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Les soirées de l'orchestre

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En passant près d'une grosse pièce de canon de 48, fondue à Séville et qui avait l'air, en regardant la boutique de Sax placée auprès d'elle, de le défier de faire un instrument de cuivre de son calibre et de sa voix, j'effarouche un moineau caché dans la gueule de la brutale Espagnole. Pauvre échappé du massacre des innocents, ne crains rien, je ne te dénoncerai pas; au contraire, tiens!.. – Et, tirant de ma poche un morceau de biscuit que le maître des cérémonies de Saint-Paul m'avait forcé d'accepter la veille, je l'émiette sur le plancher. Lorsqu'on construisit le palais de l'Exposition, une tribu de moineaux avait élu domicile dans l'un des grands arbres qui ornent à cette heure le transept. Elle s'obstina à y rester malgré les progrès menaçants du travail des ouvriers. Il n'était guère possible, en effet, à ces bêtes d'imaginer qu'elles pussent être prises dans une pareille cage de verre au treillis de fer. Quand elles eurent la conviction du fait, leur étonnement fut grand. Les moineaux cherchaient une issue en voletant de droite et de gauche. Dans la crainte des dégâts que leur présence pouvait causer à certains objets délicats exposés dans le bâtiment, on résolut de les tuer tous, et on y parvint, avec des sarbacanes, vingt sortes de piéges et la perfide noix vomique. Mon moineau, dont je découvris ainsi la retraite et que je me gardai de trahir, était le seul qui eût survécu. C'est le Joas de son peuple, me dis-je,

 
Et je le sauverai des fureurs d'Athalie.
 

Comme je prononçais ce vers remarquable, à l'instant même improvisé, un bruit assez semblable au bruit de la pluie se répandit sous les vastes galeries: c'étaient les jets d'eau et les fontaines auxquels leurs gardiens venaient de donner la volée. Les châteaux de cristal, les rochers factices, vibraient sous le ruissellement de leurs perles liquides; les policemen, ces bons gendarmes sans armes, que chacun respecte avec tant de raison, se rendaient à leur poste; le jeune apprenti de M. Ducroquet s'approchait de l'orgue de son patron, en méditant la nouvelle polka dont il allait nous régaler; les ingénieux fabricants de Lyon venaient achever leur admirable étalage; les diamants, prudemment cachés pendant la nuit, reparaissaient scintillants sous leur vitrine; la grosse cloche irlandaise en ré bémol mineur, qui trônait dans la galerie de l'est, s'obstinait à frapper un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit coups, toute fière de ne point ressembler à sa sœur de l'église d'Albany street, qui donne une résonnance de tierce majeure. Le silence m'avait tenu éveillé, ces rumeurs m'assoupirent; le besoin de sommeil devenait irrésistible; je vins m'asseoir devant le grand piano d'Érard, cette merveille musicale de l'Exposition; je m'accoudai sur son riche couvercle, et j'allais m'endormir, quand Thalberg me frappant sur l'épaule: «Eh, confrère! le jury se rassemble. Allons! de l'ardeur! nous avons aujourd'hui trente-deux tabatières à musique, vingt-quatre accordéons et treize bombardons à examiner.»

(Les musiciens, que mon récit paraît avoir intéressés, gardent le silence et semblent attendre que je continue.)

Je ne puis comparer à l'effet de l'unisson gigantesque des enfants de Saint-Paul que celui des belles harmonies religieuses écrites par Bortniansky pour la chapelle impériale russe, et qu'exécutent à Saint-Pétersbourg les chantres de la cour, avec une perfection d'ensemble, une finesse de nuances et une beauté de sons dont vous ne pouvez vous former aucune idée. Mais ceci, au lieu d'être le résultat de la puissance d'une masse de voix incultes, est le produit exceptionnel de l'art; on le doit à l'excellence des études constamment suivies par une collection de choristes choisis.

Le chœur de la chapelle de l'empereur de Russie, composé de quatre-vingts chanteurs, hommes et enfants, exécutant des morceaux à quatre, six et huit parties réelles, tantôt d'une allure assez vive et compliqués de tous les artifices du style fugué, tantôt d'une expression calme et séraphique, d'un mouvement extrêmement lent, et exigeant en conséquence une pose de voix et un art de la soutenir fort rares, me paraît au-dessus de tout ce qui existe en ce genre en Europe. On y trouve des voix graves, inconnues chez nous, qui descendent jusqu'au contre-la, au-dessous des portées, clef de fa. Comparer l'exécution chorale de la chapelle Sixtine de Rome avec celle de ces chantres merveilleux, c'est opposer la pauvre petite troupe de racleurs d'un théâtre italien du troisième ordre à l'orchestre du Conservatoire de Paris.

L'action qu'exerce de chœur et la musique qu'il exécute, sur les personnes nerveuses, est irrésistible. A ces accents inouïs, on se sent pris de mouvements spasmodiques presque douloureux qu'on ne sait comment maîtriser. J'ai essayé plusieurs fois de rester, par un violent effort de volonté, impassible en pareil cas, sans pouvoir y parvenir.

Le rituel de la religion chrétienne grecque interdisant l'emploi des instruments de musique et même celui de l'orgue dans les églises, les choristes russes chantent en conséquence toujours sans accompagnement. Ceux de l'empereur ont même voulu éviter qu'un chef leur fût nécessaire pour marquer la mesure, et ils sont parvenus à s'en passer. S. A. I. madame la grande-duchesse de Leuchtenberg m'ayant fait un jour, à Saint-Pétersbourg, l'honneur de m'inviter à entendre une messe chantée à mon intention dans la chapelle du palais, j'ai pu juger de l'étonnante assurance avec laquelle ces choristes, ainsi livrés à eux-mêmes, passent brusquement d'une tonalité à une autre, d'un mouvement lent à un mouvement vif, et exécutent jusqu'à des récitatifs et des psalmodies non mesurées avec un ensemble imperturbable. Les quatre-vingts chantres, revêtus de leur riche costume, étaient disposés en deux groupes égaux debout de chaque côté de l'autel, en face l'un de l'autre. Les basses occupaient les rangs les plus éloignés du centre, devant eux étaient les ténors, et devant ceux-ci les enfants soprani et contralti. Tous, immobiles, les yeux baissés, attendaient dans le plus profond silence le moment de commencer leur chant, et à un signe, fait sans doute par l'un des chefs d'attaque, signe imperceptible pour le spectateur, et sans que personne eût donné le ton ni déterminé le mouvement, ils entonnèrent un des plus vastes concerts à huit voix de Bortniansky. Il y avait dans ce tissu d'harmonie des enchevêtrements de parties qui semblent impossibles, des soupirs, de vagues murmures comme on en entend parfois en rêve, et de temps en temps de ces accents qui, par leur intensité, ressemblent à des cris, saisissent le cœur à l'improviste, oppressent la poitrine et suspendent la respiration. Puis tout s'éteignait dans un decrescendo incommensurable, vaporeux, céleste; on eût dit un chœur d'anges partant de la terre et se perdant peu à peu dans les hauteurs de l'empyrée. Par bonheur, la grande-duchesse ne m'adressa pas la parole ce jour-là, car dans l'état où je me trouvais à la fin de la cérémonie, il est probable que j'eusse paru à Son Altesse prodigieusement ridicule.

Bortniansky (Dimitri Stepanowich), né en 1751 à Gloukoff, avait quarante-cinq ans, lorsque, après un assez long séjour en Italie, il revint à Saint-Pétersbourg et fut nommé directeur de la chapelle impériale. Le chœur des chantres, qui existait depuis le règne du czar Alexis Michaïlowitch, laissait encore beaucoup à désirer quand Bortniansky en prit la direction. Cet homme habile, se consacrant exclusivement à sa nouvelle tâche, mit tous ses soins à perfectionner cette belle institution, et pour atteindre ce but s'occupa principalement de compositions religieuses. Il mit en musique quarante-cinq psaumes à quatre et à huit parties. On lui doit, en outre, une messe à trois parties et un grand nombre de pièces détachées. Dans toutes ces œuvres, on trouve un véritable sentiment religieux, souvent une sorte de mysticisme, qui plonge l'auditeur en de profondes extases, une rare expérience du groupement des masses vocales, une prodigieuse entente des nuances, une harmonie sonore, et, chose surprenante, une incroyable liberté dans la disposition des parties, un mépris souverain des règles respectées par ses prédécesseurs comme par ses contemporains, et surtout par les Italiens dont il est censé le disciple. Il mourut le 28 septembre 1825, âgé de soixante-quatorze ans. Après lui, la direction de la chapelle fut confiée au conseiller privé Lvoff, homme d'un goût exquis et possédant une grande connaissance pratique des œuvres magistrales de toutes les écoles. Ami intime et l'un des plus sincères admirateurs de Bortniansky, il se fit un devoir de suivre scrupuleusement la marche que celui-ci avait tracée. La chapelle impériale était déjà parvenue à un degré de splendeur remarquable, lorsque, en 1836, après la mort du conseiller Lvoff, son fils, le général Alexis Lvoff, en fut nommé directeur.

La plupart des amateurs de quatuors et les grands violonistes de toute l'Europe connaissent ce musicien éminent, à la fois virtuose et compositeur. Son talent sur le violon est remarquable, et son dernier ouvrage, que j'entendis à Saint-Pétersbourg il y a quatre ans, l'opéra d'Ondine, dont M. de Saint-Georges vient de traduire le livret en français, contient des beautés de l'ordre le plus élevé, fraîches, vives, jeunes et d'une originalité charmante. Depuis qu'il dirige le chœur des chantres de la cour, tout en suivant la même voie que ses devanciers, en ce qui concerne le perfectionnement de l'exécution, il s'est appliqué à augmenter le répertoire déjà si riche de cette chapelle, soit en composant des pièces de musique religieuse, soit en se livrant à d'utiles et savantes investigations dans les archives musicales de l'Église russe, recherches grâce auxquelles il a fait plusieurs découvertes précieuses pour l'histoire de l'art.

La musique chorale nous a entraînés bien loin, messieurs, mais je ne pouvais passer sous le silence un fait aussi considérable que la perfection d'exécution à laquelle sont parvenus les chantres de l'empereur de Russie. Ce souvenir, d'ailleurs, s'est tout naturellement présenté a mon esprit comme l'antithèse de celui des enfants anglais de Saint-Paul.

 

Maintenant, pour revenir à Londres, et avant de décrire la musique des Chinois, des Indiens et des Highlanders, que j'ai entendue, je dois vous dire que l'Angleterre (on l'ignore trop sur le continent), a créé depuis quelques années des établissements d'une grande importance, où la musique n'est point un objet de spéculation comme dans les théâtres, et où on la cultive en grand, avec soin, avec talent et un véritable amour. Telles sont the sacred Harmonic Society, the London sacred Harmonic Society, à Londres, et les Philharmoniques de Manchester et de Liverpool. Les deux sociétés londoniennes, qui font entendre des oratorios dans la vaste salle d'Exeter-Hall, comptent près de six cents choristes. Les voix de ces chanteurs ne sont pas des plus belles, il est vrai, bien qu'elles m'aient paru de beaucoup supérieures aux voix parisiennes proprement dites; mais de leur ensemble résulte toutefois un effet imposant, essentiellement musical, et, en somme, ces choristes sont capables d'exécuter correctement les œuvres si complexes, aux intonations si dangereuses parfois, de Hændel et de Mendelssohn, c'est-à-dire tout ce qu'il y a, en fait de chant choral, de plus difficile. L'orchestre qui les accompagne est insuffisant par le nombre seulement; eu égard au caractère simple de l'instrumentation des oratorios en général, il laisse peu à désirer sous les autres rapports. C'est par cette masse bien organisée d'amateurs, secondés par un petit nombre d'artistes, que j'ai entendu exécuter à Exeter-Hall, devant deux mille auditeurs profondément attentifs, le magnifique poëme sacré Élie, dernière œuvre de Mendelssohn. Entre ces institutions et celles qui ont mis nos ouvriers de Paris à même de chanter une fois l'an en public des ponts-neufs plus ou moins misérables, il y a un abîme. Je ne connais pas encore la valeur de la Société musicale de Liverpool. Celle de Manchester, dirigée en ce moment par Charles Hallé, le pianiste modèle, le musicien sans peur et sans reproche, est peut-être supérieure aux Sociétés de Londres, si l'on en croit les juges impartiaux. La beauté des voix y est du moins extrêmement remarquable, le sentiment musical très-vif, l'orchestre nombreux et bien exercé; et quant à l'ardeur des dilettanti, elle est telle, que quatre cents auditeurs surnuméraires paient une demi-guinée pour avoir le droit d'acheter des billets de concert, dans le cas très-rare où, par l'absence ou la maladie de quelques-uns des sociétaires auditeurs en titre, il leur deviendrait possible de s'en procurer. Soutenue par un tel zèle, si dispendieuse qu'elle soit, une institution musicale doit prospérer. La musique se fait belle et charmante pour ceux qui l'aiment et la respectent; elle n'a que dédains et mépris pour ceux qui la vendent. Voilà pourquoi elle est si acariâtre, si insolente et si sotte de notre temps, dans la plupart des grands théâtres de l'Europe livrés à la spéculation, où nous la voyons si atrocement vilipendée.

Parmi les institutions musicales de Londres, je vous citerai encore l'ancienne Société philharmonique de Hanover square, depuis trop longtemps célèbre pour que j'aie à vous en entretenir.

Quant à la New philharmonic Society, récemment fondée à Exeter-Hall, et qui vient d'y fournir une carrière si brillante, vous concevrez que je doive me borner à quelques détails de simple statistique; en ma qualité de chef d'orchestre de cette Société, j'aurais mauvaise grâce d'en faire l'éloge. Sachez seulement que les directeurs de l'entreprise m'ont donné les moyens de faire exécuter grandement les chefs-d'œuvre, et la possibilité (à peu près sans exemple jusqu'ici en Angleterre) d'avoir un nombre suffisant de répétitions. L'orchestre et le chœur forment ensemble un personnel de deux cents trente exécutants, parmi lesquels on compte tout ce qu'il y a de mieux à Londres en artistes anglais et étrangers. Tous, a un talent incontestable, joignent l'ardeur, le zèle et l'amour de l'art, sans lesquels les talents les plus réels ne produisent bien souvent que de médiocres résultats.

Il y a encore à Londres plusieurs Sociétés de quatuors et de musique de chambre, dont la plus florissante aujourd'hui porte le titre de Musical Union. Elle a été fondée par M. Ella, artiste anglais distingué, qui la dirige avec un soin, une intelligence et un dévouement au-dessus de tout éloge. The Musical Union n'a point pour but exclusif la propagation des quatuors, mais celle de toutes les belles compositions instrumentales de salon, auxquelles on adjoint même parfois un ou deux morceaux de chant, appartenant presque toujours aux productions de l'école allemande. M. Ella, bien que violoniste de talent lui-même, a la modestie de n'être que le directeur organisateur de ces concerts, sans y prendre aucune part comme exécutant. Il préfère adjoindre aux virtuoses les plus habiles de Londres ceux des étrangers de grand renom qui s'y trouvent de passage, et c'est ainsi qu'il a pu, cette année, à MM. Oury et Piatty, réunir Léonard, Vieuxtemps, mademoiselle Clauss, madame Pleyel, Sivory et Bottesini. Le public s'accommode fort bien d'un système qui lui procure à la fois et l'excellence de l'exécution et une variété de style qu'on ne pourrait obtenir en conservant toujours les mêmes virtuoses. M. Ella ne se borne point à donner ses soins à l'exécution des chefs-d'œuvre qui figurent dans ces concerts; il veut encore que le public les goûte et les comprenne. En conséquence, le programme de chaque matinée, envoyé d'avance aux abonnés, contient une analyse synoptique des trios, quatuors et quintettes qu'on doit y entendre; analyse très-bien faite en général, et qui parle à la fois aux yeux et à l'esprit, en joignant au texte critique des exemples notés sur une ou plusieurs portées, présentant, soit le thème de chaque morceau, soit la figure qui y joue un rôle important, soit les harmonies ou les modulations les plus remarquables qui s'y trouvent. On ne saurait pousser plus loin l'attention et le zèle. M. Ella a adopté pour l'épigraphe de ses programmes ces mots français, dont, par malheur, on n'apprécie guère chez nous le bon sens et la vérité, qu'il a recueillis de la bouche du savant professeur Baillot:

«Il ne suffit pas que l'artiste soit bien préparé pour le public, il faut aussi que le public le soit à ce qu'on va lui faire entendre.»

Tristes compositeurs dramatiques, si vous avez du génie et du cœur, comptez donc sur les auditeurs qui se préparent à entendre vos œuvres en se bourrant de truffes et de vin de Champagne, et qui viennent à l'Opéra pour digérer! Le pauvre Baillot rêvait…

Je dois encore vous faire connaître The Beethoven quartett Society. Celle-ci a pour but unique de faire entendre à intervalles périodiques et assez rapprochés les quatuors de Beethoven. Le programme de chaque soirée en contient trois; rien de moins et rien autre. Ils appartiennent en général chacun à l'une des trois manières différentes de l'auteur; et c'est toujours le dernier, celui de la troisième époque (l'époque des compositions prétendues incompréhensibles de Beethoven), qui excite le plus d'enthousiasme. Vous voyez là des Anglais suivre de l'œil, sur de petites partitions-diamant, imprimées à Londres pour cet usage, le vol capricieux de la pensée du maître; ce qui prouverait que plusieurs d'entre eux savent à peu près lire la partition. Mais je me tiens en garde contre le savoir de ces dévorants, depuis qu'en lisant par-dessus son épaule, j'en ai surpris un les yeux attachés sur la page nº 4, pendant que les exécutants en étaient à la page nº 6. L'amateur appartenait sans doute à l'école de ce roi d'Espagne dont la manie était de faire le premier violon dans les quintetti de Boccherini, et qui, restant toujours en arrière des autres concertants, avait coutume de leur dire, quand le charivari devenait trop sérieux. «Allez toujours, je vous rattraperai bien!»

Cette intéressante Société, fondée, si je ne me trompe, il y a dix ou douze ans par M. Alsager, amateur anglais dont la fin a été tragique, est maintenant dirigée par M. Scipion Rousselot, mon compatriote, fixé en Angleterre depuis longtemps. Homme du monde, homme d'esprit, violoncelliste habile, compositeur savant et ingénieux artiste dans la plus belle acception du mot, M. Rousselot était, mieux que beaucoup d'autres, fait pour mener à bien cette entreprise. Il s'est adjoint trois virtuoses excellents, tous pleins du zèle et de l'admiration qui l'animent pour ces œuvres extraordinaires. Le premier violon est l'Allemand Ernst, rien que cela! Ernst! plus entraînant, plus dramatique qu'il ne le fut jamais. La partie de second violon est confiée à M. Cooper, violoniste anglais, dont le jeu est constamment irréprochable et d'une netteté parfaite, même dans l'exécution des traits les plus compliqués. Il ne cherche pas à briller hors de propos, néanmoins, comme le font beaucoup de ses émules, et ne donne jamais à sa partie que l'importance relative qui lui fut dévolue par l'auteur. L'alto est joué par M. Hill, Anglais comme M. Cooper, l'un des premiers altos de l'Europe et qui possède en outre un incomparable instrument. Le violoncelle, enfin, est aux mains sûres de M. Rousselot. Ces quatre virtuoses ont déjà exécuté une vingtaine de fois l'œuvre entière des quatuors de Beethoven; ils n'en font pas moins ensemble de longues et minutieuses répétitions, avant chacune des exécutions publiques. Vous concevrez alors que ce quatuor soit un des plus parfaits que l'on puisse entendre.

Le lieu des séances de la Beethoven quartett Society porte le nom de Beethoven Room. J'ai quelque temps habité un appartement dans la maison même où il se trouve. Ce salon, capable de contenir deux cent cinquante personnes tout au plus, est en conséquence fréquemment loué pour les concerts destinés à un auditoire peu nombreux; il y en a beaucoup de cette espèce. Or, la porte de mon appartement donnant sur l'escalier qui y conduit, il m'était facile en l'ouvrant d'entendre tout ce qui s'y exécutait. Un soir, j'entends retentir le trio en ut mineur de Beethoven… j'ouvre toute grande ma porte… Entre, entre, soit la bienvenue, fière mélodie!.. Dieu! qu'elle est noble et belle!.. Où donc Beethoven a-t-il trouvé ces milliers de phrases, toutes plus poétiquement caractérisées les unes que les autres, et toutes différentes, et toutes originales, et sans avoir même entre elles cet air de famille qu'on reconnaît dans celles des grands maîtres renommés pour leur fécondité? Et quels développements ingénieux! Quels mouvements imprévus!.. Comme il vole à tire-d'aile, cet aigle infatigable! comme il plane et se balance dans son ciel harmonieux!.. Il s'y plonge, il s'y perd, il monte, il redescend, il disparaît… puis il revient à son point de départ, l'œil plus brillant, l'aile plus forte, impatient du repos, frémissant, altéré de l'infini… Très-bien exécuté! Qui donc a pu jouer ainsi la partie de piano?.. Mon domestique m'apprend que c'est une Anglaise. Un vrai talent, ma foi!.. Aïe! qu'est-ce que c'est! un grand air de prima donna?.. John! shut the door! fermez la porte, vite, vite. Ah! la malheureuse! je l'entends encore. Fermez la seconde porte, la troisième; y en a-t-il une quatrième?.. Enfin… je respire…

La cantatrice d'en bas me rappelait une de mes voisines de la rue d'Aumale, à Paris. Celle-là, s'étant mis en tête de devenir tout à fait une diva, travaillait en conséquence tant qu'elle avait la force de pousser un son, et elle est très-robuste. Un matin, une marchande de lait passant sous ses fenêtres pour se rendre au marché, entendit sa voix lancinante, et dit en soupirant: «Ah! tout n'est pas roses dans le mariage!» Vers le milieu de l'après-midi, repassant au même endroit pour s'en retourner, la pitoyable laitière entend encore les élans de l'infatigable cantatrice: «Ah! mon Dieu! s'écrie-t-elle en faisant un signe de croix, pauvre femme! il est trois heures, et elle est en mal d'enfant depuis ce matin!»

La transition ne sera pas trop brusque maintenant, si je vous parle des chanteurs chinois, dont vous paraissez curieux de connaître l'excentrique spécialité.

Je voulus entendre d'abord la fameuse Chinoise the small footed Lady (la dame au petit pied), comme l'appelaient les affiches et les réclames anglaises. L'intérêt de cette audition était pour moi dans la question relative aux divisions de la gamme et à la tonalité des Chinois. Je tenais a savoir si, comme tant de gens l'ont dit et écrit, elles sont différentes des nôtres. Or, d'après l'expérience concluante que j'ai faite, selon moi, il n'en est rien. Voici ce que j'ai entendu. La famille chinoise, composée de deux femmes, deux hommes et deux enfants, était assise sur un petit théâtre dans le salon de la Chinese house, à Albert gate. La séance s'ouvrit par une chanson en dix ou douze couplets, chantée par le maître de musique, avec accompagnement d'un petit instrument à quatre cordes de métal, du genre de nos guitares, et dont il jouait avec un bout de cuir ou de bois, remplaçant le bec de plume dont on se sert en Europe pour attaquer les cordes de la mandoline. Le manche de l'instrument est divisé en compartiments, marqués par des sillets de plus en plus resserrés au fur et à mesure qu'ils se rapprochent de la caisse sonore, absolument comme le manche de nos guitares. L'un des derniers sillets, par l'inhabileté du facteur, a été mal posé, et donne un son trop haut, toujours comme sur nos guitares quand elles sont mal faites. Mais cette division n'en produit pas moins des résultats entièrement conformes à ceux de notre gamme. Quant à l'union du chant et de l'accompagnement, elle était de telle nature, qu'on en doit conclure que ce Chinois-là du moins n'a pas la plus légère idée de l'harmonie. L'air (grotesque et abominable de tout point) finissait sur la tonique, ainsi que la plus vulgaire de nos romances, et ne sortait pas de la tonalité ni du mode indiqués dès le commencement. L'accompagnement consistait en un dessin rhythmique assez vif et toujours le même, exécuté par la mandoline, et qui s'accordait fort peu ou pas du tout avec les notes de la voix. Le plus atroce de la chose, c'est que la jeune femme, pour accroître le charme de cet étrange concert et sans tenir compte le moins du monde de ce que faisait entendre son savant maître, s'obstinait à gratter avec ses ongles les cordes à vide d'un autre instrument de la même espèce que celui du chanteur pendant toute la durée du morceau. Elle imitait ainsi un enfant qui, placé dans un salon où l'on fait de la musique, s'amuserait à frapper à tort et à travers sur le clavier d'un piano sans en savoir jouer. C'était, en un mot, une chanson accompagnée d'un petit charivari instrumental. Pour la voix du Chinois rien d'aussi étrange n'avait encore frappé mon oreille: figurez-vous des notes nasales, gutturales, gémissantes, hideuses, que je comparerai, sans trop d'exagération, aux sons que laissent échapper les chiens quand, après un long sommeil, ils étendent leurs membres en bâillant avec effort. Néanmoins, la burlesque mélodie était fort perceptible, et l'on eût pu à la rigueur la noter. Telle fut la première partie du concert.

 

A la seconde, les rôles ont été intervertis; la jeune femme a chanté, et son maître l'a accompagnée sur la flûte. Cette fois l'accompagnement ne produisait aucune discordance, il suivait le chant à l'unisson tout bonnement. La flûte, à peu près semblable à la nôtre, n'en diffère que par sa plus grande longueur, et par l'embouchure qui se trouve percée presque au milieu du tube, au lieu d'être située, comme chez nous, vers le haut de l'instrument. Du reste, le son en est assez doux, passablement juste, c'est-à-dire passablement faux, et l'exécutant n'a rien fait entendre qui n'appartînt entièrement au système tonal et à la gamme que nous employons. La jeune femme est douée d'une voix céleste, si on la compare à celle de son maître. C'est un mezzo soprano, semblable par le timbre au contralto d'un jeune garçon dont l'âge approche de l'adolescence et dont la voix va muer. Elle chante assez bien, toujours comparativement. Je croyais entendre une de nos cuisinières de province chantant «Pierre! mon ami Pierre,» en lavant sa vaisselle. Sa mélodie, dont la tonalité est bien déterminée, je le répète, et ne contient ni quarts ni demi-quarts de ton, mais les plus simples de nos successions diatoniques, me parut un peu moins extravagante que la romance du chanteur, et tellement tricornue néanmoins, d'un rhythme si insaisissable par son étrangeté, qu'elle m'eût donné beaucoup de peine à la fixer exactement sur le papier, si j'avais eu la fantaisie de le faire. Bien entendu que je ne prends point cette exhibition pour un exemple de l'état réel du chant dans l'Empire Céleste, malgré la qualité de la jeune femme, qualité des plus excellentes, à en croire l'orateur directeur de la troupe, parlant passablement l'anglais. Les cantatrices de qualité de Canton ou de Pékin, qui se contentent de chanter chez elles et ne viennent point chez nous se montrer en public pour un shilling, doivent, je le suppose, être supérieures à celle-ci presque autant que madame la comtesse Rossi est supérieure à nos Esmeralda de carrefours.

D'autant plus que la jeune lady n'est peut-être point si small-footed qu'elle veut bien le faire croire, et que son pied, marque distinctive des femmes des hautes classes, pourrait bien être un pied naturel, très-plébéien, à en juger par le soin qu'elle mettait à n'en laisser voir que la pointe.

Mais je ne puis m'empêcher de regarder cette épreuve comme décisive en ce qui concerne la division de la gamme et le sentiment de la tonalité chez les Chinois. Seulement appeler musique ce qu'ils produisent par cette sorte de bruit vocal et instrumental, c'est faire du mot, selon moi, un fort étrange abus. Maintenant écoutez, messieurs, la description des soirées musicales et dansantes que donnent les matelots chinois, sur la jonque qu'ils ont amenée dans la Tamise; et croyez-moi si vous le pouvez.

Ici, après le premier mouvement d'horreur dont on ne peut se défendre, l'hilarité vous gagne, et il faut rire, mais rire à se tordre, à en perdre le sens. J'ai vu des dames anglaises finir par tomber pâmées sur le pont du navire céleste; telle est la force irrésistible de cet art oriental. L'orchestre se compose d'un grand tam-tam, d'un petit tam-tam, d'une paire de cymbales, d'une espèce de calotte de bois ou de grande sébile placée sur un trépied et que l'on frappe avec deux baguettes, d'un instrument à vent assez semblable à une noix de coco, dans lequel on souffle tout simplement, et qui fait: Hou! hou! en hurlant; et enfin d'un violon chinois. Mais quel violon! C'est un tube de gros bambou long de six pouces, dans lequel est planté une tige de bois très-mince et longue d'un pied et demi à peu près, de manière à figurer assez bien un marteau creux dont le manche serait fiché près de la tête du maillet au lieu de l'être au milieu de sa masse. Deux fines cordes de soie sont tendues, n'importe comment, du bout supérieur du manche à la tête du maillet. Entre ces deux cordes, légèrement tordues l'une sur l'autre, passent les crins d'un fabuleux archet qui est ainsi forcé, quand on le pousse ou le tire, de faire vibrer les deux cordes à la fois. Ces deux cordes sont discordantes entre elles, et le son qui en résulte est affreux. Néanmoins, le Paganini chinois, avec un sérieux digne du succès qu'il obtient, tenant son instrument appuyé sur le genou, emploie les doigts de la main gauche sur le haut de la double corde à en varier les intonations, ainsi que cela se pratique pour jouer du violoncelle, mais sans observer toutefois aucune division relative aux tons, demi-tons, ou à quelque intervalle que ce soit. Il produit ainsi une série continue de grincements, de miaulements faibles, qui donnent l'idée des vagissements de l'enfant nouveau-né d'une goule et d'un vampire.

Dans les tutti, le charivari des tam-tams, des cymbales, du violon et de la noix de coco est plus ou moins furieux, selon que l'homme à la sébile (qui du reste ferait un excellent timbalier), accélère ou ralentit le roulement de ses baguettes sur la calotte de bois. Quelquefois même, à un signe de ce virtuose remplissant à la fois les fonctions de chef d'orchestre, de timbalier et de chanteur, l'orchestre s'arrête un instant, et, après un court silence, frappe bien d'aplomb un seul coup. Le violon seul vagit toujours. Le chant passe successivement du chef d'orchestre à l'un de ses musiciens, en forme de dialogue; ces deux hommes employant la voix de tête, entremêlée de quelques notes de la voix de poitrine ou plutôt de la voix d'estomac, semblent réciter quelque légende célèbre de leur pays. Peut-être chantent-ils un hymne à leur dieu Bouddah, dont la statue aux quatorze bras orne l'intérieur de la grand'chambre du navire.