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A travers chants: études musicales, adorations, boutades et critiques

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Voici la traduction exacte des paroles de ce chœur cabriolant:

 
Qui sert et qui règne
Est né pour les peines;
Le trône n'est pas
Le comble du bonheur.
Douleurs, soucis,
Soupçons, inquiétudes,
Sont les tyrans des rois.
 

Et il faut voir, vers la fin du morceau, sur quel bouffon crescendo et avec quel redoublement de jovialité dans les voix et dans l'orchestre sont ramenés ces mots:

 
Vi sono le cure,
Gli affani, i sospetti,
Tiranni de' re.
 

On n'en peut croire ses yeux. C'est bien le cas de modifier l'expression d'Horace;

Homère ici ne sommeille pas, il délire.

Que se passe-t-il donc à certains moments dans ces grands cerveaux?.. On pleurerait de douleur à ce spectacle.

 
......
 

Je n'ai rien dit des airs de danse d'Alceste. La plupart sont gracieux et d'une gaieté charmante. Ils ne me semblent pas néanmoins avoir la valeur musicale des ballets d'Armide et des deux Iphigénies.

J'ai à parler maintenant de trois autres opéras écrits sur le sujet d'Alceste.

Commençons par celui de Guglielmi. Si, en analysant la partition de Gluck, j'ai été souvent au-dessous de ma tâche et embarrassé pour varier les formes de l'éloge, ici mon embarras ne sera pas moindre pour exprimer le contraire de l'admiration.

Il y eut trois Guglielmi, et dans le catalogue des œuvres d'aucun d'eux, l'Alceste ne se trouve mentionnée. C'est heureux pour tous les trois. Croirait-on que le malheureux qui écrivit celle que j'ai sous les yeux a pris le texte même de Calsabigi mis en musique par Gluck? Il a osé, ce pygmée, lutter corps à corps avec le géant, comme Bertoni l'avait déjà fait pour Orfeo. L'histoire de l'art fournit plusieurs exemples d'un même livret d'opéra ainsi mis en musique par plusieurs compositeurs. Mais on n'a conservé le souvenir que des partitions victorieuses dont l'auteur a tué son prédécesseur. Rossini, en refaisant la musique du Barbiere, a tué Paisiello; Gluck, en refaisant Armide, a tué Lulli. En pareil cas, le meurtre seul peut justifier le vol. Cela est vrai, même quand un musicien traite le sujet d'un de ses devanciers, sans lui prendre précisément le texte de son opéra. Ainsi Beethoven, en écrivant la partition de Fidelio, dont le sujet est emprunté à la Léonore de M. Bouilly, tua du même coup Gaveaux et Paër, auteurs l'un et l'autre d'une Léonore, et le Guillaume Tell de Grétry me semble bien malade depuis la naissance de celui de Rossini.

Le Guglielmi, quel qu'il soit, auteur de la nouvelle Alceste, n'a pas de meurtre semblable à se reprocher. Sa partition est bien écrite, dans le style à la mode au commencement de notre siècle; cela ressemble à tout ce qu'on produisait alors sur les théâtres d'Italie. La mélodie est en général banale, l'harmonie pure, correcte, mais banale aussi, l'instrumentation honnêtement insignifiante; quant à l'expression, il faut en reconnaître presque partout la nullité, quand elle n'est pas d'une fausseté absolue; et l'ensemble de l'œuvre est tout à fait sans caractère. Alceste chante des airs à roulades, riches en gammes ascendantes, en trilles, mais fort pauvres d'accents et de sentiment dramatique. Quelques scènes paraissent même tellement dépourvues de prétentions à ces qualités, qu'elles en sont comiques. Dans la scène du temple, le récitatif du prêtre:

 
L'altare ondeggia
Il tripode vacilla
 

ne peut être mis en regard du sublime récitatif du prêtre de Gluck:

 
Le marbre est animé,
Le saint trépied s'agite,
 

sans provoquer le rire du lecteur; que serait-ce de l'auditeur?

Guglielmi s'est gardé, pour cette scène imposante, d'écrire une marche religieuse. C'est un trait d'esprit de sa part. Il n'a point fait non plus d'ouverture. En revanche, un trait monumental de sottise nous est offert par le chœur du peuple après l'oracle:

 
Che annunzio funesto!
Fuggiamo da questo
Soggiorno d'orrore!
 
 
Quel oracle funeste
Fuyons! nul espoir ne nous reste!
 

Le compositeur italien a cru trouver là une belle occasion de faire étalage de son savoir de contre-pointiste. Comme il est question d'une foule qui fuit consternée, et que le mot fuga veut dire fuite (mais fuite des parties de chant qui, entrant successivement, semblent se fuir et se poursuivre), il a imaginé d'écrire une longue fugue, très-bien faite, ma foi, mais où il est question de l'art de traiter un thème, de faire une exposition, une contre-exposition, une stretta sur la pédale, d'amener épisodiquement des imitations canoniques, etc., et point du tout d'exprimer le sentiment de terreur des personnages. Dans Gluck, après un mouvement très-lent, où elle dit d'un ton bas et consterné: «Quel oracle funeste!» la foule se disperse rapidement en répétant sur un mouvement vif, d'une façon en apparence désordonnée: «Fuyons, nul espoir ne nous reste!» Cet allegro, d'un admirable laconisme, n'a que dix-huit mesures. La fugue de Guglielmi en a cent vingt; il faut en conséquence que les choristes, en chantant: Fuyons! restent fort longtemps et fort tranquillement en place. Le contraste entre les deux partitions est plus plaisant encore pour l'air suivant.

Une agréable gaieté respire dans le thème de Guglielmi:

 
Ombre, larve, compagne di morte,
Non vi chiedo, non voglio pieta.
 
 
(Divinités du Styx, ministres de la mort,
Je n'implorerai point votre pitié cruelle!)
 

Il y a de plus, dans le milieu de l'air, à ces mots: «Non v' offenda si giusta pieta!» un trait vocalisé volant comme une flèche jusqu'à l'ut suraigu, qui a dû faire chaudement applaudir la prima-donna chargée du rôle d'Alceste. Le chœur final de ce premier acte, est plus brillant et tout aussi jovial que celui de Gluck, et, je dois l'avouer, moins plat. Il paraît que décidément il faut parler gaiement des malheurs de la condition humaine.

 
Qui serve e chi regna
E nato alle pene,
 

Au second acte, le fameux morceau d'Alceste, éperdue de terreur:

 
Chi mi parla? che rispondo?
 

est intitulé cavata. C'est dans le fait une espèce de cavatine fort régulière et surtout fort tranquille, plus tranquille encore dans l'orchestre que dans le chant. L'Alceste de Guglielmi est courageuse, et n'a pas, comme celle de Gluck, de folles terreurs en entendant la voix des dieux infernaux, en voyant les sombres lueurs du Tartare. Son sang-froid atteint surtout les dernières limites du comique, à la conclusion de la phrase:

 
Il vigor mi resta a pena
Per doler mi e per tremar,
 

où le musicien, pour mieux accomplir la cadence, répète trois fois comme on répétait alors le mot felicità.

 
E per tremar, e per tremar,
E per tremar.
 

Le chœur des esprits infernaux:

 
E vuoi morire o misera!
 

celui que Gluck écrivit sur une seule note entourée de si terribles harmonies, est à deux parties et d'un tour mélodique… gracieux. Le troisième acte, entre autres bouffonneries, contient un grand air de bravoure d'Admète et un duo, dans lequel les deux époux cherchent à consoler leurs enfants, avec accompagnement d'un orchestre très-consolé. On me permettra de ne pas pousser plus loin cette analyse…

L'Alceste de Schweizer fut écrite sur un texte allemand de Wieland. La pièce diffère beaucoup du poëme de Calsabigi. Il y a seulement quatre personnages: Alceste, Admète, Parthenia et Hercule. On y trouve deux chœurs, deux duos, deux trios et beaucoup d'airs à plusieurs mouvements, composés d'un petit andante s'enchaînant avec un petit allegro, et contenant chacun une longue vocalise. Tout cela est correctement écrit selon les us et coutumes d'une petite école mixte germano-italienne, qui fut longtemps en honneur en Allemagne. Le chant y est plus lourd sans être plus expressif que chez Guglielmi; on subit dans tous les airs les mêmes traits vocalisés, mais un peu plus roides et tout aussi ridicules. Le petit orchestre y est traité avec soin; il faut y louer une certaine adresse dans l'art de tisser l'harmonie et d'enchaîner les modulations. C'est la musique d'un bon maître d'école qui a longtemps enseigné le contre-point, que tout le monde dans son endroit respecte, le saluant avec affection, l'appelant Herr doctor, ou Herr professor, ou Herr capell meister; qui a beaucoup d'enfants, lesquels savent tous un peu de musique, voire même un peu de français. A six heures du soir, ce petit monde s'assemble dans la maison paternelle autour d'une grande table. On lit pieusement la Bible; une moitié de l'auditoire tricote, l'autre moitié fume en avalant de temps en temps un verre de bière, et toutes ces honnêtes personnes s'endorment à neuf heures avec la conscience d'une journée bien remplie et la certitude de n'avoir pas écrit ou frappé sur le clavecin une dissonance mal préparée ou mal résolue. Ce Schweizer, dont la musique me donne de lui des idées si patriarcales, fut peut-être garçon et n'eut des qualités de famille que je lui attribue que celles de bien savoir le contre-point, de bien fumer et de bien boire. Il fut, en tout cas, maître de chapelle du duc de Gotha, et son Alceste, digne ménagère s'il en fut, obtint assez de succès dans cette résidence pour faire ensuite le tour de l'Allemagne, dont tous les théâtres la représentèrent pendant plusieurs années, quand celle de Gluck y était à peine connue. Tel est l'immense avantage de la musique économique, employant de petits moyens pour rendre de petites idées, et d'une incontestable médiocrité.

 

Il y a une ouverture à cette partition, une honnête ouverture, dans le genre des ouvertures de Handel, commençant par un mouvement grave dans lequel se trouvent les marches de basses et les progressions de septièmes voulues; puis vient une fugue d'un mouvement modéré, une fugue à un sujet, claire, pure, mais insipide aussi et froide comme de l'eau de puits. Ce n'est pas plus l'ouverture d'Alceste que celle de tout autre opéra, c'est de la musique bien portante, sans mauvaises passions, et qui ne peut faire ni tort ni honneur au brave homme qui l'écrivit. Je n'en dirai pas autant d'un air d'Alceste au premier acte, où se trouve une vocalise terminée par un trille, sur ces mots «mein Tod» (ma mort), qui eût fait Gluck s'évanouir d'indignation. La Parthenia en fait bien d'autres dans ses airs; elle vous lance à tout bout de chant des fusées, des arpéges, montant jusqu'au contre-ré et au contre-fa suraigus, et ornés de ces notes piquées semblables pour le rhythme au caquet des poules en gaieté, et pour le timbre, au cri d'un petit chien dont on écrase la queue, des traits enfin trop fidèlement imités de ceux que Mozart eut le malheur d'écrire pour la reine de la nuit dans la Flûte magique, et pour dona Anna dans un air de Don Juan. Hercule ne roule et ne roucoule pas mal non plus; il roule même depuis le fa aigu de la voix de basse jusqu'au contre-ut grave, le dernier du violoncelle; deux octaves et demie. Il paraît qu'il y avait alors à Gotha un gaillard doué d'une voix exceptionnelle. Admète seul ne se livre pas à de trop grandes excentricités, les traits et les trilles de son rôle ne s'y trouvent que pour constater la filiation de cette œuvre, appartenant, je l'ai déjà dit, à une école italienne germanisée. Ce n'est pas la peine de citer les deux chœurs; ils viennent là seulement pour dire… qu'ils n'ont rien à vous dire. (Ce mot est de Wagner, je ne veux pas le lui voler.)

Il me reste à parler maintenant de l'Admetus de Handel, dont je connaissais un morceau seulement et dont j'ai pu dernièrement me procurer la grande partition. Malgré son titre à désinence latine, c'est encore un opéra italien écrit pour un théâtre de Londres par le célèbre maître allemand naturalisé Anglais. Il fait partie de la nombreuse collection d'ouvrages de ce genre dus à la plume infatigable de Handel et qu'il destinait chaque année aux chanteurs italiens engagés pour la saison, comme on écrit maintenant des albums pour le premier jour de l'an. Admetus, canevas lyrique sur le sujet d'Alceste, n'est en effet qu'une grosse collection d'airs; ainsi que Julius Cæsar, Tamerlane, Rodelinda, Scipio, Lotharius, Alexander, etc., du même auteur, ainsi que les opéras de Buononcini, son prétendu rival, et ceux de beaucoup d'autres.

Le premier acte d'Admetus contient neuf airs, le deuxième en contient douze, et le troisième neuf et un duo, et un petit chœur des banquettes. Il s'y trouve de plus une ouverture et une sinfonia servant d'introduction au second acte. Quant aux récitatifs, accompagnés probablement au clavecin, suivant l'usage du temps, on ne les a pas jugés d'assez d'importance pour les publier dans la grande partition, et il est permis de croire que Handel ne s'était même pas donné la peine de les écrire. Il y avait alors des copistes intelligents, dont le métier consistait à noter, selon une formule invariable, le dialogue servant à amener les morceaux de musique, et à donner à ces espèces de concerts en costumes une apparence de drame. Il est impossible, à la lecture de ces trente airs, de reconnaître quelle fut précisément la donnée du canevas scénique d'Admetus. Il n'y est jamais question de l'action, et pas un nom de personnage ne s'y trouve même prononcé. Chacun des airs est désigné seulement par le nom du chanteur ou de la cantatrice qui l'exécutait.

Ainsi il y en a sept pour le signor Senesino, huit pour la signora Faustina, sept pour la signora Cuzzoni, quatre pour le signor Baldi, deux pour le signor Boschi, et un seulement pour la pauvre signora Dotti et pour le malheureux signor Palmerini, qui venaient sans doute tous les deux dire leur petite affaire, pour donner aux dieux et aux déesses, si richement partagés, le temps de respirer. L'unique duetto est chanté un peu avant la fin du concert par le signor Senesino et la signora Faustina, sans doute Admète et Alceste. Les paroles n'indiquent rien autre que deux amants ou époux heureux de se retrouver:

 
Alma mia
Dolce ristore,
Io ti stringo,
Io t'abbrachio,
In questo sen.
 

Il est accompagné par deux parties d'orchestre seulement, les violons et les basses; et l'on trouve dans les parties de chant une ombre de sentiment, quelques velléités de passion, d'autant plus agréables que ces qualités sont fort rares dans les vingt-neuf airs qui précèdent ce duo. Malheureusement l'orchestre fait entendre, avant et après l'entrée des voix, de petites ritournelles d'une grosse gaieté, dont le caractère un peu grotesque ramène l'auditeur, bien loin de toute impression poétique, à la lourde prose du contre-pointiste. Quant aux trente airs, ils sont à peu près tous taillés sur le même patron. L'orchestre, soit à quatre parties d'instruments à cordes, soit à trois ou à deux parties seulement, enrichi parfois de deux hautbois, ou de deux flûtes traversières, ou de deux cors et de deux bassons, déroule d'abord une ritournelle, en général assez longue, après laquelle le chant expose le thème à son tour. Ce thème, d'un tour mélodique peu gracieux, est accompagné souvent par les basses seules, qui frappent lourdement un dessin analogue à celui du chant. Après quelques mesures de développements faits dans un système de parties à rhythme semblable ou à peu près, la voix presque toujours s'empare d'une syllabe quelconque, favorable à la vocalisation ou non, coupe ainsi un mot en deux et déroule sur la première moitié un long passage. Souvent ce passage est interrompu par des silences, sans que le mot soit achevé pour cela; il est semé de trilles, de notes syncopées et répercutées qui conviendraient beaucoup mieux à un trait instrumental qu'à une roulade vocale; le tout est lourd et roide comme une chaîne de cabestan. Ajoutons que souvent aussi une partie d'orchestre suit la voix à l'unisson ou à l'octave, et augmente par son adjonction la roideur de la vocalise. Le plus curieux de tous ces passages se trouve dans l'air de la signora Faustina (que je suppose être Alceste) sur la seconde syllabe du mot risor-ge,

 
In me a poco a poco
Risorge l'amor.
 

En général le compositeur paraît avoir mesuré la longueur de ses vocalises à la célébrité du dio ou de la diva qui devait le chanter. Les passages des airs de la Faustina, cette déesse élève de Marcello et qui fut la femme de Hasse, sont interminables; ceux de la Cuzzoni sont un peu moins longs; ceux du signor Baldi moins longs encore; la povera ignota Dotti, dans son air unique, n'en a pas. Quand le passage de rigueur est arrivé à sa cadence de conclusion, une seconde partie de l'air conduit le chant dans un des tons relatifs du ton principal, une nouvelle cadence s'accomplit dans ce nouveau ton, presque toujours avec accompagnement des basses seules, et l'on recommence jusqu'au point d'orgue final.

On doit supposer qu'assujetti à l'application constante de ce procédé, le musicien ne pouvait guère se préoccuper de la vérité d'expression et de caractère. Handel en effet n'y songeait guère et ses chanteurs se fussent révoltés s'il y eût songé.

Je n'ai rien dit de l'ouverture ni de la sinfonia qui ouvre le second acte. Je ne saurais, par l'analyse, donner une idée d'une pareille musique instrumentale. Cet Admetus précéda de plusieurs années l'Alceste italienne de Gluck. Peut-être même fut-il représenté à l'époque où ce dernier, jeune encore, écrivait pour le théâtre italien de Londres de mauvais ouvrages, tels que Pyrame et Thisbé et la Chute des Géants. On peut supposer alors que l'Admetus donna à Gluck l'idée de son Alceste.

C'est sans doute aussi après avoir entendu les deux mauvais opéras italiens de Gluck que Handel dit un jour, en parlant de lui: «Mon cuisinier est plus musicien que cet homme-là.»

Handel, il faut le croire, était trop impartial pour ne pas rendre pleine justice à son cuisinier. Reconnaissons seulement que, depuis le jour où l'auteur du Messie formula ce jugement sur Gluck, celui-ci a fait de notables progrès et laissé bien loin derrière lui l'artiste culinaire.

Je me résume, et, tout en tenant compte de l'état où se trouvait l'art en France, en Allemagne et en Italie, aux époques diverses où ces ouvrages furent écrits, l'Alceste de Handel me paraît supérieure à l'Alceste de Lulli, celle de Schweiser à celle de Handel, celle de Guglielmi à celle de Schweiser, et, en somme, ces quatre ouvrages, à mon avis, ressemblent à l'Alceste de Gluck, comme les figures grotesques taillées avec un canif dans un marron d'Inde pour divertir les enfants ressemblent à une tête de Phidias.

REPRISE DE L'ALCESTE DE GLUCK
A L'OPÉRA

Cette reprise tant de fois annoncée, et retardée par diverses causes, a eu lieu le 21 octobre 1861, avec un magnifique succès; et ce-jour-là les prévisions fâcheuses, les pronostics malveillants ont reçu le plus éclatant démenti.

L'auditoire a paru frappé de la majestueuse ordonnance de l'œuvre dans son ensemble, de la profondeur de l'expression mélodique, de la chaleur du mouvement scénique et de mille beautés qui sont pour lui originales et nouvelles, telle est leur dissemblance avec ce qu'on produit, en général, sur notre grande scène aujourd'hui. Je penche à croire une notable partie du public plus capable qu'autrefois de sentir et de comprendre une partition pareille. L'éducation musicale a fait des progrès d'une part, et, de l'autre, à force d'indifférence, on en est venu à ne plus éprouver de haine pour le beau. La plupart des habitués de l'Opéra, contre leur usage, étaient venus pour entendre et non pour voir et pour être vus. On a écouté, on a réfléchi, et, comme le disait Gluck d'un enfant qui avait pleuré à la première représentation d'Alceste, on s'est laissé faire. Les Polonais n'ont pas manqué, tout comme pour Orphée, de déclarer le chef-d'œuvre assommant, insupportable. Mais on s'y attendait, et l'on n'a tenu compte de leurs doléances.

Cette reprise, venue à point, nous le croyons, ne peut qu'exercer une excellente influence sur le goût général des amateurs de musique et détruire bien des préjugés. Il est seulement à regretter qu'on n'ait pas pu la faire dans des conditions de fidélité plus rigoureuses. L'obligation de transposer d'un bout à l'autre le rôle d'Alceste, pour l'approprier à la voix de madame Viardot, et les modifications de détails qui devaient nécessairement résulter de cette transposition, ont, en maint endroit, altéré la physionomie de l'ouvrage. Quelques airs perdent peu, il est vrai, à être ainsi baissés, mais l'effet de beaucoup d'autres est affaibli, pour ne pas dire détruit; l'orchestration devient flasque, sourde; l'enchaînement des modulations n'est plus celui de l'auteur, puisque la nécessité de préparer la transposition et celle de rentrer dans le ton primitif après les morceaux transposés oblige d'en suivre un autre. Ce n'est pas ici le lieu de faire un cours de composition musicale; on comprendra aisément, d'ailleurs, que de tels bouleversements, praticables, dans une certaine mesure, pour des fragments isolés, destinés au concert, deviennent désastreux apportés à un opéra entier qu'on rend à la scène.

«Plus on s'attache à chercher la perfection et la vérité, a dit Gluck dans sa préface d'Elena et Paride, plus la précision et l'exactitude deviennent nécessaires. Les traits qui distinguent Raphaël de la foule des peintres sont en quelque sorte insensibles; de légères altérations dans les contours ne détruiront point la ressemblance dans une tête de caricature, mais elles défigureront entièrement le visage d'une belle personne.»

Cette proposition s'applique à tous les genres d'infidélité dans l'exécution des œuvres musicales, mais elle est surtout vraie quand il s'agit des œuvres de Gluck.

Hâtons-nous de reconnaître que, sous tous les autres rapports, l'exécution d'Alceste à l'Opéra est d'une assez respectueuse exactitude. Les chanteurs ne changent presque pas une note de leurs rôles; les mélodies, les récitatifs, les chœurs sont reproduits absolument tels que l'auteur les écrivit. Quelques personnes croient qu'on a ajouté à l'orchestration des instruments à vent; c'est une erreur. M. Royer, considérant que les instruments à cordes remplissent le rôle principal dans l'orchestre d'Alceste, a seulement voulu leur donner plus de puissance en en augmentant un peu le nombre. Celui des violons, en conséquence, a été porté à vingt-huit, celui des altos à dix, celui des violoncelles à onze, et celui des contre-basses à neuf. On ne peut qu'applaudir à cette mesure, qui ne sera pas, il faut l'espérer, adoptée désormais pour Alceste seulement, et qui rendra l'orchestre de l'Opéra plus riche encore que celui de Covent-Garden, à Londres, l'un des plus puissants de l'Europe. On a engagé aussi un trombone-basse, nécessaire pour l'exécution de certaines notes graves que les trombones-ténors dont on se sert exclusivement à l'Opéra ne possèdent pas. La reprise d'Alceste, qui eut lieu en 1825, ne fut, à beaucoup près, ni aussi soignée ni aussi complète que celle à laquelle nous venons d'assister. Plusieurs morceaux furent alors indignement mutilés, quantité d'autres, et des plus admirables, supprimés. On vient de nous les rendre à peu près tous, et intacts. «Comment, à peu près? direz-vous. Les chefs du service musical de l'Opéra parlent pourtant, avec une satisfaction qui les honore, de leur respect pour la partition, et se montrent tout fiers de n'avoir point à se reprocher les attentats de 1825.» Cela me rappelle ces héros populaires qui, le 29 juillet 1830, s'écriaient dans l'ardeur de leur enthousiasme: «Ah! on ne dira rien contre la révolution cette fois, ni contre nous. Nous sommes les maîtres de Paris, depuis quarante-huit heures, et nous n'avons rien volé, rien détruit!» Ils étaient tout fiers de n'être pas des brigands.

 

Il y avait pourtant bien quelques petites choses à dire.

Mais il faut rendre justice à cette probité relative. Ici le mieux est ami du bien. L'esprit général du personnel de l'Opéra a d'ailleurs été excellent pendant les études, que tout le monde a faites avec zèle et le plus grand soin. Et, certes, la tâche n'était facile à remplir pour personne. Le désordre dans lequel se trouvaient la partition et les parties de chœur et d'orchestre eût été tel, augmenté par les transpositions, qu'on a dû recopier tout comme s'il se fût agi d'un opéra nouveau. On pouvait voir, par l'inexactitude des anciennes copies, par l'absence des nuances, des indications de mouvement, par les fautes qu'on y remarquait, combien nos pères étaient peu exigeants pour l'exécution des opéras. Pourvu que le rôle principal fût confié à un grand artiste, ils faisaient bon marché du reste, et n'allaient pas trop s'enquérir de l'intelligence de l'orchestre ni de celle de son chef, nommé alors (avec juste raison) batteur de mesure. Les choristes et les coryphées chantaient toujours assez juste, et quelques fausses notes dans l'harmonie des instruments ou des voix ne les choquaient pas trop.

 
Les délicats sont malheureux,
Rien ne saurait les satisfaire.
 

Le public, cette fois, n'a pourtant pas paru trop malheureux.

Disons que, pour Alceste, les erreurs et les grossièretés de l'exécution ont toujours été dues en grande partie à la paresse de Gluck, pour qui il semble que la rédaction attentive et soignée de ses œuvres ait été un travail au-dessus de ses forces. Ses partitions furent toutes écrites avec un incroyable laisser-aller. Quand on en vint ensuite à les graver, le graveur ajouta ses fautes à celles du manuscrit, et il ne paraît pas que l'auteur ait daigné s'occuper alors de la correction des épreuves. Tantôt les premiers violons sont écrits sur la ligne des seconds, tantôt les altos, devant être à l'unisson des basses, se trouvent, par suite d'un col basso négligemment jeté, écrits à la double octave haute de celles-ci, et font, en conséquence, entendre parfois les notes de la basse au-dessus de celles de la mélodie; l'auteur ici oublie d'indiquer le ton des cors; ailleurs il a négligé d'indiquer même l'instrument à vent qui doit exécuter une partie saillante; est-ce une flûte, un hautbois, une clarinette? on ne sait. Quelquefois il écrit sur la ligne des contre-basses quelques notes importantes pour les bassons, puis il ne s'occupe plus d'eux et l'on ne peut savoir ce qu'ils deviennent ensuite.

Dans la partition de l'Alceste italienne, imprimée à Vienne et un peu moins incorrecte que la partition française, on trouve des causes d'erreurs pour les copistes et les exécutants, telles que celles-ci: Le mot Bos s'y trouve fréquemment; qu'est-ce que Bos? C'est une faute d'impression; il fallait Pos. Mais qu'est-ce donc que Pos? C'est l'abréviation du mot allemand Posaunen, qui signifie trombones; et l'on est d'autant plus pardonnable de ne pas le deviner que partout ailleurs, dans la même partition, il désigne les trombones par leur nom italien de tromboni. Je n'ai pu savoir exactement quel instrument il a voulu désigner dans l'Alceste italienne par le mot bizarre de chalamaux; est-ce la clarinette employée dans le chalumeau? le doute est permis.

Je n'en finirais pas de décrire un tel désordre. Il y a même, dans la grande partition française, par suite d'une faute de copie, une cacophonie d'instruments de cuivre, digne de certaines partitions modernes, qui ferait bondir et hurler de douleur l'auditoire le plus amoureux de l'horrible, et qui a l'air d'avoir été écrite, comme on en écrit maintenant, avec la plus scrupuleuse férocité.

Gluck dit dans une de ses lettres: «Ma présence aux répétitions de mes ouvrages est aussi indispensable que le soleil l'est à la création.» Je le crois bien, mais elle l'eût été un peu moins s'il se fût donné la peine d'écrire avec plus d'attention et s'il n'eût pas laissé aux exécutants tant d'intentions à deviner et tant d'erreurs à rectifier. Aussi ne se figure-t-on pas ce que ses œuvres deviennent quand on les représente dans les théâtres où les traditions ne se sont pas conservées. J'ai vu une représentation d'Iphigénie en Tauride, à Prague, qui m'eût donné le choléra, si je n'avais fini par en rire de tout mon cœur. La mise en scène était digne du reste. Au dénouement, le vaisseau sur lequel Oreste et sa sœur allaient monter pour retourner en Grèce, était orné d'une triple rangée de canons.

L'exécution musicale ni la mise en scène des œuvres de Gluck à l'Opéra de Paris n'ont rien de commun avec ces exhibitions grotesques. Cette fois-ci surtout, on a donné au grand homme un palais peuplé de serviteurs dévoués et intelligents; partout ailleurs (excepté à Berlin), il serait dans une grange. Les chanteurs et les instrumentistes de l'Opéra ne sont pas, il faut en convenir, entrés tout d'abord dans l'esprit de ce noble style; mais au fur et à mesure que le nombre des répétitions augmentait, ils sentaient le charme les prendre, et l'intelligence leur venait avec le sentiment de ces beautés si nouvelles pour eux. C'est que, lorsqu'il s'agit des œuvres de Gluck, rien n'est plus différent de l'exécution rêvée par l'auteur qu'une certaine exécution fidèle, mais plate, et qui consisterait à dire la note seulement. Il faut à une fidélité absolue dans le chant, dans le rhythme, dans les accents, dans tout, unir en outre une manière de phraser les mélodies, un ménagement des nuances, une articulation des mots tels que, sans ces qualités, la divine fleur d'expression qui rend ces œuvres si émouvantes n'a plus ni couleurs ni parfums, et que l'œuvre entière périt. Gluck avait raison de trouver sa présence aux répétitions de ses ouvrages aussi indispensable que le soleil l'est à la création.

Lui seul pouvait tout éclairer, tout animer, donner à tout la chaleur et la vie. Mais il eut cruellement à souffrir. Ses interprètes mirent sa patience à de rudes épreuves.

A son époque, les chœurs n'agissaient pas; plantés à droite et à gauche de la scène comme des tuyaux d'orgues, ils récitaient leur leçon avec un calme désespérant. Ce fut lui qui tenta de les ranimer; il leur indiquait les gestes et les mouvements à faire; il se consumait en efforts, et il eût succombé à la peine sans la robuste nature dont il était doué. A l'une des dernières répétitions d'Alceste, il venait de tomber sur un siége ruisselant et fumant, comme s'il eût été plongé dans le Styx, quand la femme du maître des ballets, qui s'était constituée sa garde attentive, lui apporta un grand verre de punch: «O ma houri, dit-il en lui baisant les mains, vous me ranimez. Sans vous, j'allais boire au Cocyte.»

Je ne sais quelle fut la nature du talent de mademoiselle Levasseur, qui joua la première à Paris le rôle d'Alceste; cette actrice passe pour avoir eu une grande voix dont elle faisait un assez médiocre emploi. La Saint-Huberti, qui lui succéda, fut au contraire une véritable artiste; il n'en pouvait guère être autrement, Gluck lui-même s'était chargé de son éducation musicale. Mademoiselle Maillard, la troisième Alceste, était grande, belle et bête.