Tasuta

Les nuits mexicaines

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

– Quelle charmante journée nous avons passée! dit le comte.

– Comment en pourrait-il être autrement, répondit Dominique, auprès de personnes aussi aimables?

Et comme d'un commun accord les jeunes gens soupirèrent.

Le comte sembla tout à coup prendre une résolution.

– Voyons, dit-il à son ami, veux-tu être franc?

– Avec toi surtout je le serai toujours; tu le sais bien, répondit Dominique.

– Eh bien! Écoute, tu sais que je suis depuis quelques mois à peine au Mexique, mais ce que tu ne sais que vaguement c'est le motif qui m'a conduit dans ce pays.

– Je crois t'avoir entendu dire que tu étais arrivé ici dans l'intention d'épouser ta cousine, doña Dolores de la Cruz.

– C'est la vérité, mais ce que tu ignores, c'est la façon dont ce mariage a été convenu, et les raisons qui m'empêchent de le rompre.

– Ah! fit Dominique.

– Je serai bref; sache donc que tout enfant encore, d'après les conditions d'un pacte de famille, je fus fiancé à ma cousine doña Dolores dont j'ignorais même l'existence; devenu homme, mes parents me sommèrent de remplir l'engagement que sans me consulter ils avaient pris en mon nom. Malgré la répugnance toute naturelle que j'éprouvais pour cette union étrange avec une femme que je ne connaissais pas, il me fallut obéir. Je quittai avec regret la vie heureuse, calme et insouciante que je menais à Paris au milieu de mes amis, et je m'embarquai pour le Mexique. Don Andrés de la Cruz me reçut à mon arrivée avec la joie la plus vive, me combla des attentions les plus délicates, et me présenta à sa fille, à ma fiancée. Doña Dolores me reçut froidement, plus que froidement même; pas plus que moi sans doute, elle n'était satisfaite de l'union qu'on la contraignait de contracter avec un inconnu, et se sentait froissée du droit que son père s'était ainsi arrogé de disposer de sa main sans la consulter, ou seulement sans l'avertir, car doña Dolores, je l'appris plus tard, ignorait complètement le pacte conclu entre les deux branches de notre famille… Quant à moi, charmé du froid accueil que j'avais reçu de celle que je devais épouser, j'espérai que peut-être cette union ne se conclurait pas. Doña Dolores est fort belle, tu le sais.

– Oh! Oui, murmura Dominique.

– Son caractère est charmant, son esprit cultivé; enfin, elle réunit toutes les grâces et tous les séduisants attraits qui font une femme accomplie.

– Oh! Oui, reprit encore Dominique, tout ce que tu dis là est bien l'exacte vérité.

– Eh bien, je ne puis l'aimer, c'est plus fort que moi et cependant le devoir, le devoir m'obligea l'épouser, car doña Dolores est devenue tout à coup orpheline, elle est presque ruinée, et livrée sans défense à la haine de son frère; fiancé avec elle contre mon gré il est vrai, mais bien réellement fiancé, l'honneur m'ordonne d'accomplir cette union, dernier vœu de son père mourant; et cependant j'aime…

– Que veux-tu dire? s'écria Dominique d'une voix haletante.

– Pardonnes-moi, Dominique; j'aime doña Carmen.

– Oh! Merci, mon Dieu.

– Quoi? Que veux-tu dire?

– J'aime aussi, dit Dominique, tu me rends bien heureux, celle que j'aime, c'est doña Dolores!

Le comte tendit la main à Dominique; celui-ci se jeta dans ses bras.

Ils demeurèrent longtemps pressés dans une chaleureuse étreinte; enfin le comte se dégagea doucement.

– Espérons! dit-il, résumant par ce seul mot les sentiments qui bouillonnaient dans leur cœur.

XXVII
UN HOMME DE BIEN

Il était deux heures de l'après-dîner. Il n'y avait pas un souffle dans l'air, la campagne semblait endormie sous le poids d'un soleil de plomb, dont les rayons incandescents tombaient du ciel d'une couleur de cuivre fourbi sur la terre pâmée de chaleur, et faisaient étinceler, comme autant de diamants, les cailloux micacés d'une route large et tortueuse qui serpentait en méandres infinis à travers une campagne aride, semée de roches d'un blanc grisâtre sur les parois desquels ruisselait en cascade de feu une aveuglante lumière.

L'atmosphère d'une parfaite transparence, ainsi que cela existe toujours dans les climats privés d'humidité, laissait distinguer nets et précis, jusqu'au dernier plan de l'horizon, les divers accidents du paysage; avec une crudité de tons et de détails qui à cause du manque de perspective aérienne leur donnait quelque chose de dur qui attristait l'œil.

A un endroit où cette route se séparait en plusieurs branches et formait une espèce de carrefour, s'élevait une maisonnette aux murs blancs, au toit à l'italienne, et dont la porte était garnie d'un portillo formé par des troncs d'arbres mal équarris et soutenant un balcon garni d'une grille au treillage serré qui le fermait comme une cage.

Cette maisonnette était une venta.

Plusieurs chevaux attachés par la bride au portillo, la tête tristement baissée, les flancs haletant et ruisselant de sueur, semblaient être aussi accablés par la chaleur que par la fatigue.

Çà et là, plusieurs hommes roulés dans leurs zarapés, la tête à l'ombre et les pieds au soleil, dormaient, suivant l'expression espagnole, à pierna suelta.

Ces hommes étaient des guérilleros; une sentinelle à demi endormie, appuyée sur sa lance et adossée au mur, était censée veiller sur les armes de la cuadrilla, rangées en faisceau.

Sous le portillo même, un officier assis sur un hamac qu'il balançait avec les pieds, raclait désespérément un jarabe, en roucoulant d'une voix éraillée les paroles langoureusement amoureuses d'un triste.

Un gros petit homme, ventru et bouffi, aux yeux gris pleins de malice et à la physionomie railleuse, sortit de la venta et s'approcha du hamac.

– Señor don Felipe, dit-il en saluant respectueusement le musicien improvisé, ne voulez-vous donc pas dîner?

– Señor ventero, répondit l'officier d'un ton rogue, lorsque vous me parlez, vous pourriez, il me semble, être plus respectueux à mon égard et me donner le titre auquel j'ai droit, c'est-à-dire me nommer colonel.

– Excusez-moi, seigneurie, répondit l'hôte avec une nouvelle salutation plus profonde que la première, je suis ventero, moi, c'est-à-dire fort peu au courant des grades militaires.

– C'est bien, vous êtes excusé! Je ne dînerai pas encore, j'attends une personne, qui n'est pas arrivée mais qui ne saurait tarder à paraître.

– Voilà qui est certes bien malheureux! Señor colonel don Felipe, reprit le ventero; un repas que j'avais confectionné avec tant de soin: tout sera gâté, perdu.

– Ce serait un malheur, mais qu'y faire? Ma foi! Dressez le couvert, il y a assez longtemps que j'attends, j'ai un trop formidable appétit pour différer mon repas davantage.

L'hôte salua et se retira aussitôt.

Cependant le guérillero s'était décidé à quitter son hamac et à abandonner provisoirement son jarabe; après avoir tordu et allumé une cigarette de paille de maïs, il fit nonchalamment quelques pas vers l'extrémité du portillo et les bras croisés derrière le dos, la cigarette à la bouche, il interrogea l'horizon. Un cavalier, enveloppé d'un nuage épais de poussière soulevé par sa course rapide, se dirigeait de son côté.

Don Felipe poussa un cri de joie, il reconnut que ce cavalier était bien le personnage que depuis si longtemps il attendait.

– Ouf! s'écria le voyageur en arrêtant court son cheval devant le portillo et en sautant à terre, je n'en puis plus, ¡válgame Dios! Quelle horrible chaleur!

Sur un geste du colonel, un soldat s'était emparé du cheval et l'avait conduit au corral.

– Eh! Señor don Diego, soyez le bien arrivé, dit le colonel en lui tendant la main à l'anglaise; je désespérais presque de vous voir. Le dîner nous attend; après une course pareille, vous devez être presque mort de faim.

Le ventero les introduisit alors dans un cuarto retiré. Les deux convives se mirent à table et attaquèrent vigoureusement les plats posés devant eux.

Pendant la première partie du repas, tout occupés à satisfaire les exigences d'un appétit aiguisé par une longue abstinence, ils n'échangèrent que de rares paroles entre eux; mais bientôt leur ardeur se calma, ils se renversèrent sur le dossier de leurs butacas avec un ah! de satisfaction, tordirent des cigarettes, les allumèrent et se mirent à fumer, tout en buvant, à petits coups d'excellent refino de Cataluña que l'hôte avait apporté comme complément obligé du dîner.

– Çà, fit don Diego, maintenant que nous voici parfaitement repus, grâces à Dieu et à saint Julien, patron des voyageurs, causons un peu, mon cher colonel.

– Je ne demande pas mieux, répondit celui-ci avec un fin sourire.

– Eh bien, reprit don Diego, je vous dirai que j'ai entretenu hier le général d'une affaire que je comptais vous proposer; savez-vous ce qu'il m'a répondu? Ne faites pas cela, mon cher don Diego, malgré ses hautes capacités, le colonel don Felipe est un niais imbu des préjugés les plus ridicules, il ne comprendrait pas la grande portée patriotique de l'affaire que vous lui proposeriez, il ne verrait que l'argent et vous refuserait en vous riant au nez, bien que cependant vingt-cinq mille piastres forment une fort belle somme; et il termina en ajoutant: soit, puisque vous lui avez donné rendez-vous, allez le trouver; ne serait-ce que pour la singularité du fait, vous verrez, si par hasard vous vous avisez de parler de cette affaire, comment il vous fermera la bouche et vous renverra, vous et vos vingt-cinq mille piastres, avec votre courte honte.

– Hum! fit le colonel auquel l'énonciation du chiffre avait donné fort à réfléchir.

Don Diego l'examinait du coin de l'œil.

– Aussi, reprit-il en jetant sa cigarette, toutes réflexions faites, je me range à l'avis du général et je ne vous parlerai de rien.

– Ah! fit encore le colonel.

– Cela me chagrine, je l'avoue, mais il faut que j'en prenne mon parti: j'irai trouver Cuellar, peut-être lui ne sera-t-il pas aussi méticuleux.

 

– Cuellar est un drôle, s'écria don Felipe avec violence.

– Je le sais bien, répondit don Diego doucement, mais que m'importe, en lui donnant une dizaine de mille piastres d'avance, je suis certain qu'il acceptera ma proposition, qui du reste a cela de fort avantageux qu'elle est excessivement honorable.

Le colonel remplit les verres, il semblait préoccupé.

– Diable, dit-il, c'est un beau denier que vous donnez là, dix mille piastres.

– Tout autant, cher seigneur; vous comprenez bien, n'est-ce pas? Que je ne suis pas homme à mettre ainsi gratuitement une affaire sur les bras d'un de mes amis.

– Mais Cuellar n'est pas de vos amis.

– C'est vrai; voilà pourquoi je regrette de m'adresser à lui.

– Mais de quoi s'agit-il donc, en fait?

– C'est un secret.

– Ne suis-je pas votre ami? Soyez assuré que je serai muet comme une tombe.

Don Diego parut réfléchir.

– Vous me promettez le silence?

– Je vous le jure sur l'honneur.

– Oh! Bien, rien ne m'empêche de parler alors. Voici tout simplement ce dont il s'agit: je ne vous apprendrai rien, colonel, en vous disant que de nombreux espions, servant à la fois les deux causes, vendent sans scrupule aucun, à Miramón, les secrets de nos opérations militaires, de même qu'ils se font payer à beaux deniers comptants les renseignements qu'ils nous fournissent sur celles de l'ennemi. Or, le gouvernement de Son Excellence don Benito Juárez a, en ce moment, les yeux ouverts sur les machinations de deux hommes qui sont fortement soupçonnés de jouer ce double rôle; mais les individus dont il s'agit sont doués d'une si merveilleuse finesse, leurs mesures sont si bien prises, que, malgré la quasi certitude morale qui existe contre eux, il a été jusqu'à présent impossible d'obtenir la preuve la plus légère de la vérité: ce sont ces deux hommes qu'il faudrait démasquer en s'emparant de leurs papiers, sur la remise desquels quinze mille piastres seraient immédiatement comptés en sus des dix mille donnés d'avance. Une fois ces preuves entre les mains, le général gouverneur n'hésiterait pas à les traduire devant une cour martiale. Vous voyez que cette affaire n'a rien que d'honorable pour celui qui s'en chargera.

– En effet, c'est même un acte de patriotisme méritoire que d'acquérir cette certitude; et quels sont ces deux hommes?

– Je ne vous ai pas dit leurs noms?

– C'est la seule chose que vous ayez oubliée.

– Oh! Ce ne sont pas les premiers venus, loin de là: le premier vient d'être nommé secrétaire particulier du général Ortega, et le second a, je crois, tout récemment levé une cuadrilla à ses frais.

– Mais leurs noms, leurs noms?

– Vous les connaissez bien, ou du moins je le suppose; le premier se nomme don Antonio Cacerbar et le second…

– Don Melchior de la Cruz, interrompit vivement don Felipe…

– Vous le saviez! s'écria don Diego avec une surprise parfaitement jouée.

– L'élévation subite de ces deux individus, le crédit presque illimité dont ils jouissent auprès du président, m'avait déjà donné à réfléchir, nul ne comprend rien à cette faveur si soudaine.

– Aussi, certaines personnes jugent-elles nécessaire d'élucider la question en s'assurant d'une manière positive de ce que sont ces deux hommes.

– Eh bien, s'écria don Felipe, je le saurai, moi, je vous le promets, et les preuves que vous exigez, je vous les donnerai.

– Vous feriez cela?

– Oui, je vous le jure, d'autant plus que je considère comme le devoir d'un honnête homme de prendre ces coquins la main dans le sac; et, ajouta-t-il avec un singulier sourire, nul mieux que moi ne possède les moyens d'obtenir ce résultat.

– Puissiez-vous ne pas vous tromper, colonel! Car si cela arrivait ainsi, je crois pouvoir vous assurer que la gratitude du gouvernement envers vous ne se bornerait pas à la somme dont je vais vous remettre une partie.

Don Felipe sourit avec orgueil à cette transparente allusion au nouveau grade qu'il ambitionnait.

Don Diego, sans paraître remarquer ce sourire, tira d'un grand portefeuille une feuille de papier pliée en quatre et la remit entre les mains du guérillero qui s'en empara avec un geste de joie et une expression de rapacité satisfaite qui donnait à ses traits, cependant assez beaux et assez réguliers, quelque chose de vil et de méprisable.

Ce papier était une traite de dix mille piastres payables à vue sur une grande maison de banque anglaise de la Veracruz.

Don Diego se leva.

– Vous partez? lui dit le colonel.

– Oui, j'ai le regret d'être forcé de vous quitter.

– A bientôt, seigneur don Diego.

Le jeune homme remonta à cheval et s'éloigna rapidement.

– Eh! murmurait-il tout en galopant, je crois que cette fois la souricière est bien tendue et que les misérables y seront pris.

Le colonel s'était de nouveau assis sur le hamac et avait recommencé à racler le jarabe avec plus de force que de justesse.

XXVIII
AMOUR

Dolores et Carmen étaient seules au jardin.

Blotties comme deux craintives fauvettes au fond d'un bosquet d'orangers, de citronniers, et de grenadiers en fleurs, elles caquetaient à qui mieux mieux.

Doña Maria, légèrement indisposée, gardait la chambre; ou, du moins tel était le prétexte qu'elle avait donné aux jeunes filles pour ne pas leur tenir compagnie au jardin; en réalité, elle s'était enfermée afin de lire une lettre importante que don Jaime lui avait fait passer par un homme sûr.

Les jeunes filles, libres de toute surveillance, s'en donnaient à cœur joie, à se confier leurs naïfs et doux secrets; quelques mots avaient suffi pour rendre entre elles toute explication inutile; aussi pas d'arrière-pensées, de faux fuyants; confiance entière et illimitée, union tacitement conclue pour se venir en aide et forcer les cavaliers aimés à rompre enfin un trop long silence et à laisser lire, dans leur cœur, le nom de celle que chacun d'eux préférait.

C'était justement sur ce grave et intéressant sujet que roulait en ce moment l'entretien des jeunes filles.

Bien qu'elles n'en fussent plus à s'avouer leur mutuel amour, cependant par un sentiment de dignité inséparable de toute passion véritable, elles hésitaient et reculaient en rougissant devant la pensée de pousser les jeunes gens à se déclarer.

Doña Carmen et doña Dolores étaient bien réellement de naïves et innocentes enfants, ignorantes de toutes les coquetteries et de toutes les roueries dont chez nous, peuple soi-disant civilisé, les femmes se font un jeu si cruel et parfois si implacable.

Par un de ces hasards étranges comme la vie réelle en crée si souvent, la conversation des jeunes filles était, à quelques légères différences près, la même que celle qui avait précédemment eu lieu entre le comte et son ami sur le même sujet.

– Dolores, disait doña Carmen d'une voix caressante, vous êtes plus brave que moi; mieux que moi vous connaissez don Ludovic, il est votre parent d'ailleurs: pourquoi cette réserve avec lui?

– Hélas, ma chère belle, répondit doña Dolores, cette réserve qui vous étonne m'est commandée par ma position même. Le comte Ludovic est, aujourd'hui que je suis délaissée de tous, mon seul parent; depuis longues années, nous avons été fiancés l'un à l'autre.

– Comment est il possible, s'écria vivement la jeune fille, que des parents osent ainsi enchaîner leurs enfants sans les consulter, et les condamner par avance à un avenir de douleur?

– Ces arrangements sont, dit-on, fréquents en Europe, ma chérie; d'ailleurs, nous autres femmes, notre faiblesse naturelle ne nous rend-elle pas esclaves des hommes qui pour eux ont gardé la suprême puissance; bien que cette intolérable tyrannie nous fasse gémir, il nous faut courber humblement la tête et obéir.

– Oui, cela n'est que trop vrai, cependant il me semble que si nous résistions…

– Nous serions honnies, montrées au doigt et perdues de réputation.

– Enfin, vous comptez donc, malgré votre cœur, conclure ce mariage odieux?

– Que vous dirai-je, chérie, la pensée seule que ce mariage se puisse accomplir, me rend folle de douleur, et pourtant je n'entrevois aucun moyen de m'y soustraire; le comte a quitté la France, il est venu ici, dans le but unique de m'épouser; mon père en mourant lui a fait promettre de ne pas me laisser sans protecteur et de conclure cette union. Vous voyez que voici bien des raisons et des plus graves pour qu'il me semble impossible de me soustraire au sort qui me menace.

– Mais vous, ma chérie, reprit avec feu doña Carmen, pourquoi ne vous expliquez-vous pas clairement avec le comte? Peut être cette explication aplanirait-elle toutes les difficultés.

– C'est possible, mais cette explication ne peut venir de moi, le comte m'a rendu d'immenses services depuis la mort de mon malheureux père, ce serait fort mal le récompenser que de répondre par un refus à une recherche qui, sous tous les rapports, doit m'honorer.

– Oh! Vous l'aimez, Dolores! s'écria-t-elle avec ressentiment.

– Non, je ne l'aime pas, répondit-elle avec dignité, mais peut-être m'aime-t-il, lui; rien ne me prouve le contraire.

– Je suis certaine que c'est moi qu'il aime! s'écria Carmen.

– Ma chérie, dit-elle en souriant, on n'est jamais certain de ces choses-là, même quand on a devers soi les serments les plus solennels, à plus forte raison, quand ni un mot, ni un geste, ni un regard, ne sont là pour certifier qu'on ne se trompe pas. Je reprends donc: de deux choses l'une, ou le comte m'aime, ou il ne m'aime pas et suppose que moi j'ai de l'amour pour lui; dans un cas comme dans l'autre ma conduite est toute tracée, je dois attendre sans la provoquer une explication, qui ne saurait manquer d'avoir lieu entre nous, et qui, j'en suis convaincue, ne tardera pas; alors je vous le jure Carmen, je serai ce que je dois être avec le comte, c'est-à-dire franche et loyale, et si après cette explication il reste quelques doutes dans le cœur du comte, c'est qu'il aura absolument voulu les conserver, et il ne me restera plus qu'à courber tristement la tête, et à me résigner à mon sort. Voilà tout ce qu'il m'est possible de vous promettre, ma chérie; autre chose, je n'oserais le faire, ma dignité de femme, le respect que je me dois à moi-même, m'ont tracé une ligne de conduite dont je crois de mon honneur de ne pas m'écarter.

– Ma chère Dolores, bien que fort affligée de votre résolution, cependant je suis contrainte d'avouer que c'est la seule que dans la circonstance présente il vous convienne d'adopter, ne me gardez donc pas rancune de ma mauvaise tête, je souffre tant.

– Et moi? Croyez-vous donc, chérie, que je sois heureuse? Oh! Détrompez-vous si vous avez cette pensée; peut-être suis-je plus malheureuse que vous encore.

En ce moment on entendit craquer légèrement le sable des allées.

– Voici quelqu'un; dit doña Dolores.

– C'est le comte, dit aussitôt Carmen.

– Comment le sais-tu, mignonne?

La jeune fille rougit.

– Je le devine aux battements de mon cœur, murmura-t-elle doucement.

– Il est seul, je crois.

– Oui, il est seul.

– Mon Dieu, se passerait-il quelque chose de nouveau?

– Oh! Dieu veuille que non.

Le comte parut à l'entrée du bosquet; il était seul en effet, il salua les jeunes filles et attendit qu'elles daignassent l'autoriser à pénétrer plus avant. Doña Dolores lui tendit la main en souriant, tandis que sa compagne s'inclinait pour dissimuler sa rougeur.

– Soyez le bienvenu, mon cousin, dit doña Dolores, vous arrivez tard aujourd'hui.

– Je suis heureux, ma cousine, répondit-il que vous vous soyez aperçue de ce retard involontaire; mon ami don Domingo, forcé d'aller matin de bonne heure à deux lieues de la ville, m'avait chargé d'une commission qu'il m'a fallu remplir avant que d'avoir le bonheur de vous rendre mes devoirs.

– Voici une excuse parfaitement motivée, mon cousin, et nous vous absolvons, Carmen et moi; maintenant asseyez-vous, là, entre nous deux, et causons.

– Avec le plus grand plaisir, ma cousine.

Il entra alors dans le bosquet, et s'assit entre les deux jeunes filles.

– Permettez-moi, doña Carmen, reprit-il, en se penchant avec courtoisie vers la jeune fille, de vous présenter mes respectueux hommages et de m'informer de votre chère santé.

– Je vous suis reconnaissante de cette attention, caballero, répondit-elle; grâce à Dieu, ma santé est fort bonne, je désirerais que celle de ma mère fut dans d'aussi excellentes conditions.

– Doña Maria serait-elle malade? s'écria-t-il vivement.

 

– J'espère que non, cependant elle est assez gravement indisposée pour garder la chambre.

Le comte fit un mouvement pour se lever.

– Peut-être ma présence ici paraîtrait-elle déplacée dans de telles circonstances, dit-il, et je vais…

– Nullement, demeurez, caballero, vous n'êtes pas un étranger pour nous: votre titre de cousin et de fiancé de ma chère Dolores, ajouta-t-elle avec intention, autorise suffisamment votre présence.

– Autorisée bien plus encore, mon cousin, par les services nombreux que vous nous avez rendus et qui vous donnent droit à notre reconnaissance.

– Aussi quoi qu'il arrive, vous et don Domingo votre ami, serez toujours les bienvenus auprès de nous, caballero, dit en souriant doña Carmen.

– Vous me comblez, señoritas.

– N'aurons-nous pas le plaisir de voir aujourd'hui votre ami?

– Pardonnez-moi, señorita, avant une heure il sera ici; mais vous vous levez, avez-vous donc l'intention de nous quitter, doña Carmen?

– Pour quelques instants seulement, caballero, je vous demande l'autorisation de vous laisser; Dolores vous tiendra compagnie pendant que j'irai voir si ma mère se trouve mieux.

– Faites, señorita, et soyez assez bonne pour informer madame votre mère du vif intérêt que je lui porte, et du chagrin que j'éprouve de la savoir indisposée.

La jeune fille salua en souriant, et s'éloigna légère comme un oiseau.

Le comte et doña Dolores demeurèrent seuls. Leur situation était singulière et surtout fort embarrassante, ils se trouvaient ainsi à l'improviste mis en demeure d'entamer cette explication, devant laquelle tout en en reconnaissant l'urgente nécessité, ils reculaient cependant tous les deux.

S'il est difficile à une femme d'avouer à l'homme qui la courtise, qu'elle ne l'aime pas, cet aveu est bien plus difficile et bien plus pénible encore, lorsqu'il doit sortir de la bouche d'un homme.

Quelques minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles les deux jeunes gens ne prononcèrent pas un mot, et se contentèrent de se jeter des regards à la dérobée.

Enfin, comme le temps se passait, et que le comte craignait, s'il laissait échapper cette occasion favorable, de ne pas la voir se représenter avant longtemps, il se décida à prendre la parole.

– Eh bien, ma cousine, dit-il du ton le plus dégagé qu'il put affecter, commencez-vous à vous habituer un peu à cette vie de recluse que les circonstances malheureuses où vous vous êtes trouvée, vous ont faite?

– Je suis parfaitement habituée à cette existence calme et reposée, mon cousin, répondit-elle, si ce n'étaient les tristes souvenirs qui, à chaque instant, me viennent assaillir, je vous avoue que je me trouverais fort heureuse.

– Je vous en félicite, ma cousine.

– En effet, que me manque-t-il ici? Doña Maria et sa fille me chérissent, elles m'entourent de soins et d'attentions, j'ai un petit cercle d'amis dévoués; puis-je désirer autre chose en ce monde, où la véritable félicité ne saurait exister?

– J'envie votre philosophie, ma cousine, cependant mon devoir de parent… et d'ami, ajouta-t-il avec hésitation, m'obligent à vous faire observer que cette situation, si heureuse qu'elle soit, ne saurait être que précaire, vous ne pouvez espérer passer vos jours au sein de cette charmante famille; mille événements imprévus peuvent surgir tout à coup, qui vous en sépareront violemment.

– C'est vrai, mon cousin, murmura-t-elle d'une voix basse et tremblante.

– Vous savez, reprit-il, combien peu, en ce malheureux pays, il est permis de compter sur l'avenir, une jeune fille de votre âge, surtout de votre beauté, ma cousine, est fatalement exposée à mille dangers auxquels il lui est presqu'impossible de se soustraire; je suis, moi, votre parent, sinon le plus proche, du moins le plus réellement dévoué, vous n'en doutez point n'est-ce pas?

– Oh! Dieu m'en garde, mon cousin, croyez bien au contraire que mon cœur vous conserve une profonde reconnaissance pour les services sans nombre que vous m'avez rendus.

– De la reconnaissance seulement, dit-il avec intention, le mot est bien vague, ma cousine.

Elle leva sur lui son charmant et limpide regard.

– Quel autre mot pourrai-je employer? dit-elle.

– J'ai tort, pardonnez-moi, reprit-il; c'est que la situation dans laquelle nous sommes placés, l'un vis-à-vis de l'autre, est si singulière, ma cousine, que je ne sais véritablement comment m'exprimer, en vous parlant toujours; je crains de vous déplaire.

– Non, mon cousin, vous n'avez rien à redouter de pareil, répondit-elle en souriant, vous êtes mon ami, et à ce titre, vous avez le droit de tout me dire, comme moi je puis tout entendre.

– Ce titre d'ami que vous me donnez, dit-il doucement, votre père avait désiré…

– Oui, interrompit-elle avec une certaine vivacité, je sais à quoi vous faites allusion, mon cousin: mon père avait fait pour moi des projets d'avenir, que la mort l'a empêché de réaliser.

– Ces projets, ma cousine, il dépend de vous seule qu'ils se réalisent.

Elle sembla hésiter pendant une minute ou deux, puis elle reprit d'une voix tremblante en pâlissant légèrement:

– Les désirs de mon père sont des ordres pour moi, mon cousin; le jour où il vous plaira d'exiger ma main, je vous la donnerai.

– Ma cousine, ma cousine, s'écria-t-il avec feu, je ne l'entends pas ainsi, j'ai juré à votre père, non seulement de veiller sur vous, mais encore, d'assurer voire bonheur par tous les moyens en mon pouvoir. Cette main que vous êtes prête à me donner, pour obéir à votre père, cette main, je ne l'accepterai que si en même temps elle est accompagnée du don de votre cœur; quels que soient les sentiments que j'éprouve pour vous, jamais je ne vous contraindrai à contracter une union qui vous rendrait malheureuse.

– Merci, mon cousin, murmura-t-elle en baissant les yeux, vous êtes noble et bon.

Le jeune homme lui prit doucement la main.

– Dolores, lui dit-il, permettez-moi de vous donner ce nom, ma cousine, je suis votre ami, n'est-ce pas?

– Oh! Oui, fit-elle faiblement.

– Mais, ajouta-t-il avec hésitation, votre ami seulement?

– Hélas! soupira-t-elle.

– Il suffit, dit-il, il est inutile d'insister davantage, ma cousine vous êtes libre.

– Que voulez-vous dire? s'écria-t-elle avec anxiété.

– Je veux dire, Dolores que je vous rends votre parole, je renonce à l'honneur de vous épouser, tout en me réservant le droit, si vous y consentez, de continuer de veiller à votre bonheur.

– Mon cousin!

– Dolores, vous ne m'aimez pas, votre cœur s'est donné à un autre, un mariage entre nous ferait le malheur de tous deux; pauvre enfant, déjà vous avez assez été éprouvée par l'adversité, à un âge où la vie ne doit être semée que de fleurs; soyez heureuse avec celui que vous aimez! Il ne tiendra pas à moi, que bientôt votre sort soit uni au sien. Ce titre précieux d'ami que vous m'avez donné je le justifierai, en renversant les obstacles, qui peut être s'opposent à l'accomplissement de vos plus chers désirs.

– Ah! s'écria-t-elle, les yeux baignés de larmes en pressant la main qui tenait la sienne, pourquoi n'est-ce pas vous que j'aime, vous si digne d'inspirer de tendres sentiments?

– Le cœur a de ces anomalies, ma cousine; qui sait, peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi; maintenant; séchez vos larmes, ma querida Dolores! Ne voyez plus en moi qu'un ami dévoué, un confident sûr auquel si je ne les connaissais déjà, vous pourriez sans crainte confier tous vos charmants secrets d'amour.

– Eh quoi! fit-elle en le regardant avec surprise, vous sauriez…?

– Je sais tout, ma cousine, rassurez-vous donc; d'ailleurs, lui n'a pas été aussi discret que vous: il m'a tout avoué.

– Il m'aime! s'écria-t-elle, en se levant toute droite; il serait possible?

En ce moment un bruit de pas précipités se fit entendre au dehors.

– Lui-même va vous le dire, reprit le comte.

Au même instant, Dominique entra dans le bosquet.

– Ah! fit-elle en retombant tremblante sur le banc qu'elle avait quitté.

– Mon Dieu! s'écria Dominique en pâlissant, que se passe-t-il donc?

– Rien qui doive vous effrayer, mon ami, répondit en souriant le comte; doña Dolores vous permet de lui adresser ses hommages.

– Il serait vrai! s'écria-t-il en s'élançant vers elle et tombant à ses genoux.