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L'éducation sentimentale

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«Mais, saprelotte ! qu’est-ce que tu as ?»

Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n’en crut rien. Devant une pareille douleur, il avait senti se réveiller sa tendresse, et il le réconforta. Un homme comme lui se laisser abattre, quelle sottise ! Passe encore dans la jeunesse, mais plus tard, c’est perdre son temps.

«Tu me gâtes mon Frédéric ! Je redemande l’ancien. Garçon, toujours du même ! Il me plaisait ! Voyons, fume une pipe, animal ! Secoue-toi un peu, tu me désoles !

– C’est vrai , dit Frédéric, je suis fou !»

Le Clerc reprit :

«Ah ! vieux troubadour, je sais bien ce qui t’afflige Le petit coeur ? Avoue-le ! Bah ! une de perdue, quatre de trouvées ! On se console des femmes vertueuses avec les autres. Veux-tu que je t’en fasse connaître, des femmes ? Tu n’as qu’à venir à l’Alhambra.» (C’était un bal public ouvert récemment au haut des Champs-Elysées, et qui se ruina dès la seconde saison, par un luxe prématuré dans ce genre d’établissements.) «On s’y amuse à ce qu’il paraît. Allons-y ! Tu prendras tes amis si tu veux ; je te passe même Regimbart !»

Frédéric n’invita pas le Citoyen. Deslauriers se priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier ; et le même fiacre les descendit tous les cinq à la porte de l’Alhambra.

Deux galeries moresques s’étendaient à droite et à gauche, parallèlement. Le mur d’une maison, en face, occupait tout le fond, et le quatrième côté (celui du restaurant) figurait un cloître gothique à vitraux de couleurs. Une sorte de toiture chinoise abritait l’estrade où jouaient les musiciens ; le sol autour était couvert d’asphalte, et des lanternes vénitiennes accrochées à des poteaux formaient, de loin, sur les quadrilles, une couronne de feux multicolores. Un piédestal, çà et là, supportait une cuvette de pierre, d’où s’élevait un mince filet d’eau. On apercevait dans les feuillages des statues en plâtre, Hébés ou Cupidons tout gluants de peinture à l’huile ; et les allées nombreuses, garnies d’un sable très jaune soigneusement ratissé, faisaient paraître le jardin beaucoup plus vaste qu’il ne l’était.

Des étudiants promenaient leurs maîtresses ; des commis en nouveautés se pavanaient une canne entre les doigts ; des collégiens fumaient des régalias ; de vieux célibataires caressaient avec un peigne leur barbe teinte ; il y avait des Anglais, des Russes, des gens de l’Amérique du Sud, trois Orientaux en tarbouch. Des lorettes, des grisettes et des filles étaient venues là, espérant trouver un protecteur, un amoureux, une pièce d’or, ou simplement pour le plaisir de la danse ; et leurs robes à tunique vert d’eau, bleue, cerise, ou violette, passaient, s’agitaient entre les ébéniers et les lilas. Presque tous les hommes portaient des étoffes à carreaux, quelques-uns des pantalons blancs, malgré la fraîcheur du soir. On allumait les becs de gaz.

Hussonnet, par ses relations avec les journaux de modes et les petits théâtres, connaissait beaucoup de femmes ; il leur envoyait des baisers par le bout des doigts, et de temps à autre, quittant ses amis, allait causer avec elles.

Deslauriers fut jaloux de ces allures. Il aborda cyniquement une grande blonde, vêtue de nankin. Après l’avoir considéré d’un air maussade, elle dit : «Non ! pas de confiance, mon bonhomme !» et tourna les talons.

Il recommença près d’une grosse brune, qui était folle sans doute, car elle bondit dès le premier mot, en le menaçant, s’il continuait, d’appeler les sergents de ville. Deslauriers s’efforça de rire ; puis, découvrant une petite femme assise à l’écart sous un réverbère, il lui proposa une contredanse.

Les musiciens, juchés sur l’estrade, dans des postures de singe, raclaient et soufflaient, impétueusement. Le chef d’orchestre, debout, battait la mesure d’une façon automatique. On était tassé, on s’amusait ; les brides dénouées des chapeaux effleuraient les cravates, les bottes s’enfonçaient sous les jupons ; tout cela sautait en cadence ; Deslauriers pressait contre lui la petite femme, et, gagné par le délire du cancan, se démenait au milieu des quadrilles comme une grande marionnette. Cisy et Dussardier continuaient leur promenade ; le jeune aristocrate lorgnait les filles, et, malgré les exhortations du commis, n’osait leur parler, s’imaginant qu’il y avait toujours chez ces femmes-là «un homme caché dans l’armoire avec un pistolet, et qui en sort pour vous faire souscrire des lettres de change».

Ils revinrent près de Frédéric. Deslauriers ne dansait plus ; et tous se demandaient comment finir la soirée, quand Hussonnet s’écria :

«Tiens ! la marquise d’Amaëgui !»

C’était une femme pâle, à nez retroussé, avec des mitaines jusqu’aux coudes et de grandes boucles noires qui pendaient le long de ses joues, comme deux oreilles de chien. Hussonnet lui dit :

«Nous devrions organiser une petite fête chez toi, un raout oriental ? Tâche d’herboriser quelques-unes de tes amies pour ces chevaliers français ? Eh bien, qu’est-ce qui te gêne ? Attendrais-tu ton hidalgo ?»

L’Andalouse baissait la tête ; sachant les habitudes peu luxueuses de son ami, elle avait peur d’en être pour ses rafraîchissements. Enfin au mot d’argent lâché par elle, Cisy proposa cinq napoléons, toute sa bourse ; la chose fut décidée. Mais Frédéric n’était plus là.

Il avait cru reconnaître la voix d’Arnoux, avait aperçu un chapeau de femme, et il s’était enfoncé bien vite dans le bosquet à côté.

Mlle Vatnaz se trouvait seule avec Arnoux.

«Excusez-moi ! je vous dérange ?

– Pas le moins du monde !» reprit le marchand.

Frédéric, aux derniers mots de leur conversation, comprit qu’il était accouru à l’Alhambra pour entretenir Mlle Vatnaz d’une affaire urgente ; et sans doute Arnoux n’était pas complètement rassuré, car il lui dit d’un air inquiet :

«Vous êtes bien sûre ?

– Très sûre ! on vous aime ! Ah ! quel homme !»

Et elle lui faisait la moue, en avançant ses grosses lèvres, presque sanguinolentes à force d’être rouges. Mais elle avait d’admirables yeux fauves avec des points d’or dans les prunelles, tout pleins d’esprit, d’amour et de sensualité. Ils éclairaient, comme des lampes, le teint un peu jaune de sa figure maigre. Arnoux semblait jouir de ses rebuffades. Il se pencha de son côté en lui disant «Vous êtes gentille, embrassez-moi !» Elle le prit par les deux oreilles, et le baisa sur le front.

A ce moment, les danses s’arrêtèrent ; et, à la place du chef d’orchestre, parut un beau jeune homme, trop gras et d’une blancheur de cire. Il avait de longs cheveux noirs disposés à la manière du Christ, un gilet de velours azur à grandes palmes d’or, l’air orgueilleux comme un paon, bête comme un dindon ; et quand il eut salué le public, il entama une chansonnette. C’était un villageois narrant lui-même son voyage dans la Capitale ; l’artiste parlait bas-normand, faisait l’homme soûl ; le refrain :

Ah ! j’ai t’y ri, j’ai t’y ri,

Dans ce gueusard de Paris

soulevait des trépignements d’enthousiasme. Delmas, «chanteur expressif», était trop malin pour le laisser refroidir. On lui passa vivement une guitare, et il gémit une romance intitulée le Frère de l’Albanaise.

Les paroles rappelèrent à Frédéric celles que chantait l’homme en haillons, entre les tambours du bateau. Ses yeux s’attachaient involontairement sur le bas de la robe étalée devant lui. Après chaque couplet, il y avait une longue pause, – et le souffle du vent dans les arbres ressemblait au bruit des ondes.

Mlle Vatnaz, en écartant d’une main les branches d’un troène qui lui masquait la vue de l’estrade, contemplait le chanteur, fixement, les narines ouvertes, les cils rapprochés, et comme perdue dans une joie sérieuse.

«Très bien ! dit Arnoux. Je comprends pourquoi vous êtes ce soir à l’Alhambra ! Delmas vous plaît, ma chère.»

Elle ne voulut rien avouer.

«Ah ! quelle pudeur !»

Et, montrant Frédéric :

«Est-ce à cause de lui ? Vous auriez tort. Pas de garçon plus discret !»

Les autres, qui cherchaient leur ami, entrèrent dans la salle de verdure. Hussonnet les présenta. Arnoux fit une distribution de cigares et régala de sorbets la compagnie.

Mlle Vatnaz avait rougi en apercevant Dussardier. Elle se leva bientôt, et, lui tendant la main :

«Vous ne me remettez pas, monsieur Auguste ?

– Comment la connaissez-vous ? demanda Frédéric.

– Nous avons été dans la même maison ! reprit-il.

Cisy le tirait par la manche, ils sortirent ; et, à peine disparu, Mlle Vatnaz commença l’éloge de son caractère. Elle ajouta même qu’il avait le génie du coeur.

Puis on causa de Delmas, qui pourrait, comme mime, avoir des succès au théâtre ; et il s’ensuivit une discussion, où l’on mêla Shakespeare, la Censure, le Style, le Peuple, les recettes de la Porte-Saint-Martin, Alexandre Dumas, Victor Hugo et Dumersan. Arnoux avait connu plusieurs actrices célèbres ; les jeunes gens se penchaient pour l’écouter. Mais ses paroles étaient couvertes par le tapage de la musique ; et, sitôt le quadrille ou la polka terminés, tous s’abattaient sur les tables, appelaient le garçon, riaient ; les bouteilles de bière et de limonade gazeuse détonaient dans les feuillages, des femmes criaient comme des poules ; quelquefois, deux messieurs voulaient se battre ; un voleur fut arrêté.

Au galop, les danseurs envahirent les allées. Haletant, souriant, et la face rouge, ils défilaient dans un tourbillon qui soulevait les robes avec les basques des habits ; les trombones rugissaient plus fort ; le rythme s’accélérait ; derrière le cloître moyen âge, on entendit des crépitations, des pétards éclatèrent ; des soleils se mirent à tourner ; la lueur des feux de Bengale, couleur d’émeraude, éclaira pendant une minute tout le jardin ; – et, à la dernière fusée, la multitude exhala un grand soupir.

Elle s’écoula lentement. Un nuage de poudre à canon flottait dans l’air. Frédéric et Deslauriers marchaient au milieu de la foule pas à pas, quand un spectacle les arrêta : Martinon se faisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies ; et il accompagnait une femme d’une cinquantaine d’années, laide, magnifiquement vêtue, et d’un rang social problématique.

 

«Ce gaillard-là , dit Deslauriers, est moins simple qu’on ne suppose. Mais où est donc Cisy ?»

Dussardier leur montra l’estaminet, où ils aperçurent le fils des preux, devant un bol de punch, en compagnie d’un chapeau rose.

Hussonnet, qui s’était absenté depuis cinq minutes, reparut au même moment.

Une jeune fille s’appuyait sur son bras, en l’appelant tout haut «mon petit chat».

«Mais non ! lui disait-il. Non ! pas en public ! Appelle-moi Vicomte, plutôt ! Ça vous donne un genre cavalier, Louis XIII et bottes molles, qui me plaît ! Oui, mes bons, une ancienne ! N’est-ce pas qu’elle est gentille ?»

Il lui prenait le menton.

«Salue ces messieurs ce sont tous des fils de pairs de France ! je les fréquente pour qu’ils me nomment ambassadeur !

– Comme vous êtes fou !» soupira Mlle Vatnaz.

Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu’à sa porte.

Arnoux les regarda s’éloigner, puis, se tournant vers Frédéric :

«Vous plairait-elle, la Vatnaz ? Au reste, vous n’êtes pas franc là-dessus ? Je crois que vous cachez vos amours ?»

Frédéric, devenu blême, jura qu’il ne cachait rien.

«C’est qu’on ne vous connaît pas de maîtresse», reprit Arnoux.

Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l’histoire pouvait lui être racontée. Il répondit qu’effectivement, il n’avait pas de maîtresse.

Le marchand l’en blâma.

«Ce soir, l’occasion était bonne ! Pourquoi n’avez-vous pas fait comme les autres, qui s’en vont tous avec une femme ?

– Eh bien, et vous ? dit Frédéric, impatienté d’une telle persistance.

– Ah ! moi ! mon petit c’est différent ! Je m’en retourne auprès de la mienne !»

Il appela un cabriolet, et disparut.

Les deux amis s’en allèrent à pied. Un vent d’est soufflait. Ils ne parlaient ni l’un ni l’autre. Deslauriers regrettait de n’avoir pas brillé devant le directeur d’un journal, et Frédéric s’enfonçait dans sa tristesse. Enfin, il dit que le bastringue lui avait paru stupide.

«A qui la faute ? Si tu ne nous avais pas lâchés pour ton Arnoux !

– Bah ! tout ce que j’aurais pu faire eût été complètement inutile !»

Mais le Clerc avait des théories. Il suffisait pour obtenir les choses, de les désirer fortement.

«Cependant, toi-même, tout à l’heure…

– Je m’en moquais bien ! fit Deslauriers, arrêtant net l’allusion. Est-ce que je vais m’empêtrer de femmes !»

Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs sottises bref, elles lui déplaisaient.

– Ne pose donc pas ! dit Frédéric.

Deslauriers se tut. Puis, tout à coup :

«Veux-tu parier cent francs que je fais la première qui passe ?

– Oui ! accepté !»

La première qui passa était une mendiante hideuse ; et ils désespéraient du hasard, lorsqu’au milieu de la rue de Rivoli, ils aperçurent une grande fille, portant à la main un petit carton.

Deslauriers l’accosta sous les arcades. Elle inclina brusquement du côté des Tuileries, et elle prit bientôt par la Place du Carrousel ; elle jetait des regards de droite et de gauche. Elle courut après un fiacre ; Deslauriers la rattrapa. Il marchait près d’elle, en lui parlant avec des gestes expressifs. Enfin elle accepta son bras, et ils continuèrent le long des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leur quart. Mais, tout à coup, ils traversèrent le pont au Change, le marché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric entra derrière eux. Deslauriers lui fit comprendre qu’il les gênerait, et n’avait qu’à suivre son exemple.

«Combien as-tu encore ?

– Deux pièces de cent sous.

– C’est assez ! bonsoir.»

Frédéric fut saisi par l’étonnement que l’on éprouve à voir une farce réussir «Il se moque de moi», pensa-t-il. Si je remontais ? Deslauriers croirait, peut-être, qu’il lui enviait cet amour ? Comme si je n’en avais pas un, et cent fois plus rare, plus noble, plus fort !» Une espèce de colère le poussait. Il arriva devant la porte de Mme Arnoux.

Aucune des fenêtres extérieures ne dépendait de son logement. Cependant, il restait les yeux collés sur la façade, – comme s’il avait cru, par cette contemplation, pouvoir fendre les murs. Maintenant, sans doute, elle reposait, tranquille comme une fleur endormie, avec ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles de l’oreiller, les lèvres entre-closes, la tête sur un bras.

Celle d’Arnoux lui apparut. Il s’éloigna, pour fuir cette vision.

Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire ; il en eut horreur. Alors, il vagabonda dans les rues.

Quand un piéton s’avançait, il tâchait de distinguer son visage. De temps à autre, un rayon de lumière lui passait entre les jambes, décrivait au ras du pavé un immense quart de cercle ; et un homme surgissait, dans l’ombre, avec sa hotte et sa lanterne. Le vent, en de certains endroits, secouait le tuyau de tôle d’une cheminée ; des sons lointains s’élevaient, se mêlant au bourdonnement de sa tête, et il croyait entendre, dans les airs, la vague ritournelle des contredanses. Le mouvement de sa marche entretenait cette ivresse ; il se trouva sur le pont de la Concorde.

Alors, il se ressouvint de ce soir de l’autre hiver, – où, sortant de chez elle, pour la première fois, il lui avait fallu s’arrêter, tant son coeur battait vite sous l’étreinte de ses espérances. Toutes étaient mortes, maintenant !

Des nues sombres couraient sur la face de la lune. Il la contempla, en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant de tout. Le jour parut ; ses dents claquaient ; et, à moitié endormi, mouillé par le brouillard et tout plein de larmes, il se demanda pourquoi n’en pas finir ? Rien qu’un mouvement à faire ! Le poids de son front l’entraînait, il voyait son cadavre flottant sur l’eau ; Frédéric se pencha. Le parapet était un peu large, et ce fut par lassitude qu’il n’essaya pas de le franchir.

Une épouvante le saisit. Il regagna les boulevards et s’affaissa sur un banc. Des agents de police le réveillèrent, convaincus qu’il «avait fait la noce».

Il se remit à marcher. Mais comme il se sentait grand faim, et que tous les restaurants étaient fermés, il alla souper dans un cabaret des Halles. Après quoi, jugeant qu’il était encore trop tôt, il flâna aux alentours de l’hôtel de ville, jusqu’à huit heures et un quart.

Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa donzelle ; et il écrivait sur la table, au milieu de la chambre. Vers quatre heures, M. de Cisy entra.

Grâce à Dussardier, la veille au soir, il s’était abouché avec une dame ; et même il l’avait reconduite en voiture, avec son mari, jusqu’au seuil de sa maison, où elle lui avait donné rendez-vous. Il en sortait. On ne connaissait pas ce nom-là !

«Que voulez-vous que j’y fasse ?» dit Frédéric.

Alors le gentilhomme battit la campagne ; il parla de Mlle Vatnaz, de l’Andalouse, et de toutes les autres. Enfin, avec beaucoup de périphrases, il exposa le but de sa visite : se fiant à la discrétion de son ami, il venait pour qu’il l’assistât dans une démarche, après laquelle il se regarderait définitivement comme un homme ; et Frédéric ne le refusa pas. Il conta l’histoire à Deslauriers, sans dire la vérité sur ce qui le concernait personnellement.

Le Clerc trouva qu’ «il allait maintenant très bien.» Cette déférence à ses conseils augmenta sa bonne humeur.

C’était par elle qu’il avait séduit, dès le premier jour, Mlle Clémence Daviou, brodeuse en or pour équipements militaires, la plus douce personne qui fût, et svelte comme un roseau, avec de grands yeux bleus, continuellement ébahis. Le Clerc abusait de sa candeur, jusqu’à fui faire croire qu’il était décoré, il ornait sa redingote d’un ruban rouge, dans leurs tête-à-tête, mais s’en privait en public, pour ne point humilier son patron, disait-il. Du reste, il la tenait à distance, se laissait caresser comme un pacha, et l’appelait «fille du peuple» par manière de rire. Elle lui apportait chaque fois de petits bouquets de violettes. Frédéric n’aurait pas voulu d’un tel amour.

Cependant, lorsqu’ils sortaient, bras dessus bras dessous, pour se rendre dans un cabinet chez Pinson ou chez Barillot, il éprouvait une singulière tristesse. Frédéric ne savait pas combien, depuis un an, chaque jeudi, il avait fait souffrir Deslauriers, quand il se brossait les ongles, avant d’aller dîner rue de Choiseul !

Un soir que, du haut de son balcon, il venait de les regarder partir, il vit de loin Hussonnet sur le pont d’Arcole. Le bohème se mit à l’appeler par des signaux, et, Frédéric ayant descendu ses cinq étages :

«Voici la chose : C’est samedi prochain, 24, la fête de Mme Arnoux.

– Comment, puisqu’elle s’appelle Marie ?

– Angèle aussi, n’importe ! On festoiera dans leur maison de campagne, à Saint-Cloud ; je suis chargé de vous en prévenir. Vous trouverez un véhicule à trois heures, au Journal ! Ainsi convenu Pardon de vous avoir dérangé. Mais j’ai tant de courses.»

Frédéric n’avait pas tourné les talons que son portier lui remit une lettre :

«Monsieur et Madame Dambreuse prient Monsieur F. Moreau de leur faire l’honneur de venir dîner chez eux samedi 24 courant. – R. S. V. P.

– Trop tard», pensa-t-il.

Néanmoins, il montra la lettre à Deslauriers, lequel s’écria :

«Ah ! enfin ! Mais tu n’as pas l’air content.

– Pourquoi ?»

Frédéric, ayant hésité quelque peu, dit qu’il avait le même jour une autre invitation.

«Fais-moi le plaisir d’envoyer bouler la rue de Choiseul. Pas de bêtises ! Je vais répondre pour toi, si ça te gêne.»

Et le Clerc écrivit une acceptation, à la troisième personne.

N’ayant jamais vu le monde qu’à travers la fièvre de ses convoitises, il se l’imaginait comme une création artificielle, fonctionnant en vertu de lois mathématiques. Un dîner en ville, la rencontre d’un homme en place, le sourire d’une jolie femme pouvaient, par une série d’actions se déduisant les unes des autres, avoir de gigantesques résultats. Certains salons parisiens étaient comme ces machines qui prennent la matière à l’état brut et la rendent centuplée de valeur. Il croyait aux courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages

obtenus par les intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard sous la main des forts. Enfin il estimait la fréquentation des Dambreuse tellement utile, et il parla si bien, que Frédéric ne savait plus à quoi se résoudre.

Il n’en devait pas moins, puisque c’était la fête de Mme Arnoux, lui offrir un cadeau ; il songea, naturellement, à une ombrelle, afin de réparer sa maladresse.

Or, il découvrit une marquise en soie gorge-pigeon, à petit manche d’ivoire ciselé, et qui arrivait de la Chine. Mais cela coûtait cent soixante-quinze francs et il n’avait pas un sou, vivant même à crédit sur le trimestre prochain. Cependant, il la voulait, il y tenait, et, malgré sa répugnance, il eut recours à Deslauriers.

Deslauriers lui répondit qu’il n’avait pas d’argent.

«J’en ai besoin , dit Frédéric, grand besoin !»

Et, l’autre ayant répété la même excuse, il s’emporta.

«Tu pourrais bien, quelquefois…

– Quoi donc ?

– Rien !»

Le Clerc avait compris. Il leva sur sa réserve la somme en question, et, quand il l’eut versée pièce à pièce : «Je ne te réclame pas de quittance, puisque je vis à tes crochets.»

Frédéric lui sauta au cou, avec mille protestations affectueuses. Deslauriers resta froid. Puis, le lendemain, apercevant l’ombrelle sur le piano :

«Ah ! c’était pour cela !

– Je l’enverrai peut-être», dit lâchement Frédéric.

Le hasard le servit, car il reçut, dans la soirée, un billet bordé de noir, et où Mme Dambreuse, lui annonçant la perte d’un oncle, s’excusait de remettre à plus tard le plaisir de faire sa connaissance.

Il arriva dès deux heures au bureau du Journal. Au lieu de l’attendre pour le mener dans sa voiture, Arnoux était parti la veille, ne résistant plus à son besoin de grand air.

Chaque année, aux premières feuilles, durant plusieurs jours de suite, il décampait le matin, faisait de longues courses à travers champs, buvait du lait dans les fermes, batifolait avec les villageoises, s’informait des récoltes, et rapportait des pieds de salade dans son mouchoir. Enfin, réalisant un vieux rêve, il s’était acheté une maison de campagne.

Pendant que Frédéric parlait au commis, Mlle Vatnaz survint, et fut désappointée de ne pas voir Arnoux. Il resterait là-bas encore deux jours, peut-être. Le commis lui conseilla «d’y aller» ; elle ne pouvait y aller ; d’écrire une lettre, elle avait peur que la lettre ne fût perdue.

 

Frédéric s’offrit à la porter lui-même. Elle en fit une rapidement, et le conjura de la remettre sans témoins.

Quarante minutes après, il débarquait à Saint-Cloud.

La maison, cent pas plus loin que le pont, se trouvait à mi-hauteur de la colline. Les murs du jardin étaient cachés par deux rangs de tilleuls, et une large pelouse descendait jusqu’au bord de la rivière. La porte de la grille étant ouverte, Frédéric entra.

Arnoux, étendu sur l’herbe, jouait avec une portée de petits chats. Cette distraction paraissait l’absorber infiniment. La lettre de Mlle Vatnaz le tira de sa torpeur.

«Diable, diable ! c’est ennuyeux ! elle a raison ; il faut que je parte.»

Puis, ayant fourré la missive dans sa poche, il prit plaisir à montrer son domaine. Il montra tout, l’écurie, le hangar, la cuisine. Le salon était à droite, et, du côté de Paris, donnait sur une varangue en treillage, chargée d’une clématite. Mais, au-dessus de leur tête, une roulade éclata ; Mme Arnoux, se croyant seule, s’amusait à chanter. Elle faisait des gammes, des trilles, des arpèges. Il y avait de longues notes qui semblaient se tenir suspendues ; d’autres tombaient précipitées, comme les gouttelettes d’une cascade ; et sa voix, passant par la jalousie, coupait le grand silence, et montait vers le ciel bleu.

Elle cessa tout à coup, quand M. et Mme Oudry, deux voisins, se présentèrent.

Puis elle parut elle-même au haut du perron ; et, comme elle descendait les marches, il aperçut son pied. Elle avait de petites chaussures découvertes, en peau mordorée, avec trois pattes transversales, ce qui dessinait sur ses bas un grillage d’or.

Les invités arrivèrent. Sauf Me Lefaucheux, avocat, c’étaient les convives du jeudi. Chacun avait apporté quelque cadeau : Dittmer une écharpe syrienne, Rosenwald un album de romances, Burieu une aquarelle, Sombaz sa propre caricature, et Pellerin un fusain, représentant une espèce de danse macabre, hideuse fantaisie d’une exécution médiocre. Hussonnet s’était dispensé de tout présent.

Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien. Elle l’en remercia beaucoup. Alors, il dit :

«Mais… c’est presque une dette ! J’ai été si fâché.

– De quoi donc ? reprit-elle. Je ne comprends pas !

– A table !» fit Arnoux, en le saisissant par le bras ; puis, dans l’oreille : «Vous n’êtes guère malin, vous !»

Rien n’était plaisant comme la salle à manger, peinte d’une couleur vert d’eau. A l’un des bouts, une nymphe de pierre trempait son orteil dans un bassin en forme de coquille. Par les fenêtres ouvertes, on apercevait tout le jardin avec la longue pelouse que flanquait un vieux pin d’Ecosse, aux trois quarts dépouillé ; des massifs de fleurs la bombaient inégalement ; et, au-delà du fleuve, se développaient, en large demi-cercle, le bois de Boulogne, Neuilly, Sèvres, Meudon. Devant la grille, en face, un canot à la voile prenait des bordées.

On causa d’abord de cette vue que l’on avait, puis du paysage en général ; et les discussions commençaient quand Arnoux donna l’ordre à son domestique d’atteler l’américaine vers les neuf heures et demie. Une lettre de son caissier le rappelait.

«Veux-tu que je m’en retourne avec toi ? , dit Mme Arnoux.

– Mais certainement !» et, en lui faisant un beau salut :» Vous savez bien, Madame, qu’on ne peut vivre sans vous !»

Tous la complimentèrent d’avoir un si bon mari.

«Ah ! c’est que je ne suis pas seule !» répliqua-t-elle doucement, en montrant sa petite fille.

Puis, la conversation ayant repris sur la peinture, on parla d’un Ruysdaël, dont Arnoux espérait des sommes considérables, et Pellerin lui demanda s’il était vrai que le fameux Saül Mathias, de Londres, fût venu, le mois passé, lui en offrir vingt-trois mille francs.

«Rien de plus vrai !» et, se tournant vers Frédéric «C’est même le monsieur que je promenais l’autre jour à l’Alhambra, bien malgré moi, je vous assure, car ces Anglais ne sont pas drôles»

Frédéric, soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnaz quelque histoire de femme, avait admiré l’aisance du sieur Arnoux à trouver un moyen honnête de déguerpir ; mais son nouveau mensonge, absolument inutile, lui fit écarquiller les yeux.

Le marchand ajouta, d’un air simple :

«Comment l’appelez-vous donc, ce grand jeune homme, votre ami ?

– Deslauriers», dit vivement Frédéric.

Et, pour réparer les torts qu’ils se sentait à son endroit, il le vanta comme une intelligence supérieure.

«Ah ! vraiment ? Mais il n’a pas l’air si brave garçon que l’autre, le commis de roulage.»

Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire qu’il frayait avec les gens du commun.

Ensuite, il fut question des embellissements de la Capitale, des quartiers nouveaux, et le bonhomme Oudry vint à citer, parmi les grands spéculateurs, M. Dambreuse.

Frédéric, saisissant l’occasion de se faire valoir, dit qu’il le connaissait. Mais Pellerin se lança dans une catilinaire contre les épiciers ; vendeurs de chandelles ou d’argent, il n’y voyait pas de différence. Puis, Rosenwald et Burieu devisèrent porcelaines ; Arnoux causait jardinage avec Mme Oudry ; Sombaz, loustic de la vieille école, s’amusait à blaguer son époux ; il l’appelait Odry, comme l’acteur, déclara qu’il devait descendre d’Oudry, le peintre des chiens, car la bosse des animaux était visible sur son front. Il voulut même lui tâter le crâne, l’autre s’en défendait à cause de sa perruque ; et le dessert finit avec des éclats de rire.

Quand on eut pris le café, sous les tilleuls, en fumant, et fait plusieurs tours dans le jardin, on alla se promener le long de la rivière.

La compagnie s’arrêta devant un pêcheur, qui nettoyait des anguilles, dans une boutique à poisson. Mlle Marthe voulut les voir. Il vida sa boîte sur l’herbe ; et la petite fille se jetait à genoux pour les rattraper, riait de plaisir, criait d’effroi. Toutes furent perdues. Arnoux les paya.

Il eut, ensuite, l’idée de faire une promenade en canot. Un côté de l’horizon commençait à pâlir. tandis que, de l’autre, une large couleur orange s’étalait dans le ciel et était plus empourprée au faîte des collines, devenues complètement noires. Mme Arnoux se tenait assise sur une grosse pierre, ayant cette lueur d’incendie derrière elle. Les autres personnes flânaient, çà et là ; Hussonnet, au bas de la berge, faisait des ricochets sur l’eau.

Arnoux revint, suivi par une vieille chaloupe, où malgré les représentations les plus sages il empila ses convives. Elle sombrait ; il fallut débarquer.

Déjà des bougies brûlaient dans le salon, tout tendu de perse, avec des girandoles en cristal contre les murs. La mère Oudry s’endormait doucement dans un fauteuil, et les autres écoutaient M. Lefaucheux, dissertant sur les gloires du barreau. Mme Arnoux était seule près de la croisée, Frédéric l’aborda.

Ils causèrent de ce que l’on disait. Elle admirait les orateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement, soi-même, à voir que l’on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric, qui n’avait point d’ambition.

«Ah ! pourquoi ? dit-elle. Il faut en avoir un peu !»

Ils étaient l’un près de l’autre, debout, dans l’embrasure de la croisée. La nuit, devant eux, s’étendait comme un immense voile sombre, piqué d’argent. C’était la première fois qu’ils ne parlaient pas de choses insignifiantes. Il vint même à savoir ses antipathies et ses goûts : certains parfums lui faisaient mal, les livres d’histoire l’intéressaient, elle croyait aux songes.

Il entama le chapitre des aventures sentimentales. Elle plaignait les désastres de la passion, mais était révoltée par les turpitudes hypocrites ; et cette droiture d’esprit se rapportait si bien à la beauté régulière de son visage, qu’elle semblait en dépendre.