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– «Ecoute !» lui dit l’esclave. «Oh ! ne me méprise pas pour ma faiblesse ! J’ai vécu dans le palais. Je peux, comme une vipère, me couler entre les murs. Viens ! Il y a dans la Chambre des Ancêtres un lingot d’or sous chaque dalle ; une voie souterraine conduit à leurs tombeaux.»



– «Eh ! qu’importe !» dit Mâtho.



Spendius se tut.



Ils étaient sur la terrasse. Une masse d’ombre énorme s’étalait devant eux, et qui semblait contenir de vagues amoncellements, pareils aux flots gigantesques d’un océan noir pétrifié.



Mais une barre lumineuse s’éleva du côté de l’Orient. A gauche, tout en bas, les canaux de Mégara commençaient à rayer de leurs sinuosités blanches les verdures des jardins. Les toits coniques des temples heptagones, les escaliers, les terrasses, les remparts, peu à peu, se découpaient sur la pâleur de l’aube ; et tout autour de la péninsule carthaginoise une ceinture d’écume blanche oscillait tandis que la mer couleur d’émeraude semblait comme figée dans la fraîcheur du matin. Puis à mesure que le ciel rose allait s’élargissant, les hautes maisons inclinées sur les pentes du terrain se haussaient, se tassaient telles qu’un troupeau de chèvres noires qui descend des montagnes. Les rues désertes s’allongeaient ; les palmiers, çà et là sortant des murs, ne bougeaient pas ; les citernes remplies avaient l’air de boucliers d’argent perdus dans les cours, le phare du promontoire Hennormaeum commençait à pâlir. Tout en haut de l’Acropole, dans le bois de cyprès, les chevaux d’Eschmoûn, sentant venir la lumière, posaient leurs sabots sur le parapet de marbre et hennissaient du côté du soleil.



Il parut ; Spendius, levant les bras, poussa un cri.



Tout s’agitait dans une rougeur épandue, car le Dieu, comme se déchirant, versait à pleins rayons sur Carthage la pluie d’or de ses veines. Les éperons des galères étincelaient, le toit de Khamon paraissait tout en flammes, et l’on apercevait des lueurs au fond des temples dont les portes s’ouvraient. Les grands chariots arrivant de la campagne faisaient tourner leurs roues sur les dalles des rues. Des dromadaires chargés de bagages descendaient les rampes. Les changeurs dans les carrefours relevaient les auvents de leurs boutiques. Des cigognes s’envolèrent, des voiles blanches palpitaient. On entendait dans le bois de Tanit le tambourin des courtisanes sacrées, et à la pointe des Mappales, les fourneaux pour cuire les cercueils d’argile commençaient à fumer.



Spendius se penchait en dehors de la terrasse ; ses dents claquaient, il répétait :



– «Ah ! oui… oui … maître ! je comprends pourquoi tu dédaignais tout à l’heure le pillage de la maison.»



Mâtho fut comme réveillé par le sifflement de sa voix, il semblait ne pas comprendre ; Spendius reprit :



– «Ah ! quelles richesses ! et les hommes qui les possèdent n’ont même pas de fer pour les défendre !»



Alors, lui faisant voir de sa main droite étendue quelques-uns de la populace qui rampaient en dehors du môle, sur le sable, pour chercher des paillettes d’or :



– «Tiens !» lui dit-il, «la République est comme ces misérables : courbée au bord des océans, elle enfonce dans tous les rivages ses bras avides, et le bruit des flots emplit tellement son oreille qu’elle n’entendrait pas venir par-derrière le talon d’un maître !»



Il entraîna Mâtho tout à l’autre bout de la terrasse, et lui montrant le jardin où miroitaient au soleil les épées des soldats suspendues dans les arbres.



– «Mais ici il y a des hommes forts dont la haine est exaspérée ! et rien ne les attache à Carthage, ni leurs familles, ni leurs serments, ni leurs dieux !»



Mâtho restait appuyé contre le mur ; Spendius, se rapprochant, poursuivit à voix basse :



– «Me comprends-tu, soldat ? Nous nous promènerions couverts de pourpre comme des satrapes. On nous laverait dans les parfums ; j’aurais des esclaves à mon tour ! N’es-tu pas las de dormir sur la terre dure, de boire le vinaigre des camps, et toujours d’entendre la trompette ? Tu te reposeras plus tard, n’est-ce pas – quand on arrachera ta cuirasse pour jeter ton cadavre aux vautours ! ou peut-être, t’appuyant sur un bâton, aveugle, boiteux, débile, tu t’en iras de porte en porte raconter ta jeunesse aux petits enfants et aux vendeurs de saumure. Rappelle-toi toutes les injustices de tes chefs, les campements dans la neige, les courses au soleil, les tyrannies de la discipline et l’éternelle menace de la croix ! Après tant de misères on t’a donné un collier d’honneur, comme on suspend au poitrail des ânes une ceinture de grelots pour les étourdir dans la marche, et faire qu’ils ne sentent pas la fatigue. Un homme comme toi, plus brave que Pyrrhus ! Si tu l’avais voulu, pourtant ! Ah ! comme tu seras heureux dans les grandes salles fraîches, au son des lyres, couché sur des fleurs, avec des bouffons et avec des femmes ! Ne me dis pas que l’entreprise est impossible ! Est-ce que les Mercenaires, déjà, n’ont pas possédé Rheggium et d’autres places fortes en Italie ! Qui t’empêche ? ! Hamilcar est absent ; le peuple exècre les Riches ; Giscon ne peut rien sur les lâches qui l’entourent. Mais tu es brave, toi ! ils t’obéiront. Commande-les ! Carthage est à nous ; jetons-nous-y !»



– «Non !» dit Mâtho, «la malédiction de Moloch pèse sur moi. Je l’ai senti à ses yeux, et tout à l’heure j’ai vu dans un temple un bélier noir qui reculait.» Il ajouta, en regardant autour de lui : «Où est-elle ?»



Spendius comprit qu’une inquiétude immense l’occupait ; il n’osa plus parler.



Les arbres derrière eux fumaient encore ; de leurs branches noircies, des carcasses de singes à demi-brûlées tombaient de temps à autre au milieu des plats. Les soldats ivres ronflaient la bouche ouverte à côté des cadavres ; et ceux qui ne dormaient pas baissaient leur tête, éblouis par le jour. Le sol piétiné disparaissait sous des flaques rouges. Les éléphants balançaient entre les pieux de leurs parcs leurs trompes sanglantes. On apercevait dans les greniers ouverts des sacs de froment répandus, et sous la porte une ligne épaisse de chariots amoncelés par les Barbares ; les paons juchés dans les cèdres déployaient leur queue et se mettaient à crier.



Cependant l’immobilité de Mâtho étonnait Spendius, il était encore plus pâle que tout à l’heure, et, les prunelles fixes, il suivait quelque chose à l’horizon, appuyé des deux poings sur le bord de la terrasse. Spendius, en se courbant, finit par découvrir ce qu’il contemplait. Un point d’or tournait au loin dans la poussière sur la route d’Utique ; c’était le moyeu d’un char attelé de deux mulets ; un esclave courait à la tête du timon, en les tenant par la bride. Il y avait dans le char deux femmes assises. Les crinières des bêtes bouffaient entre leurs oreilles à la mode persique, sous un réseau de perles bleues. Spendius les reconnut ; il retint un cri.



Un grand voile, par-derrière, flottait au vent.



Chapitre 2. À Sicca

Deux jours après, les Mercenaires sortirent de Carthage.



On leur avait donné à chacun une pièce d’or, sous la condition qu’ils iraient camper à Sicca, et on leur avait dit avec toutes sortes de caresses :



– «Vous êtes les sauveurs de Carthage ! Mais vous l’affameriez en y restant ; elle deviendrait insolvable. Eloignez-vous ! La République, plus tard, vous saura gré de cette condescendance. Nous allons immédiatement lever des impôts ; votre solde sera complète, et l’on équipera des galères qui vous reconduiront dans vos patries.»



Ils ne savaient que répondre à tant de discours. Ces hommes, accoutumés à la guerre, s’ennuyaient dans le séjour d’une ville ; on n’eut pas de mal à les convaincre, et le peuple monta sur les murs pour les voir s’en aller.



Ils défilèrent par la rue de Khamon et la porte de Cirta, pêle-mêle, les archers avec les hoplites, les capitaines avec les soldats, les Lusitaniens avec les Grecs. Ils marchaient d’un pas hardi, faisant sonner sur les dalles leurs lourds cothurnes. Leurs armures étaient bosselées par les catapultes et leurs visages noircis par le hâle des batailles. Des cris rauques sortaient des barbes épaisses ; leurs cottes de mailles déchirées battaient sur les pommeaux des glaives, et l’on apercevait, aux trous de l’airain, leurs membres nus, effrayants comme des machines de guerre. Les sarisses, les haches, les épieux, les bonnets de feutre et les casques de bronze, tout oscillait à la fois d’un seul mouvement. Ils emplissaient la rue à faire craquer les murs, et cette longue masse de soldats en armes s’épanchait entre les hautes maisons à six étages, barbouillées de bitume. Derrière leurs grilles de fer ou de roseaux, les femmes, la tête couverte d’un voile, regardaient en silence les Barbares passer.



Les terrasses, les fortifications, les murs disparaissaient sous la foule des Carthaginois, habillée de vêtements noirs. Les tuniques des matelots faisaient comme des taches de sang parmi cette sombre multitude, et des enfants presque nus, dont la peau brillait sous leurs bracelets de cuivre, gesticulaient dans le feuillage des colonnes ou entre les branches d’un palmier. Quelques-uns des Anciens s’étaient postés sur la plate-forme des tours, et l’on ne savait pas pourquoi se tenait ainsi, de place en place, un personnage à barbe longue, dans une attitude rêveuse. Il apparaissait de loin sur le fond du ciel, vague comme un fantôme, et immobile comme les pierres.



Tous, cependant, étaient oppressés par la même inquiétude ; on avait peur que les Barbares, en se voyant si forts, n’eussent la fantaisie de vouloir rester. Mais ils partaient avec tant de confiance que les Carthaginois s’enhardirent et se mêlèrent aux soldats. On les accablait de serments, d’étreintes. Quelques-uns même les engageaient à ne pas quitter la ville, par exagération de politique et audace d’hypocrisie. On leur jetait des parfums, des fleurs et des pièces d’argent. On leur donnait des amulettes contre les maladies ; mais on avait craché dessus trois fois pour attirer la mort, ou enfermé dedans des poils de chacal qui rendent le coeur lâche. On invoquait tout haut la faveur de Melkarth et tout bas sa malédiction.

 



Puis vint la cohue des bagages, des bêtes de somme et des traînards. Des malades gémissaient sur des dromadaires ; d’autres s’appuyaient, en boitant, sur le tronçon d’une pique. Les ivrognes emportaient des outres, les voraces des quartiers de viande, des gâteaux, des fruits, du beurre dans des feuilles de figuier, de la neige dans des sacs de toile. On en voyait avec des parasols à la main, avec des perroquets sur l’épaule. Ils se faisaient suivre par des dogues, par des gazelles ou des panthères. Des femmes de race Libyque, montées sur des ânes, invectivaient les négresses qui avaient abandonné pour les soldats les lupanars de Malqua : plusieurs allaitaient des enfants suspendus à leur poitrine dans une lanière de cuir. Les mulets, que l’on aiguillonnait avec la pointe des glaives, pliaient l’échine sous le fardeau des tentes ; et il y avait une quantité de valets et de porteurs d’eau, hâves, jaunis par les fièvres et tout sales de vermine, écume de la plèbe carthaginoise, qui s’attachait aux Barbares.



Quand ils furent passés, on ferma les portes derrière eux, le peuple ne descendit pas des murs ; l’armée se répandit bientôt sur la largeur de l’isthme.



Elle se divisait par masses inégales. Puis les lances apparurent comme de hauts brins d’herbe, enfin tout se perdit dans une traînée de poussière ; ceux des soldats qui se retournaient vers Carthage, n’apercevaient plus que ses longues murailles, découpant au bord du ciel leurs créneaux vides.



Alors les Barbares entendirent un grand cri. Ils crurent que quelques-uns d’entre eux, restés dans la ville (car ils ne savaient pas leur nombre), s’amusaient à piller un temple. Ils rirent beaucoup à cette idée, puis continuèrent leur chemin.



Ils étaient joyeux de se retrouver, comme autrefois, marchant tous ensemble dans la pleine campagne ; et des Grecs chantaient la vieille chanson des Mamertins :



– «Avec ma lance et mon épée, je laboure et je moissonne ; c’est moi qui suis le maître de la maison ! L’homme désarmé tombe à mes genoux et m’appelle Seigneur et Grand-Roi.»



Ils criaient, sautaient, les plus gais commençaient des histoires ; le temps des misères était fini. En arrivant à Tunis, quelques-uns remarquèrent qu’il manquait une troupe de frondeurs baléares. Ils n’étaient pas loin, sans doute : on n’y pensa plus.



Les uns allèrent loger dans les maisons, les autres campèrent au pied des murs, et les gens de la ville vinrent causer avec les soldats. Pendant toute la nuit, on aperçut des feux qui brûlaient à l’horizon, du côté de Carthage ; ces lueurs, comme des torches géantes, s’allongeaient sur le lac immobile. Personne, dans l’armée, ne pouvait dire quelle fête on célébrait.



Les Barbares, le lendemain, traversèrent une campagne toute couverte de cultures. Les métairies des patriciens se succédaient sur le bord de la route ; des rigoles coulaient dans des bois de palmiers ; les oliviers faisaient de longues lignes vertes ; des vapeurs roses flottaient dans les gorges des collines ; des montagnes bleues se dressaient par-derrière. Un vent chaud soufflait. Des caméléons rampaient sur les feuilles larges des cactus.



Les Barbares se ralentirent.



Ils s’en allaient par détachements isolés, ou se traînaient les uns après les autres à de longs intervalles. Ils mangeaient des raisins au bord des vignes. Ils se couchaient dans les herbes, et ils regardaient avec stupéfaction les grandes cornes des boeufs artificiellement tordues, les brebis revêtues de peaux pour protéger leur laine, les sillons qui s’entrecroisaient de manière à former des losanges, et les socs de charrues pareils à des ancres de navires, avec les grenadiers que l’on arrosait de silphium. Cette opulence de la terre et ces inventions de la sagesse les éblouissaient.



Le soir, ils s’étendirent sur les tentes sans les déplier ; et, tout en s’endormant la figure aux étoiles, ils regrettaient le festin d’Hamilcar.



Au milieu du jour suivant, on fit halte sur le bord d’une rivière, dans des touffes de lauriers-roses. Alors ils jetèrent vite leurs lances, leurs boucliers, leurs ceintures. Ils se lavaient en criant, ils puisaient dans leur casque, et d’autres buvaient à plat ventre, tout au milieu des bêtes de somme, dont les bagages tombaient.



Spendius, assis sur un dromadaire volé dans les parcs d’Hamilcar, aperçut de loin Mâtho, qui, le bras suspendu contre la poitrine, nu-tête et la figure basse, laissait boire son mulet, tout en regardant l’eau couler. Aussitôt il courut à travers la foule, en l’appelant :



– «Maître ! maître !»



A peine si Mâtho le remercia de ses bénédictions. Spendius n’y prenant garde se mit à marcher derrière lui, et, de temps à autre, il tournait des yeux inquiets du côté de Carthage.



C’était le fils d’un rhéteur grec et d’une prostituée campanienne. Il s’était d’abord enrichi à vendre des femmes ; puis, ruiné par un naufrage, il avait fait la guerre contre les Romains avec les pâtres du Samnium. On l’avait pris, il s’était échappé ; on l’avait repris, et il avait travaillé dans les carrières, haleté dans les étuves, crié dans les supplices, passé par bien des maîtres, connu toutes les fureurs. Un jour enfin, par désespoir il s’était lancé à la mer du haut de la trirème où il poussait l’aviron. Des matelots d’Hamilcar l’avaient recueilli mourant et amené à Carthage dans l’ergastule de Mégara. Mais comme on devait rendre aux Romains leurs transfuges, il avait profité du désordre pour s’enfuir avec les soldats.



Pendant toute la route, il resta près de Mâtho ; il lui apportait à manger, il le soutenait pour descendre, il étendait un tapis, le soir, sous sa tête. Mâtho finit par s’émouvoir de ces prévenances, et peu à peu il desserra les lèvres.



Il était né dans le golfe des Syrtes. Son père l’avait conduit en pèlerinage au temple d’Ammon. Puis il avait chassé les éléphants dans les forêts des Garamantes. Ensuite, il s’était engagé au service de Carthage. On l’avait nommé tétrarque à la prise de Drépanum. La République lui devait quatre chevaux, vingt-trois médines de froment et la solde d’un hiver. Il craignait les Dieux et souhaitait mourir dans sa patrie.



Spendius lui parla de ses voyages, des peuples et des temples qu’il avait visités, et il connaissait beaucoup de choses : il savait faire des sandales, des épieux, des filets, apprivoiser les bêtes farouches et cuire des poissons.



Parfois s’interrompant, il tirait du fond de sa gorge un cri rauque ; le mulet de Mâtho pressait son allure ; les autres se hâtaient pour les suivre, puis Spendius recommençait, toujours agité par son angoisse. Elle se calma, le soir du quatrième jour.



Ils marchaient côte à côte, à la droite de l’armée, sur le flanc d’une colline ; la plaine, en bas, se prolongeait, perdue dans les vapeurs de la nuit. Les lignes des soldats défilant au-dessous d’eux faisaient dans l’ombre des ondulations. De temps à autre elles passaient sur les éminences éclairées par la lune ; alors une étoile tremblait à la pointe des piques, les casques un instant miroitaient, tout disparaissait, et il en survenait d’autres, continuellement. Au loin, des troupeaux réveillés bêlaient, et quelque chose d’une douceur infinie semblait s’abattre sur la terre.



Spendius, la tête renversée et les yeux à demi clos, aspirait avec de grands soupirs la fraîcheur du vent ; il écartait les bras en remuant ses doigts pour mieux sentir cette caresse qui lui coulait sur le corps. Des espoirs de vengeance, revenus, le transportaient. Il colla sa main contre sa bouche afin d’arrêter ses sanglots, et, à demi pâmé d’ivresse, il abandonnait le licol de son dromadaire qui avançait à grands pas réguliers. Mâtho était retombé dans sa tristesse : ses jambes pendaient jusqu’à terre, et les herbes, en fouettant ses cothurnes, faisaient un sifflement continu.



Cependant, la route s’allongeait sans jamais en finir. A l’extrémité d’une plaine, toujours on arrivait sur un plateau de forme ronde ; puis on redescendait dans une vallée, et les montagnes qui semblaient boucher l’horizon, à mesure que l’on approchait d’elles, se déplaçaient comme en glissant. De temps à autre, une rivière apparaissait dans la verdure des tamarix, pour se perdre au tournant des collines. Parfois, se dressait un énorme rocher, pareil à la proue d’un vaisseau ou au piédestal de quelque colosse disparu.



On rencontrait, à des intervalles réguliers, de petits temples quadrangulaires, servant aux stations des pèlerins qui se rendaient à Sicca. Ils étaient fermés comme des tombeaux. Les Libyens, pour se faire ouvrir, frappaient de grands coups contre la porte. Personne de l’intérieur ne répondait.



Puis les cultures se firent plus rares. On entrait tout à coup sur des bandes de sable, hérissées de bouquets épineux. Des troupeaux de moutons broutaient parmi les pierres ; une femme, la taille ceinte d’une toison bleue, les gardait. Elle s’enfuyait en poussant des cris, dès qu’elle apercevait entre les rochers les piques des soldats.



Ils marchaient dans une sorte de grand couloir bordé par deux chaînes de monticules rougeâtres, quand une odeur nauséabonde vint les frapper aux narines, et ils crurent voir au haut d’un caroubier quelque chose d’extraordinaire : une tête de lion se dressait au-dessus des feuilles.



Ils y coururent. C’était un lion, attaché à une croix par les quatre membres comme un criminel. Son mufle énorme lui retombait sur la poitrine, et ses deux pattes antérieures, disparaissant à demi sous l’abondance de sa crinière, étaient largement écartées comme les deux ailes d’un oiseau. Ses côtes, une à une, saillissaient sous sa peau tendue ; ses jambes de derrière, clouées l’une contre l’autre, remontaient un peu ; et du sang noir, coulant parmi ses poils, avait amassé des stalactites au bas de sa queue qui pendait toute droite le long de la croix. Les soldats se divertirent autour ; ils l’appelaient consul et citoyen de Rome et lui jetèrent des cailloux dans les yeux, pour faire envoler les moucherons.



Cent pas plus loin ils en virent deux autres, puis tout à coup parut une longue file de croix supportant des lions. Les uns étaient morts depuis si longtemps qu’il ne restait plus contre le bois que les débris de leurs squelettes ; d’autres à moitié rongés tordaient la gueule en faisant une horrible grimace ; il y en avait d’énormes, l’arbre de la croix pliait sous eux et ils se balançaient au vent, tandis que sur leur tête des bandes de corbeaux tournoyaient dans l’air, sans jamais s’arrêter. Ainsi se vengeaient les paysans carthaginois quand ils avaient pris quelque bête féroce ; ils espéraient par cet exemple terrifier les autres. Les Barbares, cessant de rire, tombèrent dans un long étonnement. «Quel est ce peuple, pensaient-ils, qui s’amuse à crucifier les lions !»



Ils étaient, d’ailleurs, les hommes du Nord surtout, vaguement inquiets, troublés, malades déjà, ils se déchiraient les mains aux dards des aloès ; de grands moustiques bourdonnaient à leurs oreilles, et les dysenteries commençaient dans l’armée. Ils s’ennuyaient de ne pas voir Sicca. Ils avaient peur de se perdre et d’atteindre le désert, la contrée des sables et des épouvantements. Beaucoup même ne voulaient plus avancer. D’autres reprirent le chemin de Carthage.



Enfin le septième jour, après avoir suivi pendant longtemps la base d’une montagne, on tourna brusquement à droite ; alors apparut une ligne de murailles posée sur des roches blanches et se confondant avec elles. Soudain la ville entière se dressa ; des voiles bleus, jaunes et blancs s’agitaient sur les murs, dans la rougeur du soir. C’étaient les prêtresses de Tanit, accourues pour recevoir les hommes. Elles se tenaient rangées sur le long du rempart, en frappant des tambourins, en pinçant des lyres, en secouant des crotales, et les rayons du soleil, qui se couchait par-derrière, dans les montagnes de la Numidie, passaient entre les cordes des harpes où s’allongeaient leurs bras nus. Les instruments, par intervalles, se taisaient tout à coup, et un cri strident éclatait, précipité, furieux, continu, sorte d’aboiement qu’elles faisaient en se frappant avec la langue les deux coins de la bouche. D’autres restaient accoudées, le menton dans la main, et plus immobiles que des sphinx, elles dardaient leurs grands yeux noirs sur l’armée qui montait.



Bien que Sicca fût une ville sacrée, elle ne pouvait contenir une telle multitude ; le temple avec ses dépendances en occupait, seul, la moitié. Aussi les Barbares s’établirent dans la plaine tout à leur aise, ceux qui étaient disciplinés par troupes régulières, et les autres, par nations ou d’après leur fantaisie.

 



Les Grecs alignèrent sur des rangs parallèles leurs tentes de peaux ; les Ibériens disposèrent en cercle leurs pavillons de toile ; les Gaulois se firent des baraques de planches ; les Libyens des cabanes de pierres sèches, et les Nègres creusèrent dans le sable avec leurs ongles des fosses pour dormir. Beaucoup, ne sachant où se mettre, erraient au milieu des bagages, et la nuit couchaient par terre dans leurs manteaux troués.



La plaine se développait autour d’eux, toute bordée de montagnes. Çà et là un palmier se penchait sur une colline de sable, des sapins et des chênes tachetaient les flancs des précipices. Quelquefois la pluie d’un orage, telle qu’une longue écharpe, pendait du ciel, tandis que la campagne restait partout couverte d’azur et de sérénité ; puis un vent tiède chassait des tourbillons de poussière ; – et un ruisseau descendait en cascade des hauteurs de Sicca où se dressait, avec sa toiture d’or sur des colonnes d’airain, le temple de la Vénus carthaginoise, dominatrice de la contrée. Elle semblait l’emplir de son âme. Par ces convulsions des terrains, ces alternatives de la température et ces jeux de la lumière, elle manifestait l’extravagance de sa force avec la beauté de son éternel sourire. Les montagnes, à leur sommet, avaient la forme d’un croissant ; d’autres ressemblaient à des poitrines de femme tendant leurs seins gonflés, et les Barbares sentaient peser par-dessus leurs fatigues un accablement qui était plein de délices.



Spendius, avec l’argent de son dromadaire, s’était acheté un esclave. Tout le long du jour il dormait étendu devant la tente de Mâtho. Souvent il se réveillait croyant dans son rêve entendre siffler les lanières ; alors, en souriant, il se passait les mains sur les cicatrices de ses jambes, à la place où les fers avaient longtemps porté ; puis il se rendormait.



Mâtho acceptait sa compagnie, et quand il sortait, Spendius, avec un long glaive sur la cuisse, l’escortait comme un licteur ; ou bien Mâtho nonchalamment s’appuyait du bras sur son épaule, car Spendius était petit.



Un soir qu’ils traversaient ensemble les rues du camp, ils aperçurent des hommes couverts de manteaux blancs ; parmi eux se trouvait Narr’Havas, le prince des Numides. Mâtho tressaillit.



– «Ton épée !» s’écria-t-il ; «je veux le tuer !»



– «Pas encore !» fit Spendius en l’arrêtant. Déjà Narr’Havas s’avançait vers lui.



Il baisa ses deux pouces en signe d’alliance, rejetant la colère qu’il avait eue sur l’ivresse du festin ; puis il parla longuement contre Carthage, mais il ne dit pas ce qui l’amenait chez les Barbares.



Etait-ce pour les trahir ou bien la République ? se demandait Spendius ; et comme il comptait faire son profit de tous les désordres, il savait gré à Narr’Havas des futures perfidies dont il le soupçonnait.



Le chef des Numides resta parmi les Mercenaires. Il paraissait vouloir s’attacher Mâtho. Il lui envoyait des chèvres grasses, de la poudre d’or et des plumes d’autruche. Le Libyen, ébahi de ces caresses, hésitait à y répondre ou à s’en exaspérer. Mais Spendius l’apaisait, et Mâtho se laissait gouverner par l’esclave, – toujours irrésolu et dans une invincible torpeur, comme ceux qui ont pris autrefois quelque breuvage dont ils doivent mourir.



Un matin qu’ils partaient tous les trois pour la chasse au lion, Narr’Havas cacha un poignard dans son manteau. Spendius marcha continuellement derrière lui ; et ils revinrent sans qu’on eût tiré le poignard.



Une autre fois, Narr’Havas les entraîna fort loin, jusqu’aux limites de son royaume. Ils arrivèrent dans une gorge étroite ; Narr’Havas sourit en leur déclarant qu’il ne connaissait plus la route ; Spendius la retrouva.



Mais le plus souvent Mâtho, mélancolique comme un augure, s’en allait dès le soleil levant pour vagabonder dans la campagne. Il s’étendait sur le sable, et jusqu’au soir y restait immobile.



Il consulta l’un après l’autre tous les devins de l’armée, ceux qui observent la marche d