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Les soirées de l'orchestre

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Il y avait alors à Euphonia un célèbre mécanicien dont les travaux faisaient l'étonnement général. Il venait de terminer un piano gigantesque dont les sons variés étaient si puissants que, sous les doigts d'un seul virtuose, il luttait sans désavantage avec un orchestre de cent musiciens. De là le nom de piano-orchestre qu'on lui avait donné. Le jour de la fête de Nadira approchait; Xilef persuada sans peine à son ami qu'un présent magnifique à faire à sa belle aimée, serait le nouvel instrument dont chacun s'entretenait avec admiration. «Mais si tu veux compléter sa joie, ajouta-t-il, joins-y le délicieux pavillon d'acier que le même artiste vient de construire, et dont l'élégance originale ne saurait se comparer à rien de ce que nous connaissons en ce genre. Ce sera un revissant boudoir d'été, aéré, frais, sans prix dans notre saison brûlante; tu pourras même l'inaugurer en y donnant un bal que Nadira radieuse présidera.» Shetland, plein de joie, approuva fort l'idée de son ami, et le chargea même de faire l'acquisition de ces deux chefs-d'œuvre. Celui-ci n'eut garde de retarder sa visite au mécanicien. Après lui en avoir fait connaître l'objet, il lui demanda s'il serait possible d'ajouter au pavillon un mécanisme énergique et spécial dont il lui indiqua la nature et l'effet, et dont l'existence ne devait être connue que d'eux seuls. Le mécanicien, étonné d'une telle proposition, mais séduit par sa nouveauté et par la somme considérable que Xilef lui offrait pour la réaliser, réfléchit un instant, et avec l'assurance du génie répondit: «Dans huit jours cela sera. – Il suffit, dit Xilef.» Et le marché fut conclu.



Huit jours après, en effet, l'heureux Shetland put offrir à sa maîtresse le double présent qu'il lui destinait.



Nadira le reçut avec des transports de joie. Le pavillon surtout la ravissait; elle ne pouvait se lasser d'admirer sa structure à la fois élégante et solide, les ornements curieux, les arabesques dont il était couvert, et son ameublement exquis, et sa fraîcheur qui le rendait si précieux pour les ardentes nuits caniculaires. «C'est une idée charmante de Xilef, s'écria-t-elle, de l'inaugurer par un bal d'amis intimes, bal dont mon cher Shetland sera l'âme en improvisant de brillants airs de danse sur le nouveau piano-géant. Mais ce magique instrument est d'une trop grande sonorité pour rester ainsi rapproché de l'auditoire, Xilef aura donc la bonté de le faire enlever du pavillon et porter à l'extrémité du jardin, dans le grand salon de la villa, d'où nous l'entendrons encore à merveille. Je vais faire mes invitations.» Cet arrangement, qui paraissait naturel et entrait d'ailleurs parfaitement dans le plan de Xilef, fut bientôt terminé. Le soir même, Nadira parée comme une fée, et son énorme mère couverte de riches oripeaux, recevaient dans le pavillon les jeunes femmes, bien dignes, sous tous les rapports, de l'intimité dont Nadira les honorait, et les jeunes hommes qu'elle avait

distingués

. Le piége était tendu; Xilef voyait avec un sang-froid terrible ses victimes venir s'y prendre successivement. Shetland, toujours sans méfiance, leur fit le plus cordial accueil; mais il se sentait dominé par un sentiment de tristesse singulier en pareille circonstance, et s'approchant de Nadira: «Que tu es belle! chère, lui dit-il avec extase. Pourquoi ce soir suis-je donc triste? je devrais être si heureux! Il me semble que je touche à quelque grand malheur, à quelque affreux événement… C'est toi, méchante péri, dont la beauté me trouble et m'agite ainsi jusqu'au vertige. – Allons, vous êtes fou, trêve de visions! Vous feriez mieux d'aller vous mettre au piano, le bal au moins pourrait commencer. – Oui, sans doute, ajouta Xilef, la belle Nadira a raison comme toujours, au piano! chacun brûle ici d'en venir aux mains.» Bientôt les accents d'une valse entraînante retentissent dans le jardin, les groupes de danseurs se forment et tourbillonnent. Xilef, debout, la main sur un bouton d'acier placé dans la paroi extérieure du pavillon, les suit de l'œil. Quelque chose d'étrange semble se passer en lui; ses lèvres sont pâles, ses yeux se voilent; il porte de temps en temps une main sur son cœur comme pour en contenir les rudes battements. Il hésite encore. Mais il entend Nadira, passant près de lui au bras de son valseur, jeter à celui-ci ces mots rapides: «Non, ce soir, impossible, ne m'attends que demain.» La rage de Xilef, à cette nouvelle preuve de l'impudeur de Nadira, ne se peut contenir, il appuie de tout son poids sur le bouton d'acier en disant: «Demain! misérables, il n'y a plus de demain pour vous!» et court à Shetland, qui, tout entier à ses inspirations, inondait la villa et le jardin d'harmonies tantôt douces et tendres, tantôt d'un caractère farouche et désespéré. «Allons donc, Shetland, lui crie-t-il, tu t'endors, on se plaint de la lenteur de ton mouvement. Plus vite! plus vite! les valseurs sont très-animés! à la bonne heure! Oh! la belle phrase, l'étonnante harmonie! quelle pédale menaçante! comme il grince et gémit ce thème dans le mode mineur! on dirait d'un chant de furies! tu es poëte, tu es

devin

. Entends leurs cris de joie: oh! ta Nadira est bien heureuse!» Des cris affreux partaient en effet du pavillon; mais Shetland, toujours plus exalté, tirait du piano-orchestre un orage de sons qui couvraient les clameurs et pouvaient seuls en dérober le caractère.



Au moment où Xilef avait pressé le ressort destiné à faire mouvoir le mécanisme secret du pavillon, les parois d'acier de ce petit édifice de forme ronde avaient commencé à se rouler sur elles-mêmes lentement et sans bruit; de sorte que les danseurs voyant l'espace où ils s'agitaient moins grand qu'auparavant, crurent d'abord que leur nombre s'était accru. Nadira étonnée s'écria: «Quels sont donc les nouveaux venus? évidemment nous sommes plus nombreux, on n'y tient plus, on va étouffer, il semble même que les fenêtres plus étroites donnent maintenant moins d'air!» – Et madame Happer, rouge et pâle successivement: «Mon Dieu, messieurs, qu'est-ce que cela! emportez-moi hors d'ici! ouvrez, ouvrez!» Mais au lieu de s'ouvrir, le pavillon se roulant sur lui-même par un mouvement qui s'accélère tout à coup, les portes et les fenêtres sont à l'instant masquées par une muraille de fer. L'espace intérieur se rétrécit rapidement; les cris redoublent; ceux de Nadira surtout dominent; et la belle cantatrice, la poétique fée se sentant pressée de toutes parts, repousse ceux qui l'entourent avec des gestes et des paroles d'une horrible brutalité, sa basse nature dévoilée par la peur de la mort se montrant alors dans toute sa laideur. Et Xilef qui a quitté Shetland pour voir de près cet infernal spectacle, Xilef pantelant comme un tigre qui lèche sa proie abattue, tourne autour du pavillon en criant de toute sa force: «Eh bien! Mina, qu'as-tu donc, chère belle, à t'emporter de la sorte? ton corset d'acier te serrait-il trop? prie un de ces messieurs de le délacer, ils en ont l'habitude! Et ton hippopotame de mère, comment se trouve-t-elle? je n'entends plus sa douce voix!» En effet, aux cris d'horreur et d'angoisse, sous l'étreinte toujours plus vive des cloisons d'acier, vient de succéder un bruit hideux de chairs froissées, un craquement d'os qui se brisent, de crânes qui éclatent; les yeux jaillissent hors des orbites, des jets d'un sang écumant se font jour au-dessous du toit du pavillon; jusqu'à ce que l'atroce machine s'arrête épuisée sur cette boue sanglante qui ne résiste plus.



Shetland cependant joue toujours, oubliant la fête et les danses, quand Xilef, l'œil hagard, l'arrache du clavier, et, l'entraînant vers le pavillon qui vient de se rouvrir en laissant retomber sur les dalles ce charnier fumant où ne se distinguent plus de formes humaines: «Viens maintenant, viens, malheureux, viens voir ce qui reste de ton infâme Nadira qui fut mon infâme Mina, ce qui reste de son exécrable mère, ce qui reste de ses dix-huit amants! Dis si justice est bien faite, regarde!» A ce coup d'œil d'une horreur infinie, à cet aspect que les vengeances divines épargnèrent aux damnés du septième cercle, Shetland s'affaisse sur lui-même. En se relevant, il rit, il court éperdu au travers du jardin, chantant, appelant Nadira, cueillant des fleurs pour elle, gambadant: il est fou.



Xilef s'était calmé au contraire, il avait repris tout d'un coup son sang-froid: «Pauvre Shetland! il est heureux, dit-il. Maintenant je crois que je n'ai plus rien à faire, et qu'il m'est permis de me reposer.

Othello's occupation's gone!

» Et respirant un flacon de cyanogène qui ne le quittait jamais, il tomba foudroyé.



Six mois après cette catastrophe, Euphonia encore en deuil était vouée au silence. L'orgue de la tour élevait seule au ciel d'heure en heure une lente harmonie dissonnante, comme un cri de douleur épouvantée.



Shetland était mort deux jours après Xilef, sans avoir retrouvé sa raison un seul instant; et aux funérailles des deux amis, dont la terrible fin demeura, comme tout le reste de ce drame, incompréhensible pour la ville entière, la consternation publique fut telle, que non-seulement les chants, mais même les bruits funèbres furent interdits.



Corsino roule son manuscrit, et sort.



…Après quelques minutes de silence, les musiciens se lèvent. Le chef d'orchestre, invité par eux au banquet d'adieux qu'ils veulent me donner, les salue en passant et leur dit: «A demain!» – (Bacon.) «Savez-vous que Corsino me fait peur? – (Dimski.) Pour écrire des horreurs pareilles, il faut être atteint de la rage. – (Winter.) C'est un Italien! – (Derwinck.) C'est un Corse! – (Turuth.) C'est un bandit! – (Moi.) C'est un musicien! – (Schmidt.) Oh! il est clair que ce n'est point un homme de lettres. Quand on n'a en tête que des contes aussi prétentieusement extravagants on ferait mieux d'écrire – (Kleiner l'interrompant.)

Une visite à Tom-Pouce

, n'est-ce pas? Envieux! – (Schmidt.) Timbalier! – (Kleiner.) Bouffon! – (Schmidt.) Bavarois! – (Moi.) Messieurs! messieurs! pas de ces vérités-là maintenant. Nous avons le temps de nous les dire demain soir,

inter pocula

. – (Bacon, en s'en allant.) Décidément, avec son grec, notre hôte me fatigue. Que le diable l'emporte!..»

 



ÉPILOGUE

Le dîner de l'étrier. – Toast de Corsino. – Toast du chef d'orchestre. – Toast de Schmidt. – Toast de l'auteur. – Fin des vexations des frères Kleiner

A sept heures, j'entre dans la salle choisie pour le

dîner de l'étrier

. J'y trouve réunis tous mes bons amis de l'orchestre de X***, y compris leur digne chef et même le joueur de grosse caisse qui ne m'a jamais regardé de très-bon œil. Mais c'est un repas de corps, et le brave homme a cru devoir mettre de côté ses antipathies personnelles pour y prendre part. D'ailleurs, puisqu'il s'agit d'un

tutti

, a-t-il pensé, «que serait-ce sans la grosse caisse?» L'assemblée est, comme toutes les réunions d'artistes, gaie et bruyante. Viennent les toasts.



Corsino le premier se lève son verre à la main; «A la musique, messieurs! s'écrie-t-il, son règne est arrivé! Elle protége le drame, elle habille la comédie, elle embaume la tragédie, elle loge la peinture, elle enivre la danse, elle met à la porte ce petit vagabond de vaudeville; elle mitraille les ennemis de ses progrès; elle jette par les croisées les représentants de la routine; elle triomphe en France, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Russie, en Amérique même; elle lève partout des tributs énormes; elle a des flatteurs trop peu intelligents pour la comprendre, des détracteurs qui n'apprécient pas mieux la grandeur de ses desseins, la savante audace de ses combinaisons; mais les uns et les autres la craignent et l'admirent d'instinct. Elle a des adorateurs qui lui chantent des odes, des assassins qui la manquent toujours, une garde prête à mourir pour elle et qui ne se rendra jamais. Plusieurs de ses soldats sont devenus princes, des princes se sont faits ses soldats. Devant d'ignobles caricatures qui passent pour ses portraits, à cause du nom qu'elles portent, le peuple se découvre; il se prosterne, il crie, il bat des mains, quand, aux grands jours, il la voit en personne le front resplendissant de gloire et de génie. Elle a traversé la Terreur, le Directoire et le Consulat; parvenue aujourd'hui à l'Empire, elle a formé sa cour de toutes les reines qu'elle a détrônées.

Vive l'empereur

!!!»



Le chef d'orchestre se levant à son tour: «Très-bien, mon brave Corsino! je dis aussi comme toi: Vive

l'empereur

! car j'aime passionnément notre art, quoiqu'il m'arrive rarement d'en parler. Pourtant je suis fort loin de le voir, comme tu le vois, à l'apogée de sa gloire. L'état de fermentation de l'Europe me fait trembler pour lui. Tout est calme en ce moment, il est vrai; mais le dernier orage ne l'a-t-il pas cruellement meurtri et fatigué? Les blessures de la musique sont-elles déjà fermées, et ne portera-t-elle pas longtemps d'affreuses cicatrices?



»Dans la pensée des nations de fourmis en guerre au milieu desquelles nous vivons, à quoi servons-nous poëtes, artistes, musiciens, compositeurs, cigales de toute espèce?.. à rien. Voyez comme on nous a traités pendant la dernière tourmente européenne. Et quand nous nous sommes plaints: «Que faisiez-vous hier? nous ont dit les fourmis guerroyantes. – Nous chantions. – Vous chantiez! c'est à merveille! eh bien! dansez maintenant!» Dans le fait, quel intérêt voulez-vous que les peuples trouvent à cette heure à nos élans, à nos efforts, à nos drames les plus passionnés? Qu'est-ce que nos

Bénédictions des poignards

, nos chœurs de

la Révolte

, nos

Rondes du Sabbat

, nos

Chansons de brigands

, nos

Galops infernaux

, nos

Abracadabra

 de toutes sortes, à côté de cet hymne immense chanté à la fois par des millions de voix, à la douleur, à la rage et à la destruction!.. Qu'est-ce que nos orchestres en comparaison de ces bandes formidables animées par la foudre, qui exécutent l'ouragan, et que dirige l'infatigable maître de chapelle dont l'archet est une faux et qu'on nomme

la Mort

?..



»Que sont aussi les choses et les hommes que ces bouleversements mettent quelquefois tout à coup en évidence?.. Quelles voix se font entendre au milieu de tant de sinistres rumeurs? Le rossignol effarouché, rentré dans son buisson, ferme l'œil aux éclairs et ne répond au tonnerre que par le silence. Nous tous qui ne sommes pas des rossignols, nous en faisons autant: le pinson se tapit au creux de son chêne, l'alouette dans son sillon, le coq rentre au poulailler, le pigeon au colombier, le moineau dans sa grange. La pintade et le paon perchés sur leur fumier, l'orfraie, le hibou sur leur ruine, le freux et le corbeau perdus dans la brume, unissent seuls leurs voix discordantes et saluent la tempête.



»Non, les difficultés sont grandes, les obstacles nombreux, le labeur est âpre et lent pour notre art aujourd'hui. Et pourtant j'espère encore, je crois que, par notre constance, notre courage et notre dignité, l'art peut être sauvé. Unissons-nous donc; soyons patients, énergiques et fiers! Prouvons aux peuples distraits par tant d'intérêts graves, que si nous sommes les derniers nés de la civilisation, si nous avons eu un instant sa tendresse la plus vive, nous en étions dignes. Ils comprendront peut-être alors combien elle souffrirait si nous périssions.



»Je bois aux artistes que rien ne saurait avilir ni décourager! aux artistes véritables, aux vaillants, aux forts!» – Applaudissements. (Bacon bas à Kleiner): «Il ne parle guère, notre chef, mais quand il prend la parole, il sait s'en servir! – Oui, dit Kleiner le jeune, mais tout ceci est bien sérieux. (Se levant): Je bois, moi, à notre camarade Schmidt pour qu'il nous égaye un peu; car nous tournons à la politique et je ne connais rien de plus… vexant.»



Schmidt fait une grimace et monte sur sa chaise son verre à la main: «Messieurs, dit-il de sa voix de crécelle, pour ne pas sortir trop brusquement du sujet des discours précédents, je vous dirai que la foi et l'enthousiasme de Corsino, et le cramponnement de notre chef à un espoir que je supposais éteint en lui, me font le plus grand plaisir. Peut-être parviendrai-je à croire et à espérer aussi. Attendez! il me semble même que l'espérance et la foi me reviennent ensemble. Je ne me sens pas encore la force de transporter des montagnes… mais, Dieu me pardonne! cela va venir, car, ma parole d'honneur, je crois que je crois.



»A quoi tiennent les révolutions de l'esprit humain! j'étais tout à l'heure plus incrédule qu'un professeur d'algèbre. Je croyais que deux et deux font quatre; et encore, comme Paul-Louis Courier, le vigneron français, n'en étais-je pas bien sûr.



»Et maintenant, par suite des beaux sermons que nous venons d'entendre, on me dirait que monsieur*** a fait… que mademoiselle*** n'a pas fait… que madame*** n'a pas dit… je serais capable de le croire.



»Admirez, s'il vous plaît, entre deux parenthèses, la bonté qu'a mon tromblon de ne pas partir! Quelle chance, si j'étais méchant, qu'une phrase ainsi chargée à mitraille, prête à faire feu! Je pourrai prêter de belles actions à des drôles, de beaux ouvrages à des crétins, du bon sens à des sots, du talent à Kleiner…» – Ah! ah! bon! voilà ton affaire, Kleiner, tu as voulu être

égayé

 (on siffle), tu l'es. – Schmidt reprenant: «Oui, je pourrais prêter un public à notre théâtre, de la voix et du style à nos chanteurs, de la beauté à nos actrices, le sentiment de l'art à notre directeur; enfin c'est effroyable le ravage que ferait mon tromblon. Pas du tout, sa bouche ouverte restera muette; je le désarme, et pour plus de sûreté (avalant un grand verre de vin) je noie les poudres. Car si l'on a vu partir des fusils qui n'étaient pas chargés, à plus forte raison pourrait-on voir partir un tromblon chargé qui n'est que désarmé. Et je veux être bon aujourd'hui, mais bon comme ces gros canons de nos remparts, inoffensivement couchés au soleil et dans la gueule desquels les poules font leur nid. Je veux porter un toast tout simple, tout cordial, que les deux honorables orateurs qui m'ont précédé à la tribune auraient dû porter avant moi. Ils m'ont laissé cet honneur, j'en profite, tant pis! Je bois à l'hôte que nous aimons et qui va nous quitter, puisse-t-il revenir bientôt nous assister de nouveau pendant nos nocturnes labeurs!» Longs hourras, applaudissements, poignées de main. «Eh! donc, crie Schmidt triomphant, vous voyez que ce sont encore les farceurs qui ont le plus de cœur.»



Je me lève à mon tour: «Merci! mon cher Schmidt. Messieurs, mon opinion sur l'état présent et sur l'avenir de notre art tient un peu de l'opinion de Corsino, et beaucoup de celle de votre savant chef. Je me surprends quelquefois à partager le bouillant enthousiasme du premier, mais les craintes du second viennent bien vite le refroidir, et le souvenir de mainte expérience désolante qu'il m'a été imposé de faire, vient ajouter encore à l'amertume de ma tristesse, sinon de mon découragement. Les agitations politiques, sans doute, sont un terrible obstacle à la prospérité de la musique telle que nous la comprenons. Malheureusement, si elle souffre et languit, les causes premières de ses maux les plus réels sont fort près d'elle, et je crois que c'est là surtout que nous devons les chercher. Notre art, essentiellement complexe, a besoin pour exercer toute sa puissance d'agents nombreux; il faut pour leur donner l'unité d'action indispensable, l'

autorité

, l'autorité forte et absolue. Corsino a parfaitement senti cette nécessité dans l'organisation de son Euphonia. Mais à cette autorité artiste que nous devons supposer intelligente et dévouée, il faut aussi le nerf de la guerre et de l'industrie, il faut l'argent. Ces quatre puissances, l'autorité, l'intelligence, le dévouement et l'argent, où se trouvent-elles réunies d'une manière constante? Je ne le vois pas. Leur union n'existe guère que passagèrement et dans des circonstances rares tout à fait exceptionnelles. La vie agitée et précaire que mène aujourd'hui la musique en Europe, est due principalement aux fâcheuses alliances qu'elle s'est laissé imposer, et aux préjugés qui la poussent et la repoussent en sens contraires. C'est la Cassandre de Virgile, la vierge inspirée que se disputent Grecs et Troyens, dont les paroles prophétiques ne sont point écoutées et qui lève au ciel ses yeux, ses yeux seuls, car ses mains sont retenues par des chaînes. Beaucoup de choses tristes et vraies ont été dites à ce sujet à nos dernières soirées de l'orchestre, pendant ce que Schmidt appelle vos

nocturnes labeurs

. Permettez-moi de les résumer ici.



»De son alliance avec le théâtre, alliance qui a produit et pourrait produire encore de si magnifiques résultats, sont nés pour la musique l'esclavage et la honte, et tous les genres d'avilissement. Vous le savez, messieurs, ce n'est plus seulement avec ses sœurs, la poésie dramatique et la danse, qu'elle doit au théâtre s'unir aujourd'hui, mais bien avec une multitude d'arts inférieurs groupés autour d'elle pour exciter une

curiosité

 puérile et détourner l'attention de la foule de son véritable objet. Les directeurs des grands théâtres, dits lyriques, ayant remarqué que les œuvres énormes avaient seules le privilége de faire d'énormes recettes, n'ont plus attaché de prix qu'aux compositions d'une longueur démesurée. Mais, persuadés aussi, et avec raison, que l'attention du public, si robuste qu'on la suppose, ne peut être tenue éveillée pendant cinq heures par la musique et le drame seuls, ils ont introduit dans leurs opéras en cinq et six actes, tout ce que l'imagination la plus active a pu inventer de fracas et d'éblouissements pour la surexcitation brutale des sens.



»Le mérite du directeur d'un grand théâtre lyrique consiste maintenant dans le plus ou moins d'habileté qu'il met à

faire supporter

 la musique au public, quand cette musique est belle, et à empêcher ce même public de la remarquer, quand elle ne vaut rien.



»A côté de ce système des spéculateurs, nous devons placer les prétentions des artistes chantants qui visent, eux aussi, à l'argent par tous les moyens. Car la maladie étrange qui semble s'être emparée du peuple entier des chanteurs de théâtre depuis quelques années, maladie dont vous connaissez tous les symptômes, n'a pas pour cause, dans la plupart des cas, l'amour de la gloire, l'émulation, l'orgueil, mais le plat amour du lucre, l'avarice, ou la passion du luxe, l'insatiabilité des jouissances matérielles. On recherche des applaudissements et des éloges hyperboliques, parce que seuls ils ébranlent encore la foule incertaine et la dirigent de tel ou tel côté. Et l'on appelle la foule, parce que seule elle apporte l'argent. Dans ce monde-là, on ne veut pas, comme nous le voudrions, l'argent

pour

 la musique, mais

par

 la musique et malgré elle. De là, le goût du clinquant, du boursouflé, de la sonorité avant tout, le mépris des premières qualités du style, les affreux outrages faits à l'expression, au bon sens et à la langue, la destruction du rhythme, l'introduction dans le chant de toutes les plus révoltantes stupidités, et l'erreur du gros public, qui croit naïvement aujourd'hui qu'elles sont des

conditions essentielles

 de la musique dramatique qu'il confond avec la musique théâtrale. L'enseignement lui-même est dirigé en ce sens. Vous ne vous doutez pas de ce que certains maîtres apprennent à leurs élèves; et, sauf de très-rares exceptions, on peut dire maintenant: Un maître de chant est un homme, un peu plus bête qu'un autre homme, qui enseigne l'art de tuer la bonne musique et de donner à la mauvaise une apparence de vie.

 



Quant aux auteurs, poëtes ou musiciens, écrivant pour le théâtre, ce n'est pas de notre temps qu'on en trouverait beaucoup (on en trouve pourtant, je le reconnais) de pénétrés d'un vrai respect pour l'art. Combien d'entre eux sont capables de se borner à produire quelques ouvrages excellents, mais peu lucratifs, et de préférer cette production modérée et soignée à l'exploitation constante de leur esprit, si épuisé qu'il soit? Exploitation comparable à celle d'une prairie qu'on fauche et refauche jusqu'aux racines, sans laisser à sa toison végétale le temps de repousser. Qu'on ait des idées, qu'on n'en ait pas, il faut écrire, écrire vite et beaucoup; il faut accumuler des actes, pour accumuler des primes, pour accumuler des droits d'auteur, pour accumuler des capitaux, pour accumuler des intérêts, pour attirer à soi et absorber tout ce qui est d'une absorption possible; comme font ces animalcules infusoires nommés Vortex, qui établissent un tourbillon au-devant de leur bouche toujours béante, de manière à toujours engloutir les petits corps qui passent auprès d'eux. Et pour se justifier on cite modestement Voltaire et Walter Scott, qui pourtant ne plaignaient ni leur temps ni leurs peines à parachever leurs ouvrages.



D'autres, sans prétendre à la fortune, à laquelle tant de gens se croient des droits aujourd'hui, se bornant à chercher dans l'art des moyens d'existence, n'hésitent point à faire commerce du talent réel qu'ils possèdent, et grattent en conséquence jusqu'au tuf un sol capable de porter de beaux fruits s'il était sagement cultivé. Ceci est moins blâmable, il est vrai; la nécessité n'est pas mère de l'art. Mais c'est fort déplorable aussi, et cela amène, non-seulement pour la dignité des hommes intelligents, mais pour les jouissances que le public achète, les plus fâcheux résultats, les vendeurs ne livrant trop souvent alors sur le marché que de la pacotille.



Dans l'un et l'autre cas, de cette inexorable et plus ou moins rapide production sortent à la fois, en grouillant dans leurs disgracieux enlacements, les

formules

, la

manière

, le

procédé

, le

lieu commun

, qui font que tous les ouvrages de la plupart des maîtres de la même époque, écrits dans les mêmes conditions, se ressemblent. On trouve trop long d'attendre que les pensées naissent, et de chercher pour elles de nouvelles formes. On sait qu'en assemblant des notes, des mots, de telle ou telle façon, on amène des combinaisons acceptées par le public de toute l'Europe. A quoi bon alors chercher à les assembler autrement? Ces combinaisons ne sont que des enveloppes d'idées; il suffira de varier la couleur des étiquettes, et le public ne s'apercevra pas de sitôt que l'enveloppe ne contient rien. L'important n'est pas de produire quelques ouvrages bons, mais de nombreux ouvrages médiocres, qui puissent réussir et

rapporter

 vite. On a observé jusqu'où la tolérance du public pouvait s'étendre, et, bien que cette bénignité, qui ressemble à de l'indifférence, ait de beaucoup dépassé les bornes posées par le bon sens et le goût, on se dit: «Allons jusque-là, en attendant que nous puissions aller au delà. Ne cherchons ni l'originalité, ni le naturel, ni la vraisemblance, ni l'élégance, ni la beauté; ne nous inquiétons ni des vulgarités, ni des platitudes, ni des barbarismes, ni des pléonasmes, si les uns et les autres sont plus promptement écrits que les choses douées des qualités contraires. Le public ne nous saurait