Tasuta

Les soirées de l'orchestre

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Non, la suppression des Romains en France est un rêve insensé, fort heureusement. Le ciel et la terre passeront, mais Rome est immortelle, et la claque ne passera pas.

Écoutez!.. voici notre prima donna qui s'avise de chanter avec âme et avec une simplicité de bon goût, la seule mélodie distinguée qui se trouve dans ce pauvre opéra. Vous verrez qu'elle n'aura pas un applaudissement… Ah! je me suis trompé; oui, on l'applaudit; mais comment! Comme cela est mal fait! quelle salve avortée, mal attaquée et mal reprise! Il y a de la bonne volonté dans le public, mais point de savoir, point d'ensemble, et par suite il n'y a point d'effet. Si Auguste avait eu cette femme à soigner, il vous eût enlevé la salle d'emblée, et vous-même qui ne songez point à applaudir, vous eussiez partagé bon gré mal gré son enthousiasme.

Je ne vous ai pas fait encore, messieurs, le portrait en pied de la Romaine; je profiterai pour cela du dernier acte de notre opéra, qui va bientôt commencer. Faisons un court entr'acte; je suis fatigué.

(Les musiciens s'éloignent de quelques pas, se communiquant tout bas leurs réflexions, pendant que le rideau est baissé. Mais trois coups du bâton du chef d'orchestre sur son pupitre, indiquant la reprise de la représentation, mon auditoire revient et se groupe attentif autour de moi.)

MADAME ROSENHAIN

AUTRE FRAGMENT DE L'HISTOIRE ROMAINE

Un opéra en cinq actes fut, il y a quelques années, commandé par M. Duponchel à un compositeur français que vous ne connaissez pas. Pendant qu'on en faisait les dernières répétitions, je réfléchissais au coin de mon feu aux angoisses que le malheureux auteur de cet opéra était occupé à éprouver. Je songeais à ces tourments de toute nature et sans cesse renaissants auxquels nul n'échappe en pareil cas à Paris, ni le grand, ni le petit, ni le patient, ni l'irritable, ni l'humble, ni le superbe, ni l'Allemand, ni le Français, ni même l'Italien. Je me représentais ces atroces lenteurs des études, où tout le monde emploie le temps à des niaiseries, quand chaque heure perdue peut amener la perte de l'œuvre; les bons mots du ténor et de la prima donna, dont le triste auteur se croit obligé de rire aux éclats quand il a la mort dans l'âme, pointes ridicules auxquelles il s'empresse de riposter par les stupidités les plus lourdes qu'il peut trouver, afin de faire ressortir celles de ses chanteurs et de leur donner ainsi l'air de saillies spirituelles. J'entendais la voix du directeur lui adresser des reproches, le traiter du haut en bas, lui rappeler l'honneur extrême qu'on fait à son œuvre de s'en occuper si longuement; le menacer d'un abandon définitif et complet si tout n'est pas prêt au jour fixé; je voyais l'esclave transir et rougir aux réflexions excentriques de son maître (le directeur) sur la musique et les musiciens, à ses théories mirobolantes sur la mélodie, le rhythme, l'instrumentation, le style; théories dans l'exposé desquelles notre cher directeur traitait, comme à l'ordinaire, les grands maîtres de crétins, les crétins de grands maîtres, et prenait le Pirée pour un homme. Puis on venait annoncer le congé du mezzo-soprano et la maladie de la basse; on proposait de remplacer l'artiste par un débutant, et de faire répéter le premier rôle par un choriste. Et le compositeur se sentait égorger et n'avait garde de se plaindre. Oh! la grêle, la pluie, le vent glacial, les sombres rafales, les forêts sans feuilles criant sous l'effort de la bise d'hiver, les fondrières de boue, les fossés recouverts d'une croûte perfide, l'obsession croissante de la fatigue, les morsures de la faim, les épouvantements de la solitude et de la nuit, qu'il est doux d'y songer dans un gîte, fut-il aussi exigu que celui du lièvre de la fable, dans la quiétude d'une tiède inaction; de sentir son repos redoubler au bruit lointain de la tempête, et de répéter, en hérissant sa barbe et fermant béatement les yeux, comme un chat de curé, cette prière du poëte allemand, Henri Heine, prière, hélas! si peu exaucée: «O mon Dieu! vous le savez, je possède un cœur excellent, ma sensibilité est vive et profonde, je suis plein de commisération et de sympathie pour les souffrances d'autrui; veuillez donc, s'il vous plaît, donner à mon prochain mes maux à endurer, je l'environnerai de tant de soins, d'attentions si délicates; ma pitié sera si active, si ingénieuse, qu'il bénira votre droite, Seigneur, en recevant de tels soulagements, de si douces consolations. Mais m'accabler du poids de mes propres douleurs! me faire souffrir moi-même! oh! ce serait affreux! éloignez de mes lèvres, grand Dieu! ce calice d'amertume!»

J'étais ainsi plongé en de pieuses méditations quand on frappa légèrement à la porte de mon oratoire. Mon valet de chambre étant en mission dans une cour étrangère, je me demandai si j'étais visible, et, sur ma réponse affirmative, je fis entrer. Une dame parut, fort bien mise et point trop jeune, ma foi; elle était dans tout l'épanouissement de sa quarante-cinquième année. Je vis à l'instant que j'avais affaire à une artiste; il y a des signes infaillibles pour reconnaître ces malheureuses victimes de l'inspiration. «Monsieur, me dit-elle, vous avez dirigé récemment un grand concert à Versailles, et jusqu'au dernier jour j'ai espéré y prendre part…; enfin, ce qui est fait est fait. – Madame, le programme avait été arrêté par le comité de l'Association des musiciens, je n'en suis point coupable. D'ailleurs, madame Dorus-Gras et madame Widemann… – Oh! ces dames n'auront rien dit sans doute; mais il n'en est pas moins vrai qu'elles auront été fort mécontentes. – De quoi, s'il vous plaît? – De ce que je n'avais pas été engagée. – Vous le croyez? – J'en suis sûre. Mais ne récriminons pas là-dessus. Je venais, monsieur, vous prier de vouloir bien me recommander à MM. Roqueplan et Duponchel: mon intention serait d'entrer à l'Opéra. J'ai été attachée au Théâtre-Italien jusqu'à la saison dernière, et, certes, je n'ai eu qu'à me louer des excellents procédés de M. Vatel; mais, depuis la révolution de Février… vous comprenez qu'un pareil théâtre ne saurait me convenir. – Madame a sans doute de bonnes raisons pour se montrer sévère dans le choix de ses partenaires; si j'osais émettre une opinion… – Inutile, monsieur, mon parti est pris, irrévocablement pris; il m'est impossible, à aucunes conditions, de rester au Théâtre-Italien. Tout m'y est profondément antipathique; les artistes, le public qui y vient, le public qui n'y vient pas; et, quoique l'état actuel de l'Opéra ne soit guère brillant, comme mon fils et mes deux filles y ont été engagés l'an dernier par la nouvelle direction, à des conditions, je puis le dire, fort avantageuses, je serais bien aise d'y être admise, et je ne chicanerai pas sur les appointements. – Vous oubliez, je le vois, que MM. les directeurs de l'Opéra, n'ayant que des connaissances excessivement superficielles et un sentiment très-vague de la musique, ont naturellement au sujet de notre art des idées arrêtées, et qu'ils font, en conséquence, peu de cas des recommandations, des miennes surtout. Pourtant, veuillez me dire quel est votre genre de voix. – Je ne chante pas. – Alors, j'aurai bien moins de crédit encore, puisqu'il s'agit de danse. – Je ne danse pas. – C'est seulement parmi les dames marcheuses que vous désirez être admise? – Je ne marche pas, monsieur, vous vous méprenez étrangement. (Souriant avec un peu d'ironie.) Je suis madame Rosenhain. – Parente du pianiste? – Non, mais mesdames Persiani, Grisi, Alboni, MM. Mario et Tamburini, ont dû vous parler de moi, car j'ai, depuis six ans, pris une bien grande part à leurs triomphes. J'avais en un instant la pensée d'aller donner des leçons à Londres, où l'on est, dit-on, assez médiocrement avancé; mais, je vous le répète, mes enfants étant à l'Opéra… et puis la grandeur du théâtre ouvert à mon ambition… – Excusez mon peu de sagacité, madame, et veuillez enfin me dire quel est votre genre de talent. – Monsieur, je suis une artiste qui fit gagner à M. Vatel plus d'argent que Rubini lui-même, et je me flatte d'amener aussi sur les recettes de l'Opéra une réaction des plus favorables, si mes deux filles, qui déjà s'y sont fait remarquer, profitent bien de mes exemples. Je suis, monsieur, jeteuse de fleurs. – Ah! très-bien! vous êtes dans l'Enthousiasme? – Précisément. Cette branche de l'art musical commence à peine à fleurir. Autrefois, c'étaient les dames du beau monde qui s'en occupaient, et cela gratuitement ou à peu près. Vous pouvez vous rappeler les concerts de M. Liszt et les débuts de M. Duprez. Quelles volées de bouquets! quels applaudissements! On voyait des jeunes personnes et même des femmes mariées s'enthousiasmer sans pudeur; plusieurs d'entre elles se sont gravement compromises plus d'une fois. Mais quel tumulte! quel désordre! que de belles fleurs perdues! Cela faisait pitié! Aujourd'hui, le public ne se mêlant plus de rien, grâce au ciel et aux artistes, nous avons réglé les ovations d'après mon système, et c'est tout différent. Sous la dernière direction de l'Opéra, notre art faillit se perdre ou tout au moins rétrograder. On confiait la partie de l'Enthousiasme à quatre jeunes danseuses inexpérimentées, et, de plus, connues personnellement de tous les abonnés; ces enfants, novices comme on l'est à cet âge, se plaçaient constamment dans la salle aux mêmes endroits, et jetaient toujours au même instant les mêmes bouquets à la même cantatrice; si bien qu'on finit par tourner en dérision l'éloquence de leurs fleurs. Mes filles, d'après mes leçons, ont réformé cela, et maintenant l'administration a lieu, je pense, d'être entièrement satisfaite. – Monsieur votre fils est-il aussi dans les fleurs? – Oh! pour mon fils, il excite l'enthousiasme d'une autre façon: il a une voix superbe. – Alors, pourquoi son nom m'est-il encore inconnu? – Il n'est jamais sur l'affiche. – Il chante cependant? – Non, monsieur, il crie. – C'est ce que je voulais dire. – Oui, il crie, et sa voix a bien souvent, dans les circonstances difficiles, suffi pour entraîner les masses les plus récalcitrantes; mon fils, monsieur, est pour le rappel. – Comment! seriez-vous compatriotes d'O'Connell? – Je ne connais pas cet acteur-là. Mon fils est pour le rappel des premiers sujets quand le public reste froid et ne redemande personne. Vous voyez qu'il n'a point une sinécure et qu'il gagne bien son argent. Il a eu le bonheur, lors de ses débuts au Théâtre-Français, d'y trouver une tragédienne dont le nom commence par une syllabe excellente, la syllabe Ra! Dieu sait tout le parti qu'on peut tirer de ce Ra! J'aurais eu de grandes inquiétudes pour son succès à l'Opéra quand vint la retraite de la fameuse cantatrice dont l'O unique retentissait si bien en dépit des cinq consonnes tudesques qui l'entourent, s'il n'était survenu une autre prima donna, dont la syllabe plus avantageuse encore, la syllabe Ma, mit mon fils au pinacle du premier coup. Aussi, l'enfant, qui a de l'esprit, prétend-il, en escamotant le calembour, que c'est une syllabe… de Cocagne. Vous êtes au fait maintenant. – Complètement. Je vous dirai donc que votre talent est la meilleure de toutes les recommandations; que sans doute la direction de l'Opéra saura l'apprécier, mais qu'il faut vous présenter le plus tôt possible, car on cherche des sujets, et, depuis plus de huit jours, on s'occupe de la composition d'un grand enthousiasme pour un troisième acte auquel on s'intéresse vivement. – En vous remerciant, monsieur, je cours à l'Opéra.» Et la jeune artiste disparut. Je n'ai point eu de ses nouvelles depuis lors, mais j'ai acquis la preuve du plein succès de sa démarche et la certitude qu'elle a contracté avec la direction de l'Opéra un excellent engagement. A la première représentation du nouvel ouvrage, commandé par M. Duponchel, une véritable averse de fleurs est tombée après le troisième acte, et l'on pouvait reconnaître qu'elle partait d'une main exercée. Malheureusement, cette gracieuse ovation n'a pas empêché la pièce et la musique d'en faire autant. – «De faire… quoi? dit encore Bacon, le naïf questionneur. – De tomber, idiot, réplique brutalement Corsino. Ah ça! ton esprit est énormément plus obtus que de coutume, ce soir! Va te coucher, Basile.»

 

J'ai maintenant, messieurs, à vous donner l'explication des termes le plus fréquemment employés dans la langue romaine, termes que les Parisiens seuls comprennent bien.

Faire four signifie ne pas produire d'effet, tomber à plat devant l'indifférence du public.

Chauffer un four, c'est applaudir inutilement un artiste dont le talent est impuissant à émouvoir le public; cette expression est le pendant du proverbe: Donner un coup d'épée dans l'eau.

Avoir de l'agrément, c'est être applaudi et par la claque et par une partie du public. Duprez, le jour de son début dans Guillaume Tell, eut un agrément extraordinaire.

Égayer quelqu'un, c'est le siffler. Cette ironie est cruelle, mais elle présente un sens caché qui lui donne plus de mordant encore. Sans doute, le malheureux artiste qu'on siffle n'éprouve par le fait qu'une gaieté fort contestable, mais son rival dans l'emploi qu'il occupe s'égaye de l'entendre siffler, mais bien d'autres encore rient in petto de l'accident. De sorte qu'à tout prendre, quand il y a quelqu'un de sifflé, il y a toujours aussi quelqu'un d'égayé.

Tirage est pris, en langue romaine, pour difficulté, labeur, peine. Ainsi le Romain dit: «C'est un bel ouvrage, mais il y aura du tirage pour le faire marcher.» Ce qui signifie que, malgré tout son mérite, l'ouvrage est ennuyeux, et que ce ne sera pas sans de grands efforts que la claque parviendra à lui faire un simulacre de succès.

Faire une entrée, c'est applaudir un acteur au moment où il entre en scène avant qu'il ait ouvert la bouche.

Faire une sortie, c'est le poursuivre d'applaudissements et de bravos quand il rentre dans la coulisse, quels qu'aient pu être son dernier geste, son dernier mot, son dernier cri.

Mettre à couvert un chanteur, c'est l'applaudir et l'acclamer violemment à l'instant précis où il va donner un son faux ou éraillé, afin que sa mauvaise note soit ainsi couverte par le bruit de la claque et que le public ne puisse l'entendre.

Avoir des égards pour un artiste, c'est l'applaudir modérément, lors même qu'il n'a pu donner de billets à la claque. C'est l'encourager d'AMITIÉ OU A L'ŒIL. Ces deux derniers mots signifient gratuitement.

Faire mousser solidement ou à fond, c'est applaudir avec frénésie, des mains, des pieds, de la voix et de la parole. Pendant les entr'actes, on doit alors prôner l'œuvre ou l'artiste dans les corridors, au foyer, au café voisin, chez le marchand de cigares, partout. On doit dire: «C'est un chef-d'œuvre, un talent unique, ébouriffant! une voix inouïe! on n'a jamais rien entendu de pareil!» Il y a un professeur très-connu que les directeurs de l'Opéra de Paris font toujours venir de l'étranger, aux occasions solennelles, pour faire ainsi mousser à fond les grands ouvrages, en allumant magistralement le foyer et les corridors. Le talent de ce maître romain est sérieux; son sérieux est admirable.

L'ensemble de ces dernières opérations s'exprime par les mots soins, soigner.

Faire empoigner, c'est applaudir hors de propos une chose ou un artiste faible, ce qui provoque alors la colère du public. Il arrive quelquefois qu'une cantatrice médiocre, mais puissante sur le cœur du directeur, chante d'une façon déplorable. Assis au centre du parterre, l'air morne, accablé, l'empereur baisse la tête, indiquant ainsi à ses prétoriens qu'ils doivent garder le silence, ne donner aucune marque de satisfaction, se conformer enfin à ses tristes pensées! Mais la diva goûte peu cette réserve prudente, elle rentre indignée dans la coulisse et court se plaindre au directeur de l'ineptie ou de la trahison du chef de la claque. Le directeur ordonne alors que l'armée romaine donne vigoureusement à l'acte suivant. A son grand regret, le César se voit contraint d'obéir. Le second acte commence, la déesse courroucée chante plus faux qu'auparavant; trois cents paires de mains dévouées l'applaudissent quand même, et le public furieux répond à ces manifestations par une symphonie de sifflets instrumentée à la façon moderne, et de la plus déchirante sonorité. La diva l'a voulu, elle est empoignée.

Je crois que l'usage de cette expression remonte seulement au règne de Charles X, et à la mémorable séance de la chambre des députés dans laquelle, Manuel s'étant permis de dire que la France avait vu revenir les Bourbons avec répugnance, un orage parlementaire éclata, et M. de Foucault, appelant ses gendarmes, leur dit, en montrant Manuel:

– Empoignez-moi cet homme-là!

On dit aussi, pour désigner cette désastreuse évocation des sifflets, faire appeler Azor; de l'habitude où sont les vieilles femmes de siffloter en appelant leur chien, qui porte, toujours le nom d'Azor.

J'ai vu, après une de ces catastrophes, Auguste, désespéré, prêt à se donner la mort, comme Brutus à Philippes… Une seule considération le retint: il était nécessaire à l'art et à son pays; il sut vivre pour eux.

Conduire un ouvrage, c'est, pendant les représentations de cet ouvrage, diriger les opérations de l'armée romaine.

Brrrrrr!! ce bruit que fait l'empereur avec sa bouche en dirigeant certains mouvements des troupes, et qui est entendu de tous ses lieutenants, indique qu'il faut donner une rapidité extraordinaire aux claquements et les accompagner de trépignements. C'est l'ordre de faire mousser solidement.

Le mouvement de droite à gauche et de gauche à droite de la tête impériale éclairée d'un sourire indique qu'il faut rire modérément.

Les deux mains de César appliquées avec vigueur l'une contre l'autre et s'élevant un instant en l'air, ordonnent un brusque éclat de rire.

Si les deux mains restent en l'air plus longtemps que de coutume, le rire doit se prolonger et être suivi d'une salve d'applaudissements.

Hum! lancé d'une certaine façon, provoque l'émotion des soldats de César; ils doivent alors prendre l'air attendri, et laisser échapper, avec quelques larmes, un murmure approbateur.

Voilà, messieurs, tout ce que je puis vous dire sur les hommes et les femmes illustres de la ville de Rome. Je n'ai pas vécu assez longtemps parmi eux pour en savoir davantage. Excusez les fautes de l'historien.

L'amateur des stalles me remercie avec effusion; il n'a pas perdu un mot de mon récit, et je l'ai vu prendre furtivement des notes. On éteint le gaz, nous partons. En descendant l'escalier: «Vous ne savez pas quel est ce curieux qui vous a questionné sur les Romains, me dit Dimsky d'un air de mystère? – Non. – C'est le directeur du théâtre de ***; soyez sûr qu'il va profiter de tout ce qu'il a entendu ce soir et fonder chez lui une institution semblable à celle de Paris. – Très-bien! en ce cas, je suis fâché de ne l'avoir pas averti d'un fait assez important. Les directeurs de l'Opéra, de l'Opéra-Comique et du Théâtre-Français, de Paris, se sont associés pour fonder un Conservatoire de claque, et notre curieux, afin de placer à la tête de son institution un homme exercé, un tacticien, un César véritable, ou tout ou moins un jeune Octave, pourrait engager l'élève de ce Conservatoire qui vient d'obtenir le premier prix. – Je lui écrirai cela, je le connais. – Vous ferez bien, mon cher Dimsky. —Soignons notre art, et veillons au salut de l'empire. Bonsoir!»

HUITIÈME SOIRÉE

ROMAINS DU NOUVEAU MONDE. – M. BARNUM. – VOYAGE DE JENNY LIND EN AMÉRIQUE

On joue un opéra italien moderne, etc.

L'amateur des stalles, que Dimsky nous a dénoncé comme étant directeur du théâtre de ***, ne paraît pas. Il faut qu'il soit réellement parti pour aller mettre à profit ses nouvelles connaissances en histoire romaine.

«Avec le système ingénieux dont vous nous expliquiez hier la pratique, me dit Corsino, et l'absence du public aux premières représentations, toute œuvre de théâtre doit réussir à Paris. – Toutes y réussissent, en effet. Ouvrages anciens, ouvrages modernes, pièces et partitions médiocres, détestables, excellentes même, obtiennent ces jours-là un égal succès. Malheureusement, il était aisé de le prévoir, ces applaudissements obstinés ôtent un peu de son importance à l'incessante production de nos théâtres. Les directeurs gagnent quelque argent, ils font gagner leur vie aux auteurs; mais ceux-ci, médiocrement flattés de réussir là où personne n'échoue, travaillent en conséquence, et le mouvement littéraire et musical de Paris ne reçoit aucune impulsion en avant ni en arrière par le fait de tant de travailleurs. D'un autre côté, pour les chanteurs et acteurs plus de succès réels possibles. A force de se faire redemander tous, l'ovation, devenue banale, a perdu toute sa valeur, on pourrait même dire qu'elle commence à exciter le rire méprisant du public. Les borgnes, ces rois du pays des aveugles, ne peuvent régner dans un pays où tout le monde est roi… En voyant les résultats de cet enthousiasme à jet continu, on en vient à mettre en doute la vérité du nouveau proverbe: L'excès en tout est une qualité. Ce pourrait bien, en effet, être un défaut, au contraire, et même un vice des plus repoussants. Dans le doute, on ne s'abstiendra pas; tant mieux. C'est le moyen d'arriver tôt ou tard à quelque étrange résultat, et l'expérience vaut bien qu'on la poursuive jusqu'au bout. Mais nous aurons beau faire en Europe, nous serons toujours distancés par les enthousiastes du nouveau monde, qui sont aux nôtres comme le Mississipi est à la Seine. – Comment cela? dit Winter l'Américain, qui se trouve on ne sait comment dans cet orchestre où il fait la partie de second basson, mes compatriotes seraient-ils devenus dilettanti? – Certes, ils sont dilettanti, et dilettanti enragés, si l'on en croit les journaux de M. Barnum, l'entrepreneur des succès de Jenny Lind. Voyez ce qu'ils disaient, il y a deux ans, de l'arrivée de la grande cantatrice sur le nouveau continent: «A son débarquement à New-York, la foule s'est précipitée sur ses pas avec un tel emportement, qu'un nombre immense de personnes ont été écrasées. Les survivants suffisaient pourtant encore pour empêcher ses chevaux d'avancer; et c'est alors qu'en voyant son cocher lever le bras pour écarter à coups de fouet ces indiscrets enthousiastes, Jenny Lind a prononcé ces mots sublimes qu'on répète maintenant depuis le haut Canada jusqu'au Mexique, et qui font venir les larmes aux yeux de tous ceux qui les entendent citer: Ne frappez pas, ne frappez pas! ce sont mes amis, ils sont venus me voir. On ne sait ce qu'il faut le plus admirer dans cette phrase mémorable, de l'élan de cœur qui en a suggéré la pensée, ou du génie qui a revêtu cette pensée d'une forme si belle et si poétique. Aussi des bourras frénétiques l'ont-ils accueillie. Le directeur de la ligne transatlantique, M. Colini, attendait Jenny au débarcadère, armé d'un immense bouquet. Un arc de triomphe en verdure s'élevait au milieu du quai, surmonté d'un aigle empaillé qui semblait l'attendre pour lui souhaiter la bienvenue. A minuit, l'orchestre de la Société philharmonique a donné à mademoiselle Lind une sérénade, et pendant deux heures l'illustre cantatrice a été obligée de rester à sa fenêtre, malgré la fraîcheur de la nuit. Le lendemain, M. Barnum, l'habile oiseleur qui a su mettre en cage pour quelques mois le rossignol suédois, l'a conduite au Muséum, dont il lui a montré toutes les curiosités, sans oublier un cacatoès ni un orang-outang; et plaçant enfin un miroir devant les yeux de la déesse: Voici, madame, a-t-il dit avec une galanterie exquise, ce que nous avons ici en ce moment de plus rare et de plus ravissant à vous montrer! A sa sortie du Muséum, un chœur de jeunes et belles filles vêtues de blanc s'est avancé au-devant de l'immortelle et lui a fait un virginal cortége, chantant des hymnes et semant des fleurs sur ses pas. Plus loin, une scène frappante et d'un genre tout neuf attendrit la célèbre promeneuse: les dauphins, les baleines, qui depuis plus de huit cents lieues (d'autres disent neuf cents) avaient pris part au triomphe de cette Galathée nouvelle et suivi son navire en lançant par leurs évents des gerbes d'eau de senteur, s'agitaient convulsivement dans le port, en proie au désespoir de ne pouvoir l'accompagner encore à terre; des veaux marins, versant de grosses larmes, se livraient aux plus lamentables gémissements. Puis on a vu (spectacle plus doux pour son cœur) des mouettes, des frégates, des fous de mer, sauvages oiseaux qui habitent les vastes solitudes de l'Océan, plus heureux voltiger sans crainte autour de l'adorable, se poser sur ses épaules pures, planer au-dessus de sa tête olympienne, tenant dans leur bec des perles d'une grosseur monstrueuse, qu'ils lui offraient de la plus gracieuse façon, avec un doux roucoulement. Les canons tonnaient, les cloches chantaient Hosanna! et de magnifiques éclats de tonnerre faisaient, par intervalles, retentir un ciel sans nuages dans sa radieuse immensité.» Tout cela, d'une réalité aussi incontestable que les prodiges opérés jadis par Amphion et par Orphée, n'est mis en doute que par nous autres vieux Européens, usés, blasés, sans flamme et sans amour de l'art.

 

M. Barnum, toutefois, ne trouvant pas suffisant cet élan spontané des créatures du ciel, de la terre et des eaux, et voulant, par un peu d'innocent charlatanisme, lui donner plus d'énergie encore, avait prétendu, dit-on, employer un mode d'excitement qu'on pourrait, n'était la vulgarité de l'expression, appeler la claque à mort. Ce grand excitateur, informé de la misère profonde où se trouvent plusieurs familles de New-York s'était proposé de leur venir en aide généreusement, désireux de rattacher à la date de l'arrivée de Jenny Lind le souvenir de bienfaits dignes d'être cités. Il avait donc pris à part les chefs de ces familles malheureuses et leur avait dit: «Quand on a tout perdu et qu'on n'a plus d'espoir, la vie est un opprobre,» et vous savez ce qu'il reste à faire. Eh bien, je vous fournirai l'occasion de le faire d'une façon utile à vos pauvres enfants, à vos épouses infortunées, qui vous devront une reconnaissance éternelle. Elle est arrivée!!! —Elle??? – Oui, elle, elle-même! En conséquence, j'assure à vos héritiers deux mille dollars qui leur seront religieusement comptés le jour où l'action que vous méditez aura été accomplie, mais accomplie de la façon que je vais vous indiquer. C'est un hommage délicat qu'il s'agit de lui rendre. Nous y parviendrons aisément si vous me secondez. Écoutez: Quelques-uns d'entre vous auront seulement à monter au dernier étage des maisons voisines de la salle des concerts, pour de là se précipiter sur le pavé quand elle passera, en criant: Vive Lind! D'autres se jetteront, mais sans mouvements désordonnés, sans cris, avec gravité, avec grâce, s'il est possible, sous les pieds de ses chevaux, ou sous les roues de sa voiture; le reste sera admis gratuitement dans la salle même: ceux-ci devront entendre une partie du concert. – Ils l'entendront??? – Ils l'entendront. A la fin de la seconde cavatine, chantée par elle, ils déclareront hautement qu'après de telles jouissances, il ne leur est plus possible de supporter un reste d'existence prosaïque; puis, avec les poignards que voici, ils se perceront le cœur. Pas de pistolets; c'est un instrument qui n'a rien de noble, et son bruit, d'ailleurs, pourrait lui être désagréable.» Le marché était conclu, et ces conditions, sans aucun doute, eussent été remplies honnêtement par les parties, si la police américaine, police tracassière et inintelligente s'il en est, ne fût intervenue pour s'y opposer. Ce qui prouve bien que, même chez les peuples artistes, il y a toujours un certain nombre d'esprits étroits, de cœurs froids, d'hommes grossiers, et, tranchons le mot, d'envieux. C'est ainsi que le système de la claque à mort n'a pu être mis en pratique, et que bon nombre de pauvres gens ont été privés d'un nouveau moyen de gagner leur vie.

Ce n'est pas tout; on croyait généralement à New-York (pouvait-on en douter, en effet?) que, le jour de son débarquement, un Te deam laudamus serait chanté dans les églises catholiques de la ville. Mais, après s'être longuement consultés, les desservants des diverses paroisses sont tombés d'accord qu'une semblable démonstration était peu compatible avec la dignité du culte, qualifiant même la petite variante introduite dans le texte sacré de blasphématoire et d'impie. De sorte que pas un Te deam n'a été entonné dans les églises de l'Union. Je vous livre ce fait sans commentaires, dans sa brutale simplicité.

Autre tort grave, m'a dit un amateur, dont l'administration des travaux publics de cet étrange pays s'est rendue coupable: les journaux nous ont souvent entretenus de l'immense chemin de fer entrepris pour établir, au travers du continent américain, une communication directe entre l'océan Atlantique et la Californie. Nous autres gens simples d'Europe, supposions qu'il s'agissait uniquement de faciliter par là le voyage des explorateurs du nouvel Eldorado. Erreur. Le but était, au contraire, plus artiste encore que philanthropique et commercial. Ces centaines de lieues de voie ferrée furent votées par les États afin de permettre aux pionniers errants parmi les montagnes Rocheuses et sur les bords du Sacramento, de venir entendre Jenny Lind, sans employer trop de leur temps à ce pélerinage indispensable. Mais, par suite de quelque odieuse cabale, les travaux, loin d'être finis, étaient à peine commencés quand elle est arrivée. L'incurie du gouvernement américain est inqualifiable, et l'on conçoit qu'elle, si humaine et si bonne, ait pu s'en plaindre amèrement. Il en résulte que ces pauvres chercheurs d'or de tout âge et de tout sexe, déjà épuisés par leur rude labeur, ont été obligés de faire à pied, à dos de mulet, et avec des souffrances inouïes, cette longue et dangereuse traversée continentale. Les placers ont été abandonnés, les fouilles sont restées béantes, les constructions de San-Francisco inachevées, et Dieu sait quand les travaux auront été repris. Ceci peut amener dans le commerce du monde entier les plus terribles perturbations… – «Ah çà! dit Bacon, vous prétendez nous faire croire…? – Non, je m'arrête; vous seriez en droit de penser que je fais ici une réclame rétroactive pour M. Barnum, quand, dans la simplicité de mon cœur, je me borne à traduire en vile prose les poétiques rumeurs qui nous sont venues de la trop heureuse Amérique. – Pourquoi dites-vous réclame rétroactive? M. Barnum ne fonctionne-t-il pas toujours? – Je ne saurais vous l'assurer, bien que l'inaction d'un tel homme soit chose peu probable: mais il ne fait plus mousser Jenny Lind. Ignorez-vous donc que l'admirable virtuose (je parle sérieusement cette fois), lasse sans doute d'être forcément mêlée aux exploits excentriques des Romains qui l'exploitaient, s'est brusquement retirée du monde pour se marier, et vit heureuse hors des atteintes de la réclame! Elle vient d'épouser à Boston M. Goldschmidt, jeune pianiste compositeur de Hambourg, que nous avons applaudi à Paris il y a quelques années. Mariage artiste qui a valu à la diva ce bel éloge d'un grammairien français de Philadelphie: «Elle a vu à ses pieds des princes et des archevêques, et n'a pas voulu l'être.» C'est une catastrophe pour les directeurs des théâtres lyriques des deux mondes. Elle explique la promptitude avec laquelle les impresarii de Londres viennent d'envoyer des hommes de confiance en course, en Italie et en Allemagne, pour y capturer tous les soprani ou contralti de quelque valeur qui leur tomberont sous la main. Malheureusement, dans ce genre de prises, la quantité ne saurait jamais remplacer la qualité. D'ailleurs, le contraire fût-il vrai, il n'y a pas dans le monde assez de cantatrices médiocres pour compléter la monnaie de Jenny Lind. – C'est donc fini! me dit Winter d'un air piteux, en serrant son basson qui n'a pas donné un son de la soirée: nous ne l'entendrons plus!.. – J'en ai peur. Et ce sera la faute de l'empereur Barnum, et la preuve décisive du bon sens du proverbe: