Tasuta

Le lion du désert: Scènes de la vie indienne dans les prairies

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

LE PASSEUR DE NUIT

I. LE GUIDE

L'Amérique est un pays étrange: depuis que Christophe Colomb l'a retrouvée par hasard en cherchant une route plus directe pour se rendre aux Indes, les aventuriers de toutes les parties de l'Europe s'y sont donné rendez-vous; les uns conduits par la soif de l'or, d'autres cherchant à reconstituer une position de fortune devenue impossible dans le vieux monde, d'autres dirigés par des motifs moins avouables encore, quelques-uns enfin poussés par le fanatisme religieux et venant demander aux plages américaines cette liberté de conscience qu'ils ne pouvaient plus obtenir chez eux.

Ces hommes partis de tous les points du monde pour venir aboutir au même endroit, ont nécessairement emporté avec eux leurs croyances, leurs préjugés, leurs vices et leurs vertus; aussi de ce singulier amalgame de toutes ces nationalités différentes, hostiles pour la plupart les unes aux autres, et dont les instincts et les aptitudes étaient en complète opposition, est-il résulté, le temps et les circonstances aidant, le peuple le plus singulièrement excentrique qu'il soit possible d'imaginer, chez lequel tous les sentiments pour le bien comme pour le mal sont portés à l'extrême, qui est dévoré d'une activité incessante, d'un besoin de locomotion et d'envahissement indicible et qui, par ses vices et ses vertus, échappe entièrement à l'analyse.

Bon, cependant, l'avenir lui réserve une grande et belle mission dès qu'il aura complètement jeté sa gourme et que l'enfant querelleur, mutin et volontaire d'aujourd'hui sera devenu Un homme posé et sérieux.

Bien des gens ont écrit et écrivent encore sur l'Amérique sans la connaître, car qui peut se flatter de connaître un peuple qui lui-même s'ignore et ne se doute ni de sa force ni de sa faiblesse.

Les réflexions que je laisse en ce moment aller au courant de la plume me furent suggérées, il y a longtemps déjà, lors de mon premier séjour en ce pays exceptionnel, à propos d'un fait, car ce ne fut pas même une aventure dont le hasard me rendit témoin malgré moi, et dans lequel il me fit presque acteur à mon insu et contre ma volonté.

L'anecdote que je raconte remonte à vingt et quelques années, j'étais jeune alors, ardent, emporté, me laissant aller à la violence de mon caractère et ne suivant jamais que l'impulsion qui m'était donnée par mon premier mouvement, malgré cette parole si sage d'un célèbre diplomate: Il faut se méfier du premier mouvement, parce que c'est ordinairement le bon.

Or, en l'an de grâce 1838, je voyageais au Mexique; pour quelle raison? le lecteur n'a nul besoin de la savoir, et moi je ne me la rappelle plus; peut-être était-ce par suite de cette inquiétude perpétuelle qui me dévorait et me dévore encore, hélas! et me condamnait comme le Juif de la légende à une incessante locomotion.

Bref, j'étais au Mexique, le hasard m'avait conduit dans le Bajio.

Le Bajio est une contrée étrange; tour à tour desséché et inondé, ce pays en toute saison présente à l'œil du voyageur un aspect singulièrement pittoresque; dans la saison des pluies, alors que le ciel verse à flots ses fécondants orages sur ces plaines, sans rien perdre de sa douce tiédeur, ce bassin privilégié, se change pendant la plus grande partie du jour en un lac coupé çà et là par des collines bleues, des bouquets de verdure et des villes aux maisons blanches, aux coupoles émaillées, où les cimes toujours vertes et feuillues des arbres révèlent au voyageur les capricieux méandres des routes inondées que souvent il ne lui est possible de suivre que dans ces légères pirogues d'écorce de bouleau que les Indiens construisent avec une si admirable habileté et que, dans certaines circonstances, ils transportent sur leurs épaules à des distances considérables. Cependant les gerçures sans nombre produites dans le sol altéré par huit mois de sécheresse (car l'hiver de ces climats privilégiés ne dure que quatre mois) boivent l'eau du ciel, et il ne reste à la surface du sol qu'un limon fécondant, laissé par les eaux fluviales et par les torrents descendus de la Cordillière, limon qui fait pénétrer un suc nouveau dans la terre appauvrie et lui rend en quelques jours sa fertilité première.

Au plus fort de la saison des pluies, je me trouvais à Guanajuato, ville qui, il y a cent ans à peine, n'était encore qu'une misérable bourgade sans importance et à laquelle les gigantesques gisements aurifères de la Valenciana et de Rayas ont, depuis 1741, fait obtenir le titre de Ciudad, et dans laquelle ont afflué ensuite les richesses du Mexique.

Après un séjour assez long dans cette ville, certaines circonstances, que le lecteur connaîtra bientôt, m'obligèrent à faire une excursion dans le Bajio, où jamais je n'avais mis le pied jusqu'alors.

Mes amis essayèrent de me dissuader de tenter une expédition qui, à cette époque surtout, présentait certaines difficultés sérieuses et dans laquelle, assuraient-ils, je devais m'attendre à courir des dangers de plusieurs sortes. Mais je l'ai dit déjà, bon ou mauvais, je suis toujours mon premier mouvement; donc, ma résolution prise, je me mis immédiatement en devoir de l'exécuter à mes risques et périls; j'avais un cheval excellent, compagnon indispensable à tout homme voyageant au Mexique et que (entre parenthèse) j'avais moi-même lacé dans les prairies de l'Apacheria. Mes armes, c'est-à-dire mon rifle américain, ma machette et mon couteau, étaient en bon état; il ne me manquait plus qu'un guide; mais selon ma coutume constante en pareil cas, je m'en rapportais complètement au hasard du soin de me faire rencontrer l'individu dont j'avais besoin, convaincu que le hasard seul pouvait me faire tomber juste; raisonnement un peu paradoxal peut-être, mais dont, maintes fois, l'infaillibilité m'a été prouvée dans le cours de mes pérégrinations à travers le Nouveau-Monde.

En conséquence, le jour choisi par moi comme devant être celui de mon départ, tous mes préparatifs étant faits, je montai à cheval et, quittant la maison dans laquelle j'avais reçu l'hospitalité, je me dirigeai au petit pas vers la plaza Mayor, centre ordinaire de tous les désœuvrés et lieu où naturellement j'avais le plus de chance de rencontrer l'homme inconnu dont j'allais faire mon compagnon de route.

Du reste, cette fois comme toujours, le hasard me fut fidèle: à peine avais-je, tout en fumant ma cigarette, fait trois ou quatre tours sur la place, qu'un cavalier de bonne mine, monté sur un vigoureux cheval, piqua droit vers moi et m'accosta avec cette exquise politesse naturelle aux Mexicains, en retirant de sa main droite son feutre en poil de vigogne, tandis qu'il inclinait la tête jusque sur le cou de sa monture.

– Caballero, me dit-il, vous me paraissez étranger dans cette ville, et de plus assez embarrassé; me serais-je trompé?

– Nullement, señor, répondis-je à mon singulier interlocuteur, je suis, en effet, assez embarrassé, d'autant plus que j'ai l'intention de quitter immédiatement Guanajuato pour me rendre…

Mais réfléchissant que je contais ainsi mes affaires à un inconnu, je m'interrompis tout à coup.

L'autre attendit un instant; mais voyant que je m'obstinais à garder le silence, il sourit et me saluant de nouveau:

– Pardonnez-moi, reprit-il; moi-même, je me prépare à quitter la ville; je me nomme don Blas de Casceres; je suis ranchero, et comme il est fort agréable d'avoir en voyage un bon compagnon avec lequel on puisse causer et rire, en vous voyant jeter autour de vous des regards interrogateurs, ma foi, je me suis approché, dans l'espoir que peut-être, si mon offre vous agréait, vous seriez pour moi le compagnon que je cherche.

Cette explication franche dissipa tous les doutes qui s'étaient élevés dans mon esprit; cependant, par un reste de prudence, je répondis au ranchero:

– Señor don Blas, je vous remercie comme je le dois de l'offre bienveillante qu'il vous plaît de me faire; je crains pourtant de ne pas être maître de l'accepter.

– Ce serait jouer de malheur, señor, reprit-il; et quel motif assez sérieux vous en empêcherait, si vous me permettez de vous adresser cette question?

– Mon Dieu! répondis-je en souriant, par un motif assez plausible, comme vous le reconnaîtrez sans peine, c'est que peut-être nous ne suivons pas la même direction.

– Je n'avais pas réfléchi à cela; cependant, si vous daignez me faire connaître le but de votre voyage, qui sait si nous n'allons pas assez près l'un de l'autre?

– Je ne vois aucun inconvénient à vous apprendre que je me rends dans le Bajio.

– Oh! oh! dans le Bajio! le voyage n'est pas sans danger, en cette saison, pour un étranger.

– C'est ce que l'on m'a dit; malheureusement, de sérieuses raisons m'empêchent de retarder mon départ.

– Je n'ai rien à objecter à cela. Peut-être désireriez-vous visiter les mines de Mellado, de Rayas ou de la Valenciana?

– Je le voudrais, car j'ai entendu raconter sur ces mines des choses qui ont vivement piqué ma curiosité; mais à mon grand regret, je serai forcé de me priver de ce plaisir: je vais dans la partie la plus basse du Bajio, près des prairies mouvantes de la Caldera, à un rancho nommé le rancho d'Arroyo Pardo, assez loin des mines dont vous parlez.

– En effet, répondit don Blas, dont le visage s'était tout à coup rembruni en écoutant ma confidence; il hocha la tête à deux ou trois reprises différentes, regarda autour de lui d'un air de méfiance, et, rapprochant son cheval du mien en se penchant vers moi, il reprit en me parlant presque à l'oreille, d'une voix basse comme un souffle:

– Sans doute, il y aurait indiscrétion à vous demander, caballero, dans quelles intentions vous vous rendez en si grande hâte au rancho d'Arroyo Pardo?

Il y avait, dans la façon dont ces paroles furent prononcées, un tel mélange de crainte, de menace cachée et de douleur, que, malgré moi, je me sentis touché et intéressé. Je répondis donc sans hésiter:

 

– Je n'ai aucune raison de cacher le but de mon voyage; je vais trouver le propriétaire d'Arroyo Pardo, afin de lui proposer de prendre, en qualité de mayordomo mayor, la direction d'une hacienda qu'un de mes amis a fondée il y a quelques mois sur le territoire de Colima.

Don Blas me lança à la dérobée un regard qui semblait chercher à lire jusqu'au fond de mon cœur; puis, prenant tout à coup sa résolution:

– Marchons, señor, me dit-il, je vais moi-même à quelques milles d'Arroyo Pardo, je vous servirai de guide.

Séduit malgré moi par l'attrait irrésistible que m'offrait cette singulière et mystérieuse rencontre, je fis un signe de consentement et je suivis mon guide improvisé.

Cinq minutes plus tard, nous étions hors de la ville et nous galopions à travers la campagne.

II. LE VOYAGE

Pendant assez longtemps, nous cheminâmes côte à côte, don Blas et moi, sans échanger un mot. Le Mexicain semblait plongé dans de sérieuses réflexions et ne relevait parfois la tête que pour exciter par ce sifflement particulier aux jinetes mexicains l'allure cependant déjà fort rapide de nos chevaux. Enfin, lorsque la ville eut disparu au loin derrière nous, que les hautes coupoles de ses églises se furent effacées à l'horizon, mon compagnon parut comprendre ce que ce silence prolongé devait avoir d'extraordinaire pour moi, et faisant un effort sur lui-même pour renouer notre entretien si brusquement rompu:

– Pardonnez-moi, caballero, me dit-il avec cordialité, je vous avais promis un joyeux compagnon, et voilà que, malgré moi, je me suis laissé aller à de tristes souvenirs qui ont subitement chassé ma gaieté en rouvrant des blessures mal fermées.

– Je crains, répondis-je d'avoir été la cause innocente de ce changement dans votre humeur.

– Il est vrai, répondit-il franchement, mais il est inutile de vous excuser, je ne saurais vous en vouloir. Hélas! vous le savez, chaque homme a dans sa vie une page qu'il voudrait en arracher. Nous autres, Mexicains, nous sommes les fils du Soleil; la lave de nos volcans circule dans nos veines, nos passions sont terribles.

Il soupira et se tut.

Je respectai son silence, comprenant que cet homme était sous le poids d'une grande douleur, d'un remords peut-être; bien que son front large, son œil noir bien ouvert, la franchise qui se peignait dans sa loyale physionomie et la grâce répandue sur toute sa personne donnassent un éclatant démenti à cette dernière supposition.

Cependant, l'aspect de la campagne avait complètement changé autour de nous. Malgré mes secrètes appréhensions, je ne pouvais me lasser de laisser errer mes yeux sur l'étrange spectacle qui s'offrait à moi.

Jusqu'aux dernières limites de l'horizon, l'eau paraissait être l'objet principal et, pour ainsi dire, la base du paysage qui se déroulait à ma vue; çà et là, de chaque côté de l'étroit sentier dans lequel nous nous étions engagés depuis une heure environ et qui allait toujours se rétrécissant, surgissaient des îlots de verdure; des rizières profondes bordaient la route, et à perte de vue s'étendaient les prairies mouvantes couvertes de cette perfide verdure qui cache des abîmes dans lesquels s'engloutissent en un instant les imprudents qui osent s'y aventurer sans guide.

Cependant, nous avancions toujours avec la même rapidité, le soleil presque au niveau de l'horizon allongeait démesurément l'ombre des ahuehuelts, des gommiers et des huisaches dont les racines puissantes s'enfonçaient sous l'eau, tandis que leur tête orgueilleuse s'élançait à plus de quatre-vingts pieds, abritant sous leur épais feuillage des milliers de cardinaux qui sifflaient à qui mieux mieux, et un nombre incalculable de centzontle, le rossignol américain, dont le chant mélodieux semblait saluer l'heure rafraîchissante du soir; je songeais, avec une inquiétude croissante, que l'eau se rapprochait de plus en plus du sentier sur lequel nous galopions et qu'il arriverait un moment où il nous deviendrait impossible de pousser plus avant; nos chevaux semblaient, avec l'instinct naturel à leur race, partager mes appréhensions, les oreilles couchées en arrière, les naseaux ouverts, le cou allongé, ils respiraient avec force en renâclant et se cabrant presque à chaque pas.

Don Blas ne paraissait attacher aucune importance à ces inquiétants pronostics, le visage froid et sévère, les sourcils froncés, il excitait sans cesse sa monture, semblant éprouver un plaisir étrange à voler au devant du danger terrible qui sans doute nous menaçait; quant à moi, je maudissais intérieurement la folie qui m'avait poussé dans cette malencontreuse aventure, et je jurais, si j'échappais sain et sauf, ce qui n'était pas probable, de ne plus me laisser reprendre à commettre de telles extravagances.

Tout à coup, nous atteignîmes un coude du sentier; là, force nous fut de nous arrêter, l'eau nous barrait le passage. Je jetai autour de moi un regard désespéré que je reportai sur mon compagnon. Il était toujours aussi calmé et aussi indifférent en apparence.

L'endroit où nous nous trouvions, autant que l'émotion que j'éprouvais me permit de m'en assurer aux derniers rayons du soleil, formait une espèce de plateau d'une assez grande largeur, couvert d'arbres touffus sous lesquels s'abritaient une certaine quantité de misérables jacales, et qui, en toute saison, devait être à l'abri des inondations. J'ai dit qu'autour de ce plateau, ou plutôt de cet îlot où aboutissait le sentier que jusqu'à ce moment nous avions suivi, l'eau avait à perte de vue envahi la campagne, formant, à travers les arbres, d'étroits et inextricables canaux, qui fuyaient dans toutes les directions sous les dômes épais de verdure.

Don Blas releva la tête en jetant autour de lui un regard interrogateur.

– Nous approchons, me dit-il.

Je jugeai inutile de répondre à cette assurance.

Il continua.

– Êtes-vous attendu à Arroyo Pardo?

– J'ai, il y a dix jours, expédié un péon au propriétaire, en lui annonçant mon arrivée prochaine.

Il secoua la tête à plusieurs reprises.

– Vous connaissez don Desiderio, le maître du rancho? me demanda-t-il au bout d'un instant.

– Aucunement, répondis-je, mais on m'a parlé de son fils, don Lucio, comme d'un homme entendu, honnête et brave, et c'est avec lui que je compte traiter.

Mon guide soupira profondément.

– C'est bien, me dit-il, à moins que vous ne préfériez passer la nuit dans un de ces misérables jacales, avant deux heures vous serez au rancho.

– Nous ne nous y rendrons pas à cheval, je suppose?

– Non, répondit-il en souriant, nous irons dans une pirogue.

– Ainsi, pendant la nuit, car le soleil ne tardera pas à se coucher?

– Avant une demi-heure il fera nuit.

– Hum! fis-je en hochant la tête.

Il me lança un regard sardonique.

– Si vous avez peur de voyager pendant les ténèbres, reprit-il, nous pouvons ne partir que demain matin.

Je relevai brusquement la tête.

– Comment avez-vous dit cela? répondis-je aussitôt, peur, et pourquoi aurais-je peur, s'il vous plaît?

– Dame! je ne sais pas moi, mais il y a tel homme fort brave à la clarté du soleil qui tremble comme un enfant pendant l'obscurité.

– Je ne suis pas de ceux-là, répondis-je avec un sourire de dédain.

– Oui, oui, fit-il en hochant la tête, vous autres Français, vous vous flattez d'être braves, parce que vous ne croyez plus à rien, il n'en est pas ainsi dans ce pays; vous savez que les canaux sont hantés?

– Hantés! m'écriai-je, au diable les fantômes; si ce sont eux qui vous arrêtent, nous partirons quand vous voudrez.

– Soit, répondit-il sèchement.

Portant alors les doigts de sa main droite à sa bouche, il siffla d'une façon particulière.

Presque aussitôt un homme aux traits hâves, aux membres décharnés et à demi vêtu de mauvaises calzoneras, sortit d'un jacal et s'approcha de nous.

– Vous ici! s'écria-t-il avec une surprise douloureuse, en reconnaissant mon guide. Oh! mi amo, quel projet vous amène dans des parages où vous ne devriez plus reparaître.

– Silence, dit impérieusement don Blas, silence Perico, ce qui est fait est fait; prépare ta pirogue, nous partons.

– Vous partez à cette heure, reprit-il avec une surprise qui se changeait en épouvante, et où allez-vous, au nom de nuestra señora del Carmen? ce n'est pas à Arroyo Pardo au moins?

– Tu te trompes, Perico, répondit froidement don Blas, ce cavalier a affaire à don Desiderio; il veut le voir sans retard, je lui sers de guide.

Le péon se signa à plusieurs reprises.

– Non, murmura-t-il à voix basse, je ne puis faire cela, je ne les conduirai pas au rancho.

– Voyons, que marmottes-tu entre tes dents? s'écria don Blas avec impatience, je veux partir à l'instant, il le faut.

– Mi amo! mi amo! vous savez combien je vous suis dévoué, reprit le péon avec insistance, mais ce que vous me demandez est impossible, j'ai rencontré hier le passeur de nuit dans les canaux, il y aura du sang versé pour sûr.

– Que veut-il dire avec son passeur de nuit? demandai-je.

– C'est une de leurs croyances, répondit avec ironie don Blas, le passeur de nuit est un fantôme qui rôde à l'aventure pendant les ténèbres; sa rencontre présage un malheur.

– Oh! señor forastero (étranger), dit le péon en s'adressant à moi et en joignant les mains avec prière, attendez jusqu'à demain; au lever du soleil nous partirons.

– Je ne demande pas mieux, répondis-je en dissimulant un sourire.

Mais don Blas aperçut sans doute sur mon visage une expression qui ne lui plut pas, car ce fut lui qui s'obstina à partir, et avec une animation qui me parut étrange, il exigea que le départ eût lieu aussitôt.

– Écoutez, mi amo, dit alors le péon, vous l'exigez, je dois vous obéir; mais il arrivera malheur; je ne vous ai pas tout dit encore.

– Qu'as-tu de plus à m'apprendre? s'écria don Blas avec une impatience fébrile.

– Don Estevan Sallazar est mort.

Le Mexicain pâlit, un tremblement convulsif agita tout son corps.

– Il est mort! répéta-t-il, lui, oh! non, c'est impossible.

Le péon secoua tristement la tête.

– Il est mort, vous dis-je, c'est moi-même qui, il y a deux jours, ai retrouvé sa pirogue chavirée dans le canal des ahuehuelts.

– Mais comment cela est-il arrivé?

– Qui saurait le dire? peut-être Matlacueze, la belle fille aux cheveux verts, a-t-elle enroulé ses longues tresses à l'avant de la pirogue pour l'entraîner au fond de l'eau.

Don Blas haussa les épaules.

– Et le corps de don Estevan? demanda-t-il.

– Si le démon des eaux l'a emporté, comment l'aurait-on retrouvé, répondit l'Indien d'un air convaincu.

– Raison de plus pour que j'aille au rancho, reprit le Mexicain; tout est fini, si don Estevan est mort.

Perico n'osa rien répondre à cette raison péremptoire sans doute, et jugeant au ton de don Blas qu'il serait imprudent à lui d'insister davantage, il se décida à obéir tout en murmurant à part lui des interjections entrecoupées au milieu desquelles revenait sans cesse le passeur de nuit.

Quelques minutes plus tard, il nous avertit que la pirogue était prête.

Nous mîmes pied à terre, et après avoir confié les chevaux au péon, qui les installa dans un jacal, nous nous dirigeâmes à grands pas vers l'endroit où nous attendait la pirogue.