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Les soirées de l'orchestre

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J'ai entendu aussi dans un concert le brillant Stabat de Rossini… Vous ne connaissez pas l'histoire de la fugue qui termine cette partition? La voici.

Rossini, ce grand musicien de tant d'esprit, a pourtant eu la faiblesse de croire qu'un Stabat respectable, un vrai Stabat, un Stabat digne de succéder à ceux de Palestrina et de Pergolèse, devait absolument finir par une fugue sur le mot Amen. C'est en réalité, vous le savez tous, le plus abominable et le plus indécent des contre-sens; mais Rossini ne se sentait pas le courage de braver le préjugé établi là-dessus. Or, comme la fugue n'est pas son fort, il alla trouver son ami Tadolini, qui passe pour un contre-pointiste à tous crins, et il lui dit de son air le plus câlin: Caro Tadolini, mi manca la forza; fammi questa fuga! Le pauvre Tadolini se dévoua et fit la fugue. Puis quand le Stabat parut, les professeurs de contre-point la trouvèrent détestable, ces messieurs ayant toujours été dans l'usage de n'accorder la science de la fugue qu'à eux ou à leurs élèves. De sorte qu'en fin de compte, Rossini, à les en croire, eût tout aussi bien fait d'écrire sa fugue lui-même.

Telle est l'anecdote qui circule; mais la vérité vraie, c'est, entre nous soit dit, que la fugue est de Rossini.

Un malheur sérieux vient de nous frapper à Paris, et vous serez bien heureux de ne pas en ressentir le contre-coup. Z… ce grand insulteur de l'art et des artistes, désespéré d'avoir, par un coup de bourse, perdu les trois quarts de l'énorme fortune qu'il avait amassée, vous savez comment, n'a pu résister à une tentation de suicide. Il a fait son testament, légué, dit-on, ce qui lui restait à la directrice d'une maison d'éducation pour les filles jeunes, et, ce pieux devoir rempli, s'est acheminé vers la place Vendôme, où il s'est fait ouvrir la porte de la colonne. Parvenu sur la galerie qui couronne le sommet du monument, il a quitté son chapeau, sa cravate, ses gants, je tiens ces affreux détails du gardien de la colonne, il a jeté un regard calme sur l'abîme ouvert autour de lui, puis s'éloignant de quelques pas de la balustrade, comme pour mieux prendre son élan, il a brusquement renoncé à son projet.

Henri Heine, que je viens de voir, m'a récité en prose française un petit poëme élégiaque allemand qu'il a composé sur cette catastrophe. C'est à mourir de rire.

Pauvre Heine! cloué sur son lit depuis six ans par une incurable paralysie; presque aveugle; il garde néanmoins sa terrible gaîté. Il ne consent pas encore à mourir, dit-il. Il faut que le bon Dieu attende. Il veut voir auparavant comment tout ceci finira. Il fait des mots, sur ses ennemis, sur ses amis, sur lui-même. Avant-hier, en m'entendant annoncer, il s'est écrié de son lit, avec sa faible voix qui semble sortir d'une tombe: «Eh! mon cher! quoi, c'est vous! entrez. Vous ne m'avez donc pas abandonné?.. toujours original!»

Si votre second acte n'est pas terminé, j'en suis fâché, Corsino, mais je n'ai plus rien à vous conter pour le moment. Ainsi résignez-vous, prenez votre violon et jouez le final comme s'il était bon. Vous n'en mourrez pas. D'ailleurs, j'ai besoin de relire encore votre lettre; je veux y répondre de façon à ne pas être obligé de vous quitter avant la fin du troisième acte, que vous me dénoncez comme le plus dangereux.

POUR LE DERNIER ACTE

Je n'ai pas voulu, en commençant ma lettre, faire la moindre observation sur certains passages de la vôtre. J'y arrive maintenant.

Ah! mes quatre ou cinq lecteurs trouvent que j'ai mal agi en racontant les délassements auxquels ils se livrent, eux et leurs confrères, quand il s'agit d'exécuter la musique qu'ils n'aiment point! délassements que j'avoue avoir moi-même partagés!

Voilà bien les artistes! s'ils font la moindre chose passable, il faut que les cinq cent trente mille voix de la renommée, sans compter sa trompette, l'annoncent aux cinq parties du monde; et en quels termes! et avec quelles fanfares! je le sais trop. Mais, s'il leur arrive de se laisser entraîner à quelque action ou production qui donne tant soit peu de prise à la critique, malgré tous les ménagements, tous les sourires de cette pauvre critique, en dépit des formes aimables qu'elle prend pour se faire bénigne et douce et bonne fille, en parler seulement est, de sa part, un crime abominable; à les en croire, c'est une infamie, que dis-je, une platitude, un abus de confiance: et chacun de ces indignés de s'écrier comme Othello: «Il n'y a donc point de carreaux au ciel!»

Sur ma foi, très-chers, vous m'inspirez de la pitié.

Je vous supposais moins arriérés, et je me croyais, moi, bien plus de vos amis.

Allons! je vais mettre des gants pour vous écrire, je ne me montrerai désormais dans votre orchestre qu'en cravate blanche, avec toutes mes décorations, et ne vous parlerai, Messeigneurs, que chapeau bas…

Plaisanterie à part, une telle susceptibilité est enfantine, (sachez-moi gré de ne pas dire puérile); mais comme je vous tiens pour incapables de n'en pas rire à présent, brisons-là, et qu'il n'en soit plus question.

Pour vous, Corsino, qui pensez paraître ridicule aux yeux des hommes de lettres et des musiciens de Paris qui me liront, sachez-le bien, votre crainte est absolument chimérique; par cette excellente raison, que les hommes de lettres de Paris lisent seulement leurs propres livres et que les musiciens ne lisent rien.

Je vous remercie sincèrement de m'avoir soustrait à la vendetta transversale du ténor outragé, et de ne vouloir pas qu'on me joue. Je vous en ai même une double obligation, car le danger serait double pour moi, si l'opéra en question était donné à X***. Je crois vos confrères fort capables d'en faire un opéra où l'on parle, et de commencer la lecture de Clarisse-Harlowe à sa première représentation.

J'avoue la mesquinerie de mon calembour sur Moran, mais votre jeu de mots sur les Bavaroises ne vaut pas mieux.

Il m'est impossible de croire au corset de votre chef d'orchestre. Ce sont plutôt les répétitions d'Angélique et Roland qui l'auront fait maigrir. C'est donc bien mauvais?

Si j'ai dit par deux fois que le bon Bacon (admirez l'euphonie!) ne descendait pas de l'homme célèbre dont il porte le nom, c'est que sa rare intelligence et la profondeur de son esprit pourraient faire croire le contraire, et qu'une telle supposition de descendance serait calomnieuse pour le savant Roger Bacon, inventeur de la poudre, puisqu'il fut moine et que les moines ne se marient pas. Cette explication, je l'espère, satisfera complétement notre ami.

Dimski, Dervinck, Turuth, Siedler et vous, Corsino, vous ignorez ce qu'est Falstaff. Vous osez le dire! Mais vous êtes donc tous plus B. B. B. B. Bacon que Bacon lui-même! Falstaff un poëte! un guerrier! et vous avez prétendu souvent connaître Shakespeare!.. Sachez donc, Messieurs mes amis les musiciens, que sir John Falstaff est un personnage important de trois pièces du poëte anglais, des deux tragédies de Henri VI et de la comédie des Joyeuses commères de Windsor; qu'il occupe encore l'attention du public dans un quatrième drame du même auteur, où il ne paraît point, mais où l'on vient raconter ses derniers moments. Sachez qu'il fut le favori de la reine Élisabeth, qu'il est l'idéal du bouffon anglais, du gascon anglais, du matamore anglais; qu'il faut voir en lui le vrai polichinelle anglais, le représentant de cinq ou six péchés capitaux; que gourmandise, paillardise, couardise, sont ses qualités dominantes; que, malgré son obésité, sa rotondité, sa ladrerie et sa poltronnerie, il ensorcelle des femmes et leur fait mettre en gage leur argenterie pour satisfaire ses appétits gloutons; que Shakespeare l'a donné au prince Henri pour compagnon de ses orgies et de ses escapades nocturnes dans les rues de Londres; lequel prince permet à Falstaff de traiter Son Altesse avec la plus incroyable familiarité; jusqu'au moment où devenu roi sous le nom de Henri V, et désireux de faire oublier les folies de sa jeunesse, le Royal Hal, comme Falstaff a l'insolence de l'appeler par abréviation, interdit l'accès de sa cour à son gros compagnon de débauches et l'envoie en exil. Sachez enfin que cet incomparable cynique, auquel on s'intéresse malgré soi et dont la triste fin vous tire presque des larmes, obligé de prendre part à une grande bataille, à la tête d'une bande de vagabonds dépenaillés dont il est le capitaine, s'enfuit au moment de l'action et prononce dans le réduit où il est allé se cacher le monologue que voici:

Honour pricks me on. Yea, but how, if honour prick me off when I come on? how then? can honour set to a leg? No. Or an arm? No. Or take away the grief of a wound? No. Honour hath no skill in surgery then? No. What is honour? A Word. Wath is in that word, honour? Wat is that honour? Air. A trim reckoning! – Who hath it? He that died o' Wednesday. Doth he feel it? No. Doth he hear it? No. Is it insensible then? Yea, to the dead. But will it not live with the living? No. Why? Detraction will not suffer it. – Therefore I'll none of it: Honour is a mere scutcheon, and so ends my catechism.

J'ai transcrit l'original de ce discours célèbre, pour ceux d'entre vous, Messieurs, qui ne savent pas l'anglais et qui voudraient se donner l'air de le savoir. Mais en voici la traduction, destinée à ceux qui bornent leurs prétentions à comprendre la langue française.

L'honneur me pique pour me faire avancer. Oui, mais quoi, si l'honneur me pique à terre quand j'avance! Que faire alors? L'honneur peut-il me raccommoder une jambe? Non. Ou un bras? Non. Ou dissiper la douleur d'une blessure? Non. L'honneur ne sait donc rien en chirurgie? Qu'est-ce que l'honneur? Un mot. Qu'est-ce que ce mot, honneur? Qu'est-ce que cet honneur? De l'air. Une facture acquittée. Qui possède cela? Celui qui mourut mercredi. Le sent-il? Non. L'entend-il? Non. C'est insensible alors? Oui, pour les morts. Mais cela ne vivra-t-il pas avec les vivants? Non. Pourquoi? La médisance ne le souffrira pas. – En ce cas je m'en passerai: L'honneur est un simple écusson, et ainsi finit mon catéchisme.

 

Vous devinez maintenant, n'est-ce pas, comment à propos des labeurs de Camoëns et de sa gloire tardive, j'ai pu m'écrier: O Falstaff, et songer à sa philosophie. Vous êtes d'une rare pénétration.

Venons enfin, cher Corsino, à vos dernières questions.

L'auteur de cette vie de Paganini dont vous me parlez, écrivait récemment à un de mes amis, en le priant d'obtenir de moi une analyse de son ouvrage dans le Journal des Débats; espérant, disait-il, que je ne me laisserais pas influencer dans cette appréciation par ma haine pour la musique italienne et pour les Italiens. J'ai donc lu sa brochure. Il m'a été facile de répondre aux reproches violents qui m'y sont adressés. Mais cette réplique faite, on m'a détourné de la publier dans un journal, afin de ne pas donner lieu à une polémique qui, n'intéressant que moi, y serait nécessairement déplacée. Ici le cas n'est plus le même, et je ne suis pas fâché, puisque vous avez lu l'accusation, de vous faire connaître la défense.

RÉPONSE A M. CARLO CONESTABILE

auteur du livre intitulé:

VITA DI NICCOLO PAGANINI DA GENOVA

M. Conestabile de Pérouse en appelle à mon impartialité en me demandant de faire l'analyse de ce petit ouvrage, dans lequel il me traite de la plus vilaine façon. Je le remercie de m'avoir cru, néanmoins, capable de rendre pleine justice à son travail. Je le ferais bien volontiers, accoutumé que je suis à me trouver dans cette piquante position. Malheureusement l'œuvre est de telle nature, qu'il m'est impossible d'émettre, à son sujet une opinion de quelque valeur. Je ne puis juger ni du mérite historique du livre, n'étant point en mesure de connaître la vérité des faits qui y sont énoncés; ni du style de l'auteur, les finesses de la langue italienne devant m'échapper nécessairement; ni de la justesse avec laquelle il apprécie le talent du grand virtuose, car je n'ai jamais entendu Paganini. J'étais en Italie, à l'époque où cet artiste extraordinaire enthousiasmait la France. Quand je l'ai connu, plus tard, il avait déjà renoncé à se faire entendre en public, l'état de sa santé ne le lui permettant plus; et je n'osai point alors, cela se conçoit, lui demander de jouer pour moi seul une fois encore. Si je me suis formé de lui une opinion si haute, c'est d'après sa conversation d'abord; c'est éclairé par ces irradiations que projettent certains hommes d'élite et qui semblaient entourer Paganini d'une poétique auréole; c'est d'après l'admiration ardente autant que raisonnée qu'il avait inspirée à des artistes dans le jugement desquels j'ai une confiance absolue.

J'aime à penser que M. Conestabile a puisé aux sources les plus pures pour écrire la vie de l'illustre virtuose, dont l'apparition produisit en Europe une émotion si extraordinaire. Je reconnais même qu'en ce qui touche mes relations avec Paganini, il a recueilli quelques renseignements exacts et qu'il n'a guère laissé échapper que des erreurs de détail peu importantes. Peut-être devrais-je borner là mon appréciation. Mais ce livre contient un passage bien fait pour me faire ressentir une violente indignation, si la calomnie qu'il contient n'était tempérée par tant d'absurdité; et je ne puis, le lecteur me le pardonne, m'abstenir d'y répondre brièvement.

Après avoir raconté ce qui est de notoriété publique d'une anecdote qui me concerne, et dans laquelle Paganini joua à mon égard un rôle si cordialement magnifique, après avoir même accordé bénévolement une valeur trop grande à mes compositions, M. Conestabile s'écrie: «Maintenant, qui le croirait!!! ce même homme qui doit à un Italien le triomphe de son propre génie, l'acquisition (conseguimento) d'une somme considérable10, ce Berlioz, qui appartient à une nation si redevable à la très-chère patrie des Palestrina, des Lulli, des Viotti, des Spontini, NE SE SOUVIENT PLUS, Paganini mort, des bienfaits qu'il a reçus; et, après avoir sucé le venin de l'ingratitude, se plaît à vomir des paroles acerbes contre notre musique, contre nous, qui, par antique bonté, sommes habitués à souffrir les injures et les outrages des nations étrangères (je traduis textuellement), n'opposant à leurs grossiers sarcasmes qu'un dédaigneux silence! Mais non, le nom d'Hector Berlioz ne périra pas (vous êtes trop bon!), ni celui de Paganini (à fortiori, c'est un pléonasme); et si les contemporains se taisent (ils ne se taisent pas tous), au moins nos successeurs, en apprenant l'aventure que je viens de raconter, récompenseront par leurs applaudissements la philanthropie italienne, et consacreront une page à l'ingratitude française!!!»

En vérité, Monsieur, lui répondrai-je, si vous pouviez savoir combien cette tirade est ridicule, vous seriez très-fâché de l'avoir laissé échapper. Vous vivez, je le vois, dans un monde exclusif et qui veut rester en dehors du mouvement musical de l'Europe. Vous vous passionnes pour votre musique, comme vous dites, sans pouvoir établir entre son caractère et celui de la musique des autres peuples d'utiles comparaisons. De là, votre foi religieuse dans l'art italien et votre irritation quand on ose mettre ses dogmes en discussion. Vous oubliez que la plupart des artistes et critiques de quelques valeur connaissent, au contraire, plus ou moins, les chefs-d'œuvre de tous les pays; que ces mêmes critiques et artistes n'attachent de prix réel qu'à la musique vraie, grande, originale, belle; qu'ils l'aiment pour ses qualités ou la détestent pour ses vices, sans s'inquiéter d'où elle vient. Peut-être ne l'avez-vous jamais su. Eh bien! en ce cas, je vous l'apprends. Que l'auteur d'une œuvre musicale soit Italien, Français, Anglais ou Russe, il leur importe peu. Les questions de nationalité sont à leurs yeux tout à fait puériles.

Et la preuve en est dans votre livre même, lorsqu'à propos de la mort de Spontini, vous dites que je n'ai pu m'empêcher (il y a vingt-cinq ans que je ne le puis) de payer à ses œuvres un large tribut d'admiration.

Maintenant, permettez-moi de vous montrer l'injustice de l'accusation blessante que vous portez contre moi, les conséquences qu'il en faudrait tirer si elle était méritée, et l'erreur matérielle que vous avez commise sur le fond de la question.

Je vois d'abord, dans cette accusation même, la preuve que, vous au moins, vous n'opposerez pas aux sarcasmes un dédaigneux silence, et que vous êtes à peu près exempt de l'antique bonté de vos compatriotes.

Vous croyez qu'un grand artiste italien ayant fait pour moi ce que fit Paganini, je suis tenu par cela seul de trouver excellent, parfait, irréprochable, tout ce qui se pratique en Italie, de louer les habitudes théâtrales de ce beau pays, les prédilections musicales de ses habitants, les résultats que ces prédilections et ces habitudes ont amenés dans l'exercice du plus libre des arts, et la compression qu'elles exercent fatalement sur lui.

Quoique Français, Monsieur, je dois beaucoup à la France; d'après vous, il me serait donc imposé de trouver bonne toute la musique qu'elle produit. Ce serait fort grave, car on en fait, en France, presque autant de mauvaise que chez vous. Je dois beaucoup aussi à la Prusse, à l'Autriche, à la Bohême, à la Russie, à l'Angleterre; je suis criblé de dettes semblables, contractées un peu partout. Il me faut donc déclarer que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et m'écrier: «Vous êtes tous sublimes, embrassons-nous!» sans ajouter: «Et que cela finisse!»

Vous prétendez enfin qu'à l'égard de toutes les nations dont un seul homme même aurait bien voulu me reconnaître quelque mérite, je dois ne plus tenir compte de ma conscience d'artiste et jouer, en tout état de cause, une sotte comédie d'admiration.

Paganini, Monsieur, qui n'était point de votre avis, m'eût méprisé, si j'en eusse été capable. Je sais fort bien, en outre, ce qu'il pensait des mœurs musicales de son pays, quoiqu'il ne se soit jamais trouvé, fort heureusement pour lui et peut-être pour vous, dans le cas d'exprimer par écrit son opinion à ce sujet. Je tremble de vous laisser soupçonner ce qu'en pensaient également Cherubini et Spontini, dont vous revendiquez maintenant comme vôtres la célébrité et les œuvres, bien que l'Italie ne se soit guère souciée de l'une ni des autres. Paganini, Spontini et Cherubini furent donc, eux aussi, et plus que moi, des monstres d'ingratitude; car si le reste de l'Europe, en leur donnant à parcourir une carrière plus vaste que celle imposée à ses musiciens par l'Italie, a forcé leur génie de prendre un vol plus puissant et plus fier, et les a comblés ensuite d'or, d'honneurs et de gloire, l'Italie leur donna… naissance, et ce présent, peu coûteux, a bien son prix. D'ailleurs, remarquez, je vous prie, que Paganini n'est point l'Italie, pas plus que je ne suis la France. Ces deux pays, dont vous glorifiez justement l'un, en flagellant l'autre outre mesure, ne sauraient être solidaires des sentiments privés de deux artistes. Admettons même, si vous voulez, que tous les Italiens soient des philanthropes, selon votre naïve expression, il m'est impossible de vous accorder que tout les Français soient des ingrats.

De plus, je veux vous faire un important aveu: quelque passionné que vous soyez pour votre musique, je suis presque sûr de l'être encore davantage pour la musique. A ce point que je me sens très-capable d'éprouver une sympathie dévouée pour un brigand de génie, eût-il tenté de m'assassiner, et assez peu pour un honnête homme auquel la nature aurait refusé l'intelligence et le sentiment de l'art.

Sans doute, vos convictions sont sincères et vous êtes un parfait honnête homme. Mais, croyez-le bien, les idées de Paganini ne différaient guère de ma monstrueuse manière de voir à ce sujet. Enfin, pour compléter ma profession de foi, sachez que si je suis profondément reconnaissant envers les hommes dont les œuvres m'inspirent de l'admiration, je n'admirerai jamais des hommes médiocres, lors même que leurs procédés envers moi m'auraient inspiré la plus vive reconnaissance. Jugez de la valeur du droit que je m'attribue de ne point louer les œuvres et les talents médiocres ou pires, de gens auxquels je ne dois rien.

Maintenant relevons une erreur de date qui a bien aussi son importance. Celle de mes critiques que vous citez, et dont vous changez d'ailleurs la signification, en mettant sens mélodique au lieu de sens de l'expression, ce qui est fort différent, je vous l'assure, cette étude sur les tendances musicales de l'Italie, qui a motivé le réquisitoire au sujet duquel j'ai le plaisir de vous entretenir, a été écrite en 1830, à Rome. Elle fut imprimée pour la première fois à Paris, dans le courant de la même année, par la Revue européenne, reproduite ensuite dans diverses publications, dans l'Italie pittoresque, entre autres, et dans la Revue musicale de M. Fétis, qui taxa d'abord mon opinion d'exagérée et en reconnut lui-même, plus tard, la justesse et la justice. Vous pouvez vous en convaincre par le récit que M. Fétis a publié dans la Gazette musicale de Paris, de son voyage en Italie. Or, j'ai vu Paganini pour la première fois en 1833. Vous voyez donc bien qu'il ne peut y avoir absolument aucune ingratitude dans le fait de cet écrit, puisqu'il fut rédigé, imprimé et reproduit longtemps avant que j'eusse seulement rencontré l'immortel virtuose dont vous êtes le biographe, et qu'il m'eût honoré de son amitié. Ceci, je le suppose, suffira pour ôter un peu de sa valeur à votre accusation, mais n'empêche point que j'aie encore à cette heure les mêmes idées sur ce que l'Italie peut avoir conservé de ses mœurs musicales de 1830, et que je prétende être toujours en droit de les exprimer, sans mériter le moins du monde le reproche d'ingratitude que vous avez eu le patriotisme de m'adresser.

 

Voilà, Monsieur, tout ce que je puis dire sur votre livre, qui me semble écrit, du reste, dans un but honorable et avec les meilleures intentions.

Je vais répondre maintenant, caro Corsino, à l'autre question importante contenue dans votre lettre.

Oui, je connais Wallace, et j'apprends avec plaisir que vous aimez son opéra de Maritana. Cet ouvrage, si bien accueilli à Vienne et à Londres, m'est pourtant encore inconnu. Quant à l'auteur, voici quelques détails invraisemblables sur lui, qui pourront vous intéresser. Admettez-les pour vrais, car je les tiens de Wallace lui-même, et il est trop indolent, malgré son humeur vagabonde, pour se donner la peine de mentir.

10M. Conestabile fait ici allusion au mouvement d'enthousiasme de Paganini, qui, après avoir entendu (en 1838) au Conservatoire, les deux premières symphonies de M. Berlioz, lui envoya, en signe d'hommage (telle fut l'expression dont il se servit), une somme de 20,000 francs. Ce présent était accompagné d'une lettre de l'illustre virtuose, lettre qui parut à cette époque dans tous les journaux de l'Europe et excita partout la plus vive admiration. (Note de l'éditeur, m. lévy.)