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Les nuits mexicaines

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XIV
LA MAISON DU FAUBOURG

A la porte du palais, don Adolfo retrouva son cheval tenu en bride par un soldat, il se mit aussitôt en selle, et, après avoir jeté une piécette à l'assistant, il traversa de nouveau la place Mayor et s'engagea dans la calle de Tacuba.

Il était environ neuf heures du matin; les rues étaient encombrées de piétons, de cavaliers, de voitures et mêmes de charrettes, allant et se croisant dans tous les sens, la ville vivait enfin de cette existence fébrile des capitales, dans les moments de crise, où tous les visages sont inquiets, tous les regards soupçonneux, où les conversations ne se tiennent qu'à voix basse et où l'on est toujours prêt à supposer un ennemi dans l'étranger inoffensif que le hasard fait subitement rencontrer.

Don Adolfo, tout en s'avançant rapidement à travers les rues, ne manquait pas d'observer ce qui se passait autour de lui, cette inquiétude mal déguisée, cette anxiété croissante de la population, ne lui échappaient pas; sérieusement attaché au général Miramón dont le beau caractère, les grandes idées et surtout son réel désir du bien de son pays l'avaient séduit, il éprouvait un chagrin intérieur, profond, à la vue de l'abattement général des masses, et de la désaffection du peuple pour le seul homme qui en ce moment l'aurait pu, s'il avait été loyalement soutenu, sauver du gouvernement de Juárez, c'est-à-dire de l'anarchie organisée par le terrorisme du sabre. Il continua d'avancer sans paraître s'occuper de ce qui se faisait, ni de ce qui se disait dans les rassemblements groupés sur le pas des portes, au seuil des boutiques et au coin des rues, rassemblements dans lesquels, l'enlèvement des bons de la convention anglaise par le général Márquez sur l'ordre péremptoire du président de la république était dans toutes les bouches et apprécié de mille façons différentes.

Cependant, en entrant dans les faubourgs, don Adolfo trouva la population plus calme; la nouvelle n'y était encore que peu répandue, et ceux qui la connaissaient paraissaient fort peu s'en soucier, ou peut-être trouvaient-ils tout simple cet acte d'autorité arbitraire du pouvoir.

Don Adolfo comprit parfaitement cette nuance: les habitants de faubourgs, pauvres pour la plupart, appartenant à la classe infime de la population, demeuraient indifférents à un acte qui ne les pouvait atteindre, et dont seuls, les riches négociants de la cité, devaient se trouver lésés.

Arrivé enfin proche la Garita ou porte de Belén, il s'arrêta devant une maison isolée, d'apparence modeste sans être pauvre, et dont la porte était fermée avec soin.

Au bruit des pas du cheval, une croisée s'était entr'ouverte, un cri de joie était parti de l'intérieur de la maison, et un moment après la porte s'ouvrit toute grande et lui livra passage.

Don Adolfo entra, traversa le zaguán, pénétra jusqu'au patio, où il mit pied à terre, et attacha la bride de son cheval à un anneau scellé dans le mur.

– Pourquoi prendre ce soin, don Jaime? dit d'une voix douce et mélodieuse, une dame, en paraissant dans le patio; avez-vous donc l'intention de nous quitter aussi promptement?

– Peut-être, ma sœur, répondit don Adolfo ou don Jaime, ne pourrai-je demeurer que fort peu de temps près de vous, malgré mon vif désir de vous donner plusieurs heures.

– Bien, bien, mon frère, dans le doute laissez José conduire votre cheval au corral où il sera mieux que dans le patio.

– Faites comme il vous plaira, ma sœur.

– Vous entendez, José, dit la dame à un vieux serviteur, conduisez Moreno au corral, bouchonnez-le avec soin, et donnez lui double ration d'Alfalfa; venez, mon frère, ajouta-t-elle en passant son bras sous celui de don Jaime.

Celui-ci ne fit pas d'objection, et tous deux entrèrent dans la maison.

La chambre dans laquelle ils pénétrèrent était une salle à manger, modestement meublée, mais avec ce goût et cette propreté qui dénotent des soins assidus, le couvert était mis pour trois personnes.

– Vous déjeunez avec nous, n'est-ce pas, mon frère?

– Avec plaisir; mais avant tout, ma sœur, embrassons-nous, et donnez-moi des nouvelles de ma nièce.

– Votre nièce sera ici dans un instant; quant à son cousin, il est absent, ne le savez-vous pas?

– Je le croyais de retour.

– Pas encore, nous sommes même fort inquiets sur son compte, ainsi que vous, il mène une vie assez mystérieuse; partant sans dire où il va, demeurant souvent fort longtemps dehors, puis revenant sans dire d'où il vient.

– Patience, Maria, patience! Ne savez-vous pas, répondit-il avec une nuance de tristesse dans la voix, que c'est pour vous, pour votre fille que nous travaillons? Un jour, prochain, je l'espère, tout s'éclaircira.

– Dieu le veuille, don Jaime, mais nous sommes bien seules et bien inquiètes dans cette petite maison; le pays est dans un état de bouleversement déplorable, les routes sont infestées de brigands, nous tremblons à chaque instant que vous ou don Estevan ne soyez tombé entre les mains de Cuellar de Carvajal ou del Rayo, ces bandits sans foi ni loi, dont on nous fait chaque jour des récits effrayants.

– Rassurez-vous ma sœur, Cuellar, Carvajal et même… el Rayo, répondit-il en souriant, ne sont pas aussi terribles qu'on se plaît à vous les représenter; du reste, je ne vous demande plus qu'un peu de patience: avant un mois, je vous le répète, ma sœur, tout mystère cessera, justice sera faite.

– Justice! murmura doña Maria avec un soupir, cette justice me rendra-t-elle mon bonheur perdu, mon fils…?

– Ma sœur, répondit-il avec une certaine solennité, pourquoi douter de la puissance de Dieu? Espérez, vous dis-je.

– Hélas, don Jaime, comprenez-vous bien la portée de ce mot? Savez-vous ce que c'est que de dire: espérez, à une mère?

– Maria, ai-je besoin de vous répéter que vous êtes, vous et votre fille, les deux seuls liens qui me rattachent à la vie, que je vous ai voué mon existence tout entière, sacrifiant pour vous voir un jour heureuses, vengées et replacées dans le haut rang dont vous n'auriez pas dû descendre, toutes les joies de la famille et toutes les excitations de l'ambition! Le but que depuis si longues années je poursuis avec tant de persévérance, avec une obstination si grande, ce but, supposez-vous donc que vous me verriez si calme et si résolu, si je n'avais pas la certitude d'être sur le point de l'atteindre? Ne me connaissez-vous donc plus? N'avez-vous plus foi en moi?

– Si, si, mon frère, j'ai foi en vous! s'écria-t-elle en se laissant aller dans ses bras; et voilà pourquoi je tremble sans cesse, même lorsque vous me dites d'espérer, parce que, je sais que rien ne saurait vous arrêter, que tout obstacle qui se dressera devant vous sera renversé, tout péril affronté en face, et je redoute que vous ne succombiez dans cette lutte insensée soutenue pour moi seul.

– Et pour l'honneur de notre nom, ma sœur, ne l'oubliez pas, afin de rendre à un blason illustre sa splendeur ternie; mais brisons là; voici ma nièce; de toute cette conversation, ne vous souvenez, que d'un seul mot celui-ci que je vous répète: espérez!

– Oh! Merci, merci, mon frère, dit-elle en l'embrassant une dernière fois.

En ce moment, une porte s'ouvrit et une jeune fille parut.

– Ah! Mon oncle, mon bon oncle, s'écria-t-elle en s'approchant de lui avec empressement et lui tendant les joues qu'il baisa à plusieurs reprises, enfin vous voilà, soyez le bienvenu.

– Qu'avez-vous? Carmen, mon enfant, lui dit-il avec affection, vos yeux sont rouges, vous êtes pâle, vous avez encore pleuré.

– Ce n'est rien, mon oncle, folie de femme nerveuse et inquiète, voilà tout; vous ne nous ramenez donc pas don Estevan?

– Non, répondit-il légèrement, il ne reviendra pas avant quelques jours; mais du reste il se porte fort bien, ajouta-t-il, en échangeant un regard d'intelligence, avec doña Maria.

– Vous l'avez-vu?

– Pardieu! Il y a deux jours à peine, je suis même un peu cause de ce retard, c'est moi qui ai insisté pour qu'il ne revienne pas encore, j'ai besoin de lui là-bas; mais est-ce que nous ne déjeunons pas? Je meurs littéralement de faim, moi, dit-il, pour détourner la conversation.

– Mais si, à l'instant nous n'attendions que Carmen; puisque la voilà, mettons-nous à table; et elle frappa sur un timbre.

Le même vieux serviteur qui avait mis au corral le cheval de don Jaime entra.

– Tu peux servir, José, lui dit doña Carmen.

On prit place autour de la table et le repas commença.

Nous tracerons en quelques lignes le portrait des deux dames, que les exigences de notre récit nous ont obligé de mettre en scène.

La première, doña Maria, sœur de don Jaime, était une femme belle encore, bien que ses traits flétris et fatigués, portassent les traces de grandes douleurs: son port était noble, ses manières gracieuses, son sourire doux et triste. Bien quelle n'eût que quarante-deux ans tout au plus, ses cheveux avaient complètement blanchi, ils encadraient son pâle et beau visage et formaient un contraste étrange avec ses sourcils noirs et ses yeux vifs et brillants qui respiraient la force et la jeunesse.

Doña Maria était entièrement vêtue de longs habits de deuil qui lui donnaient une apparence religieuse et ascétique.

Doña Carmen, sa fille, avait vingt-deux ans au plus; elle était belle comme sa mère, dont elle était le vivant portrait, l'avait été à son âge. Tout en elle était gracieux et mignon; sa voix avait des modulations d'une douceur extraordinaire, son front pur respirait la candeur et de ses grands yeux noirs couronnés par des sourcils tracés comme avec un pinceau et bordés de longs cils de velours, s'échappait un regard doux et humide, rempli d'un charme étrange.

Son costume était simple: il se composait d'une robe de mousseline blanche, serrée à la taille par un large ruban bleu et d'une mantille de dentelle brodée.

 

Telles étaient les deux dames.

Malgré l'indifférence qu'il affectait, don Jaime l'aventurier était visiblement inquiet et soucieux; parfois il demeurait la fourchette en l'air oubliant de la porter à sa bouche et semblait écouter des bruits perceptibles pour lui seul; d'autres fois, il tombait dans une rêverie si profonde que sa sœur ou sa nièce étaient forcées de le rappeler à lui-même en le touchant légèrement.

– Décidément, vous avez quelque chose, mon frère, ne put s'empêcher de lui dire doña Maria.

– Oui, ajouta la jeune fille, cette préoccupation n'est pas naturelle, mon oncle, elle nous inquiète; qu'avez-vous?

– Moi, rien, je vous assure, répondit-il.

– Mon oncle, vous nous cachez quelque chose.

– Vous vous trompez, Carmen, je ne vous cache rien, qui me soit personnel du moins; mais en ce moment, il règne une telle agitation dans la ville, que je vous avoue franchement que je redoute une catastrophe.

– Serait-elle donc si prochaine?

– Oh! Je ne le pense pas; seulement, peut-être y aura-t-il du bruit, des rassemblements, que sais-je? Je vous conseille sérieusement, si vous n'y êtes pas absolument obligées, de ne pas sortir de chez vous aujourd'hui.

– Oh! Ni aujourd'hui, ni demain, mon frère, répondit vivement doña Maria; il y a longtemps déjà que nous ne sortons plus, excepté pour aller à la messe.

– Même pour aller à la messe, d'ici à quelque temps, ma sœur, je crois qu'il serait imprudent de vous risquer dans les rues.

– Le danger est-il donc si grand? fit-elle avec inquiétude.

– Oui et non, ma sœur; nous sommes dans un moment de crise où un gouvernement est sur le point de tomber et d'être remplacé par un autre; vous comprenez, n'est-ce pas, que le gouvernement qui tombe est aujourd'hui impuissant à protéger les citoyens; par contre, celui qui le remplacera n'a encore ni le pouvoir, ni la volonté sans doute, de veiller à la sûreté publique; or, dans une circonstance comme celle-ci, le plus sage est de se protéger soi-même.

– Vous m'effrayez réellement, mon frère.

– Mon Dieu, mon oncle, qu'allons-nous devenir? s'écria doña Carmen en joignant les mains avec épouvante; ces Mexicains me font peur, ce sont de véritables barbares.

– Rassurez-vous, ils ne sont pas aussi méchants que vous le supposez; ce sont des enfants taquins, mal élevés, querelleurs, et voilà tout; mais, au fond, leur cœur est bon; je les connais de longue date, et je me porte garant de leurs bons sentiments.

– Mais vous savez, mon oncle, la haine qu'ils nous portent, à nous autres Espagnols.

– Malheureusement, je dois convenir qu'ils nous rendent avec usure le mal qu'ils accusent nos pères de leur avoir fait, et qu'ils nous détestent cordialement; mais on ignore que vous et moi sommes Espagnols, on vous croit hijas del país, ce qui pour vous est une garantie; quant à don Estevan, il passe pour Péruvien, et moi, tout le monde est convaincu que je suis Français; vous voyez donc bien que le danger n'est pas aussi grand que vous le supposez, et qu'en ne commettant pas d'imprudence vous n'avez, quant à présent, rien à redouter; d'ailleurs, vous ne demeurerez pas sans protecteurs, je ne vous laisserai pas seules dans cette maison avec un vieux domestique, lorsqu'une catastrophe est aussi prochaine; ainsi, rassurez-vous.

– Est-ce que vous resterez avec nous, mon oncle?

– Ce serait avec le plus vif plaisir, ma chère enfant; malheureusement, je n'ose vous le promettre, je crains que cela me soit impossible.

– Mais, mon oncle, quelles sont donc ces affaires si importantes?

– Chut, curieuse; donnez-moi un peu de feu pour allumer ma cigarette, je ne sais ce que j'ai fait de mon mechero.

– Oui, répondit-elle en lui présentant une allumette, toujours votre vieille tactique pour changer la conversation; tenez, mon oncle, vous êtes un homme affreux.

Don Jaime se mit à rire sans répondre et alluma sa cigarette.

– A propos, dit-il au bout d'un instant, avez-vous vu quelqu'un du rancho?

– Oui, il y a une quinzaine de jours, Loïck est venu avec sa femme Thérèse, il nous a apporté quelques fromages et deux outres de pulque.

– Il n'a rien dit de l'Arenal?

– Non, tout y allait comme à l'ordinaire.

– Tant mieux.

– Il a seulement parlé d'un blessé.

– Ah! Ah! Eh bien?

– Mon Dieu, je ne me rappelle plus trop ce qu'il a dit.

– Attendez, mon oncle, je m'en souviens, moi; le voici textuellement: Señorita, lorsque vous verrez votre oncle, veuillez l'avertir que le blessé qu'il avait placé dans le souterrain, sous la garde de López, a profité de l'absence de celui-ci pour s'échapper, et que, malgré toutes nos recherches, il nous a été impossible de le retrouver.

– Malédiction! s'écria don Jaime, avec fureur, pourquoi cet imbécile de Dominique ne l'a-t-il pas laissé mourir comme une bête féroce; je me doutais que cela finirait ainsi!

Mais, remarquant la surprise qui se peignait sur le visage des deux dames, à ces étranges paroles il se tut et feignant la plus complète indifférence:

– Voilà tout? reprit-il.

– Oui, mon oncle, seulement il m'a bien recommandé de ne pas oublier de vous en prévenir.

– Oh! La chose n'en valait pas la peine, mais c'est égal, chère enfant, je vous remercie; maintenant, ajouta-t-il, en se levant de table, je suis forcé de vous quitter.

– Déjà! s'écrièrent les deux dames en abandonnant vivement leurs sièges.

– Il le faut! A moins d'événements imprévus, je dois être cette nuit à un rendez-vous fort éloigné d'ici; mais, j'aurai soin si je ne puis revenir aussitôt que je l'espère, de me faire remplacer par don Estevan, afin que vous ne demeuriez pas sans protecteurs.

– Ce ne sera pas la même chose.

– Je vous remercie; ah ça! Avant de nous séparer, causons un peu d'affaires; l'argent que je vous ai remis la dernière fois que je vous ai vues, doit être à peu près épuisé, n'est-ce pas?

– Oh! Nous ne dépensons pas beaucoup mon frère, nous vivons avec une grande économie, il nous reste encore une certaine somme.

– Tant mieux, ma sœur, il est toujours préférable d'avoir, trop que pas assez; donc, comme je suis assez riche en ce moment, j'ai mis de côté, pour vous, une soixantaine d'onces, veuillez m'en débarrasser, je vous prie.

Et fouillant dans son dolman, il en retira une longue bourse en soie rouge, à travers les mailles de laquelle, on voyait étinceler l'or.

– Mais, c'est trop, mon frère; que voulez-vous que nous fassions d'une si grosse somme?

– Ce que vous voudrez, ma sœur; cela ne me regarde pas, prenez toujours.

– Puisque vous l'exigez.

– Pardieu, à propos, vous trouverez peut-être une quarantaine d'onces en sus de la somme que je vous ai annoncée; elles serviront à votre toilette, ma sœur, et à celle de Carmen, je veux qu'elle puisse se faire élégante quand cela lui plaira.

– Mon bon oncle! s'écria la jeune fille, je suis sûre que vous vous privez pour nous.

– Cela ne vous regarde pas, señorita, je veux vous voir belle, moi, c'est mon caprice; votre devoir de nièce soumise, est de m'obéir, sans vous permettre d'observations, allons, embrassez-moi toutes deux, et laissez-moi partir, je n'ai que trop tardé déjà.

Les deux dames le suivirent dans le patio, où elles l'aidèrent à seller Moreno, que doña Carmen bourrait de sucre en le flattant, ce dont le noble animal, semblait être fort reconnaissant.

Au moment où don Jaime donnait l'ordre au vieux domestique d'ouvrir la porte, le galop précipité d'un cheval se fit entendre au dehors; puis, des coups redoublés furent frappés à la porte.

– Oh! Oh! fit don Jaime, qui donc nous arrive ici? Et il s'avança résolument sous le zaguán.

– Mon oncle, mon frère! s'écrièrent les deux dames en essayant de l'arrêter.

– Laissez-moi faire, dit-il, en les immobilisant d'un geste, sachons qui nous arrive ainsi. Qui vive? cria-t-il.

– Ami, répondit-on.

– C'est la voix de Loïck, dit l'aventurier, et il ouvrit la porte.

Le ranchero entra.

– Dieu soit loué! s'écriât-il, en reconnaissant don Jaime, c'est le ciel qui me fait vous rencontrer.

– Que se passe-t-il? demanda vivement l'aventurier.

– Un grand malheur, répondit-il, l'hacienda del Arenal a été prise par la bande de Cuellar.

– ¡Demonios! s'écria l'aventurier, en pâlissant de colère.

– Quand cela a-t-il eu lieu?

– Il y a trois jours.

L'aventurier l'entraîna vivement dans l'intérieur de la maison.

– As-tu faim? As-tu soif? lui dit-il.

– Depuis trois jours je n'ai ni bu ni mangé, tant j'avais hâte d'arriver.

– Repose-toi, et mange, puis tu me raconteras ce qui s'est passé.

Les deux dames s'empressèrent de placer devant le ranchero, du pain, de la viande et du pulque. Pendant que Loïck prenait la nourriture, dont il avait un si pressant besoin, don Jaime marchait avec agitation dans la salle. Sur un signe de lui, les dames s'étaient discrètement retirées, le laissant seul avec le ranchero.

– As-tu fini? lui demanda-t-il, en voyant qu'il ne mangeait plus.

– Oui, répondit-il.

– Maintenant, te sens-tu en état de me raconter comment est arrivée la catastrophe.

– Je suis à vos ordres, señor.

– Parle donc alors, je t'écoute.

Le ranchero, après avoir vidé un dernier verre de pulque pour s'éclaircir la voix, commença son récit.

XV
DON MELCHIOR

Nous substituerons notre récit à celui du ranchero, qui d'ailleurs ignorait beaucoup de particularités, ne connaissant que les faits, tels qu'on les lui avait rapportés à lui-même, et faisant quelques pas en arrière; nous reviendrons au moment précis où Olivier, car le le lecteur l'a sans doute reconnu dans don Jaime, s'était séparé de doña Dolores, et du comte, à deux lieues environ de l'hacienda del Arenal.

Doña Dolores, et les personnes qui l'accompagnaient, n'atteignirent l'hacienda que quelques moments avant le coucher du soleil.

Don Andrés, inquiet de cette longue promenade, les reçut avec les marques de la joie la plus vive.

Mais il les avait aperçus de loin, et en voyant Leo Carral avec eux, il avait été rassuré.

– Ne demeurez plus aussi longtemps dehors, monsieur le comte, dit-il à Ludovic, avec une sollicitude toute paternelle, je comprends tout le plaisir que, sans doute, vous trouvez à galoper en compagnie de cette petite folle de Dolores, mais vous ne connaissez pas ce pays, vous pouvez vous égarer; de plus, les routes sont en ce moment infestées par des maraudeurs, appartenant à tous les partis qui divisent cette malheureuse république, et ces pícaros ne se font pas plus de scrupule de tirer un coup de fusil à un galant-homme que d'abattre un coyote.

– Je crois vos craintes exagérées; monsieur, nous avons fait une charmante promenade sans que rien de suspect ne soit venu la troubler.

Tout en causant, ils se rendirent à la salle à manger, où le dîner était servi.

Le repas fut silencieux comme d'habitude, seulement la glace semblait être rompue entre la jeune fille et le jeune homme, et ce qu'ils n'avaient jamais fait jusqu'alors, ils causèrent réellement entre eux.

Don Melchior fut sombre et compassé comme toujours, et mangea sans desserrer les dents, cependant, deux ou trois fois, étonné sans doute de la bonne harmonie qui semblait régner entre sa sœur et le gentilhomme français, il tourna la tête de leur côté; en leur lançant des regards d'une expression singulière, mais les jeunes gens feignirent de ne pas les remarquer, et continuèrent leur causerie à demi voix.

Don Andrés était radieux; dans sa joie, il parlait haut, interpellait tout le monde, buvait et mangeait comme quatre.

Quand on se leva de table, au moment de prendre congé, Ludovic arrêta le vieillard.

– Pardon, fit-il, je désirerais vous dire un mot.

– Je suis à vos ordres, répondit don Andrés.

– Mon Dieu, je ne sais comment vous expliquer cela, monsieur, je crains d'avoir agi un peu à la légère et d'avoir commis une faute contre les convenances.

– Vous, monsieur le comte, répondit don Andrés, en souriant, vous me permettrez de ne pas y croire.

– Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi; cependant, je dois vous rendre juge de ce que j'ai fait.

– Alors, veuillez vous expliquer.

– Voici le fait, en deux mots, monsieur: pensant me rendre directement à México, car vous savez que j'ignorais votre présence ici…

– En effet, interrompit le vieillard, continuez.

– Eh bien, j'avais écrit à un de mes amis intimes, attaché à la légation française, pour lui annoncer mon arrivée d'abord, et ensuite le prier de s'occuper à me trouver un appartement. Or, cet ami qui se nomme le baron Charles de Meriadec et qui appartient à une très bonne noblesse de France, accueillit favorablement ma demande, et se mit en devoir de me procurer ce que je désirais. Sur ces entrefaites, j'appris que vous habitiez cette hacienda, vous fûtes assez bon pour m'offrir l'hospitalité; j'écrivis immédiatement au baron de laisser cette affaire, parce que je resterais, sans doute, un laps considérable de temps auprès de vous.

 

– En acceptant mon hospitalité, vous m'avez donné, monsieur le comte, une preuve d'amitié et de confiance, dont je vous suis fort reconnaissant.

– Je croyais tout terminer avec mon ami, monsieur, lorsque ce matin j'ai reçu de lui un billet, dans lequel il m'annonce qu'il a obtenu un congé et qu'il compte le passer près de moi.

– Ah! ¡Caramba! s'écria joyeusement don Andrés, l'idée est charmante, et j'en remercierai monsieur votre ami.

– Vous ne le trouvez donc pas monsieur un peu sans gêne…?

– Qu'appelez-vous sans gêne, monsieur le comte? interrompit vivement don Andrés; n'êtes-vous pas à peu près mon gendre?

– Mais, je ne le suis pas encore, monsieur.

– Cela ne tardera pas, grâce à Dieu; donc, vous êtes ici chez vous, et libre d'y recevoir vos amis.

– Quand même ils seraient au nombre de mille, dit avec un sourire sardonique, don Melchior, qui écoutait cette conversation.

Le comte feignit de croire à la bonne intention du jeune homme, et lui répondit en s'inclinant:

– Je vous remercie, monsieur, de vous joindre à votre père en cette circonstance, ce m'est une preuve du bon vouloir que vous me voulez bien témoigner, chaque fois que l'occasion vous en est offerte.

Don Melchior comprit le sarcasme caché, sous ces paroles il s'inclina avec roideur, et se retira en grommelant.

– Et quand arrive le baron de Meriadec? reprit don Andrés.

– Mon Dieu, monsieur, vous me voyez confus, mais puisqu'il faut tout vous avouer, je crois qu'il arrivera demain au matin.

– Tant mieux, c'est un jeune homme?

– De mon âge à peu près, seulement, je dois vous prévenir, qu'il parle fort mal l'espagnol, et qu'il le comprend à peine.

– Il trouvera ici avec qui parler français, vous avez eu raison de me prévenir; sans cela; nous aurions été peu près pris à l'improviste, je vais donner, ce soir même, l'ordre de lui préparer un appartement.

– Pardon, monsieur, mais je serais désespéré de vous occasionner le plus léger dérangement.

– Oh! Ne vous inquiétez pas de cela, la place ne nous manque pas, grâce à Dieu, et nous trouverons facilement à l'installer commodément.

– Ce n'est pas cela que je veux dire, monsieur, je connais votre splendide hospitalité, seulement je crois que mieux vaudrait placer le baron près de moi, mes domestiques le serviraient, mon appartement est grand.

– Mais cela va horriblement vous gêner.

– Pas du tout, au contraire, j'ai plus de pièces qu'il ne m'en faut, il en prendra une; de cette façon, nous pourrons causer tout à notre aise, lorsque cela nous plaira; depuis deux ans que nous nous sommes vus, nous avons bien des confidences à nous faire.

– Vous l'exigez, monsieur le comte?

– Je suis chez vous, monsieur, je n'ai donc rien à exiger, ce n'est qu'une faveur que je vous demande, une prière que je vous adresse, pas autre chose.

– Puisqu'il en est ainsi, monsieur le comte, il sera fait selon votre désir; ce soir même, si vous le permettez, tout sera mis en état.

Ludovic prit alors congé de don Andrés et se retira dans son appartement; mais presque derrière lui arrivèrent des peones chargés de meubles qui, en quelques instants, eurent changé son salon en une chambre à coucher confortablement installée.

Le comte, dès qu'il fut seul avec son valet de chambre, le mit au courant de tout ce qu'il devait savoir, pour jouer son rôle de façon à ne pas commettre de bévues, puisqu'il s'était trouvé au rendez-vous et avait vu Ludovic.

Le lendemain, vers neuf heures du matin, le comte fut averti qu'un cavalier vêtu à l'européenne, et suivi d'un arriero, conduisant deux mules chargées de malles et de coffres s'approchait de l'hacienda.

Ludovic ne douta pas que ce fût Dominique, il se leva et se hâta de se rendre à la porte de l'hacienda; don Andrés s'y trouvait déjà afin de faire à l'étranger les honneurs de sa propriété.

Le comte ne laissait pas d'être intérieurement assez inquiet de la façon dont le vaquero porterait ce costume européen si mesquin et si étriqué, et par cela même, si difficile à porter avec aisance; mais il fut presque aussitôt rassuré à la vue du fier et beau jeune homme qui s'avançait maîtrisant son cheval avec grâce, et ayant sur toute sa personne un incontestable cachet de distinction. Un instant, il douta que cet élégant cavalier fût le même homme qu'il avait vu la veille et dont les manières franches mais légèrement triviales lui avaient fait craindre pour le rôle qu'il entreprenait de jouer, mais il ne tarda pas à être convaincu que c'était bien réellement Dominique qui se trouvait devant lui.

Les deux jeunes gens se jetèrent dans les bras l'un de l'autre avec les témoignages de la plus vive amitié, puis le comte présenta son ami à don Andrés.

L'hacendero, charmé par la bonne tournure et la haute mine du jeune homme, lui fit l'accueil le plus cordial, puis le comte et le baron, se retirèrent, suivis par l'arriero qui n'était autre que Loïck le ranchero.

Dès que les mules furent déchargées, les caisses et les malles placées dans l'appartement, le baron, car nous lui donnerons provisoirement ce titre, gratifia d'un généreux pourboire l'arriero qui se confondit en bénédictions, et se hâta de s'en aller avec ses mules, ne se souciant pas de demeurer trop longtemps dans l'hacienda de crainte de rencontrer quelque visage de connaissance.

Lorsque les deux jeunes gens furent seuls, ils placèrent Raimbaut en faction dans l'antichambre, afin de ne pas être surpris, et, s'étant retirés dans la chambre à coucher du comte, ils commencèrent une longue et sérieuse conversation, pendant laquelle Ludovic mit le baron au fait, en lui faisant une espèce de biographie, des personnes avec lesquelles il était pour quelque temps appelé à vivre; il s'étendit surtout sur le compte de don Melchior, dont il l'engagea à se méfier, et il lui recommanda de ne pas oublier qu'il ne savait que quelques mots d'espagnol, et qu'il ne le comprenait pas: ce point était essentiel.

– J'ai vécu longtemps avec les Peaux-Rouges, répondit le jeune homme, j'ai profité des leçons que j'ai reçues d'eux; Vous serez surpris vous-même de la perfection avec laquelle je jouerai mon rôle.

– Je vous avoue que j'en suis surpris déjà, vous avez complètement trompé mon attente; j'étais loin de croire à un tel résultat.

– Vous me flattez; je tâcherai de toujours mériter votre approbation.

– Mais j'y songe, mon cher Charles, reprit en souriant le comte, nous sommes de vieux amis, des camarades de collège.

– Pardieu, nous nous sommes connus tout enfants, répondit l'autre de même.

– Ne vous semble-t-il pas que, dans cette situation, nous devons nous tutoyer?

– Cela me semble évident, la perfection du rôle l'exige.

– Eh bien, c'est convenu, je te tutoie et tu me tutoies.

– Je le crois bien, deux camarades comme nous.

Là-dessus, les deux jeunes gens se serrèrent cordialement la main, en riant comme des écoliers en vacances.

Une partie de la journée s'écoula ainsi sans autre incident que la présentation du baron Charles de Meriadec, par son ami le comte de la Saulay, à doña Dolores et à son frère, don Melchior de la Cruz, double présentation dont le prétendu baron se tira en comédien achevé.

Doña Dolores répondit par un gracieux et encourageant sourire au compliment que le jeune homme crut devoir lui adresser.

Don Melchior se contenta de s'incliner sans lui répondre, en lui lançant un regard louche sous ses prunelles.

– Hum! dit le baron lorsqu'il se retrouva avec le comte, ce don Melchior me fait l'effet d'être une vilaine chenille.

– Je partage entièrement cette opinion, répondit nettement le comte.

Vers trois heures de l'après-dîner, doña Dolores fît demander aux jeunes gens s'ils voulaient lui faire l'honneur de venir lui tenir compagnie quelques instants, ils acceptèrent avec empressement et se hâtèrent de se rendre près d'elle.