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Les soirées de l'orchestre

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Ce fut un an après l'apparition de Fernand Cortez que Spontini fut nommé directeur du Théâtre-Italien. Il avait réuni une troupe excellente, et c'est à lui que l'on dut d'entendre pour la première fois, à Paris, le Don Giovanni de Mozart. Les rôles étaient ainsi distribués: don Giovanni, Tacchinardi; Leporello, Barilli; Mazetto, Porto; Ottavio, Crivelli; donna Anna, madame Festa; Zerlina, madame Barilli.

Néanmoins, malgré les services éminents que Spontini rendait à l'art dans sa direction du Théâtre-Italien, une intrigue, d'une espèce assez vulgaire, l'obligea bientôt a l'abandonner. Paër, d'ailleurs, dirigeant à la même époque le petit théâtre italien de la cour, et peu charmé des succès de son rival sur la vaste scène de l'Opéra, affectait de le dénigrer, le traitait de renégat, l'appelant pour le franciser M. Spontin et le faisait en mainte circonstance tomber dans ces piéges que le signor Astucio, on le sait, tendait si bien.

Redevenu libre, Spontini écrit un opéra de circonstance, Pélage ou le Roi de la Paix, aujourd'hui oublié; puis les Dieux rivaux, opéra-ballet, en société avec Persuis, Berton et Kreutzer. Lors de la reprise des Danaïdes, Salieri, trop vieux pour quitter Vienne, lui confia le soin de diriger les études de son ouvrage, en l'autorisant à y faire les changements et les additions qu'il jugerait nécessaires. Spontini se borna à retoucher, dans la partition de son compatriote, la fin de l'air d'Hypermnestre: «Par les larmes dont votre fille,» en y ajoutant une coda pleine d'élan dramatique. Mais il composa pour elle plusieurs airs de danse délicieux et une bacchanale qui restera comme un modèle de verve brûlante et le type de l'expression de la joie sombre et échevelée.

A ces divers travaux succéda la composition d'Olympie, grand opéra en trois actes. A sa première apparition, ni à la reprise qu'on en fit en 1827, celui-ci ne put obtenir la succès qui, selon moi, lui était dû. Diverses causes concoururent fortuitement à en arrêter l'essor. Les idées politiques elles-mêmes lui firent la guerre. L'abbé Grégoire occupait alors beaucoup l'opinion. On crut voir une intention préméditée de faire allusion à ce célèbre régicide dans la scène d'Olympie où Statira s'écrie:

 
Je dénonce à la terre
Et vous à sa colère
L'assassin de son roi.
 

Dès lors le parti libéral tout entier se montra hostile à l'œuvre nouvelle. L'assassinat du duc de Berri, ayant fait fermer le théâtre de la rue Richelieu peu de temps après, interrompit forcément le cours de ses représentations, et porta te dernier coup à un succès qui s'établissait à peine, en détournant violemment des questions d'art l'attention publique. Quand, huit ans plus tard, Olympie fut remise on scène, Spontini, nommé dans l'intervalle directeur de la musique du roi de Prusse, trouva à son retour de Berlin un grand changement dans les idées et dans le goût des Parisiens. Rossini, puissamment appuyé par M. de La Rochefoucauld et par toute la direction des Beaux-Arts, venait d'arriver d'Italie. La secte des dilettanti purs délirait au seul nom de l'auteur du Barbiere, et déchirait à belles dents tous les autres compositeurs. La musique d'Olympie fut traitée de plain-chant, M. de La Rochefoucauld refusa de prolonger de quelques semaines le séjour à l'Opéra de madame Branchu, qui seule pouvait soutenir le rôle de Statira, qu'elle joua seulement à la première représentation pour son bénéfice de retraite; et tout fut dit. Spontini, l'âme ulcérée par d'autres actes d'hostilité qu'il serait trop long de raconter ici, repartit pour Berlin, où sa position était digne, sous tous les rapports, et de lui-même et du souverain qui avait su l'apprécier.

A son retour en Prusse, il écrivit pour les fêtes de la cour un opéra-ballet, Nurmahal, dont le sujet est emprunté au poëme de Thomas Moore, Lalla-Rouk. C'est dans cette partition gracieuse qu'il plaça, en la développant et en y ajoutant un chœur, sa terrible bacchanale des Danaïdes. Il refit ensuite la fin du dernier acte de Cortez. Ce dénoûment nouveau, qu'on n'a pas daigné accueillir à l'Opéra de Paris, quand Cortez fut repris il y a six ou sept ans, et que j'ai vu à Berlin, est magnifique et fort supérieur à celui que l'on connaît en France. En 1825, Spontini donna à Berlin l'opéra-féerie d'Alcidor, dont les ennemis de l'auteur se moquèrent beaucoup, à cause du fracas instrumental qu'il y avait introduit, disaient-ils, et d'un orchestre d'enclumes dont il avait accompagné un chœur de forgerons. Cet ouvrage m'est entièrement inconnu. J'ai pu en revanche parcourir la partition d'Agnès de Hohenstaufen, qui succéda à Alcidor au bout de douze ans. Ce sujet dit romantique comportait un style entièrement différent des divers styles employés jusque-là par Spontini. Il y a introduit pour les morceaux d'ensemble des combinaisons fort curieuses et très-ardues, telles, entre autres, que celle d'un orage d'orchestre exécutée pendant que cinq personnages chantent sur la scène un quintette, et qu'un chœur de nonnes se fait entendre au loin accompagné des sons d'un orgue factice. Dans cette scène, l'orgue est imité jusqu'à produire la plus complète illusion, par un petit nombre d'instruments à vent et de contre-basses placés dans la coulisse. Aujourd'hui, que l'on trouve autant d'orgues dans les théâtres que dans les églises, cette imitation, intéressante au point de vue de la difficulté vaincue, peut sembler sans but. Il faut enfin compter, pour clore la liste des productions de Spontini, son Chant du peuple prussien et divers morceaux de musique destinés aux bandes militaires.

Le nouveau roi, Frédéric-Guillaume IV, a conservé les traditions de bienveillance et de générosité de son prédécesseur pour Spontini; malgré le fâcheux éclat d'une lettre, sans doute imprudente, écrite par l'artiste, et qui attira sur lui un jugement et une condamnation. Le roi, non-seulement lui pardonna, mais consentit à ce que Spontini se fixât en France, lorsque sa nomination à l'Institut vint l'obliger d'y rester, et lui donna une preuve évidente de son affection, en lui conservant le titre et les appointements de maître de chapelle de la cour de Prusse, bien qu'il eût renoncé à en remplir les fonctions. Spontini avait été amené à désirer le repos et les loisirs académiques, d'abord par les persécutions et les inimitiés qu'on commençait à lui susciter à Berlin, ensuite par une étrange maladie de l'ouïe, dont il a ressenti longtemps, à diverses reprises, les atteintes cruelles. Pendant les périodes de cette perturbation d'un organe qu'il avait tant exercé, Spontini entendait à peine, et chaque son isolé qu'il percevait lui semblait une accumulation de discordances. De là une impossibilité absolue pour lui de supporter la musique et l'obligation d'y renoncer jusqu'à ce que la période morbide fût passée.

Son entrée à l'Institut se fit noblement et d'une façon qui, il faut le dire, honora les musiciens français. Tous ceux qui auraient pu se mettre sur les rangs sentirent qu'ils devaient céder le pas à cette grande gloire et se bornèrent, en se retirant, à joindre ainsi leurs suffrages à ceux de toute l'Académie des beaux-arts. En 1811, Spontini avait épousé la sœur de notre célèbre facteur de pianos, Érard. Les soins dont elle l'entoura constamment n'ont pas peu contribué à calmer l'irritation, à adoucir les chagrins dont sa nature nerveuse et des motifs trop réels l'avaient rendu la proie pendant les dernières années de sa vie. En 1842, il avait fait un pieux pèlerinage dans son pays natal, où il fonda de ses deniers divers établissements de bienfaisance.

Dernièrement, pour échapper aux idées tristes qui l'obsédaient, il se décide à entreprendre un second voyage à Majolati. Il y arrive, il rentre dans cette maison déserte où il était né soixante-douze ans auparavant; il s'y repose quelques semaines en méditant sur les longues agitations de sa brillante, mais orageuse carrière, et s'y éteint tout d'un coup, comblé de gloire et couvert des bénédictions de ses compatriotes. Le cercle était fermé; sa tâche était finie.

Malgré l'honorable inflexibilité de ses convictions d'artiste et la solidité des motifs de ses opinions, Spontini, quoi qu'on en ait dit, admettait jusqu'à un certain point la discussion; il y portait ce feu qu'on retrouve dans tout ce qui est sorti de sa plume, et se résignait néanmoins, parfois avec assez de philosophie, quand il était à bout d'arguments. Un jour qu'il me reprochait mon admiration pour une composition moderne dont il faisait peu de cas, je parvins à lui donner d'assez bonnes raisons en faveur de cette œuvre d'un grand maître qu'il n'aimait point. Il m'écouta d'un air étonné; puis, avec un soupir, il répliqua en latin: Hei mihi, qualis est!!! Sed de gustibus et coloribus non est disputandum. Il parlait et écrivait aisément la langue latine, qu'il employait souvent dans sa correspondance avec le roi de Prusse.

On l'a accusé d'égoïsme, de violence, de dureté; mais, en considérant les haines incessantes auxquelles il s'est trouvé en butte, les obstacles qu'il a dû vaincre, les barrières qu'il a dû forcer, et la tension que cet état de guerre continuel devait produire dans son esprit, il est peut-être permis de s'étonner qu'il soit demeuré sociable autant qu'il l'était: surtout si l'on tient compte de l'immense valeur de ses créations; et de la conscience qu'il en avait, mises en regard de l'infirmité de la plupart de ses adversaires et du peu d'élévation des motifs qui les guidaient.

Spontini fut avant tout et surtout, un compositeur dramatique dont l'inspiration grandissait avec l'importance des situations, avec la violence des passions qu'il avait à peindre. De là le pâle coloris de ses premières partitions, écrites sur de puérils et vulgaires livrets italiens; l'insignifiance de la musique qu'il appliqua au genre plat, mesquin, froid et faux dont l'opéra-comique de Julie est un si parfait modèle; de là le mouvement ascendant de sa pensée sur les deux belles scènes de Milton, celle où le poëte aveugle déplore le malheur qui le prive à jamais de la contemplation des merveilles de la nature, et celle où Milton dicte à sa fille ses vers sur la création d'Ève et son apparition au milieu des calmes splendeurs de l'Éden. De là enfin la prodigieuse et soudaine explosion du génie de Spontini dans la Vestale, cette pluie d'ardentes idées, ces larmes du cœur, ce ruissellement de mélodies nobles, touchantes, fières, menaçantes, ces harmonies si chaudement colorées, ces modulations alors inouïes au théâtre, ce jeune orchestre, cette vérité, cette profondeur dans l'expression (j'y reviens toujours), et ce luxe de grandes images musicales présentées si naturellement, imposées avec une autorité si magistrale, étreignant la pensée du poëte avec tant de force qu'on ne conçoit pas que les paroles auxquelles elles s'adaptent aient jamais pu en être séparées.

 

Il y a, non pas des fautes involontaires, mais quelques duretés d'harmonie faites avec intention dans Cortez; je ne vois que de très-magnifiques hardiesses en ce genre dans Olympie. Seulement, l'orchestre si richement sobre de la Vestale se complique dans Cortez, et se surcharge de dessins divers et inutiles dans Olympie, au point de rendre parfois l'instrumentation lourde et confuse.

Spontini avait un certain nombre de pensées mélodiques pour toutes les expressions nobles: une fois que le cercle d'idées et de sentiments auxquels ces mélodies étaient prédestinées fut parcouru, leur source devint moins abondante; et voilà pourquoi on ne trouve pas autant d'originalité dans le style méthodique des œuvres à la fois héroïques et passionnées qui ont succédé à la Vestale et à Cortez. Mais qu'est-ce que ces vagues réminiscences, comparées au cynisme avec lequel certains maîtres italiens reproduisent les mêmes cadences, les mêmes phrases et les mêmes morceaux dans leurs innombrables partitions? L'orchestration de Spontini, dont on trouve déjà l'embryon et les procédés dans Milton et dans Julie, fut une invention pure; elle ne procède d'aucune autre. Son coloris spécial est dû à un emploi des instruments à vent, sinon très-habile au point de vue technique, au moins savamment opposé à celui des instruments à cordes. Le rôle, nouveau autant qu'important, confié par le compositeur aux altos, tantôt pris en masse, tantôt divisés, comme les violons, en premiers et seconds, contribue beaucoup aussi à la caractériser. L'accentuation fréquente des temps faibles de la mesure, des dissonnances détournées de leur voie de résolution dans la partie qui les a fait entendre et se résolvant dans une autre partie, des dessins de basses arpégés largement dans toutes sortes de formes, ondulant majestueusement sous la masse instrumentale, l'emploi modéré mais excessivement ingénieux des trombones, trompettes, cors et timbales, l'exclusion presque absolue des notes extrêmes de l'échelle aiguë des petites flûtes, hautbois et clarinettes, donnent à l'orchestre des grands ouvrages de Spontini une physionomie grandiose, une puissance, une énergie incomparables, et souvent une poétique mélancolie.

Quant aux modulations, Spontini fut le premier qui introduisit hardiment dans la musique dramatique celles dites étrangères au ton principal, et les modulations enharmoniques. Mais si elles sont assez fréquentes dans ses œuvres, au moins sont-elles toujours motivées et présentées avec un art admirable. Il ne module pas sans motifs plausibles. Il ne fait point comme ces musiciens inquiets et à la veine stérile qui, las de tourmenter inutilement une tonalité sans y rien trouver, en changent pour voir s'ils seront plus heureux dans une autre. Quelques-unes des modulations excentriques de Spontini sont, au contraire, des éclairs de génie. Je dois mettre en première ligne, parmi celles-là, le brusque passage du ton de mi bémol à celui de bémol, dans le chœur des soldats de Cortez: «Quittons ces bords, l'Espagne nous rappelle.» A ce revirement inattendu de la tonalité, l'auditeur est impressionné tout d'un coup de telle sorte, que son imagination franchit d'un bond un espace immense, qu'elle vole, pour ainsi dire, d'un hémisphère à l'autre, et qu'oubliant le Mexique, elle suit en Espagne la pensée des soldats révoltés. Citons encore celle qu'on remarque dans le trio des prisonniers du même opéra, où à ces mots:

 
Une mort sans gloire
Termine nos jours.
 

les voix passent de sol mineur en la bémol majeur; et l'étonnante exclamation du grand prêtre dans la Vestale, où la voix tombe brusquement de la tonalité de bémol majeur à celle d'ut majeur sur ce vers:

 
Vont-ils dans le chaos replonger l'univers?
 

C'est encore Spontini qui inventa le crescendo colossal, dont ses imitateurs ne nous ont donné ensuite qu'un diminutif microscopique. Tel est celui du second acte de la Vestale, quand Julia, délirante et ne résistant plus à sa passion, sent la terreur s'y joindre et grandir avec l'amour dans son âme bouleversée:

 
Où vais-je?.. ô ciel! et quel délire
S'est emparé de tous mes sens?
Un pouvoir invincible à ma perte conspire;
Il m'entraîne… Il me presse… Arrête! Il en est temps!
 

Cette progression d'harmonies gémissantes entrecoupées de sourdes pulsations de plus en plus violentes, est une invention étonnante, dont on ne sent tout le prix qu'à la représentation et non au concert. Il en est de même du crescendo du premier finale de Cortez, quand les femmes mexicaines, éperdues de terreur, accourent se jeter au pieds de Montezuma:

 
Quels cris retentissent:
Tous nos enfants périssent!
 

J'ai déjà cité celui du finale de la Vestale. Maintenant parlerai-je du duo entre Telasco et Amazily, qui débute par le plus admirable récitatif peut-être qui existe? de celui entre Amazily et Cortez où les fanfares guerrières de l'armée espagnole s'unissent d'une façon si dramatique aux adieux passionnés des deux amants? de l'air grandiose de Telasco: «O patrie! ô lieux pleins de charmes!» de celui de Julia dans la Vestale: «Impitoyables dieux!» de la marche funèbre, de l'air du tombeau dans le même opéra, du duo entre Licinius et le grand prêtre, duo que Weber a déclaré l'un des plus étonnants qu'il connût?.. Faut-il parler de la marche triomphale et religieuse d'Olympie, du chœur des prêtres de Diane consternés quand la statue se voile, de la scène et de l'air extraordinaires où Statira, sanglotante d'indignation, reproche à l'hiérophante de lui avoir présenté pour gendre l'assassin d'Alexandre; de la marche en chœur du cortège de Telasco, dans Cortez encore: «Quels sons nouveaux,» la première et la seule à trois temps qu'on ait jamais faite; de la bacchanale de Nurmahal; de ces innombrables récitatifs beaux comme les plus beaux airs, et d'une vérité d'accent à désespérer les maîtres les plus habiles; de ces morceaux lents pour la danse, qui, par les rêveuses et molles inflexions de leur mélodie, évoquent le sentiment de la volupté en le poétisant?.. Je me perds dans les méandres de ce grand temple de la Musique expressive, dans les mille détails de sa riche architecture, dans l'éblouissant fouillis de ses ornements.

La foule inintelligente, frivole ou grossière, l'abandonne aujourd'hui et refuse ou néglige d'y sacrifier; mais pour quelques-uns, artistes et amateurs, plus nombreux encore qu'on ne paraît le croire, la déesse à laquelle Spontini éleva ce vaste monument est toujours si belle, que leur ferveur ne s'attiédit point. Et je fais comme eux; je me prosterne et je l'adore.

– Et nous tous aussi, disent les musiciens en se levant pour sortir, nous l'adorons, croyez-le bien. – Je le sais, messieurs, et c'est parce que j'en suis convaincu que je me suis ainsi livré devant vous à ma passion admirative. On n'expose des idées pareilles et de si vifs sentiments que devant un auditoire qui les partage. Adieu, messieurs!

QUATORZIÈME SOIRÉE

LES OPÉRAS SE SUIVENT ET SE RESSEMBLENT
LA QUESTION DU BEAU – LA MARIE STUART DE SCHILLER
UNE VISITE A TOM-POUCE. nouvelle invraisemblable

On joue un opéra, etc., etc., etc., intitulé l'Enchanteur Merlin. La parole, ce soir-là, est à Corsino. Écoutons-le:

CORSINO

«On dit souvent: les opéras sont comme les jours, ils se suivent et se ressemblent. Il serait plus exact de dire, tout en conservant la même comparaison, qu'ils se suivent et ne se ressemblent pas. Nous avons, en effet, les belles journées d'été, radieuses, calmes, splendides, pleines d'harmonies et de lumières, pendant lesquelles la création semble n'être qu'amour et que bonheur; le rossignol caché dans le bosquet, l'alouette perdue dans l'azur du ciel, le grillon sous l'herbe, l'abeille sur la fleur, le laboureur à sa charrue, l'enfant qui joue au seuil de la ferme, la beauté aristocratique dont la silhouette élégante se dessine blanche sur la sombre verdure d'un parc plein d'ombre et de mystère. – Ces jours-là, respirer, voir et entendre, c'est être heureux.

Le lendemain, le soleil se lève morose et voilé; une brume épaisse alourdit l'atmosphère, tout languit sur la montagne et dans la plaine; les oiseaux chanteurs se taisent; on n'entend que la sotte voix du coucou, l'aigre et stupide cri des oies, des paons et des pintades; la grenouille coasse, le chien hurle, l'enfant vagit, la girouette grince sur son toit; puis un vent énervant se roule sur lui-même et tombe enfin, avec le jour, sous une pluie silencieuse, tiède et mal odorante comme l'eau des marais. N'avons-nous pas aussi les jours de tempête sublimes, où la foudre et les vents, le bruit des torrents, le fracas des forêts criant sous l'effort de l'orage, l'inondation et l'incendie, remplissent l'âme de grandes et terribles émotions?.. Comment donc les jours se ressemblent-ils? Est-ce par leur durée, par leurs degrés de chaleur ou de froid, par la beauté des crépuscules qui précèdent le lever ou suivent le coucher du grand astre? pas davantage. Nous voyons des jours et des opéras mortellement froids succéder à des journées et à des œuvres brûlantes; telle production qui a brillé d'un vif éclat pendant la vie de son auteur, s'éteint brusquement avec lui, comme la lumière au coucher du soleil, dans les contrées équinoxiales; telle autre, qui n'eut d'abord que de pâles reflets, s'illumine, quand l'auteur a vécu, de splendeurs durables, et revêt un éclat merveilleux, comparable, aux lueurs crépusculaires, aux aurores boréales qui rendent certaines nuits polaires plus belles que des jours.

Je maintiens donc l'exactitude de ma comparaison: les opéras, ainsi que les jours, se suivent mais ne se ressemblent pas. Les astronomes et les critiques viennent ensuite vous donner une foule d'explications plus ou moins bonnes des phénomènes. Les uns disent: Voilà pourquoi il a tombé hier de la grêle et pourquoi il fera beau demain. Les autres: Voici la raison de la défaveur du dernier opéra et la cause du succès qu'obtiendra le prochain. Quelques autres enfin avouent qu'ils ne savent rien, et qu'à force d'avoir étudié l'inconstance des vents et du public, la variété incessante des goûts et de la température, les caprices infinis de la nature et de l'esprit humain, ils en sont venus à reconnaître l'immensité de leur ignorance, et que les causes, même les plus rapprochées, leur sont inconnues.

MOI

Vous avez raison, mon cher Corsino, et je dois avouer que je suis de ces savants-là. J'ai cru quelquefois apercevoir au ciel un astre nouveau dont les proportions et l'éclat me paraissaient considérables, et je me suis vu nier, non-seulement l'importance, mais l'existence même de Neptune. Puis, quand je disais: «La lune est un des moindres corps célestes, c'est son extrême rapprochement de la terre qui fait lui attribuer un volume qu'elle n'a point. Sirius, au contraire, est un astre immense. Que parlez-vous de Sirius, me répondait-on, qui ne tient au ciel que la place d'une tête d'épingle! nous aimons bien mieux notre lune majestueuse.»

En suivant à la piste ce raisonnement, j'en suis venu à trouver des gens qui préféraient à la lune un réverbère au gaz, et au réverbère la lanterne du chiffonnier.

Et voilà pourquoi il n'y a pas une seule production de l'esprit humain, une seule, entendez-vous, qui réunisse, je ne dirai pas tous les suffrages de l'humanité, mais seulement tous ceux de l'imperceptible fraction de l'humanité à laquelle elle s'adresse exclusivement. Combien peut contenir la plus vaste salle de spectacle aujourd'hui? deux mille personnes à peine, et la plupart des théâtres en contiennent beaucoup moins. Eh bien! est-il jamais arrivé, une excellente exécution étant donnée, à cinq cents personnes seulement réunies dans un théâtre, de s'accorder sur le mérite de Shakspeare, de Molière, de Mozart, de Beethoven, de Gluck ou de Weber? J'ai vu siffler le Bourgeois gentilhomme par les étudiants à l'Odéon. On sait quels combats furent livrés au Théâtre-Français au sujet de la traduction de l'Othello de Shakspeare par A. de Vigny; quelles huées accueillirent Il Barbiere de Rossini à Rome, le Freyschutz à Paris. Je n'ai pas encore assisté à une première représentation de l'Opéra sans trouver parmi les juges du foyer une énorme majorité hostile à la partition nouvelle, quelque grande et belle qu'elle fût. Il n'y en a pas non plus, si nulle, si vide et si plate qu'on la suppose, qui ne recueille en pareil cas quelques suffrages et ne rencontre des prôneurs de bonne foi; comme pour justifier le proverbe: «Il n'est si vilain pot qui ne trouve son couvercle.»

 

Telle opinion, chaudement soutenue derrière la scène, est combattue non moins vivement à l'orchestre. De quatre auditeurs placés dans la même loge à la représentation d'un opéra, le premier s'ennuie, le second s'amuse, le troisième s'indigne, le quatrième est enthousiasmé. Voltaire avait dénoncé Shakspeare à la France comme un Huron, un Iroquois ivre; la France avait cru Voltaire. Et pourtant le plus ardent sectateur du philosophe de Ferney, convaincu de la vérité absolue du jugement qui condamnait l'auteur d'Hamlet, n'avait qu'à passer la Manche pour trouver établie l'opinion opposée. En deçà du détroit, Shakspeare était un barbare, une brute; au delà il était un dieu. Aujourd'hui en France, si Voltaire pouvait revenir et émettre de nouveau une opinion pareille, tout Voltaire qu'il fût, qu'il est et qu'il sera, on lui rirait au nez; je connais même des gens qui feraient pis. La question du beau serait donc une question de temps et de lieu; c'est triste à penser… mais c'est vrai. Quant au beau absolu, si ce n'est celui qui, dans tous les temps, dans tous les lieux et par tous les hommes, serait reconnu pour beau, je ne sais en quoi il consiste. Or, ce beau-là n'existe pas. Je crois seulement qu'il y a des beautés d'art dont le sentiment devenu inhérent à certaines civilisations durera, grâce à quelques hommes, autant que ces civilisations elles-mêmes.

– Pourquoi, reprend Corsino après un silence et comme pour rompre une conversation qui lui est pénible, n'êtes-vous pas venu avant-hier à la représentation de la Marie Stuart de Schiller? Nos premiers acteurs y figuraient et le chef-d'œuvre n'a point été mal rendu, je puis vous l'assurer. – Vous ne m'en compterez pas moins, je l'espère, parmi les plus sincères admirateurs de Schiller; mais il faut vous avouer mon insurmontable antipathie pour les drames dans lesquels figurent le billot, la hache, le bourreau. Je n'y puis tenir. Ce genre de mort et les apprêts qu'il nécessite ont quelque chose de si hideux! Rien ne m'a jamais inspiré une plus profonde aversion pour la foule, pour la populace de tout rang et de toute classe, que l'horrible ardeur avec laquelle on la voit se ruer à certains jours vers le lieu des exécutions. En me représentant cette multitude pressée, la gueule béante autour d'un échafaud, je songe toujours au bonheur d'avoir sous la main huit ou dix pièces de canon chargées à mitraille, pour anéantir d'un seul coup cette affreuse canaille sans avoir besoin d'y toucher. Car je conçois qu'on verse le sang de cette façon, de loin, avec fracas, avec feux et tonnerres, quand on est en colère; et j'aimerais mieux mitrailler quarante de mes ennemis que d'en voir guillotiner un seul. – Corsino, approuvant de la tête: Vous avez des goûts d'artiste. – Quant à cette pauvre charmante reine Marie, dit Winter, je conviens qu'on pouvait fort bien la détruire, sans aller ainsi gâter son beau col. – Eh! eh! réplique Dimski, c'était peut-être précisément à ce beau col qu'en voulait Élisabeth. Au reste, détruire est heureusement trouvé; j'approuve le mot. – Oh! messieurs! pouvez-vous rire et plaisanter d'une telle catastrophe, d'un crime si affreux! – Moran a raison, reprend Corsino; puisque ces messieurs sont d'humeur joyeuse ce soir, conte-leur quelque bonne bêtise, Schmidt, tu ne nous as rien donné en ce genre depuis longtemps, tu dois être en fonds.»

Schmidt, le troisième cor, a une figure grotesque qui provoque le rire. Il passe pour avoir de l'esprit, et sa taciturnité habituelle donne plus de prix qu'elles n'en ont réellement à ses saillies, qu'il mime d'ailleurs en bouffon de premier ordre.

Schmidt donc, accueillant cette invitation, se mouche, prend une énorme pincée de tabac, et, sans préambule, élevant sa voix grêle, dit: