Tasuta

A travers chants: études musicales, adorations, boutades et critiques

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Ajoutons, pour détruire certaines erreurs assez répandues, que Gluck, dans sa partition, a employé, avec les flûtes et les hautbois, les clarinettes, les bassons, les cors et les trombones. Dans l'Alceste italienne il a souvent recouru aux cors anglais; mais cet instrument n'étant pas connu en France quand il y arriva, il les remplaça partout très-habilement, dans l'Alceste française, par des clarinettes. Il n'y a pas non plus de petites flûtes dans cet ouvrage; il en a banni tout ce qui est criard, perçant et brutal, pour ne recourir qu'aux sonorités douces ou grandioses.

L'ouverture d'Alceste, ainsi que celles d'Iphigénie en Aulide, de Don Giovanni, de Démophoon, ne finit pas complétement avant le lever de la toile; elle se lie au premier morceau de l'opéra par un enchaînement harmonique au moyen duquel la cadence se trouve suspendue indéfiniment. Je ne vois pas trop, malgré l'emploi qu'en ont fait Gluck, Mozart et Vogel, quel peut être l'avantage de cette forme inachevée pour les ouvertures. Elles sont mieux liées à l'action, il est vrai; mais l'auditeur, désappointé de se voir privé de la conclusion de la préface instrumentale, en éprouve un instant de malaise fatal à ce qui précède, sans être très-favorable à ce qui suit; l'opéra y gagne peu et l'ouverture y perd beaucoup.

Au lever de la toile, le chœur, entrant sur un accord qui rompt la cadence harmonique de l'orchestre, s'écrie: «Dieux, rendez-nous notre roi, notre père!» Cette exclamation nous fournit dès la première mesure le sujet d'une observation applicable au tissu vocal de tous les autres chœurs de Gluck.

On sait que la classification naturelle des voix humaines est celle-ci: soprano et contralto pour les femmes, ténor et basse pour les hommes. Les voix féminines se trouvant à l'octave supérieure des voix masculines, et dans le même rapport entre elles, le contralto, dont l'échelle est d'une quinte au-dessous de celle du soprano, est donc à celui-ci exactement comme la basse est au ténor. On prétendait à l'Opéra, il y a trente ans encore, que la France ne produisait pas de contralti. En conséquence, les chœurs français ne possédaient que des soprani, et les contralti s'y trouvaient remplacés par une voix criarde, forcée et assez rare, qu'on appelait haute-contre, et qui n'est, à tout prendre, qu'un premier ténor.

Gluck, en arrivant à Paris, se vit forcé d'abandonner l'excellente disposition chorale adoptée en Italie et en Allemagne, pour se conformer à l'usage français. Il dérangea sa partie de contralto pour l'approprier à la voix de haute-contre. Soixante ans après, on découvrit que la nature produisait des contralti en France comme ailleurs. Nous possédons en conséquence à l'Opéra aujourd'hui beaucoup de ces voix graves de femmes et très-peu de hautes-contre. Ou a donc eu raison de rétablir presque partout dans Alceste la hiérarchie vocale naturelle que Gluck avait observée dans sa partition italienne. Je dis que cette restitution des contralti a été opérée presque partout, parce qu'en effet elle ne peut pas être faite sans restrictions; il est des chœurs écrits pour des voix d'hommes seulement, dans lesquels la partie de haute-contre doit nécessairement rester aux premiers ténors.

Le chœur «O dieux! qu'allons-nous devenir?» suivant l'annonce du héraut, est plein d'une tristesse noble, qui fait mieux ressortir par sa gravité l'agitation de la stretta qui lui succède: «Non, jamais le courroux céleste,» dont les principaux dessins mélodiques sont aussi bien déclamés et d'une accentuation aussi vraie que les plus savants récitatifs.

Il en est de même du chœur dialogué: «O malheureux Admète,» dont la dernière phrase surtout, «malheureuse patrie!» est d'une poignante vérité d'expression.

Dans le récitatif d'Alceste à son entrée, l'âme tout entière de la jeune reine se dévoile en quelques mesures. Le bel air: «Grands dieux, du destin qui m'accable,» est à trois mouvements: un mouvement lent à quatre temps, un autre à trois temps, et un allegro agité. C'est dans cet agitato que se trouve ce bel accent d'orchestre, repris ensuite par la voix, avec ces mots: «Quand je vous presse sur mon sein,» et dont un musicien disait un jour: «C'est le cœur de l'orchestre qui s'agite!» Cet air présente, pour la diction des paroles, l'enchaînement des phrases mélodiques et l'art de ménager la force des accents jusqu'à l'explosion finale, des difficultés dont la plupart des cantatrices ne se doutent pas.

La troisième scène s'ouvre dans le temple d'Apollon. Entrent le grand-prêtre, les sacrificateurs avec les trépieds enflammés et les instruments du sacrifice, ensuite Alceste conduisant ses enfants, les courtisans, le peuple. Ici Gluck a fait de la couleur locale s'il en fut jamais; c'est la Grèce antique qu'il nous révèle dans toute sa majestueuse et belle simplicité. Écoutez ce morceau instrumental, sur lequel entre le cortége; entendez (si vous n'avez pas près de vous quelque parleur impitoyable) cette mélodie douce, voilée, calme, résignée, cette pure harmonie, ce rhythme à peine sensible des basses dont les mouvements onduleux se dérobent sous l'orchestre, comme les pieds des prêtresses sous leurs blanches tuniques; prêtez l'oreille à la voix insolite de ces flûtes dans le grave, à ces enlacements des deux parties de violon dialoguant le chant, et dites s'il y a en musique quelque chose de plus beau, dans le sens antique du mot, que cette marche religieuse. L'instrumentation en est simple, mais exquise; il n'y a que les instruments à cordes et deux instruments à vent. Et là, comme en maint autre passage de ses œuvres, se décèle l'instinct de l'auteur; il a trouvé précisément les timbres qu'il fallait. Mettez deux hautbois à la place des flûtes et vous gâterez tout.

La cérémonie commence par une prière dont le grand-prêtre seul a prononcé d'un ton solennel les premiers mots: «Dieu puissant, écarte du trône,» entrecoupés de trois larges accords d'ut pris à demi-voix, puis enflés jusqu'au fortissimo par les instruments de cuivre. Rien de plus imposant que ce dialogue entre la voix du prêtre et cette harmonie pompeuse des trompettes sacrées. Le chœur, après un court silence, reprend les mêmes paroles dans un morceau assez animé à six-huit, dont la forme et la mélodie frappent d'étonnement par leur étrangeté. On s'attend, en effet, à ce qu'une prière soit d'un mouvement lent et dans une mesure tout autre que la mesure à six-huit. Pourquoi celle-ci, sans perdre de sa gravité, joint-elle à une espèce d'agitation tragique un rhythme fortement marqué et une instrumentation éclatante? Je penche fort à croire que certaines cérémonies religieuses de l'antiquité étant accompagnées, dit-on, de saltations ou danses symboliques, Gluck, préoccupé de cette idée, aura voulu donner à sa musique un caractère en rapport avec cet usage présumé. L'impression produite à la représentation par ce chœur semble prouver que malgré l'ignorance où sont les plus habiles chorégraphes sur le rituel des anciens sacrifices, son sens poétique n'a pas abusé le compositeur en le guidant dans cette voie.

Le récitatif obligé du grand-prêtre: «Apollon est sensible à nos gémissements,» est évidemment la plus ingénieuse et la plus étonnante application de cette partie du système de l'auteur, qui consiste à n'employer les masses instrumentales qu'en proportion du degré d'intérêt et de passion. Ici les instruments à cordes débutent seuls par un unisson dont le dessin se reproduit jusqu'à la fin de la scène avec une énergie croissante. Au moment où l'exaltation prophétique du prêtre commence à se manifester: «Tout m'annonce du dieu la présence suprême,» les seconds violons et les altos entament un tremulando arpégé, qui, s'il est bien exécuté en écrasant les cordes près du chevalet, produit un effet semblable au bruit d'une cataracte, et sur lequel tombe de temps en temps un coup violent des basses et des premiers violons. Les flûtes, les hautbois et les clarinettes n'entrent que successivement dans les intervalles des exclamations du pontife inspiré; les cors et les trombones se taisent toujours. Mais à ces mots:

 
Le saint trépied s'agite,
Tout se remplit d'un juste effroi!
 

la masse de cuivre vomit sa bordée si longtemps contenue, les flûtes et les hautbois font entendre leurs cris féminins; le frémissement des violons redouble, la marche terrible des basses ébranle tout l'orchestre: «Il va parler!» puis un silence subit:

 
Saisi de crainte et de respect.
Peuple, observe un profond silence.
Reine, dépose à son aspect
Le vain orgueil de la puissance!
Tremble!..
 

Ce dernier mot, prononcé sur une seule note soutenue, pendant que le prêtre, promenant sur Alceste un regard égaré, lui indique du geste le degré inférieur de l'autel où elle doit incliner son front royal, couronne d'une manière sublime cette scène extraordinaire. C'est prodigieux, c'est de la musique de géant, dont jamais avant Gluck on n'avait soupçonné l'existence.

Après un long silence général, dont le compositeur, avec une précision qui n'était pas dans ses habitudes, a déterminé exactement la durée en faisant compter aux voix et aux instruments deux mesures et demie, on entend la voix de l'oracle:

 
Le roi doit mourir aujourd'hui,
Si quelque autre au trépas ne se livre pour lui.
 

Cette phrase, dite presque en entier sur une seule note, et les sombres accords de trombones qui l'accompagnent ont été imités ou plutôt copiés par Mozart dans Don Giovanni, pour les quelques mots prononcés par la statue du commandeur dans le cimetière. Le chœur à demi-voix qui suit est d'un grand caractère; c'est bien la stupeur et la consternation d'un peuple dont l'amour pour son roi ne va pas jusqu'à se dévouer pour lui. L'auteur a supprimé dans l'opéra français un second chœur qui, dans l'Alceste italienne, murmurait derrière la scène les mots: Fuggiamo! fuggiamo! pendant que le premier chœur, tout entier à son étonnement, répétait sans songer à fuir: Che annunzio funesto! (quel oracle funeste!) A la place de ce deuxième chœur, il a fait parler le grand-prêtre d'une façon tout à fait naturelle et dramatique. Nous indiquerons à ce sujet une tradition importante dont l'oubli affaiblirait l'effet de la péroraison de cette admirable scène. Voici en quoi elle consiste: à la fin du largo à trois temps qui précède la coda agitée «Fuyons, nul espoir ne nous reste,» le rôle du grand-prêtre indique, dans la partition, ces mots: «Votre roi va mourir!» sous les notes ut ut ré ré ré fa, dans le medium et placées sur l'avant-dernier accord du chœur. A l'exécution, au contraire, le grand-prêtre attend que le chœur ne se fasse plus entendre, et au milieu de ce silence de mort il lance à l'octave supérieure son: «Votre roi va mourir!» comme le cri d'alarme qui donne à cette foule épouvantée le signal de la fuite. Ce changement fut, dit-on, indiqué aux répétitions par Gluck lui-même, qui négligea de le faire reproduire dans sa partition.

 

Tous alors de se disperser en tumulte sur un chœur d'un admirable laconisme, abandonnant Alceste évanouie au pied de l'autel.

J. J. Rousseau a reproché à cet allegro agitato d'exprimer aussi bien le désordre de la joie que celui de la terreur. On peut répondre à cette critique que le musicien se trouvait là placé sur la limite ou sur le point de contact des deux passions, et qu'il lui était en conséquence à peu près impossible de ne pas encourir un pareil reproche. Et la preuve, c'est que, dans les vociférations d'une multitude qui se précipite d'un lieu à un autre, l'auditeur placé à distance ne saurait, sans être prévenu, découvrir si le sentiment qui agite la foule est celui de la frayeur ou d'une folle gaieté. Pour rendre plus complétement ma pensée, je dirai: Un compositeur peut bien écrire un chœur dont l'intention joyeuse ne saurait en aucun cas être méconnue, mais l'inverse n'a pas lieu; et les agitations d'une foule traduites musicalement, quand elles n'ont pas pour cause la haine ou le désir de la vengeance, se rapprocheront toujours beaucoup, au moins pour le mouvement et le rhythme, du mouvement et des formes rhythmiques de la joie tumultueuse. On pourrait trouver à ce chœur un défaut plus réel au point de vue des nécessités de l'action scénique: il est trop court, et son laconisme nuit aussi à l'effet musical, puisque sur les dix-huit mesures qui le composent il est fort difficile aux choristes de trouver le temps de sortir de la scène sans sacrifier entièrement la dernière partie du morceau.

La reine, demeurée seule dans le temple, exprime son anxiété par un de ces récitatifs comme Gluck seul en a jamais su faire; ce monologue, déjà beau en italien, en français est sublime. Je ne crois pas qu'on puisse rien trouver de comparable, pour la vérité et la force de l'expression, à la musique (car un tel récitatif en est une aussi admirable que les plus beaux airs) des paroles suivantes:

 
Il n'est plus pour moi d'espérance!
Tout fuit… tout m'abandonne à mon funeste sort;
De l'amitié, de la reconnaissance
J'espérerais en vain un si pénible effort.
Ah! l'amour seul en est capable!
Cher époux, tu vivras; tu me devras le jour;
Ce jour dont te privait la Parque impitoyable
Te sera rendu par l'amour.
 

Au cinquième vers, l'orchestre commence un crescendo, image musicale de la grande idée de dévouement qui vient de poindre dans l'âme d'Alceste, l'exalte, l'embrase et aboutit à cet état d'orgueil et d'enthousiasme: «Ah! l'amour seul en est capable!» après quoi le débit devient précipité, la phrase vocale court avec tant d'ardeur que l'orchestre semble renoncer à la suivre, s'arrête haletant, et ne reparaît qu'à la fin pour s'épanouir en accords pleins de tendresse sous le dernier vers. Tout cela appartient en propre à la partition française, aussi bien que l'air suivant:

 
Non, ce n'est point un sacrifice!
 

Dans ce morceau, qui est à la fois un air et un récitatif, la connaissance la plus complète des traditions et du style de l'auteur peut seule guider le chef d'orchestre et la cantatrice. Les changements de mouvement y sont fréquents, difficiles à prévoir, et quelques-uns ne sont pas marqués dans la partition. Ainsi, après le dernier temps d'arrêt, Alceste en disant: «Mes chers fils, je ne vous verrai plus!» doit ralentir la mesure d'un peu plus du double, de manière à donner aux notes noires une valeur égale à celle de blanches pointées du mouvement précédent. Un autre passage, le plus saisissant, deviendrait tout à fait un non-sens si le mouvement n'en était ménagé avec une extrême délicatesse; c'est à la seconde apparition du motif:

 
Non, ce n'est point un sacrifice!
Eh! pourrai-je vivre sans toi,
Sans toi, cher Admète?
 

Cette fois, au moment d'achever sa phrase, Alceste, frappée d'une idée désolante, s'arrête tout à coup à «Sans toi…» Un souvenir est venu étreindre son cœur de mère et briser l'élan héroïque qui l'entraînait à la mort… Deux hautbois élèvent leurs voix gémissantes dans le court intervalle de silence que laisse l'interruption soudaine du chant et de l'orchestre; aussitôt Alceste: «O mes enfants! ô regrets superflus!» Elle pense à ses fils, elle croit les entendre. Égarée et tremblante, elle les cherche autour d'elle, répondant aux plaintes entrecoupées de l'orchestre par une plainte folle, convulsive, qui tient autant du délire que de la douleur, et rend incomparablement plus frappant l'effort de la malheureuse pour résister à ces voix chéries, et répéter une dernière fois, avec l'accent d'une résolution inébranlable: «Non, ce n'est point un sacrifice.» En vérité, quand la musique dramatique est parvenue à ce degré d'élévation poétique, il faut plaindre les exécutants chargés de rendre la pensée du compositeur; le talent suffit à peine pour cette tâche écrasante; il faut presque du génie.

Le récitatif Arbitres du sort des humains, dans lequel Alceste, agenouillée aux pieds de la statue d'Apollon, prononce son terrible vœu, manque, comme l'air précédent, dans la partition italienne; l'accent en est énergique et grandiose. Il offre cela de particulier dans son instrumentation, que la voix y est presque constamment suivie à l'unisson et à l'octave par six instruments à vent, deux hautbois, deux clarinettes et deux cors, sur le tremoto de tous les instruments à cordes. Ce mot tremoto (tremblé) n'indique pas dans les partitions de Gluck ce frémissement d'orchestre qu'il a employé ailleurs fort souvent, et qu'on nomme trémolo, dans lequel la même note est répétée aussi rapidement que possible par une multitude de petits coups d'archet. Il ne s'agit ici que de ce tremblement du doigt de la main gauche appuyé sur la corde, et qui donne au son une sorte d'ondulation; Gluck l'indique par ce signe, placé sur les notes tenues: \/\/\/\/ et quelquefois aussi par le mot appogiato (appuyé). Il y a encore une autre espèce de tremblement qu'il emploie dans les récitatifs, dont l'effet est fort dramatique; il le désigne par des points placés au-dessus d'une grosse note, et couverts par un coulé ainsi: Cela signifie que les archets doivent répéter sans rapidité le même son d'une façon irrégulière, les uns faisant quatre notes par mesure, d'autres huit, d'autres cinq, ou sept, ou six, produisant ainsi une multitude de rhythmes divers qui, par leur incohérence, troublent profondément tout l'orchestre et répandent sur les accompagnements ce vague ému qui convient à tant de situations.

Dans le récitatif que je viens de citer, ce système d'orchestration avec le tremoto appogiato, la voix solennelle des instruments à vent suivant la partie de chant, les dessins formidables des basses descendant diatoniquement, pendant les intervalles de silence de la partie vocale, produisent un effet d'un grandiose incomparable.

Remarquons le singulier enchaînement de modulations suivi par l'auteur, pour lier ensemble les deux grands airs que chante Alceste à la fin de ce premier acte. Le premier est en majeur; le récitatif qui lui succède, et dont je viens de parler, commençant aussi en , finit en ut dièze mineur; l'entrée du grand prêtre rentrant pour dire que le vœu d'Alceste est accepté a lieu sur une ritournelle en ut dièze mineur qui aboutit à un air en mi bémol, et le dernier air de la reine est en si bémol.

Ce morceau du prêtre, «Déjà la mort s'apprête,» est à deux mouvements et d'un caractère presque menaçant dans sa seconde partie. Il est fait avec l'air d'Ismène de l'Alceste italienne, «Parto ma senti,» mais transfiguré et agrandi par l'art extrême avec lequel Gluck l'a modifié en l'adaptant à de nouvelles paroles. En français, l'andante est plus court, l'allegro plus long, et une partie de bassons assez intéressante est ajoutée à l'orchestre. Du reste, le fond de la pensée première est presque partout conservé. Il faut ici signaler une nuance très-importante dont l'indication manque à la partition française gravée, ne se trouvait pas davantage dans la partition manuscrite de l'Opéra, et fut marquée, au contraire, avec le plus grand soin dans la partition italienne. Dans le dessin continu de seconds violons qui accompagne tout allegro, la première moitié de chaque mesure doit être exécutée forte et la seconde piano. Malgré l'oubli des graveurs et des copistes, il est évident que cette double nuance est d'un effet trop saillant pour qu'on puisse la négliger et exécuter mezzo forte d'un bout à l'autre le passage en question, ainsi que je l'ai vu faire autrefois à l'Opéra.

Probablement c'est encore là une de ces fautes de rédaction que Gluck rectifiait aux répétitions, mais qui, n'étant pas corrigées sur les parties ni sur la partition, ne pouvaient manquer d'induire en erreur les exécutants longtemps après, quand le maître-soleil avait disparu.

J'arrive à l'air: Divinités du Styx! Alceste est seule de nouveau; le grand prêtre l'a quittée, en lui annonçant que les ministres du dieu des morts l'attendront aux abords du Tartare à la fin du jour. C'en est fait; quelques heures à peine lui restent. Mais la faible femme, la tremblante mère, ont disparu pour faire place à un être qui, jeté hors de la nature par le fanatisme de l'amour, se croit désormais inaccessible à la crainte et capable de frapper, sans pâlir, aux portes de l'enfer.

Dans ce paroxysme d'enthousiasme héroïque, Alceste interpelle les dieux du Styx pour les braver; une voix rauque et terrible lui répond; le cri de joie des cohortes infernales, l'affreuse fanfare de la trombe tartaréenne retentit pour la première fois aux oreilles de la jeune et belle reine qui va mourir. Son courage n'en est point ébranlé; elle apostrophe, au contraire, avec un redoublement d'énergie ces dieux avides dont elle méprise les menaces et dédaigne la pitié. Elle a bien un instant d'attendrissement, mais son audace renait, ses paroles se précipitent: Je sens une force nouvelle. Sa voix s'élève graduellement, les inflexions en deviennent de plus en plus passionnées: Mon cœur est animé du plus noble transport. Et après un court silence, reprenant sa frémissante évocation, sourde aux aboiements de Cerbère comme à l'appel menaçant des ombres, elle répète encore: Je n'invoquerai point votre pitié cruelle, avec de tels accents, que les bruits étranges de l'abîme disparaissent vaincus par le dernier cri de cet enthousiasme mêlé d'angoisse et d'horreur.

Je crois que ce prodigieux morceau est la manifestation la plus complète des facultés de Gluck, facultés qui ne se représenteront peut-être jamais réunies au même degré chez le même musicien: inspiration entraînante, haute raison, grandeur de style, abondance de pensées, connaissance profonde de l'art de dramatiser l'orchestre, mélodie pénétrante, expression toujours juste, naturelle et pittoresque, désordre apparent qui n'est qu'un ordre plus savant, simplicité d'harmonie, clarté de dessins, et, par-dessus tout, force immense qui épouvante l'imagination capable de l'apprécier.

Cet air monumental, ce climax d'un vaste crescendo préparé pendant toute la dernière moitié du premier acte, ne manque jamais de transporter l'auditoire quand il est bien exécuté, et cause une de ces émotions qu'il serait inutile de chercher à décrire. Il faut, pour que son exécution soit fidèle et complète, que le rôle d'Alceste soit confié à une grande actrice possédant une grande voix et une certaine agilité, non pas de vocalisation, mais d'émission des sons, qui lui permette de bien faire entendre le débit rapide sans prendre des temps pour poser chaque note. Sans cela, le prestissimo épisodique du milieu: Je sens une force nouvelle, serait à peu près perdu. Remarquons la liberté grande que Gluck a prise dans ce passage, comme dans beaucoup d'autres, de se moquer de la carrure et même de la symétrie; ce prestissimo est composé de cinq membres de phrase de cinq mesures chacun et de quatre mesures en plus. Et cette succession irrégulière, loin de choquer, saisit de prime abord et entraîne l'auditeur.

 

Pour bien rendre cet air, il faut en outre que les mouvements en soient saisis avec sagacité au début, où se fait sentir une certaine majesté sombre, et bien délicatement modifiés ensuite, pour la dernière et si touchante mélodie:

 
Mourir pour ce qu'on aime est un trop doux effort,
Une vertu si naturelle!
 

dont chaque mesure tire larmes et sang.

De plus, il faut absolument que l'orchestre soit inspiré comme la cantatrice, que les forte soient terribles, les piano tantôt menaçants et tantôt attendris, et que les instruments de cuivre surtout donnent à leurs deux premières notes une sonorité tonnante, en les attaquant vigoureusement et en les soutenant sans fléchir pendant toute la durée de la mesure. Alors on arrive à un résultat dont les plus savants efforts de l'art musical ont offert bien peu d'exemples jusqu'ici.

Conçoit-on que Gluck, pour se prêter aux exigences de la versification française ou à l'impuissance de son traducteur, ait consenti à défigurer ou, pour parler plus juste, à détruire la merveilleuse ordonnance du début de cet air incomparable, qu'il a au contraire si avantageusement modifié dans presque tout le reste? C'est pourtant la vérité. Le premier vers du texte italien est celui-ci:

 
Ombre, larve, compagne di morte.
 

Le premier mot, ombre, par lequel l'air commence, étant placé sur deux larges notes, dont la première peut et doit être enflée, donne à la voix le temps de se développer et rend la réponse des dieux infernaux, représentés par les cors et les trombones, beaucoup plus saillante, le chant cessant au moment où s'élève le cri instrumental. Il en est de même des deux sons écrits une tierce plus haut que les premiers, pour le second mot larve. Dans la traduction française, à la place de ces deux mots italiens, qui étaient tout traduits en y ajoutant un s, nous avons, Divinités du Styx, par conséquent, au lieu d'un membre de phrase excellent pour la voix, d'un sens complet enfermé dans une mesure, le changement produit cinq répercussions insipides de la même note pour les cinq syllabes di-vi-ni-tés du, le mot Styx étant placé à la mesure suivante, en même temps que l'entrée des instruments à vent et le fortissimo de l'orchestre qui l'écrasent et empêchent de l'entendre. Par là, le sens demeurant incomplet dans la mesure où le chant est à découvert, l'orchestre a l'air de partir trop tôt et de répondre à une interpellation inachevée. De plus, la phrase italienne compagne di morte, sur laquelle la voix se déploie si bien, étant supprimée en français et remplacée par un silence, laisse dans la partie de chant une lacune que rien ne saurait justifier. La belle pensée du compositeur serait reproduite sans altération, si, au lieu des mots que je viens de désigner, on lui eût adapté ceux-ci:

 
Ombres, larves, pâles compagnes de la mort!
 

Sans doute le poëte n'eût pas su se contenter de la structure de ce quasi-vers, et plutôt que de manquer aux règles de l'hémistiche, il a inutile, défiguré, détruit l'une des plus étonnantes inspirations de l'art musical. C'était quelque chose de si important, en effet, que les vers de M. du Rollet! Madame Viardot, faisant à cette occasion de l'éclectisme et n'osant pas supprimer les mots Divinités du Styx, devenus célèbres et que tous les amateurs attendent quand on exécute ce morceau, a conservé en partie la mutilation de du Rollet, et réinstallé la seconde phrase de l'air italien avec les mots: Pâles compagnes de la mort. C'est toujours cela de gagné!

Quelle fière joie doit ressentir en son cœur la cantatrice qui, sûre d'elle-même, voyant à ses pieds un auditoire frémissant, et soutenue par les ailes du génie dont elle est l'interprète, s'apprête à commencer cet air! Cela doit ressembler au bonheur de l'aigle s'élançant d'un pic élevé pour nager libre dans l'espace!.....

Gluck a souvent mis en usage dans toutes ses partitions, mais dans Iphigénie en Tauride plus qu'ailleurs, un genre d'accompagnement pour le récitatif simple, qui consiste en accords à quatre parties, tenus sans interruption par la masse entière des instruments à cordes, pendant toute la durée de la récitation musicale des vers. Cette harmonie stagnante produit sur les organes des auditeurs inattentifs, et le nombre en est grand, un effet de torpeur et d'engourdissement irrésistible, et finit par les plonger dans une lourde somnolence qui les rend complétement indifférents aux plus rares efforts du compositeur pour les émouvoir. Il était vraiment impossible de trouver quelque chose de plus antipathique à des Français que ce long et obstiné bourdonnement. On ne peut donc pas s'étonner qu'il arrive à beaucoup d'entre eux d'éprouver à la représentation des ouvrages de Gluck autant d'ennui que d'admiration. Ce qui doit surprendre, c'est que le génie puisse s'abuser ainsi sur l'importance des accessoires, au point de se servir de moyens qu'un instant de réflexion lui ferait rejeter comme insuffisants ou dangereux, et dans lesquels réside la cause obscure des mécomptes cruels que ses productions les plus magnifiques lui font trop souvent éprouver.

Une autre cause encore concourt, dans l'orchestre de Gluck, à produire cette redoutable monotonie, c'est la simplicité des basses, qui ne sont presque jamais dessinées d'une façon intéressante, et se bornent à soutenir l'harmonie en frappant d'une façon monotone les temps de la mesure ou en suivant note contre note le rhythme de la mélodie. Aujourd'hui les compositeurs habiles ne dédaignent plus aucune partie de l'orchestre, s'attachent à répandre sur toutes de l'intérêt et à varier les formes rhythmiques autant que possible. L'orchestre de Gluck en général a peu d'éclat, si on le compare, non pas aux masses grossièrement bruyantes, mais aux orchestres bien écrits des vrais maîtres de notre siècle. Cela tient à l'emploi constant des instruments à timbre aigu dans le médium, défaut rendu plus sensible par la rudesse des basses, écrites fréquemment, au contraire, dans le haut et dominant alors outre mesure le reste de la masse harmonique. On trouverait aisément la raison de ce système, qui ne fut pas, du reste, exclusivement le partage de Gluck, dans la faiblesse des exécutants de ce temps-là; faiblesse telle, que l'ut au-dessus des portées faisait trembler les violons, le la aigu les flûtes, et le les hautbois. D'un autre côté, les violoncelles paraissant (comme aujourd'hui encore en Italie) un instrument de luxe dont on tâchait de se passer dans les théâtres, les contre-basses demeuraient chargées presque seules de la partie grave; de sorte que si le compositeur avait besoin de serrer son harmonie, il devait nécessairement, vu l'impossibilité de faire entendre assez les violoncelles et l'extrême gravité du son des contre-basses, écrire cette partie très-haut afin de la rapprocher davantage des violons.

Depuis lors on a senti en France et en Allemagne l'absurdité de cet usage; les violoncelles ont été introduits dans l'orchestre en nombre supérieur à celui des contre-basses; d'où il est résulté que les basses de Gluck, dans plusieurs endroits de ses ouvrages, se trouvent aujourd'hui placées dans des circonstances essentiellement différentes de celles qui existaient de son temps, et qu'il ne faut pas lui reprocher l'exubérance qu'elles ont acquise malgré lui aux dépens du reste de l'orchestre. Il s'est abstenu si constamment des sons graves de la clarinette, de ceux du cor et des trombones, qu'il semble ne les avoir pas connus. Une étude approfondie de son instrumentation nous entraînerait trop loin de notre sujet; disons seulement qu'il a employé le premier en France, et une seule fois, la grosse caisse (sans cymbales) dans le chœur final d'Iphigénie en Aulide, les cymbales (sans grosse caisse) le triangle et le tambourin dans le premier acte d'Iphigénie en Tauride; instruments dont on fait aujourd'hui un emploi si stupide et un abus si révoltant.