n'étant plus un être, – mais une chose en ruines.

Ce qu'il venait de surprendre fut pour Pécuchet comme la découverte d'un monde – tout un monde! – qui avait des lueurs éblouissantes, des floraisons désordonnées, des océans, des tempêtes, des trésors – et des abîmes d'une profondeur infinie; – un effroi s'en dégageait; qu'importe! il rêva l'amour, ambitionnait de le sentir comme elle, de l'inspirer comme lui.

Pourtant, il exécrait Gorju – et, au corps de garde, avait eu peine à ne pas le trahir.

L'amant de Mme Castillon l'humiliait par sa taille mince, ses accroche-coeurs égaux, sa barbe floconneuse, un air de conquérant; – tandis que sa chevelure – à lui – se collait sur son crâne comme une perruque mouillée, son torse dans sa houppelande ressemblait à un traversin, deux canines manquaient, et sa physionomie était sévère. Il trouvait le ciel injuste, se sentait comme déshérité, et son ami ne l'aimait plus. Bouvard l'abandonnait tous les soirs.

Après la mort de sa femme, rien ne l'eût empêché d'en prendre une autre – et qui maintenant le dorloterait, soignerait sa maison. Il était trop vieux pour y songer!

Mais Bouvard se considéra dans la glace. Ses pommettes gardaient leurs couleurs, ses cheveux frisaient comme autrefois; pas une dent n'avait bougé; – et à l'idée qu'il pouvait plaire, il eut un retour de jeunesse; Mme Bordin surgit dans sa mémoire. – Elle lui avait fait des avances, la première fois lors de l'incendie des meules, la seconde à leur dîner, puis dans le muséum, pendant la déclamation, et dernièrement, elle était venue sans rancune, trois dimanches de suite. Il alla donc chez elle, et y retourna, se promettant de la séduire.

Depuis le jour où Pécuchet avait observé la petite bonne tirant de l'eau il lui parlait plus souvent; – et soit qu'elle balayât le corridor, ou qu'elle étendit du linge, ou qu'elle tournât les casseroles, il ne pouvait se rassasier du bonheur de la voir, – surpris lui-même de ses émotions, comme dans l'adolescence. Il en avait les fièvres et les langueurs, – et était persécuté par le souvenir de Mme Castillon, étreignant Gorju.

Il questionna Bouvard sur la manière dont les libertins s'y prennent pour avoir des femmes.

– On leur fait des cadeaux! on les régale au restaurant.

– Très bien! Mais ensuite?

– Il y en a qui feignent de s'évanouir, pour qu'on les porte sur un canapé, d'autres laissent tomber par terre leur mouchoir. Les meilleures vous donnent un rendez-vous, franchement. Et Bouvard se répandit en descriptions, qui incendièrent l'imagination de Pécuchet, comme des gravures obscènes. La première règle, c'est de ne pas croire à ce qu'elles disent. J'en ai connu, qui sous l'apparence de Saintes, étaient de véritables Messalines! Avant tout, il faut être hardi!

Mais la hardiesse ne se commande pas. Pécuchet, quotidiennement ajournait sa décision, était d'ailleurs intimidé par la présence de Germaine.

Espérant qu'elle demanderait son compte, il en exigea un surcroît de besogne, notait les fois qu'elle était grise, remarquait tout haut, sa malpropreté, sa paresse, et fit si bien qu'on la renvoya.

Alors Pécuchet fut libre!

Avec quelle impatience, il attendait la sortie de Bouvard! Quel battement de coeur, dès que la porte était refermée!

Mélie travaillait sur un guéridon, près de la fenêtre, à la clarté d'une chandelle. De temps à autre, elle cassait son fil avec ses dents, puis clignait les yeux, pour l'ajuster dans la fente de l'aiguille.

D'abord, il voulut savoir quels hommes lui plaisaient. Étaient-ce, par exemple, ceux du genre de Bouvard? Pas du tout; elle préférait les maigres. Il osa lui demander si elle avait eu des amoureux? – Jamais!

 

Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin, sa bouche étroite, le tour de sa figure. Il lui adressa des compliments et l'exhortait à la sagesse.

En se penchant sur elle, il apercevait dans son corsage des formes blanches d'où émanait une tiède senteur, qui lui chauffait la joue. Un soir, il toucha des lèvres les cheveux follets de sa nuque, et il en ressentit un ébranlement jusqu'à la moelle des os. Une autre fois, il la baisa sous le menton, en se retenant de ne pas mordre sa chair, tant elle était savoureuse. Elle lui rendit son baiser. L'appartement tourna. Il n'y voyait plus.

Il lui fit cadeau d'une paire de bottines, et la régalait souvent d'un verre d'anisette.

Pour lui éviter du mal, il se levait de bonne heure, cassait le bois, allumait le feu, poussait l'attention jusqu'à nettoyer les chaussures de Bouvard.

Mélie ne s'évanouit pas, ne laissa pas tomber son mouchoir et Pécuchet ne savait à quoi se résoudre, son désir augmentant par la peur de le satisfaire.

Bouvard faisait assidûment la cour à Mme Bordin.

Elle le recevait, un peu sanglée dans sa robe de soie gorge-pigeon qui craquait comme le harnais d'un cheval, tout en maniant par contenance sa longue chaîne d'or.

Leurs dialogues roulaient sur les gens de Chavignolles, ou défunt son mari, autrefois huissier à Livarot.

Puis, elle s'informa du passé de Bouvard, curieuse de connaître ses farces de jeune homme, sa fortune incidemment, par quels intérêts il était lié à Pécuchet?

Il admirait la tenue de sa maison, et quand il dînait chez elle, la netteté du service, l'excellence de la table. Une suite de plats, d'une saveur profonde, que coupait à intervalles égaux un vieux pommard, les menait jusqu'au dessert où ils étaient fort longtemps à prendre le café; – et Mme Bordin, en dilatant les narines, trempait dans la soucoupe sa lèvre charnue, ombrée légèrement d'un duvet noir.

Un jour, elle apparut décolletée. Ses épaules fascinèrent Bouvard. Comme il était sur une petite chaise devant elle, il se mit à lui passer les deux mains le long des bras. La veuve se fâcha. Il ne recommença plus mais il se figurait des rondeurs d'une amplitude et d'une consistance merveilleuses.

Un soir, que la cuisine de Mélie l'avait dégoûté, il eut une joie en entrant dans le salon de Mme Bordin. C'est là qu'il aurait fallu vivre!

Le globe de la lampe, couvert d'un papier rose, épandait une lumière tranquille. Elle était assise auprès du feu; et son pied passait le bord de sa robe. Dès les premiers mots, l'entretien tomba.

Cependant, elle le regardait, les cils à demi fermés, d'une manière langoureuse, avec obstination.

Bouvard n'y tint plus! – et s'agenouillant sur le parquet, il bredouilla: – Je vous aime! Marions-nous!

Mme Bordin respira fortement; puis, d'un air ingénu, dit qu'il plaisantait, sans doute, on allait se moquer, ce n'était pas raisonnable. Cette déclaration l'étourdissait.

Bouvard objecta qu'ils n'avaient besoin du consentement de personne. Qui vous arrête? est-ce le trousseau? Notre linge a une marque pareille, un B! nous unirons nos majuscules.

L'argument lui plut. Mais une affaire majeure l'empêchait de se décider avant la fin du mois. Et Bouvard gémit.

Elle eut la délicatesse de le reconduire, – escortée de Marianne, qui portait un falot.

Les deux amis s'étaient caché leur passion.

Pécuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si Bouvard s'y opposait il l'emmènerait vers d'autres lieux, fût-ce en Algérie, où l'existence n'est pas chère! Mais rarement il formait de ces hypothèses, plein de son amour, sans penser aux conséquences.

Bouvard projetait de faire du muséum la chambre conjugale, à moins que

Pécuchet ne s'y refusât; alors il habiterait le domicile de son épouse.

Un après-midi de la semaine suivante, – c'était chez elle dans son jardin; les bourgeons commençaient à s'ouvrir; et il y avait, entre les nuées, de grands espaces bleus, – elle se baissa pour cueillir des violettes, et dit, en les présentant:

– Saluez Mme Bouvard!

– Comment! Est-ce vrai?

– Parfaitement vrai.

Il voulut la saisir dans ses bras, elle le repoussa. Quel homme! – puis devenue sérieuse, l'avertit que bientôt, elle lui demanderait une faveur.

– Je vous l'accorde!

Ils fixèrent la signature de leur contrat à jeudi prochain.

Personne jusqu'au dernier moment n'en devait rien savoir.

– Convenu!

Et il sortit les yeux au ciel, léger comme un chevreuil.

Pécuchet le matin du même jour s'était promis de mourir, s'il n'obtenait pas les faveurs de sa bonne – et il l'avait accompagnée dans la cave, espérant que les ténèbres lui donneraient de l'audace.

Plusieurs fois, elle avait voulu s'en aller; mais il la retenait pour compter les bouteilles, choisir des lattes, ou voir le fond des tonneaux; cela durait depuis longtemps.

Elle se trouvait en face de lui, sous la lumière du soupirail, droite, les paupières basses, le coin de la bouche un peu relevé.

– M'aimes-tu? dit brusquement Pécuchet.

– Oui! je vous aime.

– Eh bien, alors, prouve-le-moi!

Et l'enveloppant du bras gauche, il commença, de l'autre main, à dégrafer son corset.

– Vous allez me faire du mal?

– Non! mon petit ange! N'aie pas peur!

– Si M. Bouvard…

– Je ne lui dirai rien! Sois tranquille!

Un tas de fagots se trouvait derrière. Elle s'y laissa tomber, les seins hors de la chemise, la tête renversée; – puis se cacha la figure sous un bras – et un autre eût compris qu'elle ne manquait pas d'expérience.

Bouvard, bientôt, arriva pour dîner.

Le repas se fit en silence, chacun ayant peur de se trahir. Mélie les servait impassible, comme d'habitude. Pécuchet tournait les yeux, pour éviter les siens, tandis que Bouvard considérant les murs, songeait à des améliorations.

Huit jours après, le jeudi, il rentra furieux.

– La sacrée garce!

– Qui donc?

– Mme Bordin.

Et il conta qu'il avait poussé la démence jusqu'à vouloir en faire sa femme. Mais tout était fini, depuis un quart d'heure, chez Marescot.

Elle avait prétendu recevoir en dot les Écalles, dont il ne pouvait disposer – l'ayant comme la ferme, soldée en partie avec l'argent d'un autre.

– Effectivement! dit Pécuchet.

– Et moi! qui ai eu la bêtise de lui promettre une faveur, à son choix! C'était celle-là! j'y ai mis de l'entêtement; si elle m'aimait, elle m'eût cédé! La veuve, au contraire s'était emportée en injures, avait dénigré son physique, sa bedaine. Ma bedaine! je te demande un peu.

Pécuchet cependant était sorti plusieurs fois, marchait les jambes écartées.

– Tu souffres? dit Bouvard.

– Oh! – oui! je souffre!

Et ayant fermé la porte, Pécuchet après beaucoup d'hésitations, confessa qu'il venait de se découvrir une maladie secrète.

– Toi?

– Moi-même!

– Ah! mon pauvre garçon! qui te l'a donnée?

Il devint encore plus rouge, et dit d'une voix encore plus basse:

– Ce ne peut être que Mélie!

Bouvard en demeura stupéfait.

La première chose était de renvoyer la jeune personne.

Elle protesta d'un air candide.

Le cas de Pécuchet était grave, pourtant; mais honteux de sa turpitude, il n'osait voir le médecin.

Bouvard imagina de recourir à Barberou.

Ils lui adressèrent le détail de la maladie, pour le montrer à un docteur qui la soignerait par correspondance. Barberou y mit du zèle, persuadé qu'elle concernait Bouvard, et l'appela vieux roquentin, tout en le félicitant.

– À mon âge! disait Pécuchet n'est-ce pas lugubre! Mais pourquoi m'a-t-elle fait ça!

– Tu lui plaisais.

– Elle aurait dû me prévenir.

– Est-ce que la passion raisonne! Et Bouvard se plaignait de Mme Bordin.

Souvent, il l'avait surprise arrêtée devant les Écalles, dans la compagnie de Marescot, en conférence avec Germaine, – tant de manoeuvres pour un peu de terre!

– Elle est avare! Voilà l'explication!

Ils ruminaient ainsi leur mécompte, dans la petite salle, au coin du feu, Pécuchet, tout en avalant ses remèdes, Bouvard en fumant des pipes – et ils dissertaient sur les femmes.

– Étrange besoin, est-ce un besoin? – Elles poussent au crime, à l'héroïsme, et à l'abrutissement! L'enfer sous un jupon, le paradis dans un baiser – ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de chat; – perfidie de la mer, variété de la lune – ils dirent tous les lieux communs qu'elles ont fait répandre.

C'était le désir d'en avoir qui avait suspendu leur amitié. Un remords les prit. – Plus de femmes, n'est-ce pas? Vivons sans elles! – Et ils s'embrassèrent avec attendrissement.

Il fallait réagir! – et Bouvard, après la guérison de Pécuchet, estima que l'hydrothérapie leur serait avantageuse.

Germaine, revenue dès le départ de l'autre, charriait tous les matins, la baignoire dans le corridor.

Les deux bonshommes, nus comme des sauvages, se lançaient de grands seaux d'eau; – puis ils couraient pour rejoindre leurs chambres. – On les vit par la claire-voie; – et des personnes furent scandalisées.

CHAPITRE VIII

Satisfaits de leur régime, ils voulurent s'améliorer le tempérament par de la gymnastique.

Et ayant pris le manuel d'Amoros, ils en parcoururent l'atlas.

Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés, debout, pliant les jambes, écartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux, chevauchant des poutres, grimpant à des échelles, cabriolant sur des trapèzes, un tel déploiement de force et d'agilité excita leur envie.

Cependant, ils étaient contristés par les splendeurs du gymnase, décrites dans la préface. Car jamais ils ne pourraient se procurer un vestibule pour les équipages, un hippodrome pour les courses, un bassin pour la natation, ni une montagne de gloire, colline artificielle, ayant trente-deux mètres de hauteur.

Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux, ils y renoncèrent; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mât horizontal; et quand ils furent habiles à le parcourir d'un bout à l'autre, pour en avoir un vertical, ils replantèrent une poutrelle des contre-espaliers. Pécuchet gravit jusqu'en haut. Bouvard glissait, retombait toujours, finalement, y renonça.

Les bâtons orthosomatiques lui plurent davantage, c'est-à-dire deux manches à balai reliés par deux cordes dont la première se passe sous les aisselles, la seconde sur les poignets – et pendant des heures il gardait cet appareil, le menton levé, la poitrine en avant, les coudes le long du corps.

À défaut d'haltères, le charron leur tourna quatre morceaux de frêne qui ressemblaient à des pains de sucre, se terminant en goulot de bouteille. On doit porter ces massues à droite, à gauche, par devant, par derrière; mais trop lourdes, elles échappaient de leurs doigts, au risque de leur broyer les jambes. N'importe, ils s'acharnèrent aux mils persanes et même craignant qu'elles n'éclatassent, tous les soirs, ils les frottaient avec de la cire et un morceau de drap.

Ensuite, ils recherchèrent des fossés. Quand ils en avaient trouvé un à leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche, s'élançaient du pied gauche, atteignaient l'autre bord, puis recommençaient. La campagne étant plate, on les apercevait au loin; – et les villageois se demandaient quelles étaient ces deux choses extraordinaires, bondissant à l'horizon.

L'automne venu, ils se mirent à la gymnastique de chambre; elle les ennuya. Que n'avaient-ils le trémoussoir ou fauteuil de poste imaginé sous Louis XIV par l'abbé de Saint-Pierre! Comment était-ce construit? où se renseigner? Dumouchel ne daigna pas même leur répondre!

Alors, ils établirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur deux poulies vissées au plafond passait une corde, tenant une traverse à chaque bout. Sitôt qu'ils l'avaient prise, l'un poussait la terre de ses orteils, l'autre baissait les bras jusqu'au niveau du sol; le premier, par sa pesanteur, attirait le second, qui lâchant un peu la cordelette, montait à son tour; en moins de cinq minutes leurs membres dégouttelaient de sueur.

Pour suivre les prescriptions du manuel, ils tâchèrent de devenir ambidextres, jusqu'à se priver de la main droite, temporairement. Ils firent plus: Amoros indique les pièces de vers qu'il faut chanter dans les manoeuvres – et Bouvard et Pécuchet, en marchant, répétaient l'hymne nº 9:

Un roi, un roi juste est un bien sur la terre.

Quand ils se battaient les pectoraux: Amis, la couronne et la gloire, etc. Au pas de course:

À nous l'animal timide!

Atteignons le cerf rapide!

 

Oui! nous vaincrons!

Courons! courons! courons!

Et plus haletants que des chiens, ils s'animaient au bruit de leurs voix.

Un côté de la gymnastique les exaltait: son emploi comme moyen de sauvetage.

Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre à les porter dans des sacs; – et ils prièrent le maître d'école de leur en fournir quelques-uns. Petit objecta que les familles se fâcheraient. Ils se rabattirent sur les secours aux blessés. L'un feignait d'être évanoui; et l'autre le charriait dans une brouette, avec toutes sortes de précautions.

Quant aux escalades militaires, l'auteur préconise l'échelle de Bois-Rosé, ainsi nommée du capitaine qui surprit Fécamp autrefois, en montant par la falaise.

D'après la gravure du livre, ils garnirent de bâtonnets un câble, et l'attachèrent sous le hangar.

Dès qu'on a enfourché le premier bâton, et saisi le troisième, on jette ses jambes en dehors, pour que le deuxième qui était tout à l'heure contre la poitrine se trouve juste sous les cuisses. On se redresse, on empoigne le quatrième et l'on continue. – Malgré de prodigieux déhanchements, il leur fut impossible d'atteindre le deuxième échelon.

Peut-être a-t-on moins de mal en s'accrochant aux pierres avec les mains, comme firent les soldats de Bonaparte à l'attaque du Fort-Chambray? – et pour vous rendre capable d'une telle action, Amoros possède une tour dans son établissement.

Le mur en ruines pouvait la remplacer. Ils en tentèrent l'assaut.

Mais Bouvard, ayant retiré trop vite son pied d'un trou, eut peur et fut pris d'étourdissement.

Pécuchet en accusa leur méthode: ils avaient négligé ce qui concerne les phalanges – si bien qu'ils devaient se remettre aux principes.

Ses exhortations furent vaines; – et dans sa présomption, il aborda les échasses.

La nature semblait l'y avoir destiné; car il employa tout de suite le grand modèle, ayant des palettes à quatre pieds du sol; – et tranquille là-dessus, il arpentait le jardin, pareil à une gigantesque cigogne qui se fût promenée.

Bouvard à la fenêtre le vit tituber – puis s'abattre d'un bloc sur les haricots, dont les rames en se fracassant amortirent sa chute. On le ramassa couvert de terreau, les narines saignantes, livide – et il croyait s'être donné un effort.

Décidément la gymnastique ne convenait point à des hommes de leur âge; ils l'abandonnèrent, n'osaient plus se mouvoir par crainte des accidents, et restaient tout le long du jour assis dans le muséum, à rêver d'autres occupations.

Ce changement d'habitudes influa sur la santé de Bouvard. Il devint très lourd, soufflait après ses repas comme un cachalot, voulut se faire maigrir, mangea moins, et s'affaiblit.

Pécuchet également, se sentait miné, avait des démangeaisons à la peau et des plaques dans la gorge. Ça ne va pas, disaient-ils, ça ne va pas.

Bouvard imagina d'aller choisir à l'auberge quelques bouteilles de vin d'Espagne, afin de se remonter la machine.

Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois hommes apportaient à

Beljambe une grande table de noyer; Monsieur l'en remerciait beaucoup.

Elle s'était parfaitement conduite.

Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en plaisanta le clerc.

Cependant par toute l'Europe, en Amérique, en Australie et dans les Indes, des millions de mortels passaient leur vie à faire tourner des tables; – et on découvrait la manière de rendre les serins prophètes, de donner des concerts sans instruments, de correspondre aux moyens des escargots. La Presse offrant avec sérieux ces bourdes au public, le renforçait dans sa crédulité.

Les Esprits-frappeurs avaient débarqué au château de Faverges, de là s'étaient répandus dans le village – et le notaire principalement, les questionnait.

Choqué du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis à une soirée de tables tournantes.

Était-ce un piège? Mme Bordin se trouverait là. Pécuchet, seul, s'y rendit.

Il y avait, comme assistants, le maire, le percepteur, le capitaine, d'autres bourgeois et leurs épouses, Mme Vaucorbeil, Mme Bordin effectivement, de plus, une ancienne sous-maîtresse de Mme Marescot, Mlle Laverrière, personne un peu louche avec des cheveux gris tombant en spirales sur les épaules, à la façon de 1830. Dans un fauteuil se tenait un cousin de Paris, costumé d'un habit bleu et l'air impertinent.

Les deux lampes de bronze, l'étagère de curiosités, des romances à vignette sur le piano, et des aquarelles minuscules dans des cadres exorbitants faisaient toujours l'étonnement de Chavignolles. Mais ce soir-là les yeux se portaient vers la table d'acajou. On l'éprouverait tout à l'heure, et elle avait l'importance des choses qui contiennent un mystère.

Douze invités prirent place autour d'elle, les mains étendues, les petits doigts se touchant. On n'entendait que le battement de la pendule. Les visages dénotaient une attention profonde.

Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements dans les bras. Pécuchet était incommodé.

– Vous poussez! dit le capitaine à Foureau.

– Pas du tout!

– Si fait!

– Ah! monsieur!

Le notaire les calma.

À force de tendre l'oreille, on crut distinguer des craquements de bois. – Illusion! – Rien ne bougeait.

L'autre jour, quand les familles Aubert et Lormeau étaient venues de

Lisieux et qu'on avait emprunté exprès la table de Beljambe, tout avait si bien marché! Mais celle-là aujourd'hui montrait un entêtement!..

Pourquoi?

Le tapis sans doute la contrariait; – et on passa dans la salle à manger.

Le meuble choisi fut un large guéridon, où s'installèrent Pécuchet,

Girbal, Mme Marescot et son cousin M. Alfred.

Le guéridon, qui avait des roulettes, glissa vers la droite; les opérateurs sans déranger leurs doigts suivirent son mouvement, et de lui-même il fit encore deux tours. On fut stupéfait.

Alors M. Alfred articula d'une voix haute:

– Esprit, comment trouves-tu ma cousine?

Le guéridon en oscillant avec lenteur frappa neuf coups. D'après une pancarte, où le nombre des coups se traduisait par des lettres, cela signifiait – charmante. Des bravos éclatèrent.

Puis Marescot, taquinant Mme Bordin, somma l'esprit de déclarer l'âge exact qu'elle avait.

Le pied du guéridon retomba cinq fois.

– Comment? cinq ans! s'écria Girbal.

– Les dizaines ne comptent pas reprit Foureau.

La veuve sourit, intérieurement vexée.

Les réponses aux autres questions manquèrent, tant l'alphabet était compliqué. Mieux valait la Planchette, moyen expéditif et dont Mlle Laverrière s'était servie pour noter sur un album les communications directes de Louis XII, Clémence Isaure, Franklin, Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces mécaniques se vendaient rue d'Aumale; M. Alfred en promit une, puis s'adressant à la sous-maîtresse:

– Mais pour le quart d'heure, un peu de piano, n'est-ce pas? une mazurka!

Deux accords plaqués vibrèrent. Il prit sa cousine à la taille, disparut avec elle, revint. On était rafraîchi par le vent de la robe qui frôlait les portes en passant. Elle se renversait la tête, il arrondissait son bras. On admirait la grâce de l'une, l'air fringant de l'autre; et sans attendre les petits fours, Pécuchet se retira, ébahi de la soirée.

Il eut beau répéter: – Mais j'ai vu! Bouvard niait les faits et néanmoins consentit à expérimenter, lui-même.

Pendant quinze jours, ils passèrent leurs après-midi en face l'un de l'autre les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles.

Le phénomène des tables tournantes n'en est pas moins certain. Le vulgaire l'attribue à des Esprits, Faraday au prolongement de l'action nerveuse, Chevreul à l'inconscience des efforts, ou peut-être, comme admet Ségouin, se dégage-t-il de l'assemblage des personnes une impulsion, un courant magnétique?

Cette hypothèse fit rêver Pécuchet. Il prit dans sa bibliothèque le

Guide du magnétiseur par Montacabère, le relut attentivement, et initia

Bouvard à la théorie.

Tous les corps animés reçoivent et communiquent l'influence des astres, propriété analogue à la vertu de l'aimant. En dirigeant cette force on peut guérir les malades, voilà le principe. La science, depuis Mesmer, s'est développée; – mais il importe toujours de verser le fluide et de faire des passes qui, premièrement, doivent endormir.