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Mémoires de Hector Berlioz

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Ces propositions musicales que j'ai essayé de résoudre et qui ont causé l'erreur de Heine, sont exceptionnelles par l'emploi de moyens extraordinaires. Dans mon Requiem, par exemple, il y a quatre orchestres d'instruments de cuivre séparés les uns des autres, et dialoguant à distance autour du grand orchestre et de la masse des voix. Dans le Te Deum c'est l'orgue qui, d'un bout de l'église, converse avec l'orchestre de deux chœurs placés à l'autre bout, et avec un troisième chœur très-nombreux de voix à l'unisson, représentant dans l'ensemble le peuple qui prend part de temps en temps à ce vaste concert religieux. Mais c'est surtout la forme des morceaux, la largeur du style et la formidable lenteur de certaines progressions dont on ne devine pas le but final, qui donnent à ces œuvres leur physionomie étrangement gigantesque, leur aspect colossal. C'est aussi l'énormité de cette forme qui fait, ou qu'on n'y comprend absolument rien, ou qu'on est écrasé par une émotion terrible. Combien de fois, aux exécutions de mon Requiem, à côté d'un auditeur tremblant, bouleversé jusqu'au fond de l'âme, s'en trouvait-il un autre ouvrant de grandes oreilles sans rien saisir. Celui-là était dans la position des curieux qui montent dans la statue de saint Charles Boromée à Como, et qu'on surprend fort en leur disant que le salon où ils viennent de s'asseoir est l'intérieur de la tête du saint.

Ceux de mes ouvrages qualifiés par les critiques de musique architecturale, sont: ma Symphonie funèbre et triomphale pour deux orchestres et chœur; le Te Deum, dont le finale (Judex crederis) est sans aucun doute ce que j'ai produit de plus grandiose; ma cantate à deux chœurs l'Impériale, exécutée aux concerts du Palais de l'Industrie en 1855, et surtout mon Requiem. Quant à celles de mes compositions conçues dans des proportions ordinaires, et pour lesquelles je n'ai eu recours à aucun moyen exceptionnel, ce sont précisément leur ardeur interne, leur expression et leur originalité rhythmique qui leur ont fait le plus de tort, à cause des qualités d'exécution qu'elles exigent. Pour les bien rendre, les exécutants, et leur directeur surtout, doivent sentir comme moi. Il faut une précision extrême unie à une verve irrésistible, une fougue réglée, une sensibilité rêveuse, une mélancolie pour ainsi dire maladive, sans lesquelles les principaux traits de mes figures sont altérés ou complètement effacés. Il m'est en conséquence excessivement douloureux d'entendre la plupart de mes compositions exécutées sous une direction autre que la mienne. Je faillis avoir un coup de sang en écoutant, à Prague, mon ouverture du Roi Lear dirigée par un maître de chapelle dont le talent est pourtant incontestable. C'était à peu près juste… mais ici l'à peu près est tout à fait faux. Vous verrez au chapitre sur Benvenuto Cellini, ce que les erreurs, même involontaires, d'Habeneck, pendant le long assassinat de cet opéra aux répétitions, m'ont fait souffrir.

Si vous me demandez maintenant quel est celui de mes morceaux que je préfère, je vous répondrai: Mon avis est celui de la plupart des artistes, je préfère l'adagio (la scène d'amour) de Roméo et Juliette. Un jour, à Hanovre, à la fin de ce morceau, je me sens tirer en arrière sans savoir par qui, je me retourne, c'étaient les musiciens voisins de mon pupitre qui baisaient les pans de mon habit. Mais je me garderais de faire entendre cet adagio dans certaines salles et à certains publics............

Je pourrais vous rappeler encore, à propos des préventions françaises contre moi, l'histoire du chœur des bergers, de l'Enfance du Christ, exécuté dans deux concerts sous le nom de Pierre Ducré, maître de chapelle imaginaire du dix-huitième siècle. Que d'éloges pour cette simple mélodie! Combien de gens ont dit: «Ce n'est pas Berlioz qui ferait une pareille chose!»

On chanta un soir dans un salon une romance sur le titre de laquelle était inscrit le nom de Schubert, devant un amateur pénétré d'une horreur religieuse pour ma musique. «À la bonne heure! s'écria-t-il, voilà de la mélodie, voilà du sentiment, de la clarté et du bon sens! Ce n'est pas Berlioz qui eût trouvé cela!» C'était la romance de Cellini, au second acte de l'opéra de ce nom.

Un dilettante se plaignit, dans une assemblée, d'avoir été mystifié d'une façon inconvenante dans la circonstance que voici:

«J'entre un matin, dit-il, à une répétition du concert de Sainte-Cécile, dirigée par M. Seghers. J'entends un morceau d'orchestre brillant, d'une verve extrême, mais essentiellement différent, par le style et l'instrumentation, des symphonies à moi connues. Je m'avance vers M. Seghers:

– Quel est donc, lui demandai-je, cette entraînante ouverture que vous venez d'exécuter?

– C'est l'ouverture du Carnaval romain, de Berlioz.

– Vous conviendrez…

– Oh! oui, dit un de mes amis, lui coupant la parole, nous devons convenir qu'il est indécent de surprendre ainsi la religion des honnêtes gens.»

On m'accorde sans contestation, en France comme ailleurs, la maestria dans l'art de l'instrumentation, surtout depuis que j'ai publié sur cette matière un traité didactique. Mais on me reproche d'abuser des instruments de Sax (sans doute parce que j'ai souvent loué le talent de cet habile facteur). Or, je ne les ai employés jusqu'ici que dans une scène de la Prise de Troie, opéra dont personne encore ne connaît une page. On me reproche aussi l'excès du bruit, l'amour de la grosse caisse, que j'ai fait entendre seulement dans un petit nombre de morceaux où son emploi est motivé, et, seul parmi les critiques, je m'obstine à protester, depuis vingt ans, contre l'abus révoltant du bruit, contre l'usage insensé de la grosse caisse, des trombones, etc., dans les petits théâtres, dans les petits orchestres, dans les petits opéras, dans les chansonnettes, où l'on se sert maintenant même du tambour.

Rossini, dans le Siège de Corinthe, fut le véritable introducteur en France de l'instrumentation fracassante, et les critiques français s'abstiennent, à ce sujet, de parler de lui, de reprocher l'odieuse exagération de son système à Auber, à Halévy, à Adam, à vingt autres, pour me la reprocher à moi, bien plus, pour la reprocher à Weber! (Voyez la Vie de Weber dans la Biographie universelle de Michaut) à Weber qui n'employa qu'une fois la grosse caisse dans son orchestre, et usa de tous les instruments avec une réserve et un talent incomparables!

En ce qui me concerne, je crois cette erreur comique causée par les festivals où l'on m'a vu souvent diriger des orchestres immenses. Aussi le prince de Metternich me dit-il, un jour à Vienne:

« – C'est vous, monsieur, qui composez de la musique pour cinq cents musiciens?»

Ce à quoi je répondis:

« – Pas toujours, monseigneur, j'en fais quelquefois pour quatre cent cinquante.»

Mais qu'importe?.. mes partitions sont aujourd'hui publiées; il est facile de vérifier l'exactitude de mes assertions. Et quand on ne la vérifierait pas, qu'importe encore!..

Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués.

Hector Berlioz.
Paris, 25 mai 1858

POSTFACE

J'ai fini. – L'Institut. – Concerts du palais de l'Industrie. – Jullien. – Le diapason de l'éternité. —Les Troyens. – Représentations de cet ouvrage à Paris. —Béatrice et Bénédict. – Représentations de cet ouvrage à Bade et à Weimar. – Excursion à Lœwenberg. – Les concerts du Conservatoire. – Festival de Strasbourg. – Mort de ma seconde femme. – Dernières histoires de cimetières. – Au diable tout!

Il y a maintenant près de dix ans que j'ai terminé ces mémoires. Il m'est arrivé pendant ce temps des choses presque aussi graves que celles dont j'ai fait le récit. Je crois donc devoir en consigner ici quelques-unes en peu de mots, pour ne plus revenir à ce long travail, sous aucun prétexte.

Ma carrière est finie, Othello's occupation's gone. Je ne compose plus de musique, je ne dirige plus de concerts, je n'écris plus ni vers ni prose; j'ai donné ma démission de critique; tous les travaux de musique que j'avais entrepris sont terminés; je ne veux plus rien faire, et je ne fais rien que lire, méditer, lutter avec un mortel ennui, et souffrir d'une incurable névralgie qui me torture nuit et jour.

À ma grande surprise, j'ai été nommé membre de l'Académie des beaux-arts de l'Institut, et si, quand j'y prends la parole de temps en temps, les observations que je fais sur nos usages académiques sont assez inutiles et restent sans résultats, je n'ai pourtant avec mes confrères que des relations amicales et de tout point charmantes.

J'aurais bien des choses à raconter au sujet des deux opéras de Gluck, Orphée et Alceste, que j'ai été chargé de mettre en scène, l'un au Théâtre-Lyrique et l'autre à l'Opéra; mais j'en ai déjà beaucoup parlé dans mon volume À travers chants et ce que je pourrais ajouter… je ne veux pas le dire.

Le prince Napoléon m'a fait proposer d'organiser un vaste concert dans le palais de l'Exposition des produits de l'industrie, pour le jour où l'Empereur devait y faire la distribution solennelle des récompenses. J'ai accepté cette rude tâche, mais en déclinant toute responsabilité pécuniaire. Un entrepreneur intelligent et hardi, M. Ber, s'est présenté. Il m'a traité généreusement, et cette fois ces concerts (car il y en a eu plusieurs après la cérémonie officielle) m'ont rapporté près de huit mille francs. J'avais placé, dans une galerie élevée derrière le trône, douze cents musiciens qu'on entendit fort peu. Mais le jour de la cérémonie, l'effet musical était de si mince importance, qu'au milieu du premier morceau (la cantate l'Impériale que j'avais écrite pour la circonstance) on vint m'interrompre et me forcer d'arrêter l'orchestre au moment le plus intéressant, parce que le prince avait son discours à prononcer et que la musique durait trop longtemps… Le lendemain, le public payant était admis. On fit soixante-quinze mille francs de recette. Nous avions fait descendre l'orchestre qui, bien disposé cette fois dans la partie inférieure de la salle, produisit un excellent effet. Ce jour-là on n'interrompit pas la cantate, et je pus allumer le bouquet de mon feu d'artifice musical. J'avais fait venir de Bruxelles un mécanicien à moi connu, qui m'installa un métronome électrique à cinq branches. Par le simple mouvement d'un doigt de ma main gauche, tout en me servant du bâton conducteur avec la droite, je pus ainsi marquer la mesure à cinq points différents et fort distants les uns des autres, du vaste espace occupé par les exécutants. Cinq sous-chefs recevant mon mouvement par les fils électriques, le communiquaient aussitôt aux groupes dont la direction leur était confiée. L'ensemble fut merveilleux. Depuis lors, la plupart des théâtres lyriques ont adopté l'emploi du métronome électrique pour l'exécution des chœurs placés derrière la scène, et quand les maîtres de chant ne peuvent ni voir la mesure ni entendre l'orchestre. L'Opéra seul s'y était refusé; mais quand j'y dirigeai les répétitions d'Alceste, j'obtins l'adoption de ce précieux instrument. Il y eut, à ces concerts du Palais de l'Industrie, de beaux effets produits surtout par les morceaux dont les harmonies étaient larges et les mouvements un peu lents. Les principaux, autant qu'il m'en souvienne, furent ceux du chœur d'Armide: Jamais, dans ces beaux lieux, du Tibi omnes de mon Te Deum, et de l'Apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale.

 

Quatre ou cinq ans après cette espèce de congrès musical, Jullien, dont j'ai déjà parlé à propos de sa direction de l'opéra anglais au théâtre de Drury-Lane, vint à Paris pour y donner une série de grands concerts dans le cirque des Champs-Élysées. Sa banqueroute l'empêchait de signer certains engagements; je parvins heureusement à lui faire obtenir son concordat et par suite la liberté de contracter. Le pauvre homme en me voyant renoncer si aisément à ce qu'il me devait, fut pris, au tribunal du commerce, d'un accès d'attendrissement et m'embrassa en versant des flots de larmes. Mais à partir de ce moment, son état mental, dont personne ne voulait, à Londres ni à Paris, reconnaître la gravité, ne fit qu'empirer. Depuis nombre d'années pourtant, il prétendait avoir fait en acoustique une découverte extraordinaire dont il faisait part à tout venant. Mettant un doigt dans chacune de ses oreilles, il écoutait le bruit sourd que le sang produit alors dans la tête en passant par les artères carotides, et croyait fermement y reconnaître un la colossal donné par le globe terrestre en roulant dans l'espace. Puis sifflant avec ses lèvres une note aiguë quelconque, un , ou un mi bémol, ou un fa, il s'écriait plein d'enthousiasme: «C'est le la, le la véritable, le la des sphères! voilà le diapason de l'éternité!»

Un jour il accourut chez moi: son air était étrange. Il avait vu Dieu, disait-il, dans une nuée bleue, et Dieu lui avait ordonné de faire ma fortune. En conséquence il venait d'abord m'acheter ma partition des Troyens récemment achevée: il m'en offrait trente-cinq mille francs. Ensuite il voulait, malgré mon désistement, acquitter sa dette de Drury-Lane. «J'ai de l'argent, j'ai de l'argent, ajouta-t-il en tirant de sa poche des poignées d'or et de billets de banque, tenez, tenez, en voilà, payez-vous!» J'eus beaucoup de peine à lui faire reprendre son or et ses billets en lui disant: «Une autre fois, mon cher Jullien, nous nous occuperons de cette affaire et de la mission que Dieu vous a confiée. Il faut être pour cela plus calme que vous n'êtes aujourd'hui.» Le fait est qu'il avait déjà reçu des fonds considérables pour ses concerts des Champs-Élysées, d'un entrepreneur à qui il avait inspiré une grande confiance. La semaine suivante, après avoir fait, un scandale public en jouant de la petite flûte dans son cabriolet sur le boulevard des Italiens, et en invitant les passants à venir à ses concerts, Jullien mourut d'un transport au cerveau. Combien y a-t-il en Europe à cette heure, de musiciens que l'on prend au sérieux et qui sont aussi fous que lui!..

J'avais entièrement terminé à cette époque l'ouvrage dramatique dont je parlais tout à l'heure et dont j'ai fait mention dans une note d'un des précédents chapitres. Me trouvant à Weimar quatre ans auparavant chez la princesse de Wittgenstein (amie dévouée de Liszt, femme de cœur et d'esprit qui m'a soutenu bien souvent dans mes plus tristes heures), je fus amené à parler de mon admiration pour Virgile et de l'idée que je me faisais d'un grand opéra traité dans le système shakespearien, dont le deuxième et le quatrième livre de l'Énéide seraient le sujet. J'ajoutai que je savais trop quels chagrins une telle entreprise me causerait nécessairement pour que j'en vinsse jamais à la tenter. «En effet, répliqua la princesse, de votre passion pour Shakespeare unie à cet amour de l'antique, il doit résulter quelque chose de grandiose et de nouveau. Allons, il faut faire cet opéra, ce poëme lyrique; appelez-le et disposez-le comme il vous plaira. Il faut le commencer et le finir.» Comme je continuais à m'en défendre: «Écoutez, me dit la princesse, si vous reculez devant les peines que cette œuvre peut et doit vous causer, si vous avez la faiblesse d'en avoir peur et de ne pas tout braver pour Didon et Cassandre, ne vous représentez jamais chez moi, je ne veux plus vous voir.» Il n'en fallait pas tant dire pour me décider. De retour à Paris, je commençai à écrire les vers du poëme lyrique des Troyens. Puis je me mis à la partition, et au bout de trois ans et demi de corrections, de changements, d'additions, etc., tout fut terminé. Pendant que je polissais et repolissais cet ouvrage, après avoir lu le poëme en maint endroit, avoir écouté les observations des uns et des autres et en avoir profité de mon mieux, l'idée me vint d'écrire à l'Empereur la lettre suivante.

«Sire,

»Je viens d'achever un grand opéra dont j'ai écrit les paroles et la musique. Malgré la hardiesse et la variété des moyens qui y sont employés, les ressources dont on dispose à Paris peuvent suffire à le représenter140. Permettez-moi, Sire, de vous en lire le poëme et de solliciter ensuite pour l'œuvre votre haute protection, si elle a le bonheur de la mériter. Le Théâtre de l'Opéra est en ce moment dirigé par un de mes anciens amis141, qui professe au sujet de mon style en musique, style qu'il n'a jamais connu et qu'il ne peut apprécier, les opinions les plus étranges; les deux chefs du service musical placés sous ses ordres sont mes ennemis. Gardez-moi, Sire, de mon ami, et quant à mes ennemis, comme dit le proverbe italien, je m'en garderai moi-même. Si Votre Majesté, après avoir entendu mon poëme, ne le juge pas digne de la représentation, j'accepterai sa décision avec un respect sincère et absolu; mais je ne puis soumettre mon ouvrage à l'appréciation de gens dont le jugement est obscurci par des préventions et des préjugés, et dont l'opinion, par conséquent, n'est pour moi d'aucune valeur. Ils prendraient le prétexte de l'insuffisance du poëme pour refuser la musique. J'ai été un instant tenté de solliciter la faveur de lire mon livret des Troyens à Votre Majesté, pendant les loisirs que lui laissait son dernier séjour à Plombières; mais alors la partition n'était pas terminée et j'ai craint, si le résultat de la lecture n'eût pas été favorable, un découragement qui m'eût empêché de l'achever; et je voulais l'écrire cette grande partition, l'écrire complètement, avec une ardeur constante et les soins et l'amour les plus assidus. Maintenant, viennent le découragement et les chagrins, rien ne peut faire qu'elle n'existe pas. C'est grand et fort, et, malgré l'apparente complexité des moyens, très-simple. Ce n'est pas vulgaire malheureusement, mais ce défaut est de ceux que Votre Majesté pardonne, et le public de Paris commence à comprendre que la production des jouets sonores n'est pas le but le plus élevé de l'art. Permettez-moi donc, Sire, de dire comme l'un des personnages de l'épopée antique d'où j'ai tiré mon sujet: Arma citi properate viro! et je crois que je prendrai le Latium.

»Je suis avec le plus profond respect et le plus entier dévouement, Sire, de Votre Majesté le très-humble et très-obéissant serviteur.

Hector Berlioz,
»Membre de l'Institut
»Paris, 28 mars 1858.»

Eh bien, non, je n'ai pas pris le Latium. Il est vrai que les gens de l'Opéra se sont bien gardés de properare arma viro; et l'Empereur n'a jamais lu cette lettre; M. de Morny m'a dissuadé de la lui envoyer; «l'Empereur, m'a-t-il dit, l'eût trouvée peu convenable»; et quand enfin les Troyens ont été représentés tant bien que mal, S. M. n'a pas seulement daigné venir les voir.

Un soir, aux Tuileries, je pus avoir un instant d'entretien avec l'Empereur, et il m'autorisa à lui apporter le poëme des Troyens, m'assurant qu'il le lirait s'il pouvait trouver une heure de loisir. Mais a-t-on du loisir quand on est Empereur des Français? Je remis mon manuscrit à Sa Majesté qui ne le lut pas et l'envoya dans les bureaux de la direction des théâtres. Là on calomnia mon travail, le traitant d'absurde et d'insensé; on fit courir le bruit que cela durerait huit heures, qu'il fallait deux troupes comme celle de l'Opéra pour l'exécuter, que je demandais trois cents choristes supplémentaires, etc., etc. Un an après, on sembla vouloir s'occuper un peu de mon ouvrage. Un jour Alphonse Royer me prit à part et me dit: «Le ministre d'État m'a ordonné de vous annoncer qu'on allait mettre à l'étude, à l'Opéra, votre partition des Troyens, et qu'il voulait vous donner pleine satisfaction

Cette promesse faite spontanément par Son Excellence ne fut pas mieux tenue que tant d'autres, et à partir de ce moment il n'en a plus, etc., etc. Et voilà comment, après une longue attente inutile et las de subir tant de dédains, je cédai aux sollicitations de M. Carvalho et je consentis à lui laisser tenter la mise en scène des Troyens à Carthage142 au Théâtre-Lyrique, malgré l'impossibilité manifeste où il était de la mener à bien. Il venait d'obtenir du gouvernement une subvention annuelle de cent mille francs. Malgré cela l'entreprise était au-dessus de ses forces; son théâtre n'est pas assez grand, ses chanteurs ne sont pas assez habiles, ni ses chœurs, ni son orchestre suffisants. Il fit des sacrifices considérables; j'en fis de mon côté. Je payai de mes deniers quelques musiciens qui manquaient à son orchestre; je mutilai même en maint endroit mon instrumentation pour la mettre en rapport avec les ressources dont il disposait. Madame Charton-Demeur, la seule femme qui pût chanter le rôle de Didon, fit à mon égard acte de généreuse amitié en acceptant de M. Carvalho des appointements de beaucoup inférieurs à ceux que lui offrait le directeur du théâtre de Madrid. Malgré tout, l'exécution fut et ne pouvait manquer d'être fort incomplète. Madame Charton eut d'admirables moments, Monjauze qui jouait Énée, montra à certains jours de l'entraînement et de la chaleur; mais la mise en scène, que Carvalho avait voulu absolument régler lui-même, fut tout autre que celle que j'avais indiquée, elle fut même absurde en certains endroits et ridicule dans d'autres. Le machiniste, à la première représentation, faillit tout compromettre et faire tomber la pièce par sa maladresse dans la scène de la chasse pendait l'orage. Ce tableau, qui serait à l'Opéra d'une beauté sauvage saisissante, parut mesquin, et pour changer ensuite de décor, il fallut cinquante-cinq minutes d'entr'acte. D'où résulta le lendemain la suppression de l'orage, de la chasse et de toute la scène.

 

Je l'ai déjà dit, pour que je puisse organiser convenablement l'exécution d'un grand ouvrage tel que celui-là, il faut que je sois le maître absolu du théâtre, comme je le suis de l'orchestre quand je fais répéter une symphonie; il me faut le concours bienveillant de tous et que chacun m'obéisse sans faire la moindre observation. Autrement, au bout de quelques jours, mon énergie s'use contre les volontés qui contrarient la mienne, contre les opinions puériles et les terreurs plus puériles encore dont on m'impose l'obsession; je finis par donner ma démission, par tomber énervé et laisser tout aller au diable. Je ne saurais dire ce que Carvalho, tout en protestant qu'il ne voulait que se conformer à mes intentions et exécuter mes volontés, m'a fait subir de tourments pour obtenir les coupures qu'il croyait nécessaires. Quand il n'osait me les demander lui-même, il me les faisait demander par un de nos amis communs. Celui-ci m'écrivait que tel passage était dangereux, celui-là me suppliait, par écrit également, d'en supprimer un autre. Et des critiques de détail à me faire devenir fou.

« – Votre rapsode qui tient à la main une lyre à quatre cordes, justifie bien, je le sais, les quatre notes que fait entendre la harpe dans l'orchestre. Vous avez voulu faire un peu d'archéologie.

– Eh bien?

– Ah! c'est dangereux, cela fera rire.

– En effet, c'est bien risible. Ha! ha! ha! un tétra-corde, une lyre antique faisant quatre notes seulement! ha! ha! ha!

– Vous avez un mot qui me fait peur dans votre prologue.

– Lequel?

– Le mot triomphaux.

– Et pourquoi vous fait-il peur? n'est-il pas le pluriel de triomphal, comme chevaux de cheval, originaux d'original, madrigaux de madrigal, municipaux de municipal?

– Oui, mais c'est un mot qu'on n'a pas l'habitude d'entendre.

– Pardieu, s'il fallait dans un sujet épique n'employer que les mots en usage dans les guinguettes et les théâtres de vaudeville, les expressions prohibées seraient en grand nombre, et le style de l'œuvre serait réduit à une étrange pauvreté.

– Vous verrez, cela fera rire.

– Ha! ha! ha! triomphaux! en effet c'est fort drôle! triomphaux! c'est presque aussi bouffon que tarte à la crème de Molière. Ha! ha! ha!

– Il ne faut pas qu'Énée entre en scène avec un casque.

– Pourquoi?

– Parce que Mangin, le marchand de crayons de nos places publiques, lui aussi, porte un casque; un casque du moyen âge, il est vrai, mais enfin un casque et les titis de la quatrième galerie se mettront à rire et crieront: ohé! c'est Mangin!

– Ah, oui, un héros troyen ne doit pas porter de casque, il ferait rire. Ha! ha! ha! un casque! ha! ha! Mangin!

– Voyons, voulez-vous me faire plaisir?

– Qu'est-ce encore?

– Supprimons Mercure, ses ailes aux talons et à la tête feront rire. On n'a jamais vu porter des ailes qu'aux épaules.

– Ah! l'on a vu des êtres à figure humaine porter des ailes aux épaules! je l'ignorais. Mais enfin je conçois que les ailes des talons feront rire; ha! ha! ha! et celles de la tête bien plus encore; ha! ha! ha! comme on ne rencontre pas souvent Mercure dans les rues de Paris, supprimons Mercure.

Comprend-on ce que ces craintes idiotes devaient me faire éprouver? Je ne dis rien des idées musicales de Carvalho, qui, pour favoriser une mise en scène qu'il avait imaginée, voulait me faire prendre plus lentement ou plus vite le mouvement de certains morceaux, me faire ajouter seize mesures, huit mesures, quatre mesures, ou en supprimer deux, ou trois, ou une. À ses yeux la mise en scène d'un opéra n'est pas faite pour la musique, c'est la musique qui est faite pour la mise en scène. Comme si d'ailleurs je n'eusse pas longuement calculé ma partition pour les exigences de théâtre que j'étudie depuis quarante ans à l'Opéra. Au moins les acteurs se sont-ils complètement abstenus de me tourmenter, et je leur dois la justice de déclarer qu'ils ont tous chanté leur rôle tel que je le leur ai donné et sans y changer une seule note. Ceci est peut-être incroyable, mais cela est, et je les en remercie. La première représentation des Troyens à Carthage eut lieu le 4 novembre 1863, ainsi que Carvalho l'avait annoncé. L'ouvrage avait besoin encore de trois ou quatre sérieuses répétitions générales, rien ne marchait avec aplomb, sur la scène surtout. Mais le directeur ne savait de quel bois faire flèche pour alimenter son répertoire, son théâtre était vide chaque soir, il voulait sortir au plus vite de cette triste position. En pareil cas, on le sait, les directeurs sont féroces. Mes amis et moi nous pensions que la soirée serait orageuse, nous nous attendions à toutes sortes de manifestations hostiles; il n'en fut rien. Mes ennemis n'osèrent pas se montrer; un coup de sifflet honteux se fit entendre à la fin lorsqu'on proclama mon nom, et ce fut tout. L'individu qui avait sifflé s'imposa sans doute la tâche de m'insulter de la même façon pendant plusieurs semaines, car il revint, accompagné d'un collaborateur, siffler encore au même endroit, aux troisième, cinquième, septième et dixième représentations. D'autres péroraient dans les corridors avec une violence comique, m'accablant d'imprécations, disant qu'on ne pouvait pas, qu'on ne devait pas permettre une musique pareille. Cinq journaux me dirent de sottes injures, choisies parmi celles qui pouvaient en moi blesser le plus cruellement l'artiste. Mais plus de cinquante articles de critique admirative, en revanche, parurent pendant quinze jours, parmi lesquels ceux de MM. Gasperini, Fiorentino, d'Ortigue, Léon Kreutzer, Damcke, Joannes Weber, et d'une foule d'autres, écrits avec un véritable enthousiasme et une rare sagacité, me remplirent d'une joie que je n'avais pas éprouvée depuis longtemps. Je reçus en outre un grand nombre de lettres, les unes éloquentes les autres naïves, toutes émues, et qui ne manquèrent pas de me toucher profondément. À plusieurs représentations j'ai vu des gens pleurer. Souvent, pendant les deux mois qui suivirent la première apparition des Troyens, j'ai été arrêté dans les rues de Paris par des inconnus qui me demandaient la permission de me serrer la main et me remerciaient d'avoir produit cet ouvrage. N'étaient-ce pas là des compensations aux insultes de mes ennemis? ennemis que je me suis faits moins encore par mes critiques, que par mes tendances musicales; dont la haine ressemble à celle des filles publiques pour les femmes honnêtes et dont on doit se trouver honoré. La muse de ceux-là s'appelle ordinairement Laïs, Phryné, très-rarement Aspasie143, celle que les nobles natures et les amis du grand art adorent, s'appelle Juliette, Desdémone, Cordelia, Ophélia, Imogène, Virgilia, Miranda, Didon, Cassandre, Alceste, noms sublimes qui éveillent des idées de poétique amour, de pudeur et de dévouement, quand les premiers ne rappellent qu'un bas sensualisme et la prostitution.

J'avoue avoir, moi aussi, ressenti à l'audition des Troyens des impressions violentes de certains morceaux bien exécutés. L'air d'Énée: «Ah! quand viendra l'instant des suprêmes adieux» et surtout le monologue de Didon:

 
«Je vais mourir,
Dans ma douleur immense submergée.»
 

me bouleversaient. Madame Charton disait grandement et d'une façon si dramatique le passage:

 
«Énée, Énée!
Oh! mon âme te suit!»
 

et ses cris de désespoir, sans paroles, en se frappant la poitrine et s'arrachant les cheveux, comme l'indique Virgile:

 
«Terque quaterque manu pectus percussa decorum,
Flaventesque abscissa comas.»
 

Il est singulier qu'aucun des critiques aboyants ne m'ait reproché d'avoir osé écrire cet effet vocal; il est pourtant, je le crois, digne de leur colère. Dans tout ce que j'ai produit de musique douloureusement passionnée, je ne connais de comparable à ces accents de Didon, dans cette scène et dans l'air suivant, que ceux de Cassandre dans quelques parties de la Prise de Troie qu'on n'a encore représentée nulle part… Ô ma noble Cassandre, mon héroïque vierge, il faut donc me résigner, je ne t'entendrai jamais!.. et je suis comme le jeune Chorèbe.

 
…Insano Cassandræ incensus amore.
.......
 

On a supprimé dans les Troyens à Carthage, au Théâtre-Lyrique, tant pendant les études qu'après la première représentation, les morceaux suivants:

1º L'entrée des constructeurs,

2º Celle des matelots,

3º Celle des laboureurs,

4º L'intermède instrumental (chasse royale et orage),

5º La scène et le duo entre Anna et Narbal,

6º Le deuxième air de danse,

7º Les strophes d'Iopas,

8º Le duo des sentinelles,

9º La chanson d'Hylas,

10º Le grand duo entre Énée et Didon: «Errante sur tes pas

Pour les entrées des constructeurs, des matelots et des laboureurs, Carvalho en trouva l'ensemble froid; d'ailleurs le théâtre n'était pas assez vaste pour le déploiement d'un pareil cortège. L'intermède de la chasse fut pitoyablement mis en scène. On me donna un torrent en peinture au lieu de plusieurs chutes d'eau réelle; les satyres dansants étaient représentés par un groupe de petites filles de douze ans; ces enfants ne tenaient point à la main des branches d'arbre enflammées, les pompiers s'y opposaient dans la crainte du feu; les nymphes ne couraient pas échevelées à travers la forêt en criant: Italie! les femmes choristes avaient été placées dans la coulisse, et leurs cris n'arrivaient pas dans la salle; la foudre en tombant s'entendait à peine, bien que l'orchestre fût maigre et sans énergie. D'ailleurs le machiniste exigeait toujours au moins quarante minutes pour changer son décor après cette mesquine parodie. Je demandai donc moi-même la suppression de l'intermède. Carvalho s'obstina avec un acharnement incroyable, malgré ma résistance et mes fureurs, à couper la scène entre Narbal et Anna, l'air de danse et le duo des sentinelles dont la familiarité lui paraissait incompatible avec le style épique. Les strophes d'Iopas disparurent de mon aveu, parce que le chanteur chargé de ce rôle était incapable de les bien chanter. Il en fut de même du duo entre Énée et Didon; j'avais reconnu l'insuffisance de la voix de madame Charton dans cette scène violente qui fatiguait l'artiste au point qu'elle n'eût pas eu ensuite la force, au cinquième acte, de dire le terrible récitatif: «Dieux immortels! il part!» et son dernier air et la scène du bûcher. Enfin la chanson d'Hylas, qui avait plu beaucoup aux premières représentations et que le jeune Cabel chantait bien, disparut pendant que j'étais retenu dans mon lit exténué par une bronchite. On avait besoin de Cabel dans la pièce qui se jouait le lendemain des représentations des Troyens et comme son engagement ne l'obligeait à chanter que quinze fois par mois, il fallait lui donner deux cents francs pour chaque soirée supplémentaire. Carvalho en conséquence, et sans m'en avertir, supprima la chanson par économie. Je fus tellement abruti par ce long supplice, qu'au lieu de m'y opposer de tout ce qui me restait de forces, je consentis à ce que l'éditeur de la partition de piano, entrant dans la pensée de Carvalho qui voulait que cette partition fût le plus possible conforme à la représentation, supprimât, lui aussi, dans son édition, plusieurs de ces morceaux. Heureusement la grande partition n'est pas encore publiée; j'ai employé un mois à la remettre en ordre en pansant avec soin toutes ses plaies; elle paraîtra dans son intégrité primitive et absolument telle que je l'ai écrite.

140Le poëme lyrique des Troyens n'était pas encore alors divisé en deux opéras, il n'en formait qu'un dont la durée était de cinq heures.
141Alphonse Royer.
142Deuxième partie du poëme lyrique des Troyens, à laquelle j'ajoutai une introduction instrumentale (le Lamento) et un prologue.
143Aspasie avait trop d'esprit.