Tasuta

Les soirées de l'orchestre

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Ma demi-colère dissipée, je ne pus m'empêcher de rire de la naïveté de cette jeune folle, accoutumée sans doute à Vienne, au milieu de ses adorateurs, à tout voir plier devant ses caprices, et qui avait pensé venir sans résistance détruire l'harmonie de notre fête et me dicter ses volontés.

Pendant quelques jours je ne la revis point. La fête eut lieu. Alceste fut dignement exécuté; après la représentation, les six mille voix du cirque chantèrent mon hymne, que je n'ai fait accompagner que par cent familles de clarinettes et saxophones, cent autres de flûtes, quatre cents violoncelles et trois cents harpes. L'effet, je te l'ai déjà dit, fut très-grand. L'orage des acclamations une fois calmé, l'empereur se leva et me complimentant avec sa courtoisie ordinaire, voulut bien me céder son droit de désigner la femme qui aurait l'honneur de couronner la statue de Gluck. Nouveaux cris et applaudissements du peuple. En ce moment de radieux enthousiasme, mes yeux tombèrent sur la belle Nadira, qui, d'une loge éloignée, attachait sur moi un regard humble et attristé. Soudain l'attendrissement, la pitié, une sorte de remords même me saisirent au cœur, à l'aspect de la beauté vaincue, éclipsée par l'art. Il me sembla que, vainqueur généreux, l'art devait maintenant rendre à la beauté une part de sa gloire, et je désignai Nadira, la frivole cantatrice viennoise, pour couronner le dieu de l'expression. L'étonnement général ne peut se dépeindre; personne ne la connaissait. Rougissant et pâlissant tour à tour, Nadira se lève, reçoit des mains du prêtre de Gluck la couronne de fleurs, de feuilles et d'épis, qu'elle doit déposer sur le front divin, s'avance lentement dans le cirque, monte les degrés du temple, et, parvenue au pied de la statue, se tourne vers le peuple en faisant signe qu'elle veut parler. On se tait, on l'admire; les femmes mêmes semblent frappées de son extrême beauté. «Euphoniens, dit-elle, je vous suis inconnue. Hier encore je n'étais qu'une femme vulgaire, douée d'une voix éclatante et agile, rien de plus. Le grand art ne m'avait point été révélé. Je viens, pour la première fois de ma vie, d'entendre Alceste, je viens d'admirer avec vous le splendide majesté de l'hymne de Shetland. Je comprends maintenant, j'entends, je vis: je suis artiste. Mais l'instinct du génie de Shetland pouvait seul le deviner. Souffrez donc qu'avant de couronner le dieu de l'expression, je prouve à vous, ses fidèles adorateurs, que je suis digne de cet honneur insigne, et que le grand Shetland ne s'est pas trompé.» A ces mots, arrachant les perles et les joyaux qui ornaient sa chevelure, elle les jette à terre, les foule aux pieds (abjuration symbolique), la main sur son cœur, s'incline devant Gluck, et d'une voix sublime d'accent et de timbre, elle commence l'air d'Alceste, «Ah! divinités implacables!»

Impossible, cher Xilef, de te décrire avec quelque apparence de fidélité l'immense émotion produite par ce chant inouï. En l'écoutant tous les fronts s'inclinaient peu à peu, tous les cœurs se gonflaient; on voyait ça et là des auditeurs joindre les mains, les élever machinalement sur leurs têtes; nos jeunes femmes fondaient en larmes, et à la fin, au retour de l'immortelle phrase:

 
«Ce n'est pas vous faire une offense
Que de vous conjurer de hâter mon trépas.»
 

Nadira, accoutumée à l'enthousiasme bruyant de ses Viennois, a dû éprouver un instant d'angoisse horrible: pas un applaudissement ne s'est fait entendre. Le cirque entier s'est tu, terrassé; mais, après une minute, chacun retrouvant la respiration et la voix (admire encore une fois le sens musical de nos Euphoniens), sans que le préfet des chœurs ni moi nous ayons fait le moindre signe pour désigner l'harmonie, un cri de dix mille âmes s'est élancé spontanément sur un accord de septième diminué, suivi d'une pompeuse cadence en ut majeur. Nadira, chancelante d'abord, se redresse à cette harmonieuse clameur, et, élevant ses bras antiques, belle d'admiration, belle de joie, belle de beauté, belle d'amour, elle dépose la couronne sur la tête puissante de Gluck l'Olympien. Alors inspiré à mon tour par cette scène auguste, et pour adoucir un enthousiasme qui tournait à la passion, déjà jaloux peut-être, je fis le signe de la marche d'Alceste, et tous à genoux, Euphoniens fervents, nous saluâmes le souverain maître de sa religieuse mélopée.

En nous relevant, nous cherchons Nadira: elle avait disparu. A peine retiré chez moi, je la vois entrer. Elle s'avance, s'incline et dit: «Shetland, tu m'as initiée à l'art, tu m'as donné une existence nouvelle; je t'aime… Peux-tu m'aimer? Je te fais don de tout mon être; ma vie, mon âme et ma beauté sont à toi.» Je réponds après un instant de doute silencieux, et en songeant à mon ancien amour qui s'évanouissait: «Nadira, tu m'as fait voir hors de l'art un idéal sublime… Sincèrement je t'aime… je t'accepte… Mais si tu me trompes, aujourd'hui ou jamais, tu es perdue. – Aujourd'hui ni jamais je ne puis te tromper; mais dussé-je payer par une mort cruelle le bonheur de t'appartenir, je le veux, ce bonheur, je te le demande… Shetland! – Nadira!..» Nos bras… nos cœurs… nos âmes… l'infini…

Il n'y a plus de Nadira, Nadira c'est moi. Il n'y a plus de Shetland, Shetland c'est elle!

J'ai honte, cher Xilef, de faire un tel récit à toi dont le cœur saigne déchiré par l'absence; mais la passion et le bonheur sont d'un égoïsme absolu. Pourtant mon bonheur a des intermittences, et sa lumineuse atmosphère est traversée quelquefois par d'affreux rayons d'obscurité. Je me souviens qu'au moment où j'ai dit à Nadira: «Sincèrement, je t'aime!» trois cordes de ma harpe se sont rompues avec un bruit lugubre… J'attache à cet incident une idée superstitieuse. Serait-ce un adieu de l'art qui me perd?.. Il me semble en effet que je ne l'aime plus. Mais écoute encore:

Hier, journée brûlante d'un été brûlant, nous planions, elle et moi, au plus haut des airs. Mon navire, sans direction, errait au gré d'un faible souffle du vent d'est; éperdûment enlacés, ivres-morts d'amour, gisants sur la molle ottomane de ma nacelle embaumée, nous touchions au seuil de l'autre vie, un seul pas, un seul acte de volonté et nous pouvions le franchir! «Nadira! lui dis-je, en l'étreignant sur mon cœur. – Cher! – Vois, il n'y a rien de plus pour nous en ce monde, nous sommes au faîte, redescendrons-nous! mourons!» Elle me regarda d'un air surpris, «Oui, mourons, ajoutai-je, jetons-nous embrassés hors du navire; nos âmes, confondues dans un dernier baiser, s'exhaleront vers le ciel avant que nos corps, tourbillonnant dans l'espace, aient pu toucher de nouveau la prosaïque terre. Veux-tu? viens! – Plus tard, me répondit-elle, vivons encore!» Plus tard! mais plus tard, pensai-je, retrouverons-nous un semblable moment?.. Oh! Nadira, ne serais-tu qu'une femme!.. Je reste donc, puisqu'elle veut rester… Adieu, mon ami, depuis les deux heures employées à t'écrire… je ne l'ai pas vue, et pendant tout le temps que je passe maintenant loin d'elle, je crois sentir une main glacée m'arracher lentement le cœur de la poitrine.

Shetland.

La lettre de madame Happer, dans laquelle cette respectable matrone, en déclarant cyniquement à Xilef que sa fille le dégageait de sa promesse et renonçait à lui, annonçait aussi le départ de Mina pour l'Amérique, où l'appelaient les offres avantageuses d'un directeur de théâtre et l'amitié d'un riche armateur. On ne peut guère se représenter que vaguement la secousse, le déchirement, l'indignation, la douleur, la rage infinie d'une âme à la fois tendre et terrible comme celle de Xilef, à la lecture d'un tel chef-d'œuvre de brutalité, d'insolence et de mauvaise foi. Il frémit de la tête aux pieds; deux larmes et deux flammes jaillirent ensemble de ses yeux, et l'idée d'une punition digne du crime s'empara immédiatement de son esprit. Il résolut donc aussitôt, après avoir prévenu Shetland de ce qui lui arrivait, de partir pour l'Amérique où il se flattait de découvrir bientôt sa perfide maîtresse. Il brisait ainsi tous les liens qui l'attachaient à Euphonia, il perdait sa place, il anéantissait du même coup son présent et son avenir! mais que lui importait! restait-il pour Xilef dans la vie un autre intérêt que celui de sa vengeance? La lettre de Shetland, et avec elle la description d'Euphonia, lui parvinrent au moment où il allait quitter Palerme: et il n'eut que le temps d'adresser ce document à l'Académie sicilienne, avec quelques lignes dans lesquelles il s'excusait de ne pouvoir pas venir le présenter et le lire lui-même, ainsi qu'il l'avait promis.

Voici le manuscrit de Shetland tel que le président de l'Académie le lut en séance publique; Xilef n'y avait rien changé.

DESCRIPTION D'EUPHONIA

Euphonia est une petite ville de douze mille âmes, située sur le versant du Hartz, en Allemagne.

On peut la considérer comme un vaste conservatoire de musique, puisque la pratique de cet art est l'objet unique des travaux de ses habitants.

Tous les Euphoniens, hommes, femmes et enfants, s'occupent exclusivement de chanter, de jouer des instruments, et de ce qui se rapporte directement à l'art musical. La plupart sont à la fois instrumentistes et chanteurs. Quelques-uns, qui n'exécutent point, se livrent à la fabrication des instruments, à la gravure et à l'impression de la musique. D'autres consacrent leur temps à des recherches d'acoustique et à l'étude de tout ce qui, dans les phénomènes physiques, peut se rattacher à la production des sons.

Les joueurs d'instruments et les chanteurs sont classés par catégories dans les divers quartiers de la ville.

Chaque voix et chaque instrument ont une rue qui porte leur nom, et qu'habite seule la partie de la population vouée à la pratique de cette voix ou de cet instrument. Il y a les rues des soprani, des basses, des ténors, des contralti, des violons, des cors, des flûtes, des harpes, etc., etc.

 

Il est inutile de dire qu'Euphonia est gouvernée militairement et soumise à un régime despotique. De là l'ordre parfait qui règne dans les études, et les résultats merveilleux que l'art en a obtenus.

L'empereur d'Allemagne fait tout, d'ailleurs, pour rendre aussi heureux que possible le sort des Euphoniens. Il ne leur demande en retour que de lui envoyer deux ou trois fois par an quelques milliers de musiciens pour les fêtes qu'il donne sur divers points de l'empire. Rarement la ville se meut tout entière.

Aux fêtes solennelles dont l'art est le seul objet, ce sont les auditeurs qui se déplacent, au contraire, et qui viennent entendre les Euphoniens.

Un cirque, à peu près semblable aux cirques de l'antiquité grecque et romaine, mais construit dans des conditions d'acoustique beaucoup meilleures, est consacré à ces exécutions monumentales. Il peut contenir d'un côté vingt mille auditeurs et de l'autre dix mille exécutants.

C'est le ministre des beaux-arts qui choisit dans la population des différentes villes d'Allemagne, les vingt mille auditeurs privilégiés auxquels il est permis d'assister à ces fêtes. Ce choix est toujours déterminé par le plus ou moins d'intelligence et de culture musicale des individus. Malgré la curiosité excessive que ces réunions excitent dans tout l'empire, aucune considération n'y ferait admettre un auditeur reconnu, par son inaptitude, indigne d'y assister.

L'éducation des Euphoniens est ainsi dirigée: les enfants sont exercés de très-bonne heure à toutes les combinaisons rhythmiques; ils arrivent en peu d'années à se jouer des difficultés de la division fragmentaire des temps de la mesure, des formes syncopées, des mélanges de rhythmes inconciliables, etc.; puis vient pour eux l'étude du solfége, parallèlement à celle des instruments, un peu plus tard celle du chant et de l'harmonie. Au moment de la puberté, à cette heure d'efflorescence de la vie où les passions commencent à se faire sentir, on cherche à développer en eux le sentiment juste de l'expression et par suite du beau style.

Cette faculté si rare d'apprécier, soit dans l'œuvre du compositeur, soit dans l'exécution de ses interprètes, la vérité d'expression, est placée au-dessus de toute autre dans l'opinion des Euphoniens.

Quiconque est convaincu d'en être absolument privé, ou de se complaire à l'audition d'ouvrages d'une expression fausse, est inexorablement renvoyé de la ville, eût-il d'ailleurs un talent éminent ou une voix exceptionnelle; à moins qu'il ne consente à descendre à quelque emploi inférieur, tel que la fabrication des cordes à boyaux ou la préparation des peaux de timbales.

Les professeurs de chant et des divers instruments ont sous leurs ordres plusieurs sous-maîtres destinés à enseigner des spécialités dans lesquelles ils sont reconnus supérieurs. Ainsi, pour les classes de violon, d'alto, de violoncelle et de contre-basse, outre le professeur principal qui dirige les études générales de l'instrument, il y en a un qui enseigne exclusivement le pizzicato, un autre l'emploi des sons harmoniques, un autre le staccato, ainsi de suite. Il y a des prix institués pour l'agilité, pour la justesse, pour la beauté du son et même pour la ténuité du son. De là les nuances de piano si admirables, que les Euphoniens seuls en Europe savent produire.

Le signal des heures de travail et des repas, des réunions par quartiers, par rues, des répétitions par petites ou par grandes masses, etc., est donné au moyen d'un orgue gigantesque placé au haut d'une tour qui domine tous les édifices de la ville. Cet orgue est animé par la vapeur, et sa sonorité est telle qu'on l'entend sans peine à quatre lieues de distance. Il y a cinq siècles, quand l'ingénieux facteur A. Sax, à qui l'on doit la précieuse famille d'instruments de cuivre à anche qui porte son nom, émit l'idée d'un orgue pareil destiné à remplir d'une façon plus musicale l'office des cloches, on le traita de fou, comme on avait fait auparavant pour le malheureux qui parlait de la vapeur appliquée à la navigation et aux chemins de fer, comme on faisait encore il y a deux cents ans pour ceux qui s'obstinaient à chercher les moyens de diriger la navigation aérienne, qui a changé la face du monde. Le langage de l'orgue de la tour, ce télégraphe de l'oreille, n'est guère compris que des Euphoniens; eux seuls connaissent bien la téléphonie, précieuse invention dont un nommé Sudre entrevit, au XIXe siècle, toute la portée, et qu'un des préfets de l'harmonie d'Euphonia a développée et conduite au point de perfection où elle est aujourd'hui. Ils possèdent aussi la télégraphie, et les directeurs des répétitions n'ont à faire qu'un simple signe avec une ou deux mains et le bâton conducteur, pour indiquer aux exécutants qu'il s'agit de faire entendre, fort ou doux, tel ou tel accord suivi de telle ou telle cadence ou modulation, d'exécuter tel ou tel morceau classique tous ensemble, ou en petite masse, ou en crescendo, les divers groupes entrant alors successivement.

Quand il s'agit d'exécuter quelque grande composition nouvelle, chaque partie est étudiée isolément pendant trois ou quatre jours; puis l'orgue annonce les réunions au cirque de toutes les voix d'abord. Là, sous la direction des maîtres de chant, elles se font entendre par centuries formant chacune un chœur complet. Alors les points de respiration sont indiqués et placés de façon qu'il n'y ait jamais plus d'un quart de la masse chantante qui respire au même endroit, et que l'émission de voix du grand ensemble n'éprouve aucune interruption sensible.

L'exécution est étudiée, en premier lieu, sous le rapport de la fidélité littérale, puis sous celui des grandes nuances, et enfin sous celui du style et de l'expression.

Tout mouvement du corps indiquant le rhythme pendant le chant est sévèrement interdit aux choristes. On les exerce encore au silence, au silence absolu et si profond, que trois mille choristes euphoniens réunis dans le cirque, ou dans tout autre local sonore, laisseraient entendre le bourdonnement d'un insecte, et pourraient faire croire à un aveugle placé au milieu d'eux qu'il est entièrement seul. Ils sont parvenus à compter ainsi des centaines de pauses, et à attaquer un accord de toute la masse après ce long silence, sans qu'un seul chanteur manque son entrée.

Un travail analogue se fait aux répétitions de l'orchestre; aucune partie n'est admise à figurer dans un ensemble avant d'avoir été entendue et sévèrement examinée isolément par les préfets. L'orchestre entier travaille ensuite seul; et enfin la réunion des deux masses vocale et instrumentale s'opère quand les divers préfets ont déclaré qu'elles étaient suffisamment exercées.

Le grand ensemble subit alors la critique de l'auteur, qui l'écoute du haut de l'amphithéâtre que doit occuper le public, et quand il se reconnaît maître absolu de cet immense instrument intelligent, quand il est sûr qu'il n'y a plus qu'à lui communiquer les nuances vitales du mouvement, qu'il sent et peut donner mieux que personne, le moment est venu pour lui de se faire aussi exécutant, et il monte au pupitre-chef pour diriger. Un diapason fixé à chaque pupitre permet à tous les instrumentistes de s'accorder sans bruit avant et pendant l'exécution; les préludes, les moindres bruissements d'orchestre sont rigoureusement prohibés. Un ingénieux mécanisme qu'on eût trouvé cinq ou six siècles plus tôt, si on s'était donné la peine de le chercher, et qui subit l'impulsion des mouvements du chef sans être visible au public, marque, devant les yeux de chaque exécutant et tout près de lui, les temps de la mesure, en indiquant aussi d'une façon précise les divers degrés de forte ou de piano. De cette façon, les exécutants reçoivent immédiatement et instantanément la communication du sentiment de celui qui les dirige, y obéissent aussi rapidement que font les marteaux d'un piano sous la main qui presse les touches, et le maître peut dire alors qu'il joue de l'orchestre en toute vérité.

Des chaires de philosophie musicale occupées par les plus savants hommes de l'époque, servent à répandre parmi les Euphoniens de saines idées sur l'importance et la destination de l'art, la connaissance des lois sur lesquelles est basée son existence, et des notions historiques exactes sur les révolutions qu'il a subies. C'est à l'un de ces professeurs qu'est due l'institution singulière des concerts de mauvaise musique où les Euphoniens vont, à certaines époques de l'année, entendre les monstruosités admirées pendant des siècles dans toute l'Europe, dont la production même était enseignée dans les Conservatoires d'Allemagne, de France et d'Italie, et qu'ils viennent étudier, eux, pour se rendre compte des défauts qu'on doit le plus soigneusement éviter. Telles sont la plupart des cavatines et finales de l'école italienne du commencement du xixe siècle, et les fugues vocalisées des compositions plus ou moins religieuses des époques antérieures au xxe. Les premières expériences faites par ce moyen sur cette population dont le sens musical est aujourd'hui d'une rectitude et d'une finesse extrêmes, amenèrent d'assez singuliers résultats. Quelques-uns des chefs-d'œuvre de mauvaise musique, faux d'expression et d'un style ridicule, mais d'un effet cependant, sinon agréable, au moins supportable pour l'oreille, leur firent pitié; il leur sembla entendre des productions d'enfants balbutiant une langue qu'ils ne comprennent pas. Certains morceaux les firent rire aux éclats, et il fut impossible d'en continuer l'exécution. Mais quand on en vint à chanter la fugue sur Kyrie eleison de l'ouvrage le plus célèbre d'un des plus grands maîtres de notre ancienne école allemande, et qu'on leur eut affirmé que ce morceau n'avait point été écrit par un fou, mais par un très-grand musicien, qui ne fit en cela qu'imiter d'autres maîtres, et qui fut à son tour fort longtemps imité, leur consternation ne peut se dépeindre. Ils s'affligèrent sérieusement de cette humiliante maladie dont ils reconnaissaient que le génie humain lui-même pouvait subir les atteintes; et le sentiment religieux, s'indignant chez eux en même temps que le sentiment musical, de ces ignobles et incroyables blasphèmes, ils entonnèrent d'un commun accord la célèbre prière Parce Deus, dont l'expression est si vraie, comme pour faire amende honorable à Dieu, au nom de la musique et des musiciens.

Tout individu possédant toujours une voix quelconque, chacun des Euphoniens est tenu d'exercer la sienne et d'avoir des notions de l'art du chant. Il en résulte que les joueurs d'instruments à cordes de l'orchestre, qui peuvent chanter et jouer en même temps, forment un second chœur de réserve que le compositeur emploie dans certaines occasions et dont l'entrée inattendue produit quelquefois les plus étonnants effets.

Les chanteurs à leur tour sont obligés de connaître le mécanisme de certains instruments à cordes et à percussion, et d'en jouer au besoin, en chantant. Ils sont ainsi tous harpistes, pianistes, guitaristes. Un grand nombre d'entre eux savent jouer du violon, de l'alto, de la viole d'amour, du violoncelle. Les enfants jouent du sistre moderne et des cymbales harmoniques, instrument nouveau, dont chaque coup frappe un accord.

Les rôles des pièces de théâtre, les solos de chant et d'instruments ne sont donnés qu'à ceux des Euphoniens dont l'organisation et le talent spécial les rendent les plus propres à les bien exécuter. C'est un concours fait publiquement et patiemment devant le peuple entier qui détermine ce choix. On y emploie tout le temps nécessaire. Lorsqu'il s'est agi de célébrer l'anniversaire décennal de la fête de Gluck, on a cherché pendant huit mois, parmi les cantatrices, la plus capable de chanter et de jouer Alceste; près de mille femmes ont été entendues successivement dans ce but.

Il n'y a point à Euphonia de priviléges accordés à certains artistes au détriment de l'art. On n'y connaît pas de premiers sujets, de droit en possession des premiers rôles, lors même que ces rôles ne conviennent en aucune façon à leur genre de talent ou à leur physique. Les auteurs, les ministres et les préfets, précisent les qualités essentielles qu'il faut réunir pour remplir convenablement tel ou tel rôle, représenter tel ou tel personnage; on cherche alors l'individu qui en est le mieux pourvu, et fût-il le plus obscur d'Euphonia, dès qu'on l'a découvert il est élu. Quelquefois notre gouvernement musical en est pour ses recherches et sa peine. C'est ainsi qu'en 2320, après avoir pendant quinze mois cherché une Eurydice, on fut obligé de renoncer à mettre en scène l'Orphée de Gluck, faute d'une jeune femme assez belle pour représenter cette poétique figure et assez intelligente pour en comprendre le caractère.

 

L'éducation littéraire des Euphoniens est soignée; ils peuvent jusqu'à un certain point apprécier les beautés des grands poëtes anciens et modernes. Ceux d'entre eux dont l'ignorance et l'inculture à cet égard seraient complètes, ne pourraient jamais prétendre à des fonctions musicales un peu élevées.

C'est ainsi que, grâce à l'intelligente volonté de notre empereur et à son infatigable sollicitude pour le plus puissant des arts, Euphonia est devenue le merveilleux conservatoire de la musique monumentale.

Les académiciens de Palerme croyaient rêver en écoutant la lecture de ces notes rédigées par l'ami de Xilef, et se demandaient si le jeune préfet euphonien n'aurait point eu l'intention de se jouer de leur crédulité. En conséquence, il fut décidé, séance tenante, qu'une députation de l'Académie irait visiter la ville musicale, afin de juger par elle-même de la vérité des faits extraordinaires qui venaient d'être exposés.

Nous avons laissé Xilef ne respirant que la vengeance, et prêt à monter en ballon pour aller à la poursuite de son audacieuse maîtresse, en Amérique, où il croyait naïvement qu'elle s'était rendue. Il partit, en effet, silencieux et sombre comme ces nuages porteurs de la foudre, qui se meuvent rapidement au ciel à l'instant précurseur des horribles tempêtes. Il dévorait l'espace; jamais sa locomotive n'avait fonctionné avec une si furieuse ardeur. Le navire rencontrait-il un courant d'air contraire, il le fendait intrépidement de sa proue, ou, s'élevant a une zone supérieure, allait chercher soit un courant moins défavorable, soit même cette région du calme éternel où nul être humain, avant Xilef, n'était sans doute encore parvenu. Dans ces solitudes presque inaccessibles, limites de la vie, le froid et la sécheresse sont tels, que les objets en bois contenus dans le navire se tordaient et craquaient. Quant au pilote sinistre, quant à Xilef, il demeurait impassible, à demi mort par la raréfaction de l'atmosphère, regardant tranquillement le sang lui sortir par le nez et la bouche, jusqu'à ce que l'impossibilité de résister plus longtemps à une douleur pareille le forçât de descendre chercher l'air respirable, et voir si la direction des vents lui permettait de ne le plus quitter. L'impétuosité de sa course fut telle, que quarante heures après son départ de Palerme, il débarquait à New-York. Impossible de dire toutes les recherches auxquelles il se livra, non-seulement dans les villes, mais dans les villages, dans les hameaux même des États-Unis, du Canada, du Labrador, puis dans l'Amérique du Sud, jusqu'au détroit de Magellan, et dans les îles de l'Atlantique et de l'océan Pacifique. Ce ne fut qu'après un an de ce labeur insensé qu'il en reconnut l'inutilité et que l'idée lui vint enfin d'aller chercher les deux scélérates en Europe, où elles étaient peut-être restées pour le dépister plus aisément. Il avait d'ailleurs besoin de revoir son ami Shetland, pour lui demander les ressources qui bientôt allaient lui manquer. On se doute bien, en effet, que dans cette furibonde exploration, l'argent n'avait pas été ménagé. Il se décida, en conséquence, à retourner à Euphonia, où il arriva après trois jours de navigation, précisément un soir où Nadira et Shetland donnaient une fête dans leur villa. Les jardins et les salons étaient somptueusement illuminés. Xilef, ne voulant se montrer qu'à son ami, attendit, caché dans un bosquet, l'occasion de le rencontrer seul, et de là, écoutant les bruits de la fête, tressaillit aux accents d'une voix qui lui rappelait celle de Mina. «Imagination, délire!» se dit-il. Shetland sortit enfin, et apercevant l'exilé qui s'offrait subitement à ses yeux: «Dieu! c'est toi! quel bonheur! Ah! rien ne manquera donc à notre fête, puisque te voilà. – Silence, je t'en prie, Shetland; je ne puis me montrer. Je ne suis plus Euphonien; j'ai perdu mon emploi; je viens seulement t'entretenir d'une grave affaire. – A demain les affaires sérieuses, répliqua Shetland; ton emploi te sera rendu, j'en réponds; tu es toujours des nôtres. Suis-moi, suis-moi; il faut que je te présente à Nadira, qui sera ravie de te connaître enfin.» Et avec cette cruelle légèreté des gens heureux, incapables de comprendre chez autrui la souffrance, il entraîna bon gré mal gré Xilef vers le lieu de la réunion. Le hasard voulut qu'au moment où les deux amis entraient dans la salle où se trouvait Nadira, celle-ci, occupée sans doute de quelque coquetterie, ne les aperçût point. Elle n'eut pas le temps d'être préparée à la foudroyante apparition de Xilef. Quant à lui, il avait en entrant reconnu sa perfide maîtresse; mais la haine et la souffrance avaient, depuis un an, donné à son caractère une telle fermeté, il était devenu tellement maître de ses impressions, qu'il sut à l'instant même dominer son trouble et le cacher entièrement. Xilef et Nadira furent donc mis en présence brusquement et de la façon la plus propre à déconcerter deux êtres moins extraordinaires. La belle cantatrice, en rencontrant l'amant qu'elle avait si indignement abandonné et trompé, et voyant au premier coup d'œil qu'il ne voulait pas la reconnaître, pensa qu'elle n'avait rien de mieux à faire que de l'imiter, et le salua d'une façon polie, mais froide, sans le plus léger symptôme de surprise ni de crainte: telle était la prodigieuse habitude de dissimulation de cette femme. Shetland n'eut donc aucun soupçon de la vérité, et s'il remarqua une certaine froideur dans la manière dont Xilef et Nadira s'abordèrent, il l'attribua d'un côté, à une sorte de jalousie instinctive, capable de faire voir de mauvais œil à Nadira quiconque pouvait lui enlever la moindre part des affections de son amant, et de l'autre, au douloureux retour que Xilef n'avait pu manquer de faire sur son malheur, en contemplant à l'improviste l'ivresse et le bonheur d'autrui. La fête continua sans que le moindre nuage vînt en ternir l'éclat. Mais, longtemps avant sa fin, la pénétration de Xilef avait reconnu à certains signes imperceptibles pour tout autre observateur, à certains gestes, à l'accentuation de certains mots, la vérité irrécusable de ce fait: Nadira trompait déjà Shetland. Dès ce moment, l'idée d'une résignation stoïque à laquelle Xilef s'était d'abord arrêté, pour ne pas détruire le bonheur de son ami et le laisser dans l'ignorance des antécédents de Nadira, cette idée généreuse, dis-je, fit place à des pensées sinistres qui illuminèrent tout d'un coup les plus sombres profondeurs de son âme, et lui dévoilèrent des horizons d'horreur encore inconnus. Son parti fut bientôt pris. Déclarant le lendemain à Shetland qu'il renonçait à continuer son voyage, qu'il était inutile en conséquence de l'entretenir de l'affaire dont il avait d'abord voulu lui parler, il lui annonça son intention de rester à Euphonia, mais caché, mais obscur, mais inactif. Il le pria de ne tenter aucune démarche pour lui faire rendre sa préfecture, le calme et le repos étant les seuls biens nécessaires à sa vie désormais.

Nadira, malgré sa finesse, se laissa prendre à ce faux semblant de douleur résignée, et enjoignit à sa mère d'imiter sa réserve à l'égard de Xilef, qui paraissait vouloir oublier un secret qu'elles et lui connaissaient seuls à Euphonia.

Pour rendre cette situation moins dangereuse, Xilef, sortant rarement, en apparence, de la retraite qu'il avait choisie, ne voulut voir son ami qu'à certains intervalles peu rapprochés; s'accusant lui-même d'une sauvagerie que d'incurables chagrins pouvaient faire excuser. Mais caché sous divers déguisements, et avec la prudence cauteleuse du chat dans ses expéditions nocturnes, il épiait les démarches de Nadira, la suivait dans ses plus secrets rendez-vous, il parvint ainsi, au bout de quelques mois, à tenir le fil de toutes ses intrigues et à mesurer l'étendue de son infamie. Dès lors, le dénoûment du drame fut arrêté dans son esprit. Shetland devait être arraché à tout prix à une existence ainsi souillée et déshonorée; sa mort même dût-elle être la suite de son désillusionnement, il fallait que le grand amour, l'amour noble et enthousiaste, le plus sublime sentiment du cœur humain, qui avait embrasé deux artistes éminents pour une si indigne créature, fût vengé, et vengé d'une manière terrible, effroyable, à nulle autre pareille. Et voici comment Xilef sut remplir ce devoir.