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Mémoires de Hector Berlioz

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La villa Medici, qu'habitent les pensionnaires et le directeur de l'Académie de France, fut bâtie en 1557 par Annibal Lippi; Michel-Ange ensuite y ajouta une aile et quelques embellissements; elle est située sur cette portion du Monte Pincio qui domine la ville, et de laquelle on jouit d'une des plus belles vues qu'il y ait au monde. À droite, s'étend la promenade du Pincio; c'est l'avenue des Champs-Élysées de Rome. Chaque soir, au moment où la chaleur commence à baiser, elle est inondée de promeneurs à pied, à cheval, et surtout en calèche découverte, qui, après avoir animé pendant quelque temps la solitude de ce magnifique plateau, en descendent précipitamment au coup de sept heures, et se dispersent comme un essaim de moucherons emportés par le vent. Telle est la crainte presque superstitieuse qu'inspire aux Romains le mauvais air, que si un petit nombre de promeneurs attardés, narguant l'influence pernicieuse de l'aria cattiva, s'arrête encore après la disparition de la foule, pour admirer la pompe du majestueux paysage déployé par le soleil couchant derrière le Monte Mario, qui borne l'horizon de ce côté, vous pouvez en être sûr, ces imprudents rêveurs sont étrangers.

À gauche de la villa, l'avenue du Pincio aboutit sur la petite place de la Trinita del Monte, ornée d'un obélisque, et d'où un large escalier de marbre descend dans Rome et sert de communication directe entre le haut de la colline et la place d'Espagne.

Du côté opposé, le palais s'ouvre sur de beaux jardins, dessinés dans le goût de Lenôtre, comme doivent l'être les jardins de toute honnête académie. Un bois de lauriers et de chênes verts élevé sur une terrasse en fait partie, borné d'un côté par les remparts de Rome, et, de l'autre, par le couvent des Ursulines françaises attenant aux terrains de la villa Medici.

En face, on aperçoit au milieu des champs incultes de la villa Borghèse, la triste et désolée maison de campagne qu'habita Raphaël; et, comme pour assombrir encore ce mélancolique tableau, une ceinture de pins-parasols, en tous temps couverte d'une noire armée de corbeaux, l'encadre à l'horizon.

Telle est, à peu près, la topographie vraiment royale dont la munificence du gouvernement français a doté ses artistes pendant le temps de leur séjour à Rome. Les appartements du directeur y sont d'une somptuosité remarquable; bien des ambassadeurs seraient heureux d'en posséder de pareils. Les chambres des pensionnaires, à l'exception de deux ou trois, sont, au contraire, petites, incommodes, et surtout excessivement mal meublées. Je parie qu'un maréchal des logis de la caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que je ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la plupart des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont disséminés dans l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé, donnant sur le jardin des Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la Sabine, le Monte Cavo et le camp d'Annibal. De plus une bibliothèque, totalement dépourvue d'ouvrages nouveaux, mais assez bien fournie en livres classiques, est ouverte jusqu'à trois heures aux élèves laborieux, et présente au désœuvrement de ceux qui ne le sont pas une ressource contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté dont ils jouissent est à peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien tenus d'envoyer tous les ans à l'Académie de Paris, un tableau, un dessin, une médaille ou une partition, mais, ce travail une fois fait, ils peuvent employer leur temps comme bon leur semble, où même ne pas l'employer du tout, sans que personne ait rien à y voir. La tâche du directeur se borne à administrer l'établissement et à surveiller l'exécution du règlement qui le régit. Quant à la direction des études, il n'exerce à cet égard aucune influence. Cela se conçoit: les vingt-deux élèves pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères, si l'on veut mais différents, il n'est pas possible à un seul homme de les posséder tous, et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui sont étrangers.

XXXIII

Les pensionnaires de l'Académie. – Félix Mendelssohn

L'Ave Maria venait de sonner quand je descendis de voiture à la porte de l'Académie; cette heure étant celle du dîner, je m'empressai de me faire conduire au réfectoire, où l'on venait de m'apprendre que tous mes nouveaux camarades étaient réunis. Mon arrivée à Rome ayant été retardée par diverses circonstances, comme je l'ai dit plus haut, on n'attendait plus que moi; et à peine eus-je mis le pied dans la vaste salle où siégeaient bruyamment autour d'une table bien garnie une vingtaine de convives, qu'un hourra à faire tomber les vitres, s'il y en avait eu, s'éleva à mon aspect.

– Oh! Berlioz! Berlioz! oh! cette tête! oh! ces cheveux! oh! ce nez! Dis donc, Jalay, il t'enfonce joliment pour le nez!

– Et toi, il te recale fièrement pour les cheveux!

– Mille dieux! quel toupet!

– Hé! Berlioz! tu ne me reconnais pas? Te rappelles tu la séance de l'Institut, tes sacrées timbales qui ne sont pas parties pour l'incendie de Sardanapale? Était-il furieux! Mais, ma foi, il y avait de quoi! Voyons donc, tu ne me reconnais pas?

– Je vous reconnais bien; mais votre nom…

– Ah, tiens! il me dit vous.. Tu te manières, mon vieux; on se tutoie tout de suite ici.

– Eh bien! comment t'appelles-tu?

– Il s'appelle Signol.

– Mieux que ça, Rossignol.

– Mauvais, mauvais le calembour!

– Absurde.

– Laissez-le donc s'asseoir!

– Qui? le calembour?

– Non, Berlioz.

– Ohé! Fleury, apportez-nous du punch… et du fameux; ça vaudra mieux que les bêtises de cet autre qui veut faire le malin.

– Enfin, voilà notre section de musique au complet!

– Hé! Monfort41, voilà ton collègue!

– Hé, Berlioz! voilà ton fort!

– C'est mon fort.

– C'est son fort.

– C'est notre fort.

– Embrassez-vous.

– Embrassons-nous.

– Ils ne s'embrasseront pas!

– Ils s'embrasseront!

– Ils ne s'embrasseront pas!

– Si!

– Non!

– Ah çà! mais pendant qu'ils crient, tu manges tout le macaroni, toi! aurais-tu la bonté de m'en laisser un peu?

– Eh bien! embrassons-le tous et que ça finisse!

– Non, que ça commence! voilà le punch! ne bois pas ton vin.

– Non, plus de vin.

– À bas le vin!

– Cassons les bouteilles! gare, Fleury!

– Pinck, panck!

– Messieurs, ne cassez pas les verres au moins, il en faut pour le punch: je ne pense pas que vous vouliez le boire dans de petits verres.

– Ah, les petits verres! fi donc!

– Pas mal, Fleury! ce n'est pas maladroit; sans ça tout y passait.

Fleury est le nom du factotum de la maison; ce brave homme, si digne à tous égards de la confiance que lui accordent les directeurs de l'Académie, est en possession depuis longues années de servir à table les pensionnaires; il a vu tant de scènes semblables à celle que je viens de décrire, qu'il n'y fait plus attention et garde en pareil cas un sérieux de glace, dont le contraste est vraiment plaisant. Quand je fus un peu revenu de l'étourdissement que devait me causer un tel accueil, je m'aperçus que le salon où je me trouvais offrait l'aspect le plus bizarre. Sur l'un des murs sont encadrés les portraits des anciens pensionnaires, au nombre de cinquante environ; sur l'autre, qu'on ne peut regarder sans rire, d'effroyables fresques de grandeur naturelle étalent une suite de caricatures dont la monstruosité grotesque ne peut se décrire, et dont les originaux ont tous habité l'Académie. Malheureusement l'espace manque aujourd'hui pour continuer cette curieuse galerie, et les nouveaux venus dont l'extérieur prête à la charge ne peuvent plus être admis aux honneurs du grand salon.

Le soir même, après avoir salué M. Vernet, je suivis mes camarades au lieu habituel de leurs réunions, le fameux café Greco. C'est bien la plus détestable taverne qu'on puisse trouver: sale, obscure et humide, rien ne peut justifier la préférence que lui accordent les artistes de toutes les nations fixés à Rome. Mais son voisinage de la place d'Espagne et du restaurant Lepri qui est en face, lui amène un nombre considérable de chalands. On y tue le temps à fumer d'exécrables cigares, en buvant du café qui n'est guère meilleur, qu'on vous sert, non point sur des tables de marbre comme partout ailleurs, mais sur de petits guéridons de bois, larges comme la calotte d'un chapeau, et noirs et gluants comme les murs de cet aimable lieu. Le Café Greco cependant, est tellement fréquenté par les artistes étrangers, que la plupart s'y font adresser leurs lettres, et que les nouveaux débarqués n'ont rien de mieux à faire que de s'y rendre pour trouver des compatriotes.

Le lendemain, je fis la connaissance de Félix Mendelssohn qui était à Rome depuis quelques semaines. Je raconterai, dans mon premier voyage en Allemagne, cette entrevue et les incidents qui en furent la suite.

XXXIV

Drame. – Je quitte Rome. – De Florence à Nice. – Je reviens à Rome. – Il n'y a personne de mort

On a vu des fusils partir qui n'étaient pas chargés, dit-on. On a vu souvent encore, je crois, des pistolets chargés qui ne sont pas partis.

 

Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette existence si nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude, qui, dès le lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait d'attention ni pour les objets environnants ni pour le cercle social où je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la cause de ce silence mystérieux, et malgré les remontrances amicales de M. Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un coup de tête, en m'assurant qu'il serait obligé de me rayer de la liste des pensionnaires de l'Académie si je quittais l'Italie, je m'obstinai à rentrer en France.

En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de l'architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d'un talent classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de souffrances, je m'occupai à réinstrumenter la scène du Bal de ma symphonie fantastique, et j'ajoutai à ce morceau la Coda qui existe maintenant. Je n'avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première sortie, j'allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu'on me présenta contenait une épître d'une impudence si extraordinaire et si blessante pour un homme de l'âge et du caractère que j'avais alors, qu'il se passa soudain en moi quelque chose d'affreux. Deux larmes de rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il s'agissait de voler à Paris, où j'avais à tuer sans rémission deux femmes coupables et un innocent42. Quant à me tuer, moi, après ce beau coup, c'était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l'expédition fut conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter mon retour, on me connaissait… Je résolus de ne m'y présenter qu'avec de grandes précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui n'ignorait pas le sujet du drame dont j'étais le principal acteur. En me voyant si pâle:

– Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il?

– Voyez, lui dis-je, en lui tendant la lettre; lisez.

– Oh! c'est monstrueux, répondit-il après avoir lu. Qu'allez-vous faire?

L'idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir librement.

– Ce que je vais faire? Je persiste à rentrer en France, mais je vais chez mon père au lieu de retourner à Paris.

– Oui, mon ami, vous avez raison, allez dans votre famille; c'est là seulement que vous pourrez avec le temps, oublier vos chagrins et calmer l'effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage!

– J'en ai; mais il faut que je parte tout de suite; je ne répondrais pas de moi demain.

– Rien n'est plus aisé que de vous faire partir ce soir; je connais beaucoup de monde ici, à la police, à la poste; dans deux heures j'aurai votre passe-port, et dans cinq votre place dans la voiture du courrier. Je vais m'occuper de tout cela; rentrez dans votre hôtel faire vos préparatifs, je vous y rejoindrai.»

Au lieu de rentrer, je m'achemine vers le quai de l'Arno, où demeurait une marchande de modes française. J'entre dans son magasin, et tirant ma montre:

– Madame, lui dis-je, il est midi; je pars ce soir par le courrier, pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc.? Je vous donnerai ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l'argent.

La marchande se consulte un instant et m'assure que tout sera prêt avant l'heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l'autre rive de l'Arno, à l'hôtel des Quatre nations, où je logeais. J'appelle le premier sommelier:

– Antoine, je pars à six heures pour la France; il m'est impossible d'emporter ma malle, le courrier ne peut la prendre; je vous la confie. Envoyez-la par la première occasion sûre à mon père dont voici l'adresse.»

Et prenant la partition de la scène du Bal43 dont la coda n'était pas entièrement instrumentée, j'écris en tête: Je n'ai pas le temps de finir; s'il prend fantaisie à la société des concerts de Paris d'exécuter ce morceau en l'absence de l'auteur, je prie Habeneck de doubler à l'octave basse, avec les clarinettes et les cors, le passage des flûtes placé sur la dernière rentrée du thème, et d'écrire à plein orchestre les accords qui suivent; cela suffira pour la conclusion.

Puis, je mets la partition de ma symphonie fantastique, adressée sous enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes; j'avais une paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement; j'examine et je place dans mes poches deux petites bouteilles de rafraîchissements, tels que laudanum, strychnine; et la conscience en repos au sujet de mon arsenal, je m'en vais attendre l'heure du départ, en parcourant sans but les rues de Florence, avec cet air malade, inquiet et inquiétant des chiens enragés.

À cinq heures, je retourne chez ma modiste; on m'essaye ma parure qui va fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop: une jeune ouvrière, assise devant le comptoir s'en aperçoit et veut me le faire observer; mais la maîtresse du magasin, jetant d'un geste rapide mes pièces d'or dans son tiroir, la repousse et l'interrompt par un:

«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille! croyez-vous qu'il ait le temps d'écouter vos sottises!» et répondant à mon sourire ironique par un salut curieux mais plein de grâce: «Mille remercîments, monsieur, j'augure bien du succès; vous serez charmante, sans aucun doute, dans votre petite comédie.»

Six heures sonnent enfin; mes adieux faits à ce vertueux Schlick qui voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture, je salue du regard le Persée de Benvenuto, et sa fameuse inscription: «Si quis te læserit, ego tuus ultor ero44» et nous partons.

Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un profond silence. J'avais la gorge et les dents serrées: je ne mangeais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés seulement vers minuit, au sujet des pistolets dont le prudent conducteur ôta les capsules et qu'il cacha ensuite sous les coussins de la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de se défendre quand on ne veut pas être assassiné.

« – À votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous compromettre, et je n'en veux pas aux brigands!»

Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d'une orange, au grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop si j'étais de ce monde ou de l'autre, je m'aperçois d'un nouveau malheur: mon costume de femme était perdu. Nous avions changé de voiture à un village nommé Pietra santa et, en quittant celle qui nous amenait de Florence, j'y avais oublié tous mes atours. «Feux et tonnerres! m'écriai-je, ne semble-t-il pas qu'un bon ange maudit veuille m'empêcher d'exécuter mon projet! C'est ce que nous verrons!»

Aussitôt, je fais venir un domestique de place parlant le français et le génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi; le courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume; on refuse de l'entreprendre ne pouvant l'achever en si peu de temps. Nous allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes, même refus. Une enfin annonce qu'elle va rassembler plusieurs ouvrières et qu'elle essayera de me parer avant l'heure du départ.

Elle tient parole, je suis reparé. Mais pendant que je courais ainsi les grisettes, ne voilà-t-il pas la police sarde qui s'avise, sur l'inspection de mon passe-port, de me prendre pour un émissaire de la révolution de Juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour un libérateur, de refuser de viser ledit passe-port pour Turin, et de m'enjoindre de passer par Nice!

« – Eh! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je passerai par l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe!..»

Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne voyait dans tous les Français que des missionnaires de la révolution, ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant, eût dû lire sur mon front le projet qui m'y ramenait; ou, comme si, en me cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n'eusse pas dû trouver cinquante marchandes de modes pour une, capables de me fagoter à merveille?

Les gens passionnés sont charmants, ils s'imaginent que le monde entier est préoccupé de leur passion quelle qu'elle soit, et ils mettent une bonne foi vraiment édifiante à se conformer à cette opinion.

Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec beaucoup de soin dans ma tête, la petite comédie que j'allais jouer en arrivant à Paris. Je me présentais chez mes amis, sur les neuf heures du soir, au moment où la famille était réunie et prête à prendre le thé; je me faisais annoncer comme la femme de chambre de madame la comtesse M… chargée d'un message important et pressé; on m'introduisait au salon, je remettais une lettre, et pendant qu'on s'occupait à la lire, tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris, je lui adressais mon troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et d'instruments eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe droite le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à rater (cela c'est vu) je me hâtais d'avoir recours à mes petits flacons. Oh! la jolie scène! C'est vraiment dommage qu'elle ait été supprimée!

Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant: «Oui, cela sera un moment bien agréable! Mais la nécessité de me tuer ensuite, est assez… fâcheuse. Dire adieu ainsi au monde, à l'art; ne laisser d'autre réputation que celle d'un brutal qui ne savait pas vivre; n'avoir pas terminé ma première symphonie; avoir en tête d'autres partitions… plus grandes… Ah!.. c'est…» Et revenant à mon idée sanglante: «Non, non, non, non, non, il faut qu'ils meurent tous, il le faut et cela sera! cela sera!..» Et les chevaux trottaient, m'emportant vers la France. La nuit vint, nous suivions la route de la Corniche, taillée dans le rocher à plus de cent toises au-dessus de la mer, qui baigne en cet endroit le pied des Alpes. – L'amour de la vie et l'amour de l'art, depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et je les laissais dire; je trouvais même un certain charme à les écouter, quand, tout d'un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre le sabot aux roues de la voiture, cet instant de silence me permit d'entendre les sourds râlements de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice. Ce bruit éveilla un écho terrible et fit éclater dans ma poitrine une nouvelle tempête, plus effrayante que toutes celles qui l'avaient précédée. Je râlai comme la mer, et, m'appuyant de mes deux mains sur la banquette où j'étais assis, je fis un mouvement convulsif comme pour m'élancer en avant, en poussant un Ha! si rauque, si sauvage, que le malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour compagnon de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la vraie croix.

 

Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le lieu: «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la vie venait coqueter avec moi; j'allais me rendre, on le voit,) si je profitais, dis-je, du bon moment pour me cramponner de quelque façon et m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du mauvais; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution… vitale; voyons donc.» Nous traversions à cette heure un petit village sarde45, sur une plage au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps d'écrire une lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de papier, et j'écris au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet, de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne m'en avait pas rayé; que je n'avais pas encore enfreint le règlement, et que je m'engageais sur l'honneur à ne pas passer la frontière d'Italie, jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j'allais l'attendre.

Ainsi lié par ma parole et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon projet de Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me trouvais sans feu, ni lieu, ni sou ni maille, je remontai plus tranquillement en voiture; je m'aperçus même tout à coup que… j'avais faim, n'ayant rien mangé depuis Florence. Ô bonne grosse nature! décidément j'étais repris.

J'arrivai à cette bienheureuse ville de Nice, grondant encore un peu. J'attendis quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse amicale, bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des conseils qui s'y appliquaient on ne peut mieux; il m'indiquait le travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes souverains contre les tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté sur la liste des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée et que je pouvais revenir à Rome ou l'on me recevrait à bras ouverts.

« – Allons, ils sont sauvés, dis-je en soupirant profondément. Et si je vivais, maintenant! Si je vivais tranquillement, heureusement, musicalement? Oh! la plaisante affaire!.. Essayons.»

Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons: voilà la vie et la joie qui accourent à tire d'aile, et la musique qui m'embrasse, et l'avenir qui me sourit; et je reste à Nice un mois entier à errer dans les bois d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir, du haut de ce radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris l'ouverture du Roi Lear, je chante, je crois en Dieu. Convalescence.

C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie. Ô Nizza!

Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible bonheur et m'obliger à y mettre terme.

J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux une partie de billard; cela suffit pour inspirer au chef de la police des soupçons graves sur mon compte.

« – Évidemment, ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour assister aux représentations de Matilde di Sabran (le seul ouvrage qu'on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des journées entières dans les rochers de Villefranche… il attend un signal de quelque vaisseau révolutionnaire… il ne dîne pas à table d'hôte… pour éviter les insidieuses conversations des agents secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos régiments… il va entamer avec eux les négociations dont il est chargé au nom de la jeune Italie; cela est clair, la conspiration est flagrante!»

Ô grand homme! politique profond, tu es délirant, va!

Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.

– Que faites-vous ici, monsieur?

– Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie Dieu d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si verdoyantes.

– Vous n'êtes pas peintre?

– Non, monsieur.

– Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant beaucoup; seriez-vous occupé à lever des plans?

– Oui je lève le plan d'une ouverture du Roi Lear, c'est-à-dire, j'ai levé ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont terminés; je crois même que l'entrée en sera formidable!

– Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear?

– Hélas! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre.

– D'Angleterre!

– Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois…

– Ne parlons pas du roi!.. Vous entendez par ce mot instrumentation?..

– C'est un terme de musique.

– Toujours ce prétexte! Je sais très-bien, monsieur, qu'on ne compose pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un crayon, en marchant silencieusement sur les grèves! Ainsi donc, veuillez me dire où vous comptez aller, on va vous rendre votre passe-port; vous ne pouvez rester à Nice plus longtemps.

– Alors, je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec votre permission.

Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain, fort contre mon gré, il est vrai, mais le cœur léger et plein d'allegria, et bien vivant et bien guéri. Et c'est ainsi qu'une fois encore on a vu des pistolets chargés qui ne sont pas partis.

C'est égal, je crois que ma petite comédie avait un certain intérêt, et c'est vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée.

41Compositeur lauréat de l'Institut qui m'avait précédé à Rome. L'Académie, n'ayant point décerné de premier prix en 1829, en donna deux en 1830. Monfort obtint ainsi le prix arriéré qui lui donnait droit à la pension pendant quatre ans.
42Ceci se rapporte, on le devine, à mon aimable consolatrice. Sa digne mère, qui savait parfaitement à quoi s'en tenir là-dessus, m'accusait d'être venu porter le trouble dans sa famille et m'annonçait le mariage de sa fille avec M. P***.
43Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue, avec l'inscription raturée.
44«Si quelqu'un t'offense, je te vengerai.» – Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc où se trouve aussi la poste.
45Mémoire sur les maladies chroniques, les évacuations sanguines et l'acupuncture. Paris, chez Crouillebois.