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Quand son valet de chambre apportait son courrier, il cherchait d’un coup d’oeil l’écriture désirée sur une enveloppe, et, lorsqu’il l’avait reconnue, une involontaire émotion surgissait en lui, suivie par un battement de coeur. Il avançait la main et prenait le papier. De nouveau il regardait l’adresse, puis déchirait. Qu’allait-elle lui dire? le mot «aimer» y serait-il? Jamais elle ne l’avait écrit, jamais elle ne l’avait prononcé sans le faire suivre du mot «bien». – «Je vous aime bien.» – «Je vous aime beaucoup.» – «Est-ce que je ne vous aime pas?» Il les connaissait, ces formules qui ne disent rien par ce qu’elles ajoutent. Peut-il exister des proportions quand on subit l’amour? Peut-on juger si on aime bien ou mal? Aimer beaucoup, comme c’est aimer peu! On aime, rien de plus, rien de moins. On ne peut pas compléter cela. On ne peut rien imaginer, on ne peut rien dire au delà de ce mot. Il est court, il est tout. Il devient le corps, l’âme, la vie, l’être entier. On le sent comme la chaleur du sang, on le respire comme l’air, on le porte en soi comme la Pensée, car il se fait l’unique Pensée. Rien n’existe plus que lui. Ce n’est pas un mot, c’est un inexprimable état, figuré par quelques lettres. Quoi qu’on fasse, on ne fait rien, on ne voit rien, on n’éprouve rien, on ne goûte rien, on ne souffre de rien comme avant. Mariolle était devenu la proie de ce petit verbe; et son oeil courait sur les lignes, y cherchant la révélation d’une tendresse pareille à la sienne. Il y trouvait en effet de quoi se dire: «Elle m’aime bien», jamais de quoi s’écrier: «Elle m’aime!» Elle continuait dans sa correspondance le joli et poétique roman commencé au Mont Saint-Michel. C’était de la littérature d’amour, pas de l’amour.

Quand il avait fini de lire et de relire, il enfermait dans un tiroir ces papiers chéris et désespérants, et il s’asseyait dans son fauteuil. Il y avait déjà passé des heures bien dures.

Au bout de quelque temps elle répondit moins, un peu fatiguée sans doute de faire des phrases et de redire les mêmes choses. Elle traversait d’ailleurs une période d’agitation mondaine, qu’André avait sentie venir avec ce surcroît de souffrance qu’apportent aux coeurs en peine les plus petits incidents désagréables.

C’était un hiver à fêtes. Une griserie de plaisir avait envahi Paris, secouait la ville, où les fiacres et les coupés roulaient tout le long des nuits, voiturant à travers les rues, derrière leurs glaces relevées, des apparitions blanches de femmes en toilette. On s’amusait; on ne parlait que de comédies et de bals, de matinées et de soirées. La contagion, comme une épidémie de divertissements, avait gagné subitement toutes les classes de la société et Mme de Burne aussi en fut atteinte.

Cela commença par un succès de beauté qu’elle obtint au ballet dansé à l’ambassade d’Autriche. Le comte de Bernhaus avait établi des relations entre elle et l’ambassadrice, la princesse de Malten, que Mme de Burne séduisit tout à coup et tout à fait. Elle devint donc en peu de temps une amie intime de la princesse, et par là elle étendit ses relations avec une grande rapidité dans le monde diplomatique et dans l’aristocratie la plus choisie. Sa grâce, sa séduction, son élégance, son intelligence, son esprit rare la firent triompher bien vite, la mirent à la mode, au premier rang, et les femmes les plus titrées de France se firent présenter chez elle.

Tous les lundis une file de coupés armoriés stationna le long des trottoirs de la rue du Général-Foy, et les domestiques perdaient la tête, confondaient les duchesses avec les marquises, les comtesses avec les baronnes, en jetant les grands noms sonores à la porte des salons.

Elle en fut enivrée. Les compliments, les invitations, les hommages, le sentiment d’être devenue une de ces préférées, une de ces élues que Paris acclama, adule, adore tant que dure son entraînement, la joie d’être ainsi, choyée, admirée, d’être appelée, attirée, recherchée partout, firent éclater dans son âme une crise aiguë de snobisme.

Son clan artiste essaya de lutter; et cette révolution amena une alliance intime entre ses anciens amis. Fresnel lui-même fut accepté par eux, enrégimenté, devint une force dans cette ligue, et Mariolle en fut la tête, car on n’ignorait pas son ascendant sur elle et l’amitié qu’elle avait pour lui.

Mais lui la regardait s’envoler dans cette popularité flatteuse et mondaine, comme un enfant regarde disparaître son ballon rouge dont il a lâché le fil.

Il lui semblait qu’elle fuyait au milieu d’une foule élégante, bariolée, dansante, loin, bien loin de ce puissant bonheur secret qu’il avait tant espéré, et il fut jaloux de tout le monde et de tout, des hommes, des femmes et des choses. Il détesta toute la vie qu’elle menait, tous les gens qu’elle voyait, toutes les fêtes où elle allait, les bals, la musique, les théâtres, car tout cela la prenait par parcelles, absorbait ses jours et ses soirs; et leur intimité n’avait plus que de rares heures de liberté. À force de souffrir de cette féroce rancune, il faillit tomber malade, et il apportait chez elle une figure si ravagée qu’elle lui demanda:

– Qu’avez-vous donc? Vous changez et vous maigrissez beaucoup en ce moment.

– J’ai que je vous aime trop, dit-il.

Elle lui jeta un regard reconnaissant:

– On n’aime jamais trop, mon ami.

– C’est vous qui dites cela?

– Mais oui.

– Et vous ne comprenez pas que je meurs de vous aimer vainement?

– D’abord vous ne m’aimez pas vainement. Et puis on ne meurt pas de ça. Enfin tous nos amis sont jaloux de vous, ce qui prouve que je ne vous traite pas trop mal en somme.

Il prit sa main:

– Vous ne me comprenez pas!

– Si, je vous comprends très bien.

– Vous entendez l’appel désespéré que je jette incessamment à votre coeur?

– Oui, je l’entends.

– Et?…

– Et… cela me fait beaucoup de peine, parce que je vous aime énormément.

– Alors?

– Alors vous me criez: «Soyez pareille à moi; pensez, sentez et exprimez comme moi.» Mais je ne peux pas, mon pauvre ami. Je suis ce que je suis. Il faut m’accepter telle que Dieu m’a faite, puisque je me suis donnée ainsi à vous, que je ne le regrette pas, que je n’ai pas envie de me reprendre, que vous m’êtes le plus cher de tous les êtres que je connais.

– Vous ne m’aimez pas.

– Je vous aime avec toute la force d’aimer qui se trouve en moi. Si elle n’est pas différente ou plus grande, est-ce ma faute?

– Si j’étais sûr de cela, je m’en contenterais peut-être.

– Qu’entendez-vous par ces mots?

– J’entends que je vous crois capable d’aimer autrement, mais que je ne me crois plus capable, moi, de vous inspirer un véritable amour.

– Non, mon ami, vous vous trompez. Vous êtes pour moi plus que personne n’a jamais été et plus que personne ne sera jamais, je le pense du moins absolument. J’ai avec vous ce grand mérite de ne pas mentir, de ne pas simuler ce que vous désirez, alors que bien des femmes agiraient d’autre façon. Sachez-m’en gré, ne vous agitez pas, ne vous énervez point, ayez confiance en mon affection, qui vous est acquise entière et sincère.

Il murmura, comprenant combien ils étaient loin l’un de l’autre:

– Ah! quelle bizarre manière de comprendre l’amour et d’en parler! Je suis pour vous quelqu’un que vous désirez, en effet, avoir souvent, sur une chaise, à votre côté. Mais pour moi vous emplissez le monde; je n’y connais que vous, je n’y sens que vous, je n’y ai besoin que de vous.

Elle eut un sourire bienveillant, et répondit:

– Je le sais, je le devine, je le comprends. J’en suis ravie, et vous dis: Aimez-moi toujours autant, si c’est possible, car cela m’est un vrai bonheur; mais ne me forcez pas à vous jouer une comédie qui me ferait de la peine, qui ne serait pas digne de nous. Depuis quelque temps je sentais venir cette crise; elle m’est très cruelle parce que je vous suis profondément attachée, mais je ne puis plier ma nature jusqu’à la rendre semblable à la vôtre. Prenez-moi comme je suis.

Il demanda tout à coup:

– Avez-vous pensé, avez-vous cru, rien qu’un jour, rien qu’une heure, soit avant, soit après, que vous pourriez m’aimer autrement?

Elle fut embarrassée pour répondre et réfléchit quelques instants.

Il attendait avec angoisse, et reprit:

– Vous voyez bien, que vous avez aussi rêvé autre chose.

Elle murmura lentement:

– J’ai pu me tromper un instant sur moi-même.

Il s’écria:

– Oh! que de finesse et de psychologie! On ne raisonne pas ainsi les élans du coeur.

Elle songeait encore, intéressée par sa propre pensée, par cette recherche, par ce retour sur elle, et elle ajouta:

– Avant de vous aimer comme je vous aime, j’ai pu croire un moment, en effet, que j’aurais pour vous plus de… plus de… plus d’emballement… mais alors j’aurais été certainement moins simple, moins franche… peut-être moins sincère, plus tard.

– Pourquoi moins sincère, plus tard?

– Parce que vous enfermez l’amour dans cette formule: «Tout ou rien», et ce «tout ou rien» signifie, à mon sens: «Tout d’abord, puis Rien ensuite». C’est quand le rien commence que la femme se met à mentir.

Il répliqua très énervé:

– Mais vous ne comprenez pas ma misère et la torture de penser que vous auriez pu m’aimer autrement? Vous l’avez senti; donc c’est un autre que vous aimerez ainsi.

Elle répondit sans hésiter:

– Je ne crois pas.

– Et pourquoi? oui pourquoi? Du moment que vous avez eu le pressentiment de l’amour, que vous avez été effleurée par le soupçon de cet irréalisable et torturant espoir de mêler sa vie, son âme et sa chair avec celles d’un autre être, de disparaître en lui et de le prendre en soi, que vous avez senti la possibilité de cette inexprimable émotion, vous subirez cela un jour ou l’autre.

– Non. C’est mon imagination qui m’a trompée, et qui s’est trompée sur moi. Je vous donne tout ce que je peux donner. J’y ai beaucoup réfléchi depuis que je suis votre maîtresse. Remarquez que je n’ai peur de rien, pas même des mots. Vraiment je suis tout à fait convaincue que je ne peux pas aimer davantage ni mieux que je ne le fais en ce moment. Vous voyez que je vous parle comme je me parle à moi-même. Je fais cela parce que vous êtes très intelligent, que vous comprenez tout, que vous pénétrez tout, et que ne vous rien cacher est le meilleur, le seul moyen de nous lier étroitement et pour longtemps. Voilà ce que j’espère, mon ami.

 

Il l’écoutait comme on boit quand on meurt de soif, et il tomba à genoux, le front sur sa robe. Il tenait les deux petites mains sous sa bouche, en répétant: «Merci, merci!» – Quand il eut relevé la tête pour la contempler, elle avait deux larmes dans les yeux; puis croisant à son tour ses bras sur le cou d’André, elle l’attira doucement, se pencha, et le baisa sur les paupières.

– Asseyez-vous, dit-elle; ça n’est pas très prudent de vous agenouiller ici devant moi.

Il s’assit, et, après un silence de quelques instants pendant lequel ils se regardèrent, elle lui demanda s’il voulait la conduire un jour ou l’autre à l’exposition du sculpteur Prédolé, dont on lui parlait avec enthousiasme. Elle avait de lui, dans son cabinet de toilette, un Amour de bronze, figurine charmante qui versait l’eau dans la baignoire, et elle désirait voir, assemblée dans la galerie Varin, l’oeuvre complète de ce délicieux artiste, qui depuis huit jours passionnait Paris.

Ils prirent date, puis Mariolle se leva pour se retirer.

– Voulez-vous venir demain à Auteuil? dit-elle tout bas.

– Oh! je crois bien!

Et il s’en alla étourdi de joie, enivré de ce «peut-être» qui ne meurt jamais dans les coeurs épris.

VI. Le coupé de Mme de Burne roulait au grand trot des deux chevaux sur le pavé de la rue de Grenelle…

Le coupé de Mme de Burne roulait au grand trot des deux chevaux sur le pavé de la rue de Grenelle. La grêle d’une dernière giboulée, car on était aux premiers jours d’avril, battait avec bruit la vitre de la voiture et rebondissait sur la chaussée déjà sablée de grains blancs. Les passants, sous leurs parapluies, se hâtaient, la nuque cachée dans le col relevé des pardessus. Après deux semaines de beau temps un odieux froid de fin d’hiver glaçait de nouveau et gerçait la peau.

Les pieds sur une boule d’eau brûlante, le corps enveloppé en une fourrure dont la caresse velue et fine, immobile et douce, la réchauffait à travers sa robe, et plaisait délicieusement à sa peau craintive des contacts, la jeune femme songeait péniblement que, dans une heure au plus, il lui faudrait prendre un fiacre pour rejoindre Mariolle à Auteuil.

Un vif désir d’envoyer un télégramme l’obsédait, mais elle s’était promis depuis plus de deux mois déjà d’agir ainsi avec lui le plus rarement possible, car elle venait de faire un grand effort pour l’aimer de la même façon qu’elle était aimée.

En le voyant souffrir tant, elle s’était apitoyée, et, après la conversation où elle lui baisa les yeux dans un élan vrai d’attendrissement, sa sincère affection pour lui devint en effet pendant quelque temps plus chaude et plus expansive.

Elle s’était demandé, surprise de sa froideur involontaire, pourquoi elle ne l’aimerait pas à la fin comme tant de femmes aiment leurs amants, puisqu’elle se sentait profondément attachée à lui, puisqu’il lui plaisait plus que tous les autres hommes.

Cette nonchalance de sa tendresse ne pouvait provenir que d’une paresse de coeur, qu’on pouvait peut-être dompter, comme toutes les paresses.

Elle essaya. Elle tenta de s’exalter en pensant à lui, de s’émouvoir aux jours de rendez-vous. Elle y parvint en vérité quelquefois, comme on se fait peur, la nuit, en songeant aux voleurs et aux apparitions.

Elle s’efforça même, s’animant un peu à ce jeu de la passion, d’être plus caressante, plus enlaçante. Elle y réussit d’abord assez bien, et l’affola d’ivresse.

Alors elle crut à l’éclosion en elle d’une fièvre un peu semblable à celle dont elle le sentait brûlé. Son ancien espoir intermittent d’amour, entrevu réalisable le soir où elle s’était décidée à se donner, en rêvant sous les brumes laiteuses de la nuit devant la baie du Mont Saint-Michel, renaquit, moins séduisant, moins enveloppé de nuées poétiques et d’idéal, mais plus précis, plus humain, dégagé d’illusions après l’épreuve de la liaison.

Elle avait appelé alors et épié en vain ces grands élans de l’être entier vers un autre être, nés, dit-on, lorsque les corps entraînés par l’émotion des âmes se sont unis. Ces élans n’étaient point venus.

Elle s’obstina cependant à simuler de l’entraînement, à multiplier les rendez-vous, à lui dire: «Je sens que je vous aime de plus en plus». Mais une fatigue l’envahissait, et une impuissance de se tromper et de le tromper plus longtemps. Elle constatait avec étonnement que les baisers reçus de lui l’importunaient à la longue, bien qu’elle n’y fût point tout à fait insensible. Elle constatait cela par la vague lassitude répandue en elle dès le matin des jours où elle devait le rejoindre. Pourquoi donc, ces matins-là, ne sentait-elle pas au contraire, comme tant d’autres femmes, sa chair émue par l’attente troublante et désirée des étreintes? Elle les subissait, les acceptait tendrement résignée, puis vaincue, brutalement conquise, et vibrante malgré elle, mais jamais entraînée. Est-ce que sa chair si fine, si délicate, si exceptionnellement aristocrate et raffinée, gardait des pudeurs inconnues, des pudeurs d’animal supérieur et sacré, ignorées encore de son âme si moderne?

Mariolle comprit peu à peu. Il vit décroître cette ardeur factice. Il devina cette tentative dévouée, et un mortel, un inconsolable chagrin se glissa dans son âme.

Elle savait maintenant, comme lui, que l’épreuve était faite, et tout espoir perdu. Voilà même qu’aujourd’hui, chaudement serrée en sa fourrure, les pieds sur la bouillotte, frissonnante de bien-être en regardant la grêle fouetter les vitres du coupé, elle ne trouvait plus en elle le courage de sortir de cette tiédeur et de monter dans un fiacre glacé pour aller rejoindre le pauvre garçon.

Certes l’idée de se reprendre, de rompre, de se dérober aux caresses, ne l’effleura pas un moment. Elle savait bien que, pour captiver entièrement un homme épris et le garder pour soi seule, au milieu des rivalités féminines, il faut se donner à lui, il faut le tenir par cette chaîne que le corps attache au corps. Elle savait cela, car cela est fatal, logique, indiscutable. Il est même loyal d’agir ainsi, et elle voulait rester loyale avec lui en toute sa probité de maîtresse. Donc elle se donnerait encore, elle se donnerait toujours; mais pourquoi si souvent? Leurs rendez-vous mêmes ne prendraient-ils pas pour lui un charme plus grand, un attrait de renouveau à être espacés comme d’inappréciables et rares bonheurs offerts par elle et qu’il ne fallait point prodiguer?

En chacune de ses courses à Auteuil, elle avait l’impression de lui porter la plus précieuse des offrandes, un inestimable cadeau. Quand on donne ainsi, la joie de donner est inséparable d’une certaine sensation de sacrifice; ce n’est point l’ivresse d’être prise, c’est l’orgueil d’être généreuse et le contentement de rendre heureux.

Elle calcula même que l’amour d’André avait plus de chances d’être durable si elle se refusait un peu plus à lui, car toute faim augmente par le jeûne, et le désir sensuel n’est qu’un appétit. Dès que cette résolution fut prise, elle décida qu’elle irait à Auteuil le jour même, mais simulerait un malaise. Ce voyage, qui lui semblait, une minute plus tôt, si pénible par ce temps de giboulées, lui parut aisé tout à coup; et elle comprit, souriant d’elle-même et de cette évolution subite, pourquoi elle avait tant de peine à supporter une chose pourtant si normale. Tout à l’heure, elle ne voulait point, maintenant elle voulait bien. Elle ne voulait point tout à l’heure, car elle passait à l’avance par les mille petits détails énervants du rendez-vous! Elle se piquait les doigts aux épingles d’acier, qu’elle maniait mal; elle ne retrouvait plus rien de ce qu’elle avait jeté à travers la chambre en se dévêtant hâtivement, préoccupée déjà par cette corvée odieuse de se rhabiller toute seule.

Elle s’arrêta sur cette pensée, la fouillant, la pénétrant bien pour la première fois. N’était-ce pas un peu vulgaire, un peu répugnant tout de même, cet amour à heure fixe prévu la veille ou l’avant-veille, comme un rendez-vous d’affaire ou une consultation de médecin. Après un long tête-à-tête inattendu, libre et grisant, rien de plus naturel que le baiser jailli des lèvres, unissant deux bouches qui se sont charmées, qui se sont appelées, qui se sont séduites par de tendres et chaudes paroles. Mais comme cela était différent du baiser sans surprise, annoncé d’avance, qu’elle allait recevoir une fois par semaine, sa montre à la main. C’était si vrai que, par moments, elle avait senti s’éveiller en elle, aux jours où elle ne devait pas voir André, de vagues envies de le rejoindre, tandis que ce désir n’apparaissait qu’à peine quand elle allait à lui avec des ruses de voleur traqué, des contremarches suspectes, des fiacres malpropres, le coeur distrait de lui par toutes ces choses.

Ah! l’heure d’Auteuil! elle l’avait calculée sur toutes les pendules de toutes ses amies; elle l’avait vue approcher, minute par minute, chez Mme de Frémines, chez la marquise de Bratiane, chez la belle Mme Le Prieur, quand elle usait ses après-midi d’attente à travers Paris, pour ne pas rester chez elle, où une visite imprévue, un obstacle inattendu aurait pu l’immobiliser.

Elle se dit tout à coup: «Aujourd’hui, jour de chômage, j’irai très tard pour ne pas trop l’énerver». Alors elle ouvrit, sur le devant du coupé, une sorte de petit placard invisible caché sous la soie noire, dont la voiture, vrai boudoir de jeune femme, était capitonnée. Dès que les deux portes mignonnes de cette cachette se furent rabattues sur les côtés, apparut une glace à charnières qu’elle fit glisser, en l’élevant à la hauteur de son visage. Derrière cette glace s’alignaient en des niches de satin quelques petits objets en argent: une boîte pour la poudre de riz, un crayon pour les lèvres, deux flacons à parfums, un encrier, un porte-plume, des ciseaux, un mignon couteau à papier pour couper le livre, le dernier roman, qu’on lisait en route. Une exquise pendule, grande et ronde comme une noix d’or, était fixée dans l’étoffe: elle marquait quatre heures.

Mme de Burne pensa: «J’ai encore une heure au moins», et elle toucha un ressort qui fit prendre au valet de pied, assis à côté du cocher, le tube acoustique pour recevoir l’ordre.

Elle attira l’autre bout, dissimulé dans la tenture, et, approchant ses lèvres du petit porte-voix taillé dans un cristal de roche:

– À l’ambassade d’Autriche, dit-elle.

Puis elle se regarda dans la glace. Elle se regarda, comme elle se regardait toujours, avec ce contentement qu’on éprouve en rencontrant la personne la plus aimée; puis elle entr’ouvrit sa fourrure pour juger de nouveau le corsage de sa robe. C’était une toilette frileuse de fin d’hiver. Le col était garni d’un cordon de très fines plumes blanches, luisantes à force d’être claires. Elles s’étendaient un peu sur les épaules, en passant au gris léger comme sur une aile. Toute la taille aussi était enlacée par une bordure de ce duvet qui donnait à la jeune femme un air bizarre d’oiseau sauvage. Sur son chapeau, une espèce de toque, d’autres plumes se dressaient, aigrette hardie de couleurs plus vives, et sa si jolie figure blonde semblait parée ainsi pour s’envoler avec les sarcelles, par le ciel gris, sous la grêle.

Elle se contemplait encore quand la voiture tourna brusquement sous la grande porte de l’Ambassade. Alors elle recroisa sa fourrure, abaissa la glace, referma les petites portes du placard, et, quand le coupé se fut arrêté, elle dit d’abord à son cocher:

– Retournez à la maison; je n’ai plus besoin de vous.

Puis elle demanda au valet de pied qui s’avançait sur les marches du perron:

– La princesse est-elle chez elle?

– Oui, madame.

Elle entra, monta l’escalier, et pénétra dans un tout petit salon où la princesse de Malten écrivait des lettres.

En apercevant son amie, l’ambassadrice se leva avec un air de grande joie, les yeux rayonnants; et elles s’embrassèrent deux fois de suite, sur les joues, au coin des lèvres.

Puis elles s’assirent près l’une de l’autre, sur deux petits sièges, devant le feu. Elles s’aimaient beaucoup, se plaisaient infiniment, se comprenaient sur tous les points, car elles étaient presque pareilles, de la même race féminine, écloses dans la même atmosphère, douées des mêmes sensations, bien que Mme de Malten fût une Suédoise épousée par un Autrichien. Elles exerçaient l’une sur l’autre une attraction mystérieuse et singulière, d’où naissait un vrai sentiment de bien-être et de contentement profond quand elles se trouvaient ensemble. Leur bavardage durait sans discontinuer pendant des demi-journées entières, futile et intéressant pour toutes les deux, par le simple attrait des mêmes goûts révélés.

 

– Vous voyez comme je vous aime! disait Mme de Burne. Vous dînez chez moi ce soir, et je n’ai pu cependant m’abstenir de venir vous voir. C’est une passion, ma chère.

– Je la partage, répondit en souriant la Suédoise.

Et, par habitude professionnelle, elles faisaient des frais l’une pour l’autre, coquettes comme en face d’un homme, mais différemment coquettes, livrées à une autre lutte, n’ayant plus devant elles l’adversaire, mais la rivale.

Mme de Burne, tout en causant, regardait par moments la pendule. Cinq heures allaient sonner. Il était là-bas depuis une heure. «C’est assez», pensa-t-elle, en se levant.

– Déjà? dit la princesse.

L’autre répondit hardiment:

– Oui, je suis pressée, je suis attendue. J’aimerais beaucoup mieux rester avec vous.

Elles s’embrassèrent de nouveau, et Mme de Burne, ayant prié qu’on fît venir un fiacre, s’en alla.

Le cheval boitait, traînait avec une peine infinie la vieille voiture; et cette boiterie, cette fatigue de l’animal, la jeune femme les sentait aussi en elle. Comme la bête poussive, elle trouvait le trajet long et dur. Puis le plaisir de voir André la consolait, puis le souci de ce qu’elle allait faire l’affligeait.

Elle le trouva gelé derrière la porte. Les fortes giboulées tournoyaient dans les arbres. La grêle sonnait sur leur parapluie pendant qu’ils allaient vers le chalet. Leurs pieds enfonçaient dans la boue.

Le jardin était triste, lamentable, mort, fangeux. Et André était pâle. Il souffrait beaucoup.

Quand ils furent entrés:

– Dieu! qu’il fait froid! dit-elle.

Un grand feu pourtant flambait dans les deux pièces. Mais, allumé seulement depuis midi, il n’avait pu sécher les murs imprégnés d’humidité; et des frissons couraient sur la peau.

Elle ajouta:

– J’ai envie de ne pas quitter tout de suite ma fourrure.

Elle l’entr’ouvrit seulement, et elle apparut dessous, frileuse dans son corsage garni de plumes, pareille aux oiseaux émigrants qui ne restent jamais au même endroit.

Il s’assit à côté d’elle.

Elle reprit;

– Ce soir, chez moi, dîner charmant, dont je me réjouis d’avance.

– Qui avez-vous donc?

– Mais… vous d’abord; puis Prédolé, que j’ai tant envie de connaître.

– Ah! vous avez Prédolé?

– Oui, Lamarthe me l’amène.

– Mais ce n’est pas du tout un homme pour vous, Prédolé! Les sculpteurs, en général, ne sont pas faits pour plaire aux jolies femmes, et celui-là moins qu’aucun autre.

– Oh! mon cher, c’est impossible. Je l’admire tant.

Depuis deux mois, à la suite de son exposition de la galerie Varin, le sculpteur Prédolé avait conquis et dompté Paris. On l’estimait déjà, on l’appréciait; on disait de lui: «Il fait des figurines délicieuses». Mais lorsque le public artiste et connaisseur fut appelé à juger son oeuvre entière réunie dans les salles de la rue Varin, ce fut une explosion d’enthousiasme.

Il y avait là, semblait-il, la révélation d’un charme imprévu, un don si particulier pour traduire l’élégance et la grâce, qu’on croyait assister à la naissance d’une séduction nouvelle de la forme.

Il avait adopté la spécialité des statuettes un peu, très peu vêtues, dont il exprimait les modelés délicats et voilés avec une perfection inimaginable. Ses danseuses surtout, dont il avait fait de nombreuses études, montraient en leurs gestes, en leurs poses, par l’harmonie des attitudes et des mouvements, tout ce que le corps féminin recèle de beauté souple et rare.

Depuis un mois Mme de Burne faisait des efforts incessants afin de l’attirer chez elle. Mais l’artiste était sauvage, même un peu ours, disait-on. Elle venait enfin de réussir, par l’intermédiaire de Lamarthe, qui avait fait une réclame sincère et frénétique au sculpteur reconnaissant.

Mariolle demanda:

– Qui avez-vous encore?

– La princesse de Malten.

Il fut ennuyé. Cette femme lui déplaisait.

– Et encore?

– Massival, Bernhaus et Georges de Maltry. C’est tout, rien que mon élite. Vous connaissez Prédolé, vous?

– Oui, un peu.

– Comment le trouvez-vous?

– Délicieux, c’est l’homme le plus amoureux de son art que j’aie rencontré et le plus intéressant quand il en parle.

Elle était ravie et répéta:

– Ce sera charmant.

Il avait pris sa main sous la fourrure. Il la serrait un peu, puis il la baisa. Alors elle s’aperçut tout à coup qu’elle avait oublié de se dire souffrante, et, cherchant soudain une autre raison, elle murmura:

– Dieu! qu’il fait froid!

– Vous trouvez?

– Je suis glacée jusqu’aux os.

Il se leva pour voir le thermomètre qui était assez bas en effet.

Alors il se rassit près d’elle.

Elle venait de dire: «Dieu! qu’il fait froid!» et il avait cru comprendre. Depuis trois semaines il notait à chacune de leurs rencontres l’invincible apaisement de sa tentative de tendresse. Il la devinait lasse de ce simulacre à ne pas pouvoir le continuer, et il était lui-même tellement exaspéré de son impuissance, tellement mordu par un désir vain et enragé de cette femme, qu’il se disait en ses heures de solitude désespérée: «J’aime mieux rompre que de continuer à vivre ainsi».

Il lui demanda, pour bien pénétrer sa pensée:

– Vous ne quittez même pas votre fourrure aujourd’hui?

– Oh! non, dit-elle, je tousse un peu depuis ce matin. Ce temps affreux m’a irrité la gorge. J’ai peur d’attraper du mal.

Après un silence, elle ajouta:

– Si je n’avais pas tenu absolument à vous voir, je ne serais pas venue.

Comme il ne répondait point, déchiré de chagrin et crispé de rage, elle reprit:

– Après les si beaux jours des deux dernières semaines, ce retour de froid est très dangereux.

Elle regardait le jardin, où les arbres étaient déjà presque verts sous la poussière de neige fondue qui tournoyait dans les branches.

Lui, il la regardait, et il pensait: «Voilà donc l’amour qu’elle a pour moi!» Pour la première fois, une espèce de haine de mâle déçu le soulevait contre elle, contre ce visage, contre cette âme insaisissable, contre ce corps de femme si fuyant et tant poursuivi.

«Elle prétend qu’elle a froid, se disait-il. Elle a froid seulement parce que je suis là. S’il s’agissait d’une partie de plaisir, d’un de ces imbéciles caprices qui agitent l’inutile existence de ces futiles créatures, elle braverait tout, et risquerait sa vie. Est-ce que pour montrer ses toilettes elle ne sort pas en voiture découverte par les plus grands froids? Ah! c’est ainsi qu’elles sont toutes, à présent.»

Il la regardait, si calme en face de lui. Et il savait que dans ce front, dans ce petit front adoré, il y avait une envie, l’envie de ne pas prolonger ce tête-à-tête qui devenait trop pénible.

Était-il vrai qu’il eût existé, qu’il existait encore des femmes passionnées, que l’émotion secoue, qui souffrent, pleurent, se donnent avec transport, enlacent, étreignent et gémissent, qui aiment avec leur chair autant qu’avec leur âme, avec la bouche qui parle et les yeux qui regardent, avec le coeur qui palpite et la main qui caresse, des femmes qui bravent tout parce qu’elles aiment, et vont, le jour ou la nuit, surveillées et menacées, intrépides et palpitantes, vers celui qui les prend en ses bras, folles de bonheur et défaillantes.

Oh! l’horrible amour celui auquel il est maintenant enchaîné: amour sans issue, sans fin, sans joie et sans triomphe, qui énerve, exaspère et ronge de souci; amour sans douceur et sans ivresses, faisant seulement pressentir et regretter, souffrir et pleurer, et ne révélant l’extase des caresses partagées, que par l’intolérable regret des baisers impossibles à éveiller sur des lèvres froides, stériles et sèches comme des arbres morts.