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Les soirées de l'orchestre

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Femelle d'homme!!!

Le jour où elle me l'avoua je sentis un glaçon aigu me traverser le cœur. Bien plus! Danoise, née à Elseneur, elle possède une villa bâtie sur l'ancien emplacement et avec les saints débris du château d'Hamlet… et elle ne voit rien là d'extraordinaire… et elle prononce le nom de Shakspeare sans émotion; il n'est pour elle qu'un poëte, comme tant d'autres… Elle rit, elle rit, la malheureuse, Ces chansons d'Ophélia, qu'elle trouve très-inconvenantes, rien de plus.

Femelle de singe!!!

Oh! pardonne-moi, cher; oui, c'est infâme! mais malgré tout, je l'aime, je l'aime; et pour dire comme Othello, que j'imiterais si elle me trompait: «Her jesses are my dearest heart strings.» Meurent la gloire et l'art!.. Elle m'est tout… je l'aime…

Je crois la voir avec sa démarche ondoyante, ses grands yeux scintillants, son air de déesse; j'entends sa voix d'Ariel, agile, argentine, pénétrante… Il me semble être auprès d'elle; je lui parle… dans son dialecte scandinave: «Mina! sare disiul dolle menos? doer si men? doer? vare, Mina, vare, vare!» Puis sa tête inclinée sur mon épaule, nous murmurons doucement nos intimes confidences, et nous parlons des premiers jours, et nous parlons de toi…

Elle est très-désireuse de te connaître; elle voudrait aller à Euphonia, pour cela seulement. On lui a tant parlé de tes étonnantes compositions. Elle se fait de toi un portrait assez étrange, et qui ne te ressemble point, fort heureusement. Je me souviens de l'intérêt avec lequel elle recueillait, avant mon départ de Paris, tous les échos de tes récents triomphes. Je l'en plaisantai même un jour; et comme elle faisait à ce sujet une observation sur mon humeur jalouse: «Moi jaloux de Shetland, répondis-je, oh non! Je ne crains rien; il ne t'aimera jamais, celui-là; il a au cœur un trop puissant amour qu'il faudrait éteindre d'abord, et c'est chose impossible. Mina ferma les yeux et se tut… l'instant d'après les rouvrant plus beaux: «C'est moi qui ne l'aimerai jamais, dit-elle en m'embrassant. Quant à lui, si je voulais, monsieur, je vous prouverais peut-être…» Elle était si belle en ce moment, que je me sentis heureux, je l'avoue, malgré la constance à tout épreuve de mon ami Shetland, de le savoir à trois cents lieues de nous, occupé de trombones, de flûtes et de saxophones. Tu ne m'en voudras pas de ma franchise?

Hélas! et je suis seul! et après tant de protestations, tant de serments de ne pas laisser s'écouler huit jours sans m'écrire, pas une ligne de Mina ne m'est parvenue?

Je vois descendre un autre ballon de poste… je cours…

… Rien!..

Tu es presque heureux, toi! Tu souffres, il est vrai, mais celle que tu aimes n'est plus! Pas de jalousie, tu n'espères ni ne crains: tu es libre et grand. Ton amour est frère de l'art; il appelle l'inspiration; ta vie est la vie expansive; tu rayonnes. Je… Oh! mais, ne parlons plus de nous ni d'elles. Malédiction sur toutes les femmes belles… que nous n'avons pas!

Je vais essayer de reprendre mon esquisse commencée des mœurs musicales de l'Italie. Il ne s'agit ici ni de passion, ni d'imagination, ni de cœur, ni d'âme, ni d'esprit: ce sont de plates réalités. Or donc, je poursuis. Dans toutes les salles de spectacle, il y a devant la scène une noire cavité remplie de malheureux soufflant et râclant, aussi indifférents à ce qui se crie sur le théâtre qu'à ce qui se bourdonne dans les loges et au parterre, et n'ayant qu'une idée, celle de gagner leur souper. La collection de ces pauvres êtres constitue ce qu'on appelle l'orchestre, et voici comment cet orchestre est en général composé: il y a deux premiers et deux seconds violons ordinairement, très-rarement un alto et un violoncelle, presque toujours deux ou trois contre-basses, et les hommes qui en jouent, pour quelque monnaie qu'on leur donne à la fin de la soirée, sont fort embarrassés quand il s'agit d'exécuter un morceau où leurs trois cordes à vide ne peuvent être employées; en si naturel majeur, par exemple, où les trois notes naturelles sol, , la, ne figurent point. (Ils ont conservé les contre-basses à trois cordes accordées en quintes…) Ce formidable bataillon d'instruments à cordes a pour adversaires une douzaine de bugles à clefs, six trompettes à pistons, six trombones à cylindres, deux ténors-tubas, deux basses-tubas, trois ophicléides, un cor, trois petites flûtes, trois petites clarinettes en mi bémol, deux clarinettes en ut, trois clarinettes basses pour les airs gais, et un buffet d'orgue pour jouer les airs de ballets. N'oublions pas quatre grosses caisses, six tambours et deux tam-tams. Il n'y a plus ni hautbois, ni bassons, ni harpes, ni timbales, ni cymbales. Ces instruments sont tombés dans l'oubli le plus profond. Et cela se conçoit; l'orchestre n'ayant pour but que de produire un bruit capable de dominer de temps en temps les rumeurs de la salle, les petites clarinettes et les petites flûtes ont des sons bien plus perçants que ceux des hautbois; les ophicléides et les tubas sont bien préférables aux bassons, les tambours aux timbales, et les tam-tams aux cymbales. Je ne vois pas même pourquoi on a conservé le cor unique qu'on se plaît à faire écraser par les autres instruments de cuivre; il ne sert vraiment à rien; et les quatre misérables violons, et les trois contre-basses, on les distingue à peine davantage. Cette singulière agglomération d'instruments nécessite un travail spécial des operatori, pour approprier aux exigences de l'orchestre moderne (phrase consacrée) l'instrumentation des maîtres anciens qu'ils opèrent, dépècent et accommodent en olla podrida, selon le procédé que je t'ai fait connaître en commençant. Et ces opérations, bien entendu, sont faites d'une façon digne de tout ce qui se manipule ici sous le nom de musique. Les parties de hautbois sont confiées aux trompettes, celles de basson aux tubas, celles de harpe aux petites flûtes, etc.

Les musiciens (les musiciens!!!) exécutent à peu près ce qui est écrit, mais sans nuance aucune; le mezzo-forte est d'un usage variable et permanent. Le forte a lieu quand les grosses caisses, les tambours et tam-tams sont employés, le piano quand ils se taisent: telles sont les nuances connues et observées. Le chef d'orchestre a l'air d'un sourd conduisant des sourds; il frappe les temps à grands coups de bâton sur le bois de son pupitre, sans presser ni ralentir, qu'il s'agisse de retenir un groupe qui s'emporte (il est vrai qu'on ne s'emporte jamais) ou d'exciter un groupe qui s'endort; il ne cède rien à personne; il va mécaniquement comme la tige d'un métronome; son bras monte et descend; on le regarde si on veut, il n'y tient pas. Cet homme-machine ne fonctionne que dans les ouvertures, les airs de danse et les chœurs; car pour les airs et duos, comme il est absolument impossible de prévoir les caprices rhythmiques des chanteurs et de s'y conformer, les chefs d'orchestre ont depuis longtemps renoncé à marquer une mesure quelconque; les musiciens ont alors la bride sur le cou; ils accompagnent d'instinct, comme ils peuvent, jusqu'à ce que le gâchis devienne par trop formidable. Les chanteurs alors leur font signe de s'arrêter, ce qu'ils s'empressent de faire, et on n'accompagne plus du tout. Je ne suis en Italie que depuis peu. Et j'ai eu souvent déjà l'occasion d'admirer ce bel effet d'orchestre.

Mais adieu pour ce soir, mon ami, je me croyais plus fort; la plume s'échappe de ma main. Je brûle; j'ai la fièvre. Mina! Mina! point de lettres! Que me font les Italiens et leur barbarie!.. Mina! Je vois la lune pure se mirer dans l'Etna!.. Silence!.. Mina!.. loin… seul… Mina!.. Mina!.. Paris!..

Deuxième lettre
Sicile, 8 juin 2344.
DU MÊME AU MÊME

Quel martyre notre ministre m'a infligé! rester ainsi en Italie, retenu par ma parole, trop légèrement donnée, de n'en point sortir avant d'avoir engagé le nombre de chanteurs qui nous manquent! quand le moindre navire me transporterait à travers les airs aux lieux où est ma vie!.. Mais pourquoi son silence?.. Je suis bien malheureux! Et m'occuper de musique dans cet état de brûlant vertige, avec ce trouble de tous les sens, au milieu de cet orageux conflit de mille douleurs!.. Il le faut cependant. O mon ami, le culte de l'art n'est un bonheur que pour les âmes sereines; je le sens bien à l'indifférence et au dégoût que j'éprouve à l'égard des choses mêmes qui, pour moi, furent en d'autres temps des objets d'un si haut intérêt. N'importe! continuons ma tâche.

Sachant la mission dont je suis chargé et mes fonctions à Euphonia, les membres de l'Académie sicilienne m'ont écrit ce matin pour me demander des renseignements sur l'organisation de notre ville musicale; ils ont beaucoup entendu parler d'elle, mais aucun d'eux cependant, malgré l'excessive facilité des voyages, n'a encore eu la curiosité de la visiter. Envoie-moi donc, par le prochain courrier, un exemplaire de notre charte, avec une description succincte de la cité conservatrice du grand art que nous adorons. J'irai lire l'une et l'autre à la docte assemblée; je veux me donner le plaisir de voir de près l'étonnement de ces braves académiciens qui sont si loin de savoir ce qu'est la musique.

Je ne t'ai rien dit des concerts ni des festivals en Italie, par la raison que ces solennités y sont tout à fait inusitées; elles n'exciteraient parmi les populations aucune sympathie, et leur exécution, en tout cas, ne pourrait différer beaucoup de celle que j'ai observée dans les théâtres. Quant à la musique religieuse, il n'y en a pas davantage, en égard aux idées que nous avons et que nous réalisons si grandement sur l'application de toutes les ressources de l'art au service divin. Les derniers papes ayant prohibé dans les églises toute autre musique que celle des anciens maîtres de la chapelle Sixtine, tels que Palestrina et Allegri, ont, par cette grave décision, fait disparaître à tout jamais le scandale dont se plaignaient si amèrement, il y a quelques siècles, les écrivains dont l'opinion nous paraît avoir eu de la valeur. On ne joue plus, il est vrai, des concertos de violon pendant la messe, on n'y entend plus des cavatines chantées en voix de fausset par un homme entier, l'organiste n'exécute plus des fugues grotesques ni des ouvertures d'opéras bouffons; mais il n'en faut pas moins regretter que cette expulsion, trop bien motivée, de tant de monstruosités choquantes et ridicules, ait entraîné celle des productions nobles et élevées de l'art. Ces œuvres de Palestrina ne sauraient être pour nous, ni pour quiconque possède la connaissance aujourd'hui vulgaire du vrai style sacré, des œuvres complétement musicales, ni absolument religieuses. Ce sont des tissus d'accords consonnants dont la trame est quelquefois curieuse pour les yeux, ou pour l'esprit en considérant les difficultés dont l'auteur s'est amusé à trouver la solution, dont l'effet doux et calme sur l'oreille fait naître souvent une profonde rêverie; mais ce n'est point là la musique complète, puisqu'elle ne demande rien à la mélodie, à l'expression, au rhythme ni à l'instrumentation. Les savants siciliens seront fort surpris, j'imagine, d'apprendre avec quel soin il est défendu dans nos écoles de considérer ces puérilités de contre-point autrement que comme des exercices, de voir en elles un but au lieu d'un moyen de l'art, et, en les prenant ainsi au sérieux, de transformer les partitions en tables de logarithmes ou en échiquiers. En résumé cependant, s'il est regrettable qu'on ne puisse entendre dans les églises que des harmonies vocales calmes, au moins faut-il se féliciter de la destruction du style effronté, qui a été le résultat de cette décision. Entre deux maux estimons-nous heureux de n'avoir que le moindre. Les papes, d'ailleurs, ont permis depuis longtemps aux femmes de chanter dans les temples, pensant que leur présence et leur participation au service religieux n'avaient rien que de naturel, et devaient paraître infiniment plus morales que le barbare usage de la castration toléré et encouragé même par leurs prédécesseurs. Il a fallu des siècles pour découvrir cela! Autrefois il était bien permis aux femmes de chanter pendant l'office divin, mais à la condition pour elles de chanter mal; dès que leurs connaissances de l'art leur permettaient de chanter bien et de figurer en conséquence dans un chœur artistement organisé, défense était faite aux compositeurs de les y employer. Il semble, en lisant l'histoire, que dans certains moments notre art ait eu à subir l'influence despotique de l'idiotisme et de la folie.

 

Les chœurs des églises d'Italie sont en général peu nombreux; ils se composent de vingt à trente voix au plus, aux jours des grandes solennités. Les choristes m'ont paru assez bien choisis; ils chantent sans nuances, il est vrai, mais juste et avec ensemble; et il faut évidemment les placer à part fort au-dessus des malheureux braillards des théâtres, dont je m'abstiens de te parler.

Adieu, je te quitte pour écrire encore à Mina; serai-je plus heureux cette fois, et me répondra-t-elle enfin!

Ton ami, Xilef.
PARIS
(Un salon splendidement meublé)
MINA (seule)

Ah ça! mais, il me semble que je vais m'ennuyer! Ces messieurs se moquent-ils de moi! Comment! pas un d'eux n'a encore songé à me proposer quelque chose d'amusant pour aujourd'hui! Me voilà seule, abandonnée depuis quatre longues heures. Le baron lui-même, le plus attentif, le plus empressé de tous, n'est pas encore venu!.. Peut-être ont-ils bien fait, ma foi, de me laisser tranquille, ils sont si cruellement sots tous ces beaux qui m'adorent. Ils ne savent jamais me parler que de fêtes, de courses, d'intrigues, de scandales, de toilette; pas un mot qui décèle l'intelligence ou le sentiment de l'art, rien qui vienne du cœur. Et je suis artiste avant tout, moi, et artiste par… l'âme, par le cœur. D'où vient que j'hésite à le dire?.. Suis-je bien sûre, dans le fait, d'avoir un cœur et une âme?.. Peuh! Voilà déjà que je ne me sens plus le moindre amour pour Xilef. Je n'ai pas même répondu à ses brûlantes lettres. Il m'accuse, il se désespère, et je pense à lui… quelquefois, mais rarement. Allons, ce n'est pas ma faute, si, comme le dit mon imbécile de baron, les absents ont toujours tort, et les présents sont toujours acceptés. Je ne suis pas chargée de refaire le monde. Pourquoi est-il parti? Un homme qui aime bien ne doit jamais quitter sa maîtresse; il ne doit voir qu'elle au monde, et compter tout le reste pour rien.

FANNY (entrant)

Madame, voici vos journaux et deux lettres.

MINA (ouvrant un journal)

Voyons!.. Ah! la fête de Gluck à Euphonia dans huit jours! j'y veux aller, j'y chanterai. (Lisant.) «L'hymne composé par Shetland occupe toute la ville, est le sujet de toutes les conversations. On n'a jamais encore, pensons-nous, exprimé plus magnifiquement un plus noble enthousiasme. Shetland est un homme à part, un homme différent des autres hommes par son génie, par son caractère, par le mystère de sa vie.» Fanny, appelez ma mère.

FANNY (en sortant)

Madame, vous ne lisez pas vos lettres; je crois qu'il y en a une de votre fiancé, M. Xilef.

MINA (seule)

Mon fiancé! le drôle de mot. Ah! que c'est ridicule un fiancé! Mais il peut aussi m'appeler sa fiancée! je suis donc ridicule! Sotte fille, avec ses termes grotesques! Tout cela me déplaît, me crispe, m'exaspère...... Elle n'a que trop bien deviné. Oui, cette lettre est de mon fidèle Xilef. C'est cela… des reproches… ses souffrances… son amour..... toujours la même chanson… Jeune homme! tu m'obsèdes. Décidément, mon pauvre Xilef, te voilà flambé! Eh! au fait, ils sont insupportables ces êtres éternellement passionnés! Qui est-ce qui les prie d'être constants?.. qui l'a prié de m'adorer?.. qui?.. eh! mais, c'est moi, ce me semble; il n'y songeait pas. Et maintenant qu'il a perdu pour moi le repos de sa vie (phrase de romans) c'est un peu leste de le planter là! Oui, mais… on ne vit qu'une fois.

Voyons l'autre missive! (Riant). Ah! ah! voilà une épître laconique! un cheval, très-bien dessiné, pardieu, et pas un mot. C'est à la fois une signature et une phrase hiéroglyphique! Cela signifie que je suis attendue pour une course au bois par mon animal de baron. Il courra sans moi. (Madame Happer s'avance pesamment.) Mon Dieu, ma mère, que vous êtes lente à venir quand je vous appelle! je suis ici à me morfondre depuis plus d'une demi-heure. Je n'ai pas de temps à perdre cependant!

MADAME HAPPER

De quoi s'agit-il donc, ma fille? quelle nouvelle folie allez-vous entreprendre? vous voilà bien agitée.

MINA

Nous partons!

MADAME HAPPER

Vous partez?

MINA

Nous partons, ma mère!

MADAME HAPPER

Mais je n'ai pas envie de quitter Paris, je m'y trouve fort bien; surtout si, comme je le soupçonne, c'est pour aller rejoindre votre pâle amoureux. Je le répète, Mina, votre conduite est impardonnable, vous manquez à ce que vous me devez et à ce que vous devez à vous-même. Ce mariage ne nous convient en aucune façon, ce jeune homme n'a pas assez de fortune! Et puis il a des idées, des idées si étranges sur les femmes! Tenez, vous êtes folle, trois fois folle, pardonnez-moi de vous le dire, et même niaise, avec tout votre esprit et tout votre talent. On n'a jamais vu d'exemple d'un tel choix, ni d'une telle manie d'épousailles. Je pensais pourtant que la société brillante que vous voyez habituellement ici vous avait remise sur la voie du bon sens; mais il paraît que vos caprices sont des fièvres intermittentes et que voilà l'accès revenu.

MINA (s'inclinant avec un respect exagéré)

Ma respectable mère, vous êtes sublime! Je ne dirai pas que vous improvisez à merveille, car c'est, j'en suis sûre, pour préparer ce sermon que vous m'avez tant fait attendre! N'importe, l'éloquence a son prix. Mais vous prêchiez une convertie. Or donc, nous partons; nous allons à Euphonia; je chante à la fête de Gluck; je ne pense plus à Xilef; nous changeons de nom pour nous mettre, dans le premier moment, à l'abri de ses poursuites; je m'appelle Nadira, vous passez pour ma tante; je suis une débutante autrichienne, et le grand Shetland me prend sous sa protection; j'ai un succès fou; je tourne toutes les têtes; pour le reste… qui vivra verra.

MADAME HAPPER

Ah! mon Dieu, bénissez-la! je retrouve ma fille. Enfin la raison… embrasse-moi, ma toute belle. Ah! j'étouffe de joie! plus de ces sottes opinions sur les prétendues promesses! à la bonne heure! Oui, partons. Et ce petit niais de Xilef qui se permettait de songer à ma Mina et de vouloir me l'enlever. Ah! que j'aie au moins le plaisir de lui dire son fait, à cet épouseur; c'est moi que cela regarde, et je vais… Morveux! une cantatrice de ce talent et si belle! Oui, mon garçon, elle est pour toi, va, compte là-dessus. En dix lignes je le congédie: dans deux heures nos malles sont faites, notre navire de poste est prêt, et demain à Euphonia, où nous triomphons, pendant que le petit monsieur nous poursuivra dans la direction contraire. Ah! je vais lui donner des nœuds à filer. (Madame Happer sort en soufflant comme une baleine et en faisant des signes de croix).

FANNY (qui est rentrée depuis quelques instants)

Vous le quittez donc, madame?

MINA

Oui, c'est fini.

FANNY

O mon Dieu, il vous aime tant, et il comptait tant sur vous! Vous ne l'aimez donc plus, plus du tout?

MINA

Non.

FANNY

Cela me fait peur. Il arrivera quelque malheur, il se tuera, madame.

MINA

Bah!

FANNY

Il se tuera, cela est sûr!

MINA

Assez, voyons!

FANNY

Pauvre jeune homme!

MINA

Ah ça, vous tairez-vous, idiote? Allez rejoindre ma mère et l'aider à faire nos préparatifs de départ. Et pas de réflexions, je vous prie, si vous tenez à rester à mon service. (Fanny sort).

MINA (seule)

Il se tuera!.. ne dirait-on pas que je suis obligée… D'ailleurs est-ce ma faute… si je ne l'aime plus!»

Elle se met au piano et vocalise pendant quelques minutes; puis ses doigts, courant sur le clavier, reproduisent le thème de la première symphonie de Shetland qu'elle a entendue six mois auparavant. Elle murmure en jouant: «Réellement c'est beau cela! il y a dans cette mélodie quelque chose de si élégamment tendre, de si capricieusement passionné!..» Elle s'arrête… Long silence… Elle reprend le thème symphonique: «Shetland est un homme à part!.. différent des autres hommes… par son génie, son caractère (jouant toujours) et le mystère de sa vie… (elle prend le mode mineur) il ne m'aimera jamais, au dire de Xilef!» Le thème reparaît fugué, disloqué, brisé. Crescendo. Explosion dans le mode majeur. Mina s'approche d'une glace, arrange ses cheveux en fredonnant les premières mesures du thème de la symphonie… Nouveau silence. Elle aperçoit la lettre du baron qui contient un cheval dessiné au trait; elle prend une plume, trace sur le col de l'animal une bride flottante, et sonne. Un domestique en livrée paraît: «Vous rendrez ceci au baron, lui dit-elle, c'est ma réponse. (A part.) Il est assez bête pour ne pas la comprendre.

FANNY (entrant)

Madame, tout est prêt.

MINA

Ma mère a-t-elle écrit à…?

FANNY

Oui, madame, je viens de porter sa lettre à la poste.

MINA

Montez toutes les deux dans le navire, je vous suis.

La femme de chambre s'éloigne. Mina va s'asseoir sur un canapé, croise ses bras sur sa poitrine et demeure un instant absorbée dans ses pensées. Elle baisse la tête, un imperceptible soupir s'échappe de ses lèvres, une légère rougeur vient colorer ses joues; enfin, saisissant ses gants, elle se lève et sort, en disant avec un geste de mauvaise humeur: «Eh! ma foi, qu'il s'arrange!»

Troisième lettre
Euphonia, 6 juillet 2344.
SHETLAND A XILEF

Voici, mon cher et triste ami, la charte musicale et la description d'Euphonia. Ces documents sont incomplets sous quelques rapports; mais tes loisirs forcés te permettront de revoir mon rapide travail, et si tu veux consulter tes souvenirs, tu pourras sans trop de peine l'achever. Je ne pouvais t'envoyer simplement le texte de nos règlements de police musicale, il fallait par une description succincte, mais exacte, donner à tes académiciens de Sicile une idée approximative de notre harmonieuse cité. J'ai donc dû prendre la plume et portraire Euphonia tant bien que mal; mais tu excuseras les incorrections de mon œuvre et ce qu'elle a de diffus et d'inachevé, en apprenant les étranges émotions qui depuis quelques jours m'ont troublé si violemment. Chargé, comme tu le sais, de tout ce qui concernait la fête de Gluck, j'ai eu à composer l'hymne qu'on devait chanter autour du temple. Il m'a fallu surveiller les répétitions d'Alceste qu'on a jouée dans le palais Thessalien, présider aux études des chœurs de mon hymne et te remplacer, en outre, dans l'administration des instruments à cordes. Mais c'était peu pour moi; les noires préoccupations, les cruels souvenirs, le découragement profond où m'ont plongé d'anciens et incurables chagrins, ont au moins, en le dégageant de toute influence passionnée, donné à mon caractère cette gravité calme qui, loin d'enchaîner l'activité, la seconde au contraire et dont tu es malheureusement si dépourvu. C'est la souffrance qui paralyse nos facultés d'artiste, c'est elle seule qui par sa brûlante étreinte arrête les plus nobles élans de notre cœur, c'est elle qui nous éteint, nous pétrifie, nous rend fous et stupides. Et j'étais exempt, moi, tu le sais, de ces douleurs ardentes, mon cœur et mes sens étaient en repos, ils dormaient du sommeil de la mort, depuis que… la… blanche étoile a disparu de mon ciel… et ma pensée et ma fantaisie n'en vivaient que mieux. Aussi pouvais-je utiliser à peu près tout mon temps et l'employer comme la raison d'art m'indiquait qu'il fallait le faire. Et je n'y ai point manqué jusqu'ici, moins par amour de la gloire que par amour du beau, vers lequel nous tendons instinctivement tous les deux, sans aucune arrière-pensée de satisfaction orgueilleuse.

 

Ce qui m'a ému, troublé, ravagé ces jours derniers, ce n'est pas la composition de mon hymne, ce ne sont pas les acclamations dont notre population musicale l'a salué, ni les éloges du ministre; ce n'est pas la joie de l'Empereur que ma musique, à en croire Sa Majesté, a transporté d'enthousiasme; ce n'est pas même l'effet très-grand que cette œuvre a produit sur moi, ce n'est rien de tout cela. Il s'agit d'un événement bizarre, qui m'a frappé plus que je ne croyais pouvoir être frappé d'aucune chose, et dont l'impression, par malheur, ne s'efface point.

Comme je respirais la fraîcheur du soir, après une longue répétition, mollement couché dans mon petit navire, et regardant, de la hauteur où je m'étais élevé, s'éteindre le jour, j'entends sortir d'un nuage, dont je longeais les contours, une voix de femme stridente, pure cependant, et dont l'agilité extraordinaire, dont les élans capricieux et les charmantes évolutions semblaient, en retentissant ainsi au milieu des airs, être le chant de quelque oiseau merveilleux et invisible. J'arrêtai soudain ma locomotive… Après quelques instants d'attente, au travers des vapeurs empourprées par le soleil couchant, je vis s'avancer un élégant ballon dont la marche rapide se dirigeait vers Euphonia; une jeune femme était debout à l'avant du navire, appuyée, dans une pose ravissante, sur une harpe dont, par intervalles, elle effleurait les cordes avec sa main droite, étincelante de diamants. Elle n'était pas seule, car d'autres femmes passèrent plusieurs fois à l'intérieur devant les croisées du bord. Je crus d'abord que c'étaient quelques-unes de nos jeunes coryphées de la rue des Soprani, qui venaient, comme moi, de faire une promenade aérienne. Elle chantait, en l'ornant de toutes sortes de folles vocalises, le thème de ma première symphonie, qui n'est guère connue, pensais-je, que des Euphoniens. Mais bientôt, en examinant de plus près la charmante créature au brillant ramage, je dus reconnaître qu'elle n'était point des nôtres, et que jamais encore elle n'avait paru à Euphonia. Son regard, à la fois distrait et inspiré, m'étonna par la singularité de son expression, et je pensai tout de suite au malheur de l'homme qui aimerait une telle femme sans être aimé d'elle. Puis je n'y songeai plus… Les hautes cimes du Hartz me dérobaient déjà la vue du soleil à l'horizon; je fis monter perpendiculairement mon navire de quelques centaines de pieds pour revoir l'astre fugitif, et je le contemplai quelques minutes encore, au milieu de ce silence extatique dont on n'a pas d'idée sur la terre. Enfin, las de rêver et d'être seul dans l'air, le vent d'ouest m'apportant les lointains accords de la Tour qui sonnait l'hymne de la nuit, je descendis, ou plutôt je fondis comme un trait sur mon pavillon, situé, comme tu le sais, hors des murs de la ville. J'y passai la nuit. Je dormis mal; vingt fois, en quelques heures, je revis en songe cette belle étrangère appuyée sur sa harpe, sortant de son nuage rose et or. Je rêvai même en dernier lieu que je la maltraitais, que mes mauvais traitements, mes brutalités, l'avaient rendue horriblement malheureuse; je la voyais à mes pieds, brisée, en larmes, pendant que je m'applaudissais froidement d'avoir su dompter ce gracieux mais dangereux animal. Étrange vision de mon âme, si éloignée de pareils sentiments!!!! A peine levé, j'allai m'asseoir au fond de mon bosquet de rosiers, et, machinalement, sans avoir la conscience de ce que je faisais, j'ouvris à deux battants la porte de ma harpe éolienne. En un instant, des flots d'harmonie inondèrent le jardin; le crescendo, le forte, le decrescendo, le pianissimo, se succédaient sans ordre au souffle capricieux de la folle brise matinale. Je vibrais douloureusement, et n'avais pas la moindre tentation cependant de me dérober à cette souffrance en fermant les cloisons de l'instrument mélancolique. Loin de là, je m'y complaisais, et j'écoutais immobile. Au moment où un coup de vent, plus fort que les précédents, faisait naître de la harpe, comme un cri de passion, l'accord de septième dominante, et l'emportait gémissant à travers le bosquet, le hasard voulut que du decrescendo sortit un arpége où se trouvait la succession mélodique des premières mesures du thème que j'avais entendu chanter la veille à mon inconnue, celui de ma première symphonie. Étonné de ce jeu de la nature, j'ouvris les yeux que je tenais fermés depuis le commencement du concert éolien… Elle était debout devant moi, belle, puissante, souveraine, Dea! Je me levai brusquement. «Madame! – Je suis heureuse, monsieur, de me présenter à vous au moment où les esprits de l'air vous adressent un si gracieux compliment; ils vous disposeront sans doute à l'indulgence que je viens réclamer, et dont le grand Shetland, dit-on, n'est pas prodigue. – Qui a bien voulu, madame, venir si matin animer ma solitude? – Je me nomme Nadira, je suis cantatrice, j'arrive de Vienne, je veux voir la fête de Gluck, je désire y chanter, et je viens vous prier de me donner place dans le programme. – Madame… – Oh! vous m'entendrez auparavant, c'est trop juste. – C'est inutile, j'ai eu déjà le plaisir de vous entendre. – Et quand, et où donc? – Hier soir, au ciel. – Ah! c'était vous qui voguiez ainsi solitairement, et que j'ai rencontré au sortir de mon nuage, justement quand je chantais votre admirable mélodie? Cette belle phrase était prédestinée sans doute à servir d'introduction musicale à nos deux premières entrevues. – C'était moi. – Et vous m'avez entendue? – Je vous ai vue et admirée. – Oh! mon Dieu! c'est un homme d'esprit, il va me persifler, et il faudra que j'accepte ses railleries pour des compliments! – Dieu me garde de railler, madame; vous êtes belle. – Encore! Oui, je suis belle, et à votre avis je chante? – Vous chantez… trop bien. – Comment, trop bien? – Oui, madame; à la fête de Gluck le chant orné n'est point admis; le vôtre brille surtout par la légèreté et la grâce des broderies, il ne saurait donc figurer dans une cérémonie éminemment grandiose et épique. – Ainsi, vous me refusez? – Hélas! il le faut. – Oh! c'est incroyable, dit-elle en rougissant de colère et en arrachant de sa tige une belle rose qu'elle froissa entre ses doigts. Je m'adresserai au ministre… (je souris) à l'Empereur. – Madame, lui dis-je d'un accent fort calme, mais sérieux, le ministre de la fête de Gluck, c'est moi; l'empereur de la fête de Gluck, c'est encore moi; l'ordonnance de cette cérémonie m'a été confiée, je la règle sans contrôle, j'en suis le maître absolu; et (la regardant avec la moitié de ma colère) vous n'y chanterez pas.» Là-dessus la belle Nadira essuie en tressaillant ses yeux, où le dépit avait amené quelques larmes, et s'éloigne précipitamment.