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Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 08

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Le café est apporté dans un vieux pot à tisane ou dans une gamelle de troupier ou dans une inénarrable cafetière en plomb déformée, bossuée, qui semble malade.

Peuple étrange, enfantin, demeuré primitif comme à la naissance des races. Il passe sur la terre sans s’y attacher, sans s’y installer. Il n’a pour maisons que des linges tendus sur des bâtons, il ne possède aucun des objets sans lesquels la vie nous semblerait impossible. Pas de lits, pas de draps, pas de tables, pas de sièges, pas une seule de ces petites choses indispensables qui font commode l’existence. Aucun meuble pour rien serrer, aucune industrie, aucun art, aucun savoir en rien. Il sait à peine coudre les peaux de bouc pour emporter l’eau, et il emploie en toutes circonstances des procédés tellement grossiers qu’on en demeure stupéfait.

Il ne peut même pas raccommoder sa tente que déchire le vent; et les trous sont nombreux dans le tissu brunâtre que la pluie traverse à son gré. Ils ne semblent attachés ni au sol ni à la vie, ces cavaliers vagabonds qui posent une seule pierre sur la place où dorment leurs morts, une grosse pierre quelconque ramassée sur la montagne voisine. Leurs cimetières ressemblent à des champs où se serait écroulée, autrefois, une maison européenne.

Les nègres ont des cases, les Lapons ont des trous, les Esquimaux ont des huttes, les plus sauvages des sauvages ont une demeure creusée dans le sol ou plantée dessus; ils tiennent à leur mère la terre. Les Arabes passent, toujours errants, sans attaches, sans tendresse pour cette terre que nous possédons, que nous rendons féconde, que nous aimons avec les fibres de notre cœur humain; ils passent au galop de leurs chevaux, inhabiles à tous nos travaux, indifférents à nos soucis, comme s’ils allaient toujours quelque part où ils n’arriveront jamais.

Leurs coutumes sont restées rudimentaires. Notre civilisation glisse sur eux sans les effleurer.

Ils boivent à l’orifice même de la peau de bouc; mais on présente l’eau aux étrangers dans une collection de récipients invraisemblables. Tout s’y trouve, depuis la casserole de fer jusqu’au bidon défoncé. S’ils s’emparaient, dans quelque razzia, d’un de nos chapeaux parisiens à haute forme, ils le conserveraient assurément pour offrir à boire dedans au premier général qui traverserait la tribu.

Leur cuisine se compose uniquement de quatre ou cinq plats. L’ordre de ces plats ne varie point.

On présente d’abord le mouton rôti en plein air. Un homme l’apporte tout entier sur son épaule au bout d’une perche qui a servi de broche; et la silhouette de la bête écorchée, juchée en l’air, fait songer à quelque exécution du moyen âge. Elle se profile, le soir, sur le ciel rouge, d’une façon sinistre et burlesque, tenue ainsi par un personnage sévère et drapé de blanc.

Ce mouton est déposé dans une corbeille plate d’alfa tressé, au milieu du cercle des mangeurs assis en rond, à la turque. La fourchette est inconnue; on dépèce avec les doigts ou avec un petit couteau indigène à manche de corne. La peau rissolée, vernie par le feu et croustillante, passe pour ce qu’il y a de plus fin. On l’arrache par longues plaques et on la croque en buvant soit de l’eau toujours bourbeuse, soit du lait de chamelle coupé d’eau par moitié, soit du lait aigre qui a fermenté dans une peau de bouc, dont il prend le goût fortement musqué. Les Arabes appellent «leben» cette boisson médiocre.

Après l’entrée apparaît, tantôt dans une jatte, tantôt dans une cuvette, tantôt dans une marmite antique, une espèce de pâtée au vermicelle. Le fond de ce potage est un jus jaunâtre où le piment se bat avec le poivre rouge dans un mélange d’abricots secs et de dattes pilés ensemble.

Je ne recommande pas ce bouillon aux gourmets.

Quand le caïd qui vous reçoit est magnifique, on sert ensuite le hamis; ce mets est remarquable. Je serai peut-être agréable à quelques personnes en en donnant la recette.

On le prépare soit avec du poulet, soit avec du mouton. Après avoir coupé la viande en petits morceaux, on la fait revenir dans le beurre sur la poêle.

On se procure ensuite un très léger bouillon en arrosant cette viande avec de l’eau chaude. (Je crois qu’il vaudrait mieux se servir de bouillon faible préparé d’avance.) On ajoute du poivre rouge en grande quantité, un soupçon de piment, du poivre ordinaire, du sel, des oignons, des dattes et des abricots secs, et on fait cuire jusqu’à ce que les dattes et les abricots se soient écrasés naturellement, puis on verse ce jus sur la viande. C’est exquis.

Le repas se termine invariablement par le kous-kous ou kouskoussou, le mets national. Les Arabes préparent le kous-kous en roulant à la main de la farine de façon à en former de petits grains pareils à du plomb de chasse. On cuit ces granules d’une façon particulière et on les arrose avec un bouillon spécial. Je serai muet sur ces recettes, pour qu’on ne m’accuse pas de ne parler que de cuisine.

Quelquefois on apporte encore des petits gâteaux au miel, feuilletés, qui sont fort bons.

Chaque fois qu’on vient de boire, le caïd qui vous reçoit vous dit: Saa! (à votre santé!) On doit lui répondre: Allah y selmeck! ce qui équivaut à notre: «Que Dieu vous bénisse!» Ces formules sont répétées dix fois pendant chaque repas.

Tous les soirs, vers quatre heures, nous nous installons sous une tente nouvelle; tantôt au pied d’une montagne, tantôt au milieu d’une plaine sans limite.

Mais, comme la nouvelle de notre arrivée s’est répandue dans la tribu, on aperçoit de tous côtés, dans les lointains, dans la campagne stérile ou sur les collines, des petits points blancs qui s’approchent. Ce sont les Arabes qui viennent contempler l’officier et lui adresser leurs réclamations. Presque tous sont à cheval, d’autres à pied; un grand nombre montent des bourricots tout petits. Ils sont à califourchon sur la croupe, contre la queue des bêtes trottinantes, et leurs longs pieds nus traînent à terre des deux côtés.

Aussitôt descendus de leur monture, ils arrivent et s’accroupissent autour de la tente; puis ils restent là, immobiles, les yeux fixes, attendant. Enfin, le caïd leur fait un signe et les plaignants se présentent.

Car tout officier en tournée rend la justice d’une façon souveraine.

Ils apportent des réclamations invraisemblables, car nul peuple n’est chicanier, querelleur, plaideur et vindicatif comme le peuple arabe. Quant à savoir la vérité, quant à rendre un jugement équitable, il est absolument inutile d’y songer. Chaque partie amène un nombre fantastique de faux témoins qui jurent sur les cendres de leurs pères et mères, et affirment sous serment les mensonges les plus effrontés.

Voici quelques exemples:

Un cadi (la vénalité de ces magistrats musulmans est proverbiale et nullement usurpée) fait appeler un Arabe et lui adresse cette proposition: «Tu me donneras vingt-cinq douros et tu m’amèneras sept témoins qui déposeront par écrit, devant moi, que X… te doit soixante-quinze douros. Je te les ferai remettre.»

L’homme amène les témoins, qui déposent et signent. Alors le cadi appelle X… et lui dit: «Tu me donneras cinquante douros et tu m’amèneras neuf témoins qui déposeront que B… (le premier Arabe) te doit cent vingt-cinq douros. Je te les ferai remettre.» Le second Arabe amène ses témoins.

Alors le cadi appelle le premier devant lui et, fort de la déposition des sept témoins, lui fait donner soixante-quinze douros par le second. Mais, à son tour, le second réclame, et, sur l’affirmation de ses neuf témoins, le cadi lui fait remettre cent vingt-cinq douros par le premier.

La part du magistrat est donc de soixante-quinze douros (375 fr.), prélevés sur ses deux victimes.

Le fait est authentique.

Et cependant l’Arabe ne s’adresse presque jamais au juge de paix français, parce qu’on ne peut pas le corrompre, tandis que le cadi fait ce qu’on veut pour de l’argent.

Il éprouve aussi pour les formes tracassières de notre justice une insurmontable répugnance. Toute procédure écrite l’épouvante, car il pousse à l’extrême la peur superstitieuse du papier, sur lequel on peut mettre le nom de Dieu, ou tracer des caractères maléficiants.

Dans les commencements de la domination française, quand les musulmans trouvaient sur leur passage un bout de papier quelconque, ils le portaient pieusement à leurs lèvres et l’enfouissaient dans le sol ou le fourraient dans quelque trou de mur ou d’arbre. Cette coutume amena de si fréquentes et si désagréables surprises que les mahométans s’en guérirent bientôt.

Autre exemple de la fourberie arabe.

Dans une tribu près de Boghar, un assassinat est commis. On soupçonne un Arabe, mais les preuves manquent. Il y avait dans cette tribu un pauvre homme nouvellement venu d’une tribu voisine, établi là pour sauvegarder des intérêts pécuniaires. Un témoin l’accuse du meurtre. Un autre témoin suit le premier, puis un autre. Il en vint quatre-vingt-dix avec les affirmations les plus précises. L’étranger fut condamné à mort et exécuté. On reconnut ensuite l’innocence du décapité. Les Arabes avaient simplement voulu se défaire d’un étranger qui les gênait, et empêcher un homme de leur tribu d’être compromis!

Les procès durent des années sans qu’une lueur de vérité puisse apparaître sous les affirmations des faux témoins. Alors on a recours à un moyen fort simple: on emprisonne les deux familles qui plaident, ainsi que tous les témoins. Puis on les relâche au bout de quelques mois; et généralement ils restent alors tranquilles pendant près d’une année. Puis ils recommencent.

Il y a dans la tribu des Oulad-Alane, que nous avons traversée, un procès qui dure depuis trois ans, sans qu’aucune lumière puisse apparaître. Les deux plaideurs font de temps en temps un petit séjour sous les verrous, et recommencent.

Ils passent, du reste, leur vie à se voler entre eux, à se tromper et à se tirer des coups de fusil. Mais ils nous dissimulent le plus possible toutes les affaires où la poudre a joué son rôle.

 

Chez les Oulad-Mokhtar, un homme de grande taille se présente en demandant à entrer à l’hôpital français.

L’officier l’interroge sur sa maladie. Alors l’Arabe ouvre son vêtement et nous apercevons une plaie horrible, très vieille déjà et purulente, à la hauteur du foie. Ayant invité le blessé à se retourner, un autre trou nous apparut dans son dos, en face du premier, au centre d’une grosseur aussi volumineuse qu’une tête d’enfant. Lorsqu’on appuyait autour, des fragments d’os sortaient. Cet homme avait reçu manifestement un coup de fusil et la charge, entrée sous la poitrine, était sortie par le dos, en broyant deux ou trois côtes. Mais il nia avec énergie, protesta et jura que «c’était l’œuvre de Dieu».

Dans ce pays sec, d’ailleurs, les plaies ne présentent jamais de gravité. Les fermentations, les pourritures produites par les éclosions de microbes n’existent point, ces animalcules ne vivant que sous les climats humides. A moins d’être tué sur le coup, à moins qu’un organe essentiel ne soit supprimé, les blessures sont toujours guéries.

Nous arrivions le lendemain chez le caïd Abd-el-Kader bel Hout, un parvenu. Sa tribu qu’il administre avec sagesse est moins turbulente et moins plaideuse que les autres. Peut-être faut-il chercher une autre cause à ce calme relatif.

Le pays n’ayant de sources que sur le versant sud du Djebel Gada, qui n’est point habité, l’eau naturellement n’est fournie que par les puits communs à toute la tribu. Il ne peut donc se produire de détournements de cours, ce qui est la principale cause de querelles et de haines dans tout le Sud.

Ici encore un homme se présenta en sollicitant son admission à l’hôpital français.

Quand on lui demanda quelle maladie il avait, il releva sa gandoura et montra ses jambes. Elles étaient marbrées de taches bleues, flasques, molles, blettes comme un fruit trop mûr, avec des chairs tellement ramollies que le doigt y pénétrait comme dans une pâte qui gardait longtemps le trou creusé par cette pression. Ce pauvre diable présentait enfin tous les signes d’une syphilis épouvantable. Comme on lui demandait en quelle occasion cette infirmité lui était venue, il leva la main et jura par la mémoire de ses ancêtres que «c’était l’œuvre de Dieu».

En vérité le Dieu des Arabes accomplit des œuvres bien singulières.

Lorsque toutes les réclamations ont été entendues, on essaye de dormir un peu sous la chaleur terrible de la tente.

Puis le soir vient; on dîne. Un calme profond tombe sur la terre calcinée. Les chiens des douars commencent à hurler au loin, et les chacals leur répondent.

On s’étend sur les tapis sous le ciel criblé d’étoiles, qui semblent humides, tant leur clarté scintille; et alors on cause longtemps, très longtemps. Tous les souvenirs reviennent, doux, précis et faciles à dire, sous ces nuits tièdes si pleines d’astres.

Tout autour de la tente de l’officier, des Arabes sont étendus par terre, et, sur une ligne, les chevaux, entravés par les jambes de devant, restent debout, avec un homme de garde auprès de chacun d’eux.

Ils ne doivent pas se coucher, et ils restent toujours debout, ces chevaux; car la monture d’un chef ne peut pas être fatiguée. Sitôt qu’ils essayent de s’étendre, un Arabe se précipite et les force à se relever.

Mais la nuit s’avance. Nous nous allongeons sur les tapis de laine épaisse, et parfois, dans les réveils subits, nous apercevons partout, sur la terre nue qui nous environne, des êtres blancs étendus et dormant, comme des cadavres dans des linceuls.

Un jour, après une marche de dix heures dans la poussière brûlante, comme nous venions d’arriver au campement, auprès d’un puits d’eau bourbeuse et saumâtre qui nous parut cependant exquise, le lieutenant me secoua soudain au moment où j’allais me reposer sous la tente, et me dit, en me montrant l’extrême horizon vers le sud: «Ne voyez-vous rien là-bas?»

Après avoir regardé, je répondis: «Si, un tout petit nuage gris.»

Alors le lieutenant sourit: «Eh bien, asseyez-vous là et continuez à regarder ce nuage.»

Surpris, je demandai pourquoi. Mon compagnon reprit: «Si je ne me trompe, c’est un ouragan de sable qui nous arrive.»

Il était environ quatre heures et la chaleur se maintenait encore à quarante-huit degrés sous la tente. L’air semblait dormir sous l’oblique et intolérable flamme du soleil. Aucun souffle, aucun bruit, sauf le mouvement des mâchoires de nos chevaux entravés, qui mangeaient l’orge, et les vagues chuchotements des Arabes qui, cent pas plus loin, préparaient notre repas.

On eût dit cependant qu’il y avait autour de nous une autre chaleur que celle du ciel, plus concentrée, plus suffocante, comme celle qui vous oppresse quand on se trouve dans le voisinage d’un incendie considérable. Ce n’étaient point ces souffles ardents, brusques et répétés, ces caresses de feu qui annoncent et précèdent le siroco, mais un échauffement mystérieux de tous les atomes de tout ce qui existe.

Je regardais le nuage qui grandissait rapidement, mais à la façon de tous les nuages. Il était maintenant d’un brun sale et montait très haut dans l’espace. Puis il se développa en large, ainsi que nos orages du Nord. En vérité, il ne me semblait présenter absolument rien de particulier.

Enfin, il barra tout le sud. Sa base était d’un noir opaque, son sommet cuivré paraissait transparent.

Un grand remuement derrière moi me fit me retourner. Les Arabes avaient fermé notre tente, et ils en chargeaient les bords de lourdes pierres. Chacun courait, appelait, se démenait avec cette allure effarée qu’on voit dans un camp au moment d’une attaque.

Il me sembla soudain que le jour baissait; je levai les yeux vers le soleil. Il était couvert d’un voile jaune et ne paraissait plus être qu’une tache pâle et ronde s’effaçant rapidement.

Alors, je vis un surprenant spectacle. Tout l’horizon vers le sud avait disparu, et une masse nébuleuse, qui montait jusqu’au zénith, venait vers nous, mangeant les objets, raccourcissant à chaque seconde les limites de la vue, noyant tout.

Instinctivement je me reculai vers la tente. Il était temps. L’ouragan, comme une muraille jaune et démesurée, nous touchait. Il arrivait, ce mur, avec la rapidité d’un train lancé; et soudain il nous enveloppa dans un tourbillon furieux de sable et de vent, dans une tempête de terre impalpable, brûlante, bruissante, aveuglante et suffocante.

Notre tente, maintenue par des pierres énormes, fut secouée comme une voile, mais résista. Celle de nos spahis, moins assujettie, palpita quelques secondes, parcourue par de grands frissons de toile; puis soudain, arrachée de terre, elle s’envola et disparut aussitôt dans la nuit de poussière mouvante qui nous entourait.

On ne voyait plus rien à dix pas à travers ces ténèbres de sable. On respirait du sable, on buvait du sable, on mangeait du sable. Les yeux en étaient remplis, les cheveux en étaient poudrés; il se glissait par le cou, par les manches, jusque dans nos bottes.

Ce fut ainsi toute la nuit. Une soif ardente nous torturait. Mais l’eau, le lait, le café, tout était plein de sable qui craquait sous notre dent. Le mouton rôti en était poivré; le kous-kous semblait fait uniquement de fins graviers roulés; la farine du pain n’était plus que de la pierre pilée menu.

Un gros scorpion vint nous voir. Ce temps, qui plaît à ces bêtes, les fait toutes sortir de leurs trous. Les chiens du douar voisin ne hurlèrent pas ce soir-là.

Puis, au matin, tout était fini; et le grand tyran meurtrier de l’Afrique, le soleil, se leva, superbe, sur un horizon clair.

On partit un peu tard, cette inondation de sable ayant troublé notre sommeil.

Devant nous s’élevait la chaîne du Djebel Gada qu’il fallait traverser. Un défilé s’ouvrait sur la droite; on suivit la montagne jusqu’au passage, où l’on s’engagea. Nous retrouvions l’alfa, l’horrible alfa. Puis soudain je crus découvrir la trace effacée d’une route, des ornières de roues. Je m’arrêtai surpris. Une route ici, quel mystère? J’en eus l’explication. Un ancien caïd de cette tribu, ayant été grisé par l’exemple des Européens habitant Alger, voulut se donner le luxe d’un carrosse dans le désert. Mais, pour avoir une voiture, il faut posséder des routes, aussi cet ingénieux potentat occupa-t-il pendant des mois tous les Arabes, ses sujets, à des travaux de grande voirie. Ces misérables, sans pioches, sans pelles, sans outils, terrassant le plus souvent avec leurs mains, parvinrent cependant à aplanir plusieurs kilomètres de chemin. Cela suffisait à leur maître qui s’offrit ainsi des promenades à travers le Sahara dans un stupéfiant équipage, en compagnie de beautés indigènes qu’il envoyait quérir à Djelfa par son favori, un jeune Arabe de seize ans.

Il faut avoir vu ce pays pelé, rongé, dénudé; il faut connaître l’Arabe avec son introublable gravité, pour comprendre le comique infini de ce débauché à tête de vautour, de cet élégant du désert promenant des cocottes aux pieds nus, dans une carriole de bois brut, à roues inégales, conduite à fond de train par son… mignon. Cette élégance du tropique, cette débauche saharienne, ce chic enfin, en pleine Afrique, me parurent d’une inoubliable drôlerie.

Notre troupe était nombreuse ce matin-là. Outre le caïd et son fils, nous étions accompagnés de deux cavaliers indigènes et d’un vieux homme maigre, à barbe en pointe, à nez crochu, avec une physionomie de rat, des manières obséquieuses, une échine courbe et des yeux faux. C’était encore, celui-là, un autre ancien caïd de la tribu, cassé pour concussion. Il devait nous servir de guide le lendemain, la route que nous allions suivre étant peu fréquentée des Arabes eux-mêmes.

Cependant nous arrivions peu à peu au sommet du défilé. Un pic droit barrait la vue; mais, aussitôt que nous l’eûmes contourné, je fus frappé par la plus violente surprise, assurément, que me réservait ce voyage.

Une vaste plaine s’étendait devant nous, puis un lac, un lac immense, éblouissant au soleil, aveuglant, dont je ne voyais pas l’autre bout, perdu à l’horizon vers la gauche, et dont l’extrémité ouest se trouvait presque en face de moi. Un lac en cette contrée, en plein Sahara? Un lac dont personne ne m’avait parlé, que n’indiquait aucun voyageur? Étais-je fou?

Je me tournai vers le lieutenant.

– Quel est ce lac? lui demandai-je.

Il se mit à rire et répondit:

– Ce n’est pas de l’eau, c’est du sel. Tout le monde s’y tromperait, en effet, tant l’illusion est parfaite. Cette Sebkra, qu’on appelle ici Zar’ez (le Zar’ez-Chergui), a environ cinquante à soixante kilomètres de longueur sur vingt, trente ou quarante kilomètres de largeur, suivant les endroits. Ces chiffres sont, bien entendu, approximatifs, ce pays n’ayant été que rarement et rapidement traversé, comme il l’est par nous aujourd’hui. Ces lacs de sel (ils sont deux, l’autre se trouve plus à l’ouest) donnent, d’ailleurs leur nom à toute cette contrée qu’on appelle le Zar’ez. A partir de Bou-Saada, la plaine s’appelle le Hodna, baptisée alors par le lac salé de Msila.

Je regardais avec une stupéfaction émerveillée l’immense nappe de sel étincelant sous le soleil enragé de ces contrées. Toute cette surface, plane et cristallisée, luisait comme un miroir démesuré, comme une plaque d’acier; et les yeux brûlés ne pouvaient supporter l’éclat de ce lac étrange, bien qu’il fût encore à vingt kilomètres de nous, ce que j’avais peine à croire, tant il me paraissait proche.

Nous finissions de descendre de l’autre côté du Djebel-Gada, et nous approchions du poste fortifié abandonné, dit poste de la Fontaine (Bordj-el-Hammam), où nous devions camper, cette étape étant, par extraordinaire, fort courte.

Le bâtiment à créneaux, construit au commencement de la conquête, afin de pouvoir occuper cette contrée perdue en cas d’insurrection, et y laisser une troupe à peu près en sûreté, est aujourd’hui fort détérioré. Le mur d’enceinte reste pourtant en assez bon état, et quelques pièces ont été maintenues habitables.

Comme les jours précédents, nous vîmes jusqu’au soir défiler des Arabes qui venaient exposer à «l’officier» des affaires infiniment embrouillées ou des griefs imaginaires dans la seule intention de parler au chef français.

Une folle, sortie on ne sait d’où, vivant on ne sait comment en ces solitudes désolées, rôdait sans cesse autour de nous. Sitôt que nous sortions, nous la retrouvions, accroupie en des postures singulières, presque nue, hideuse.

Les voyageurs poétisants ont beaucoup parlé du respect des Arabes pour les fous. Or voici comment on les respecte: dans leur famille… on les tue! Plusieurs caïds, pressés de questions, nous l’ont avoué. Quelques-uns de ces misérables idiots arrivent, il est vrai, à la sainteté par le crétinisme. Ces exemples ne sont pas absolument particuliers à l’Afrique. La famille généralement se débarrasse des déments. Et les tribus restant pour nous un monde fermé, grâce au système des grands chefs indigènes, nous ne pouvons, le plus souvent, avoir même le soupçon de ces disparitions.

 

Comme j’avais peu marché dans la journée, j’écrivis une partie de la nuit. Vers onze heures, ayant très chaud, je sortis pour étaler un tapis devant la porte et dormir sous le ciel.

La pleine lune emplissait l’espace d’une clarté luisante qui semblait vernir tout ce qu’elle frôlait. Les montagnes, jaunes déjà sous le soleil, les sables jaunes, l’horizon jaune, semblaient plus jaunes encore, caressés par la lueur safranée de l’astre.

Là-bas, devant moi, le Zar’ez, le vaste lac de sel figé, semblait incandescent. On eût dit qu’une phosphorescence fantastique s’en dégageait, flottait au-dessus, une brume lumineuse de féerie, quelque chose de si surnaturel, de si doux, de si captivant le regard et la pensée, que je restai plus d’une heure à regarder, ne pouvant me résoudre à fermer les yeux. Et partout autour de moi, éclatants aussi sous la caresse de la lune, les burnous des Arabes endormis semblaient d’énormes flocons de neige tombés là.

On partit au soleil levant.

La plaine conduisant vers la Sebkra était faiblement inclinée, semée d’alfa maigre et roussi. Le vieil Arabe à figure de rat prit la tête et nous le suivions d’un pas rapide. Plus nous approchions, plus l’illusion de l’eau était parfaite. Comment cela pouvait-il n’être pas un lac, un lac géant? Sa largeur, sur notre gauche, occupait tout l’espace entre les deux montagnes, distantes de trente à quarante kilomètres. Nous marchions droit vers son extrémité, car nous ne devions le traverser que sur une courte étendue.

Mais, de l’autre côté du Zar’ez, je distinguais une sorte de colline ou plutôt de bourrelet d’un jaune doré qui semblait le séparer de la montagne. Sur notre gauche, cette ligne suivait jusqu’à l’horizon la ligne blanche du sel; et, sur notre droite, où s’étendait une plaine infinie et nue serrée entre les deux montagnes, je distinguais jusqu’à perte de vue cette même traînée jaune. Le lieutenant me dit: «Ce sont les dunes. Ce banc de sable a plus de deux cents kilomètres de long sur une largeur très variable. Nous le traverserons demain.»

Le sol devenait singulier, couvert d’une croûte de salpêtre que crevaient les pieds des chevaux. Des herbes se montraient, des joncs; on sentait qu’une nappe d’eau s’étendait à fleur de terre. Cette plaine enfermée par des monts, buvant quatre rivières (des rivières périodiques), et recevant toutes les averses furieuses de l’hiver, serait un immense marécage si le terrible soleil n’en desséchait quand même la surface. Parfois, dans les creux, des flaques d’eau saumâtre apparaissaient et des bécassines s’envolaient devant nous avec ce crochet rapide qui leur est propre.

Puis soudain nous fûmes au bord de la Sebkra, et nous nous engageâmes sur cet océan tari.

Tout était blanc devant nous, d’un blanc d’argent neigeux, vaporeux et miroitant. Et même, en avançant sur cette surface cristallisée, poudrée d’une poussière de sel pareille à de la neige fine, et qui parfois s’enfonçait un peu sous le pied des bêtes, comme une glace molle, on gardait l’impression singulière qu’on avait devant les yeux une nappe d’eau. Une seule chose pouvait à la rigueur indiquer à un œil expérimenté que ce n’était point une étendue liquide: l’horizon. Ordinairement la ligne qui sépare l’eau du ciel reste sensible, l’une étant toujours plus ou moins foncée que l’autre. Quelquefois, il est vrai, tout semble se mêler; la mer alors prend une teinte, une vague de nuée bleue fondue qui se perd dans l’azur pâlissant du vide infini. Mais il suffit de regarder attentivement pendant quelques instants pour toujours distinguer la séparation, si faible, si enveloppée qu’elle soit. Ici, on ne voyait rien. L’horizon était voilé entièrement dans une brume blanche, une sorte de vapeur de lait d’une douceur intraduisible; et tantôt on cherchait dans l’espace la limite terrestre, tantôt on croyait la voir beaucoup trop bas, au milieu de la plaine salée sur laquelle flottaient ces buées crémeuses et singulières.

Tant que nous avions dominé le Zar’ez, nous avions gardé la perception nette des distances et des formes; dès que nous fûmes dessus, toute certitude de la vue disparut; nous nous trouvions enveloppés dans les fantasmagories du mirage.

Tantôt on croyait distinguer l’horizon à une distance prodigieuse; et on apercevait soudain au milieu du lac figé, qui tout à l’heure semblait uni, vide et plat comme un miroir, d’énormes rochers bizarres, des roseaux démesurés, des îles aux berges escarpées. Puis, à mesure qu’on avançait, ces visions étranges disparaissaient brusquement comme englouties par un truc de théâtre; et, à la place des blocs de rochers, on découvrait quelques toutes petites pierres. Les roseaux, en approchant, n’étaient plus que des herbes sèches, hautes comme le doigt, démesurément grandies par ce curieux effet d’optique; les berges devenaient de légers renflements de la croûte saline, et cet horizon qu’on supposait à trente kilomètres, était fermé à cent mètres de nous par ce voile de buée tremblante que le furieux soleil du désert faisait sortir de la couche brûlante du sel.

Cela dura une heure environ, puis on toucha l’autre rive.

Ce fut d’abord une petite plaine ravinée, couverte d’une croûte d’argile sèche, et mêlée encore de salpêtre.

Nous montions une pente insensible, des herbes parurent, puis des espèces de joncs, puis une petite fleur bleue ressemblant au myosotis rustique, montée sur une longue tige mince comme un fil, et tellement odorante que son parfum couvrait le pays. Cette exquise senteur me donna l’impression fraîche d’un bain; on la respirait longuement, et la poitrine semblait s’élargir pour boire ce souffle délicieux.

On aperçut enfin un rang de peupliers, un vrai bois de roseaux, d’autres arbres, puis nos tentes, plantées sur la limite des sables dont les ondulations inégales, hautes jusqu’à huit ou dix mètres, se dressaient comme des flots remués.

La chaleur devenait féroce, doublée sans doute par les réverbérations de la Sebkra. Les tentes, de vraies étuves, étaient inhabitables; et, aussitôt descendus de cheval, nous partîmes, pour chercher de l’ombre sous les arbres. Il fallut traverser d’abord une forêt de roseaux. Je marchais en avant, et soudain je me mis à danser en poussant des cris de joie. Je venais d’apercevoir des vignes, des abricotiers, des figuiers, des grenadiers couverts de fruits, toute une suite de jardins autrefois prospères, aujourd’hui envahis par les sables, et qui appartenaient à l’agha de Djelfa. Pas de mouton rôti pour déjeuner! Quel bonheur! Pas de kous-kous! Quel délire! Du raisin! des figues! des abricots! Tout cela n’était pas très mûr. N’importe, ce fut une orgie, dont nous ressentîmes, je crois, quelque malaise. L’eau, par exemple, laissait à désirer. De la boue peuplée de larves. On n’en but guère.

Chacun s’enfonça dans les roseaux et s’endormit. Une sensation froide me réveilla en sursaut; une énorme grenouille venait de me cracher un jet d’eau dans la figure. En cette contrée il faut être sur ses gardes et il n’est pas toujours prudent de dormir ainsi sous les rares verdures, surtout dans le voisinage des sables, où pullule la léfaa, dite vipère céraste ou vipère à cornes, dont la piqûre est mortelle et presque foudroyante. L’agonie souvent ne dure pas une heure. Ce reptile d’ailleurs est très lent et ne devient dangereux que si on marche dessus sans le voir, ou si on se couche dans son voisinage. Quand on le rencontre sur sa route, on peut, même avec de l’habitude et des précautions, le prendre à la main en le saisissant rapidement derrière les oreilles.