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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 3

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Il n'avait pas eu la force de la cacher à Deslauriers. Quand il revenait de chez Mme Arnoux, il le réveillait comme par mégarde, afin de pouvoir causer d'elle.

Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois, près de la fontaine, poussait un long bâillement. Frédéric s'asseyait au pied de son lit. D'abord il parlait du dîner, puis il racontait mille détails insignifiants, où il voyait des marques de mépris ou d'affection. Une fois, par exemple, elle avait refusé son bras, pour prendre celui de Dittmer, et Frédéric se désolait.

«Ah! quelle bêtise!»

Ou bien elle l'avait appelé son «ami».

«Vas-y gaiement, alors!

– Mais je n'ose pas, disait Frédéric.

– Eh bien, n'y pense plus! Bonsoir.»

Deslauriers se retournait vers la ruelle et s'endormait. Il ne comprenait rien à cet amour, qu'il regardait comme une dernière faiblesse d'adolescence; et, son intimité ne lui suffisant plus, sans doute, il imagina de réunir leurs amis communs une fois la semaine.

Ils arrivaient le samedi, vers neuf heures. Les trois rideaux d'algérienne étaient soigneusement tirés; la lampe et quatre bougies brûlaient; au milieu de la table, le pot à tabac, tout plein de pipes, s'étalait entre les bouteilles de bière, la théière, un flacon de rhum et des petits fours. On discutait sur l'immortalité de l'âme, on faisait des parallèles entre les professeurs.

Hussonnet, un soir, introduisit un grand jeune homme habillé d'une redingote trop courte des poignets, et la contenance embarrassée. C'était le garçon qu'ils avaient réclamé au poste, l'année dernière.

N'ayant pu rendre à son maître le carton de dentelles perdu dans la bagarre, celui-ci l'avait accusé de vol, menacé des tribunaux; maintenant, il était commis dans une maison de roulage. Hussonnet, le matin, l'avait rencontré au coin d'une rue; et il l'amenait, car Dussardier, par reconnaissance, voulait voir «l'autre».

Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore plein, et qu'il avait gardé religieusement avec l'espoir de le rendre. Les jeunes gens l'invitèrent à revenir. Il n'y manqua pas.

Tous sympathisaient. D'abord, leur haine du Gouvernement avait la hauteur d'un dogme indiscutable. Martinon seul tâchait de défendre Louis-Philippe. On l'accablait sous les lieux communs traînant dans les journaux: l'embastillement de Paris, les lois de septembre, Pritchard, lord Guizot, – si bien que Martinon se taisait, craignant d'offenser quelqu'un. En sept ans de collège, il n'avait pas mérité de pensum, et à l'École de droit, il savait plaire aux professeurs. Il portait ordinairement une grosse redingote couleur mastic avec des claques en caoutchouc; mais il apparut un soir dans une toilette de marié: gilet de velours à châle, cravate blanche, chaîne d'or.

L'étonnement redoubla quand on sut qu'il sortait de chez M. Dambreuse. En effet, le banquier Dambreuse venait d'acheter au père Martinon une partie de bois considérable; le bonhomme lui ayant présenté son fils, il les avait invités à dîner tous les deux.

«Y avait-il beaucoup de truffes, demanda Deslauriers, et as-tu pris la taille à son épouse, entre deux portes, sicut decet

Alors, la conversation s'engagea sur les femmes. Pellerin n'admettait pas qu'il y eût de belles femmes (il préférait les tigres); d'ailleurs, la femelle de l'homme était une créature inférieure dans la hiérarchie esthétique:

«Ce qui vous séduit est particulièrement ce qui la dégrade comme idée; je veux dire les seins, les cheveux…

– Cependant, objecta Frédéric, de longs cheveux noirs, avec de grands yeux noirs…

– Oh! connu! s'écria Hussonnet. Assez d'Andalouses sur la pelouse! des choses antiques? serviteur! Car enfin, voyons, pas de blagues! une lorette est plus amusante que la Vénus de Milo! Soyons Gaulois, nom d'un petit bonhomme! et Régence si nous pouvons!

Coulez, bons vins; femmes, daignez sourire!

Il faut passer de la brune à la blonde! – Est-ce votre avis, père Dussardier?»

Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent pour connaître ses goûts.

«Eh bien, fit-il en rougissant, moi, je voudrais aimer la même, toujours!»

Cela fut dit d'une telle façon, qu'il y eut un moment de silence, les uns étant surpris de cette candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la secrète convoitise de leur âme.

Sénécal posa sur le chambranle sa chope de bière, et déclara dogmatiquement que, la prostitution étant une tyrannie et le mariage une immoralité, il valait mieux s'abstenir. Deslauriers prenait les femmes comme une distraction, rien de plus. M. de Cisy avait à leur endroit toute espèce de crainte. Élevé sous les yeux d'une grand'mère dévote, il trouvait la compagnie de ces jeunes gens alléchante comme un mauvais lieu et instructive comme une Sorbonne. On ne lui ménageait pas les leçons; et il se montrait plein de zèle, jusqu'à vouloir fumer, en dépit des maux de cœur qui le tourmentaient chaque fois, régulièrement. Frédéric l'entourait de soins. Il admirait la nuance de ses cravates, la fourrure de son paletot et surtout ses bottes, minces comme des gants et qui semblaient insolentes de netteté et de délicatesse; sa voiture l'attendait en bas dans la rue.

Un soir qu'il venait de partir, et que la neige tombait, Sénécal se mit à plaindre son cocher. Puis il déclama contre les gants jaunes, le Jockey-Club. Il faisait plus de cas d'un ouvrier que de ces messieurs.

«Moi, je travaille, au moins! je suis pauvre!

– Cela se voit,» dit à la fin Frédéric, impatienté.

Le répétiteur lui garda rancune pour cette parole.

Mais, Regimbart ayant dit qu'il connaissait un peu Sénécal, Frédéric, voulant faire une politesse à l'ami d'Arnoux, le pria de venir aux réunions du samedi, et la rencontre fut agréable aux deux patriotes.

Ils différaient cependant.

Sénécal – qui avait un crâne en pointe – ne considérait que les systèmes. Regimbart, au contraire, ne voyait dans les faits que les faits. Ce qui l'inquiétait principalement, c'était la frontière du Rhin. Il prétendait se connaître en artillerie, et se faisait habiller par le tailleur de l'École polytechnique.

Le premier jour, quand on lui offrit des gâteaux, il leva les épaules dédaigneusement, en disant que cela convenait aux femmes; et il ne parut guère plus gracieux les fois suivantes. Du moment que les idées atteignaient une certaine hauteur, il murmurait: «Oh! pas d'utopies, pas de rêves!» En fait d'art (bien qu'il fréquentât les ateliers, où quelquefois il donnait, par complaisance, une leçon d'escrime), ses opinions n'étaient point transcendantes. Il comparait le style de M. Marast à celui de Voltaire et Mlle Vatnaz à Mme de Staël, à cause d'une ode sur la Pologne, «où il y avait du cœur». Enfin Regimbart assommait tout le monde et particulièrement Deslauriers, car le Citoyen était un familier d'Arnoux. Or le clerc ambitionnait de fréquenter cette maison, espérant y faire des connaissances profitables. «Quand donc m'y mèneras-tu?» disait-il. Arnoux se trouvait surchargé de besogne, ou bien il partait en voyage; puis, ce n'était pas la peine, les dîners allaient finir.

S'il avait fallu risquer sa vie pour son ami, Frédéric l'eût fait. Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible, comme il surveillait son langage, ses manières et son costume jusqu'à venir au bureau de l'Art industriel toujours irréprochablement ganté, il avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit noir, sa tournure de procureur et ses discours outrecuidants ne déplût à Mme Arnoux, ce qui pouvait le compromettre, le rabaisser lui-même auprès d'elle. Il admettait bien les autres, mais celui-là, précisément, l'aurait gêné mille fois plus. Le Clerc s'apercevait qu'il ne voulait pas tenir sa promesse, et le silence de Frédéric lui semblait une aggravation d'injure.

Il aurait voulu le conduire absolument, le voir se développer d'après l'idéal de leur jeunesse; et sa fainéantise le révoltait, comme une désobéissance et comme une trahison. D'ailleurs Frédéric, plein de l'idée de Mme Arnoux, parlait de son mari souvent; et Deslauriers commença une intolérable scie, consistant à répéter son nom cent fois par jour, à la fin de chaque phrase, comme un tic d'idiot. Quand on frappait à sa porte, il répondait: «Entrez, Arnoux!» Au restaurant, il demandait un fromage de Brie «à l'instar d'Arnoux»; et, la nuit, feignant d'avoir un cauchemar, il réveillait son compagnon en hurlant: «Arnoux! Arnoux!» Enfin, un jour, Frédéric, excédé, lui dit d'une voix lamentable:

«Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux!

– Jamais! répondit le clerc.

 
Toujours lui! lui partout! ou brûlante ou glacée,
L'image de l'Arnoux…
 

– Tais-toi donc!» s'écria Frédéric en levant le poing.

Il reprit doucement:

«C'est un sujet qui m'est pénible, tu sais bien.

– Oh! pardon, mon bonhomme, répliqua Deslauriers en s'inclinant très bas, on respectera désormais les nerfs de Mademoiselle! Pardon encore une fois. Mille excuses!»

Ainsi fut terminée la plaisanterie.

Mais trois semaines après, un soir, il lui dit:

«Eh bien, je l'ai vue tantôt, Mme Arnoux!

– Où donc?

– Au palais, avec Balandard, avoué; une femme brune, n'est-ce pas, de taille moyenne?»

Frédéric fit un signe d'assentiment. Il attendait que Deslauriers parlât. Au moindre mot d'admiration, il se serait épanché largement, il était tout prêt à le chérir; l'autre se taisait toujours; enfin, n'y tenant plus, il lui demanda d'un air indifférent ce qu'il pensait d'elle.

Deslauriers la trouvait «pas mal, sans avoir pourtant rien d'extraordinaire».

«Ah! tu trouves,» dit Frédéric.

Arriva le mois d'août, époque de son deuxième examen. D'après l'opinion courante, quinze jours devaient suffire pour en préparer les matières. Frédéric, ne doutant pas de ses forces, avala d'emblée les quatre premiers livres du Code de procédure, les trois premiers du Code pénal, plusieurs morceaux d'Instruction criminelle et une partie du Code civil, avec les annotations de M. Poncelet. La veille, Deslauriers lui fit faire une récapitulation qui se prolongea jusqu'au matin; et, pour mettre à profit le dernier quart d'heure, il continua à l'interroger sur le trottoir, tout en marchant.

 

Comme plusieurs examens se passaient simultanément, il y avait beaucoup de monde dans la cour, entre autres Hussonnet et Cisy; on ne manquait pas de venir à ces épreuves quand il s'agissait des camarades. Frédéric endossa la robe noire traditionnelle; puis il entra suivi de la foule, avec trois autres étudiants, dans une grande pièce, éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes, le long des murs. Au milieu, des chaises de cuir entouraient une table, décorée d'un tapis vert. Elle séparait les candidats de MM. les examinateurs en robe rouge, tous portant des chausses d'hermine sur l'épaule, avec des toques à galons d'or sur le chef.

Frédéric se trouvait l'avant-dernier dans la série, position mauvaise. A la première question sur la différence entre une convention et un contrat, il définit l'une pour l'autre; et le professeur, un brave homme, lui dit: «Ne vous troublez pas, monsieur, remettez-vous!» puis, ayant fait deux demandes faciles, suivies de réponses obscures, il passa enfin au quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement. Deslauriers, en face, dans le public, lui faisait signe que tout n'était pas encore perdu; et à la deuxième interrogation sur le droit criminel, il se montra passable. Mais, après la troisième, relative au testament mystique, l'examinateur étant resté impassible tout le temps, son angoisse redoubla; car Hussonnet joignait les mains comme pour applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait les haussements d'épaules. Enfin, le moment arriva où il fallut répondre sur la Procédure! Il s'agissait de la tierce opposition. Le professeur, choqué d'avoir entendu des théories contraires aux siennes, lui demanda d'un ton brutal:

«Et vous, monsieur, est-ce votre avis? Comment conciliez-vous le principe de l'article 1351 du Code civil avec cette voie d'attaque extraordinaire?»

Frédéric se sentait un grand mal de tête, pour avoir passé la nuit sans dormir. Un rayon de soleil, entrant par l'intervalle d'une jalousie, le frappait au visage. Debout derrière la chaise, il se dandinait et tirait sa moustache.

«J'attends toujours votre réponse!» reprit l'homme à la toque d'or.

Et comme le geste de Frédéric l'agaçait sans doute:

«Ce n'est pas dans votre barbe que vous la trouverez!»

Ce sarcasme causa un rire dans l'auditoire; le professeur, flatté, s'amadoua. Il lui fit deux questions encore sur l'ajournement et sur l'affaire sommaire, puis baissa la tête en signe d'approbation; l'acte public était fini. Frédéric rentra dans le vestibule.

Pendant que l'huissier le dépouillait de sa robe, pour la repasser à un autre immédiatement, ses amis l'entourèrent, en achevant de l'ahurir avec leurs opinions contradictoires sur le résultat de l'examen. On le proclama bientôt d'une voix sonore, à l'entrée de la salle: «Le troisième était… ajourné!»

«Emballé! dit Hussonnet, allons-nous-en!»

Devant la loge du concierge, ils rencontrèrent Martinon, rouge, ému, avec un sourire dans les yeux et l'auréole du triomphe sur le front. Il venait de subir sans encombre son dernier examen. Restait seulement la thèse. Avant quinze jours, il serait licencié. Sa famille connaissait un ministre, «une belle carrière» s'ouvrait devant lui.

«Celui-là t'enfonce tout de même,» dit Deslauriers.

Rien n'est humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises où l'on échoue. Frédéric, vexé, répondit qu'il s'en moquait. Ses prétentions étaient plus hautes; et, comme Hussonnet faisait mine de s'en aller, il le prit à l'écart pour lui dire:

«Pas un mot de tout cela, chez eux, bien entendu!»

Le secret était facile, puisque Arnoux, le lendemain, partait en voyage pour l'Allemagne.

Le soir, en rentrant, le Clerc trouva son ami singulièrement changé: il pirouettait, sifflait; et, l'autre s'étonnant de cette humeur, Frédéric déclara qu'il n'irait pas chez sa mère; il emploierait ses vacances à travailler.

A la nouvelle du départ d'Arnoux, une joie l'avait saisi. Il pouvait se présenter là-bas, tout à son aise, sans crainte d'être interrompu dans ses visites. La conviction d'une sécurité absolue lui donnerait du courage. Enfin il ne serait pas éloigné, il ne serait pas séparé d'Elle! Quelque chose de plus fort qu'une chaîne de fer l'attachait à Paris, une voix intérieure lui criait de rester.

Des obstacles s'y opposaient. Il les franchit en écrivant à sa mère; il confessait d'abord son échec, occasionné par des changements faits dans le programme, – un hasard, une injustice; – d'ailleurs, tous les grands avocats (il citait leurs noms) avaient été refusés à leurs examens. Mais il comptait se présenter de nouveau au mois de novembre. Or, n'ayant pas de temps à perdre, il n'irait point à la maison cette année; et il demandait, outre l'argent d'un trimestre, deux cent cinquante francs, pour des répétitions de droit, fort utiles; – le tout enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et protestations d'amour filial.

Mme Moreau, qui l'attendait le lendemain, fut chagrinée doublement. Elle cacha la mésaventure de son fils, et lui répondit de «venir tout de même». Frédéric ne céda pas. Une brouille s'ensuivit. A la fin de la semaine, néanmoins, il reçut l'argent du trimestre avec la somme destinée aux répétitions, et qui servit à payer un pantalon gris perle, un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d'or.

Quand tout cela fut en sa possession:

«C'est peut-être une idée de coiffeur que j'ai eue?» songea-t-il.

Et une grande hésitation le prit:

Pour savoir s'il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois, dans l'air, des pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage fut heureux. Donc, la fatalité l'ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul.

Il monta vivement l'escalier, tira le cordon de la sonnette; elle ne sonna pas; il se sentait près de défaillir.

Puis il ébranla, d'un coup furieux, le lourd gland de soie rouge. Un carillon retentit, s'apaisa par degrés; et l'on n'entendait plus rien. Frédéric eut peur.

Il colla son oreille contre la porte; pas un souffle! Il mit son œil au trou de la serrure, et il n'apercevait dans l'antichambre que deux pointes de roseau, sur la muraille, parmi les fleurs du papier. Enfin, il tournait les talons, quand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit coup, léger. La porte s'ouvrit; et sur le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l'air maussade, Arnoux lui-même parut.

«Tiens! Qui diable vous amène? Entrez!»

Il l'introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à manger, où l'on voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux verres; et d'un ton brusque:

«Vous avez quelque chose à me demander, cher ami?

– Non! rien! rien!» balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.

Enfin, il dit qu'il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d'Hussonnet.

«Nullement! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers!»

Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le pied d'une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus; le manche d'ivoire se brisa.

«Mon Dieu! s'écria-t-il, comme je suis chagrin d'avoir brisé l'ombrelle de Mme Arnoux.»

A ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant l'occasion qui s'offrait de parler d'elle, ajouta timidement:

«Est-ce que je ne pourrai pas la voir?»

Elle était dans son pays, près de sa mère malade.

Il n'osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux.

«Chartres! Cela vous étonne?

– Moi? non! pourquoi? Pas le moins du monde!»

Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux, qui s'était fait une cigarette, tournait autour de la table, en soufflant. Frédéric, debout contre le poêle, contemplait les murs, l'étagère, le parquet; et des images charmantes défilaient dans sa mémoire, devant ses yeux plutôt. Enfin il se retira.

Un morceau de journal, roulé en boule, traînait par terre, dans l'antichambre; Arnoux le prit; et, se haussant sur la pointe des pieds, il l'enfonça dans la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste interrompue. Puis, en lui donnant une poignée de main:

«Avertissez le concierge, s'il vous plaît, que je n'y suis pas!»

Et il referma la porte sur son dos, violemment.

Frédéric descendit l'escalier marche à marche. L'insuccès de cette première tentative le décourageait sur le hasard des autres. Alors commencèrent trois mois d'ennui. Comme il n'avait aucun travail, son désœuvrement renforçait sa tristesse.

Il passait des heures à regarder, du haut de son balcon, la rivière qui coulait entre les quais grisâtres, noircis, de place en place, par la bavure des égouts, avec un ponton de blanchisseuses amarré contre le bord, où des gamins quelquefois s'amusaient, dans la vase, à faire baigner un caniche. Ses yeux délaissant à gauche le pont de pierre de Notre-Dame et trois ponts suspendus, se dirigeaient toujours vers le quai aux Ormes, sur un massif de vieux arbres, pareils aux tilleuls du port de Montereau. La tour Saint-Jacques, l'hôtel de ville, Saint-Gervais, Saint-Louis, Saint-Paul se levaient en face, parmi les toits confondus, – et le génie de la colonne de Juillet resplendissait à l'orient comme une large étoile d'or, tandis qu'à l'autre extrémité le dôme des Tuileries arrondissait, sur le ciel, sa lourde masse bleue. C'était par derrière, de ce côté-là, que devait être la maison de Mme Arnoux.

Il rentrait dans sa chambre; puis, couché sur son divan, s'abandonnait à une méditation désordonnée: plans d'ouvrage, projets de conduite, élancements vers l'avenir. Enfin, pour se débarrasser de lui-même, il sortait.

Il remontait, au hasard, le quartier latin, si tumultueux d'habitude, mais désert à cette époque, car les étudiants étaient partis dans leurs familles. Les grands murs des collèges, comme allongés par le silence, avaient un aspect plus morne encore; on entendait toutes sortes de bruits paisibles, des battements d'ailes dans des cages, le ronflement d'un tour, le marteau d'un savetier; et les marchands d'habits, au milieu des rues, interrogeaient de l'œil chaque fenêtre, inutilement. Au fond des cafés solitaires, la dame du comptoir bâillait entre ses carafons remplis; les journaux demeuraient en ordre sur la table des cabinets de lecture; dans l'atelier des repasseuses, des linges frissonnaient sous les bouffées du vent tiède. De temps à autre, il s'arrêtait à l'étalage d'un bouquiniste; un omnibus, qui descendait en frôlant le trottoir, le faisait se retourner; et, parvenu devant le Luxembourg, il n'allait pas plus loin.

Quelquefois, l'espoir d'une distraction l'attirait vers les boulevards. Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs humides, il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantes de lumière, et où les monuments dessinaient au bord du pavé des dentelures d'ombre noire. Mais les charrettes, les boutiques recommençaient, et la foule l'étourdissait, – le dimanche surtout, – quand, depuis la Bastille jusqu'à la Madeleine, c'était un immense flot ondulant sur l'asphalte, au milieu de la poussière, dans une rumeur continue; il se sentait tout écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur! Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder.

Il allait tous les jours à l'Art industriel; – et pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il s'informait de sa mère très longuement. La réponse d'Arnoux ne variait pas; «le mieux se continuait,» sa femme, avec la petite, serait de retour la semaine prochaine. Plus elle tardait à revenir, plus Frédéric témoignait d'inquiétude, – si bien qu'Arnoux, attendri par tant d'affection, l'emmena cinq ou six fois dîner au restaurant.

Frédéric, dans ces longs tête-à-tête, reconnut que le marchand de peinture n'était pas fort spirituel. Arnoux pouvait s'apercevoir de ce refroidissement; et puis c'était l'occasion de lui rendre, un peu, ses politesses.

 

Voulant donc faire les choses très bien, il vendit à un brocanteur tous ses habits neufs, moyennant la somme de quatre-vingts francs; et, l'ayant grossie de cent autres qui lui restaient, il vint chez Arnoux le prendre pour dîner. Regimbart s'y trouvait. Ils s'en allèrent aux Trois-Frères-Provençaux.

Le Citoyen commença par retirer sa redingote, et, sûr de la déférence des deux autres, écrivit la carte. Mais il eut beau se transporter dans la cuisine pour parler lui-même au chef, descendre à la cave dont il connaissait tous les coins, et faire monter le maître de l'établissement, auquel il «donna un savon», il ne fut content ni des mets, ni des vins, ni du service! A chaque plat nouveau, à chaque bouteille différente, dès la première bouchée, la première gorgée, il laissait tomber sa fourchette, ou repoussait au loin son verre; puis s'accoudant sur la nappe de toute la longueur de son bras, il s'écriait qu'on ne pouvait plus dîner à Paris! Enfin, ne sachant qu'imaginer pour sa bouche, Regimbart se commanda des haricots à l'huile, «tout bonnement», lesquels, bien qu'à moitié réussis, l'apaisèrent un peu. Puis il eut, avec le garçon, un dialogue, roulant sur les anciens garçons des Provençaux:

«Qu'était devenu Antoine? Et un nommé Eugène? Et Théodore, le petit, qui servait toujours en bas? Il y avait dans ce temps-là une chère autrement distinguée, et des têtes de Bourgogne comme on n'en reverra plus!»

Ensuite, il fut question de la valeur des terrains dans la banlieue, une spéculation d'Arnoux, infaillible. En attendant, il perdait ses intérêts. Puisqu'il ne voulait vendre à aucun prix, Regimbart lui découvrirait quelqu'un; et ces deux messieurs firent, avec un crayon, des calculs jusqu'à la fin du dessert.

On s'en alla prendre le café, passage du Saumon, dans un estaminet, à l'entre-sol. Frédéric assista, sur ses jambes, à d'interminables parties de billard, abreuvées d'innombrables chopes; – et il resta là, jusqu'à minuit, sans savoir pourquoi, par lâcheté, par bêtise, dans l'espérance confuse d'un événement quelconque favorable à son amour.

Quand donc la reverrait-il? Frédéric se désespérait. Mais, un soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit:

«Ma femme est revenue hier, vous savez!»

Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle.

Il débuta par des félicitations, à propos de sa mère, dont la maladie avait été si grave.

«Mais non! Qui vous l'a dit?

– Arnoux!»

Elle fit un «ah!» léger, puis ajouta qu'elle avait eu d'abord des craintes sérieuses, maintenant disparues.

Elle se tenait près du feu, dans la bergère de tapisserie. Il était sur le canapé avec son chapeau entre ses genoux; et l'entretien fut pénible, elle l'abandonnait à chaque minute; il ne trouvait pas de joint pour y introduire ses sentiments. Mais, comme il se plaignait d'étudier la chicane, elle répliqua: «Oui… je conçois… les affaires…!» en baissant la figure, absorbée tout à coup par des réflexions.

Il avait soif de les connaître, et même ne songeait pas à autre chose. Le crépuscule amassait de l'ombre autour d'eux.

Elle se leva, ayant une course à faire, puis reparut avec une capote de velours, et une mante noire, bordée de petit-gris. Il osa offrir de l'accompagner.

On n'y voyait plus; le temps était froid et un lourd brouillard, estompant la façade des maisons, puait dans l'air. Frédéric le humait avec délices; car il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son bras; et sa main, prise dans un gant chamois à deux boutons, sa petite main qu'il aurait voulu couvrir de baisers, s'appuyait sur sa manche. A cause du pavé glissant, ils oscillaient un peu; il lui semblait qu'ils étaient tous les deux comme bercés par le vent, au milieu d'un nuage.

L'éclat des lumières, sur le boulevard, le remit dans la réalité. L'occasion était bonne, le temps pressait. Il se donna jusqu'à la rue de Richelieu pour déclarer son amour. Mais, presque aussitôt, devant un magasin de porcelaines, elle s'arrêta net, en lui disant:

«Nous y sommes, je vous remercie! A jeudi, n'est-ce pas, comme d'habitude?»

Les dîners recommencèrent; et plus il fréquentait Mme Arnoux, plus ses langueurs augmentaient.

La contemplation de cette femme l'énervait, comme l'usage d'un parfum trop fort. Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament, et devenait presque une manière générale de sentir, un mode nouveau d'exister.

Les prostituées qu'il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les écuyères sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre, toutes les femmes lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou par des contrastes violents. Il regardait, le long des boutiques, les cachemires, les dentelles et les pendeloques de pierreries, en les imaginant drapés autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa chevelure noire. A l'éventaire des marchandes, les fleurs s'épanouissaient pour qu'elle les choisît en passant; dans la montre des cordonniers, les petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre son pied; toutes les rues conduisaient vers sa maison: les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite; Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville avec toutes ses voix, bruissait, comme un immense orchestre, autour d'elle.

Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d'un palmier l'entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine d'un yacht parmi les archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées. Quelquefois, il s'arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux; et son amour l'embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d'un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleines à gros bouillons. Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes d'autruche, dans une robe de brocart. D'autres fois il la rêvait en pantalon de soie jaune, sur les coussins d'un harem; – et tout ce qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airs de musique, l'allure d'une phrase, un contour, l'amenaient à sa pensée d'une façon brusque et insensible.

Quant à essayer d'en faire sa maîtresse, il était sûr que toute tentative serait vaine.

Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front; Lovarias fit de même, en disant:

«Vous permettez, n'est-ce pas, selon le privilège des amis?»

Frédéric balbutia:

«Il me semble que nous sommes tous des amis?

– Pas tous des vieux!» reprit-elle.

C'était le repousser d'avance, indirectement.

Que faire, d'ailleurs? Lui dire qu'il l'aimait? Elle l'éconduirait sans doute; ou bien, s'indignant, le chasserait de sa maison! Or, il préférait toutes les douleurs à l'horrible chance de ne plus la voir.

Il enviait le talent des pianistes, les balafres des soldats. Il souhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette façon l'intéresser.

Une chose l'étonnait, c'est qu'il n'était pas jaloux d'Arnoux; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, – tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse.

Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux longuement, ou de se tenir par terre, à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux! Il aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée; et, incapable d'action, maudissant Dieu et s'accusant d'être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. Une angoisse permanente l'étouffait. Il restait pendant des heures immobile, ou bien, il éclatait en larmes; et, un jour qu'il n'avait pas eu la force de se contenir, Deslauriers lui dit:

«Mais, saprelotte! qu'est-ce que tu as?»