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Mémoires de Hector Berlioz

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Oh! voir un ouvrage de cette nature disposé pour la vente, avec les coupures et les arrangements de l'éditeur! y a-t-il un supplice pareil! une partition dépecée, à la vitrine du marchand de musique, comme le corps d'un veau sur l'étal d'un boucher, et dont on débite des fragments comme on vend de petits morceaux de mou pour régaler les chats des portières!!

Malgré les perfectionnements et les corrections que Carvalho leur avait fait subir, les Troyens à Carthage n'eurent que vingt et une représentations. Les recettes qu'ils produisaient ne répondant pas à ce qu'il en avait attendu, Carvalho consentit à résilier l'engagement de madame Charton qui partit pour Madrid: et l'ouvrage, à mon grand soulagement, disparut de l'affiche. Cependant, comme les honoraires que je reçus, pendant ces vingt et une représentations, étaient considérables, étant l'auteur du poëme et de la musique, et comme j'avais vendu la partition de piano à Paris et à Londres, je m'aperçus avec une joie inexprimable que le revenu de la somme totale égalerait à peu près le produit annuel de ma collaboration au Journal des Débats, et je donnai aussitôt ma démission de critique. Enfin, enfin, enfin, après trente ans d'esclavage, me voilà libre! je n'ai plus de feuilletons à écrire, plus de platitudes à justifier, plus de gens médiocres à louer, plus d'indignation à contenir, plus de mensonges, plus de comédies, plus de lâches complaisances, je suis libre! je puis ne pas mettre les pieds dans les théâtres lyriques, n'en plus parler, n'en plus entendre parler, et ne pas même rire de ce qu'on cuit dans ces gargotes musicales! Gloria in excelsis Deo, et, in terra pax hominibus bonæ voluntatis!!

C'est aux Troyens, au moins que le malheureux feuilletoniste a dû sa délivrance.

Après l'entier achèvement de cet opéra et avant sa représentation, je fis, sur la demande de M. Bénazet144, l'opéra-comique en deux actes, Béatrice et Bénédict. Il fut joué avec un grand succès et sous ma direction, sur le nouveau théâtre de Bade, le 9 août 1862. Quelques mois après, traduit en allemand par M. Richard Pohl, on le mit en scène à Weimar, et avec le même bonheur, sur la demande de madame la grande-duchesse. Leurs Altesses m'avaient invité à venir en diriger les deux premières représentations, et me comblèrent, comme toujours, de gracieusetés de toute espèce.

Il en fut de même du prince de Hohenzollern-Hechingen qui, pendant ce séjour à Weimar, m'envoya son maître de chapelle pour m'inviter à venir diriger un de ses concerts à Lœwenberg où il réside maintenant. En m'avertissant que son orchestre savait tout mon répertoire symphonique, il me demandait de lui faire un programme instrumental composé exclusivement de mes ouvrages.

Je lui répondis: «Monseigneur, je suis à vos ordres, mais puisque votre orchestre connaît mes symphonies et mes ouvertures, veuillez former vous-même le programme, je dirigerai tout ce qu'il vous plaira.» En conséquence le prince choisit l'ouverture du Roi Lear, la fête et la scène d'amour de Roméo et Juliette, l'ouverture du Carnaval romain, et la symphonie entière d'Harold en Italie. Comme le prince n'avait point de harpe, il invita en même temps que moi la harpiste de Weimar, madame Pohl, qui voulut bien, suivie de son mari, faire ce voyage. Le prince était bien changé depuis mon excursion à Hechingen en 1842; la goutte le torturait au point qu'il ne pouvait quitter son lit et qu'il ne put même pas assister au concert que j'étais venu organiser. Cela lui causait un chagrin qu'il ne cherchait pas à dissimuler. «Vous n'êtes pas un chef d'orchestre, me disait-il, vous êtes l'orchestre même; c'est une fatalité que je ne puisse profiter de votre séjour ici.»

Il a fait construire dans son château de Lœwenberg une jolie salle de concerts, d'une sonorité excellente, où il réunit, dix ou douze fois par an, six cents personnes choisies parmi les amateurs les plus sincères et les plus instruits de l'art musical. Ces concerts sont donc gratuits, on y vient de tous les environs de la résidence du prince, on y vient même de Bunzlau et de Dresde et d'une foule de châteaux assez éloignés. L'orchestre n'est composé que de quarante-cinq musiciens, mais exercés, attentifs, intelligents, plus que je ne pourrais dire, et leur chef, M. Seifrids les dirige et les instruit avec le talent et la patience les plus rares. Ces artistes, en outre, ne donnent point de leçons et ne sont exténués, comme les nôtres, ni par le service des églises, ni par celui des théâtres. Ils sont au prince exclusivement. Le prince m'avait logé chez lui; le premier jour de répétition un domestique vint me dire: «Monsieur, l'orchestre est prêt et vous attend.» Je suis un corridor, j'entre dans la salle de concerts que je ne connaissais pas encore, j'y trouve les quarante-cinq musiciens en silence, leur instrument à la main; pas de prélude, pas le moindre bruit, ils étaient d'accord!! Le pupitre chef portait la partition du Roi Lear. Je lève mon bras, je commence; tout part avec ensemble, avec verve et précision; les plus violentes excentricités rhythmiques de l'allégro sont enlevées sans hésitation, et je me dis, en dirigeant cette ouverture que je n'avais pas entendue depuis dix ou douze ans «Mais c'est foudroyant! comment, c'est moi qui ai fait cela?..» Il en fut de même pour tout le reste et je finis par dire aux musiciens: «C'est une plaisanterie, messieurs, nous répétons pour nous amuser, je n'ai pas la moindre observation à vous faire.» Le maître de chapelle jouait l'alto solo d'Harold, on ne peut mieux, avec un beau son et un aplomb rhythmique qui me comblaient de joie; dans les autres morceaux il reprenait son violon. Richard Pohl jouait des cymbales. Je puis bien dire en toute vérité que jamais je n'entendis exécuter Harold d'une plus irrésistible manière. Mais l'adagio de Roméo et Juliette… Ah! comme ils l'ont chanté! nous étions à Vérone, non à Lœwenberg… À la fin de ce morceau que nous n'avions pas interrompu par la moindre faute, M. Seifrids se leva, resta un instant immobile cherchant à dominer son émotion, puis s'écria en français: «Non! il n'y a rien de plus beau!» Alors tout l'orchestre d'éclater en cris, en applaudissements, sur les violons, sur les basses, les timbales… Je me mordais la lèvre inférieure… Des émissaires allaient de temps en temps rendre compte des incidents de la répétition au pauvre prince qui se désolait dans sa chambre. Le jour du concert un public brillant vint remplir la salle; il se montra d'une chaleur extrême; on voyait clairement que tous ces morceaux lui étaient familiers depuis longtemps. Après la Marche des Pèlerins, un officier du prince monta sur l'estrade, et, devant l'auditoire, vint attacher à mon habit la croix de l'ordre de Hohenzollern au milieu du brouhaha. Le secret de cette faveur avait été bien gardé, je n'en avais pas le moindre pressentiment. Alors cela me mit en joie et je me jouai réellement pour moi-même, sans penser au public, l'orgie d'Harold, à ma manière, avec fureur; j'en grinçais des dents.

Le lendemain les musiciens me donnèrent un grand dîner suivi d'un bal. Il me fallut répondre à plusieurs toasts; Richard Pohl me servait d'interprète et reproduisait mes paroles en allemand, phrase par phrase.

J'aurais beaucoup à dire encore sur cette charmante excursion à Lœwenberg; je me bornerai à rappeler la grâce exquise avec laquelle tout l'entourage du prince et surtout la famille du colonel Broderotti, l'un de ses officiers, m'ont accueilli. J'ajouterai que les dames Broderotti, et le colonel lui-même, parlent le français avec une élégance sans prix, pour moi qui souffre de l'entendre mal parler et qui ne sais pas un mot d'allemand. Je dus repartir le surlendemain du bal des artistes, et le prince, qui n'avait pas pu quitter son lit, me dit en m'embrassant: «Adieu, mon cher Berlioz, vous allez à Paris, vous y trouverez des gens qui vous aiment, eh bien, dites-leur que je les aime.»…

Je reviens à l'opéra de Béatrice.

J'avais, pour la pièce, pris une partie du drame de Shakespeare Much ado about nothing, en y ajoutant seulement l'épisode du maître de chapelle et les morceaux de chant. Le duo des deux jeunes filles «Vous soupirez, madame!» le trio entre Héro, Béatrice et Ursule «Je vais d'un cœur aimant» et le grand air de Béatrice «Dieu! que viens-je d'entendre?» que madame Charton chanta à Bade avec verve, sensibilité, un grand entraînement et une rare beauté de style, produisirent un effet prodigieux. Les critiques venus de Paris à cette occasion, louèrent chaudement la musique, l'art et le duo surtout. Quelques-uns trouvèrent qu'il y avait dans le reste de la partition beaucoup de broussailles, et que le dialogue parlé manquait d'esprit. Ce dialogue est presque en entier copié dans Shakespeare…

Cette partition est difficile à bien exécuter, pour les rôles d'hommes surtout. À mon sens, c'est une des plus vives et des plus originales que j'aie produites. À l'inverse des Troyens, elle n'exige aucune dépense pour la mettre en scène. On se gardera néanmoins de me la demander à Paris. On fera bien, ce n'est pas de la musique parisienne. M. Bénazet, avec sa générosité ordinaire, me la paya deux mille francs par acte, pour les paroles, et autant pour la musique, c'est-à-dire huit mille francs en tout. De plus il me donna encore mille francs pour en venir diriger la représentation l'année suivante. J'en ai fait graver la partition de piano. La grande partition paraîtra plus tard ainsi que les trois autres, Benvenuto Cellini, la Prise de Troie et les Troyens à Carthage, si j'ai assez d'argent pour les publier. L'éditeur Choudens, en achetant mon opéra des Troyens, s'est bien engagé, par écrit, à publier la grande partition un an après la partition de piano, mais cette promesse n'a pas été mieux tenue que tant d'autres, et, à partir de la signature de ce contrat, il n'en a, etc., etc. Le duo des jeunes filles de Béatrice et Bénédict est maintenant fort répandu en Allemagne où on le chante fréquemment. Je me souviens, à propos de ce duo, que le grand-duc de Weimar, à mon dernier voyage chez lui, m'invitait quelquefois à souper en très-petit comité et se plaisait alors à me questionner sur mon existence à Paris et sur mille détails. Je l'ai bien étonné et attristé en lui dévoilant les réalités de notre monde musical. Mais un soir je le fis rire. Il me demanda dans quelle circonstance j'avais écrit la musique du duo de Béatrice: «Vous soupirez, madame!»

 

« – Vous avez dû composer cela, me dit-il, au clair de lune dans quelque romantique séjour…

– Monseigneur, c'est là une de ces impressions de la nature dont les artistes font provision et qui s'extravasent ensuite de leur âme, dans l'occasion, n'importe où. J'ai esquissé la musique de ce duo un jour à l'Institut, pendant qu'un de mes confrères prononçait un discours.

– Parbleu! dit le grand-duc, cela prouve en faveur de l'orateur! il devait être d'une rare éloquence!»

On a aussi exécuté ce duo à l'une des séances de la Société des concerts de notre Conservatoire et il y a excité des transports dont on voit peu d'exemples. La salle entière a crié bis avec des applaudissements à ébranler l'édifice, et mes siffleurs fidèles n'ont pas osé se faire entendre. Il faut dire aussi que mesdames Viardot et Vandenheufel-Duprez l'ont chanté d'une délicieuse manière. Et le merveilleux orchestre, comme il a été gracieux et délicat! Voilà une de ces exécutions qu'on entend quelquefois… en rêve. La Société des concerts a bien voulu, cette année encore, faire figurer dans l'un de ses programmes, la deuxième partie de ma trilogie sacrée l'Enfance du Christ; ce fragment, admirablement rendu, a produit aussi un grand effet; mais le public, sans que je sache pourquoi, n'a pas redemandé le Repos de la sainte famille, ainsi qu'il le fait toujours ailleurs, et mes deux siffleurs ont daigné se montrer ce jour-là et indigner toute la salle. La Société du Conservatoire, dirigée maintenant par un de mes amis, M. Georges Hainl, ne m'est plus hostile. Elle se propose d'exécuter de temps en temps des fragments de mes partitions. Je lui ai donné en toute propriété la masse entière de musique que je possédais, parties séparées d'orchestre et de chœurs, gravées et copiées, représentant ce qui est nécessaire pour l'exécution en grand de tous mes ouvrages, les opéras exceptés. Cette bibliothèque musicale, qui aura du prix plus tard, ne saurait être en meilleures mains.

Je n'aurai garde d'oublier ici le festival de Strasbourg où je fus invité à venir, il y a dix-huit mois, diriger l'exécution de l'Enfance du Christ. On avait construit une salle immense contenant six mille personnes. Il y avait cinq cents exécutants. Cet oratoire, écrit dans un style presque toujours tendre et doux, semblait devoir être peu entendu dans ce vaste local. À ma grande surprise, il y produisit une émotion profonde, telle était l'attention de l'auditoire, et le chœur mystique sans accompagnement de la fin «Ô mon âme!» provoqua même beaucoup de larmes. Oh! je suis heureux quand je vois mes auditeurs pleurer!.. Ce chœur est fort loin de produire autant d'effet à Paris, où il est d'ailleurs toujours mal exécuté.

J'apprends qu'on a entendu depuis un an plusieurs de mes partitions en Amérique, en Russie et en Allemagne; tant mieux! Décidément ma carrière musicale finirait par devenir charmante, si je vivais seulement cent quarante ans.

Je me suis remarié… je le devais… et au bout de huit ans de ce second mariage ma femme est morte subitement, foudroyée par une rupture du cœur. Quelque temps après son inhumation au grand cimetière Montmartre, mon excellent ami, Édouard Alexandre, le célèbre facteur d'orgues, dont la bonté pour moi s'est toujours montrée infatigable, trouvant sa tombe trop modeste, voulut absolument acheter pour moi et les miens un terrain à perpétuité, dont il me fit don. On y construisit un caveau et je dus assister à l'exhumation de ma femme et à son installation dans le caveau neuf. Cela fut d'une tristesse navrante, je souffris beaucoup. Mais qu'était-ce en comparaison de ce que le sort me réservait? Il semble que j'aie dû connaître tout ce qu'il peut y avoir de plus affreux dans une cérémonie de ce genre. Peu après cette époque, je fus averti officiellement que le petit cimetière de Montmartre, où reposait ma première femme, Henriette Smithson, allait être détruit, et que j'eusse en conséquence à faire transporter ailleurs les restes qui m'étaient chers. Je donnai les ordres nécessaires dans les deux cimetières, et un matin, par un temps sombre, je m'acheminai seul vers le funèbre lieu. Un officier municipal chargé d'assister à l'exhumation m'y attendait. Un ouvrier fossoyeur avait déjà ouvert la fosse. À mon arrivée il sauta dedans. La bière enfouie depuis dix ans était encore entière, le couvercle seul était endommagé par l'humidité. Alors l'ouvrier, au lieu de la tirer hors de terre, arracha les planches pourries qui se déchirèrent avec un bruit hideux en laissant voir le contenu du coffre. Le fossoyeur se baissa, prit entre ses deux mains la tête déjà détachée du tronc, la tête sans couronne et sans cheveux, hélas! et décharnée, de la poor Ophelia, et la déposa dans une bière neuve préparée ad hoc sur le bord de la fosse. Puis, se baissant une seconde fois, il souleva à grand'peine et prit entre ses bras le tronc sans tête et les membres, formant une masse noirâtre sur laquelle le linceul restait appliqué, et ressemblant à un bloc de poix enfermé dans un sac humide… avec un son mat… et une odeur… L'officier municipal, à quelques pas de là, considérait ce lugubre tableau… Voyant que je m'appuyais sur le tronc d'un cyprès, il s'écria: «Ne restez pas là, monsieur Berlioz; venez ici, venez ici.» Et comme si le grotesque devait avoir aussi sa part dans cette horrible scène, il ajouta en se trompant d'un mot: «Ah! pauvre inhumanité!..» Quelques moments après, suivant le char qui emportait les tristes restes, nous descendîmes la montagne et parvînmes dans le grand cimetière Montmartre, au caveau neuf déjà béant. Les restes d'Henriette y furent introduits. Les deux mortes y reposent tranquillement à cette heure, attendant que je vienne apporter à ce charnier ma part de pourriture.

Je suis dans ma soixante et unième année; je n'ai plus ni espoirs, ni illusions, ni vastes pensées; mon fils est presque toujours loin de moi; je suis seul; mon mépris pour l'imbécillité et l'improbité des hommes, ma haine pour leur atroce férocité sont à leur comble; et à toute heure je dis à la mort: «Quand tu voudras!» Qu'attend-elle donc?

Voyage en Dauphiné. – Deuxième pèlerinage à Meylan. – Vingt-quatre heures à Lyon. – Je revois madame F****** – Convulsions de cœur

J'ai rarement souffert de l'ennui autant que pendant les premiers jours du mois de septembre dernier, 1864. Presque tous mes amis avaient, selon l'usage à cette époque de l'année, quitté Paris. Stepffen Heller, ce charmant humoriste, musicien lettré, qui a écrit pour le piano un si grand nombre d'œuvres admirables, dont l'esprit mélancolique et les ardeurs religieuses pour les vrais dieux de l'art ont pour moi un si puissant attrait, était seul resté. Mon fils, par bonheur, arriva bientôt après du Mexique et put me donner quelques jours. Il n'était pas gai, lui non plus, et nous mettions souvent, Heller, Louis et moi, nos tristesses en commun. Un jour nous allâmes dîner ensemble à Asnières. Vers le soir, en nous promenant au bord de la Seine, nous parlions de Shakespeare et de Beethoven, et nous arrivâmes, il m'en souvient, à une extrême exaltation; mon fils y prenait part quand il s'agissait de Shakespeare seulement, Beethoven lui étant encore inconnu. Mais, en somme, nous convînmes tous les trois qu'il est bon de vivre pour adorer le beau, et que si nous ne pouvons pas détruire et anéantir le contraire du beau, il faut nous contenter de le mépriser, et tâcher de le connaître le moins possible. Le soleil se couchait; après avoir marché quelque temps, nous allâmes nous asseoir dans l'herbe sur le bord de la rivière, en face de l'île de Neuilly. Comme nous nous amusions à suivre de l'œil les capricieuses évolutions des hirondelles se jouant au-dessus des ondes de la Seine, je m'orientai tout d'un coup et je reconnus le lieu où nous nous trouvions. Je regardai mon fils… je pensai à sa mère… Je m'étais assis dans la neige et presque endormi au même endroit trente-six ans auparavant, pendant un de mes vagabondages désespérés autour de Paris. Je me rappelai alors la froide exclamation d'Hamlet apprenant que la morte dont le convoi entre au cimetière, est la belle Ophélie qu'il n'aime plus: «What! the fair Ophelia!» «Il y a bien longtemps, dis-je à mes deux amis, qu'un jour d'hiver je faillis me noyer ici même, en voulant traverser la Seine sur la glace. J'errais sans but dans les champs dès le matin…» Louis soupira…

La semaine suivante mon fils dut me quitter, son congé expirait. – Je me sentis pris alors d'un vif désir de revoir Vienne, Grenoble, et surtout Meylan, et mes nièces et… quelqu'un encore, si je pouvais découvrir son adresse. Je partis. Mon beau-frère Suat et ses deux filles, que j'avais prévenus la veille, me reçurent au débarcadère du chemin de fer de Vienne, et me conduisirent bientôt après à Estressin, campagne peu éloignée de la ville, où ils vont passer trois ou quatre mois tous les étés. C'était une grande joie pour ces charmantes enfants, dont l'une a dix-neuf ans et l'autre vingt et un; joie qui fut un peu troublée, au moment où, entrant dans le salon de la maison de Vienne, j'aperçus le portrait de leur mère, ma sœur Adèle, morte quatre ans auparavant. Mon saisissement fut grand et douloureux. Pour elles et leur père, ce fut avec un pénible étonnement qu'ils en furent témoins. Ce salon, ces meubles, ce portrait, étaient depuis longtemps sous leurs yeux chaque jour; l'habitude, hélas! avait déjà émoussé pour eux les traits du souvenir, le temps avait agi… Pauvre Adèle! quel cœur! son indulgence était si complète et si tendre pour les aspérités de mon caractère, pour mes caprices même les plus puérils!.. Un matin, à mon retour d'Italie, nous nous trouvions réunis en famille à la Côte-Saint-André; il pleuvait à verse; je dis à ma sœur:

« – Adèle, veux-tu venir te promener?

– Volontiers, cher ami; attends-moi, je vais mettre des galoches.

– Mais voyez donc, dit ma sœur aînée, ces deux fous; ils sont capables d'aller, comme ils le disent, patauger dans la campagne par un pareil temps.»

En effet, je pris un grand parapluie, et, sans tenir compte des railleries de tous, nous descendîmes, Adèle et moi, dans la plaine, où nous fîmes près de deux lieues, serrés l'un contre l'autre sous le parapluie, sans dire un mot. Nous nous aimions.

Je passai quinze jours assez tranquilles avec mes nièces et leur père, dans cette solitude d'Estressin. Mais j'avais prié mon beau-frère de prendre à Vienne des informations sur madame F****** et de découvrir son adresse à Lyon; il y parvint. Aussitôt, n'y tenant plus, je partis pour Grenoble d'où je m'acheminai vers Meylan, comme j'avais fait une première fois, seize ans auparavant.

…Une certaine anxiété secrète me faisait hâter le pas. Voilà déjà le vieux Saint-Eynard qui montre à l'horizon au-dessus des autres monts sa tête demi-chauve. Je vais revoir la petite maison blanche et le paysage qui l'entoure, et demain… demain… je serai à Lyon et je verrai Estelle elle-même! Est-ce bien possible?..

Arrivé à Meylan, je ne me trompe pas de chemin cette fois, en gravissant la montagne: je retrouve bien vite la fontaine, l'allée d'arbres et enfin la maison. Tout m'était présent comme si j'y fusse venu la veille. Il n'y avait que seize ans. Je passe devant l'avenue et je monte sans me retourner jusqu'à la tour. Une végétation luxuriante couvrait les coteaux voisins, les vignes étalaient leurs pampres mûrs. Arrivé à grand'peine au pied de la tour, je me retourne, comme autrefois, et j'embrasse encore d'un coup d'œil la belle vallée. Je m'étais assez bien contenu jusque-là, me bornant à murmurer à voix basse: Estelle! Estelle! Estelle! mais alors une oppression accablante me fait tomber à terre, où je reste longtemps étendu, écoutant, dans une mortelle angoisse, ces mots atroces que chaque battement de mes artères fait retentit dans mon cerveau: Le passé! le passé! le temps!.. jamais! jamais!.. jamais!

 

Je me relève, j'arrache au mur de la tour une pierre qui dut la voir, qu'elle toucha peut-être; je coupe une branche d'un chêne voisin. En redescendant, à l'angle d'un champ où je n'avais pas passé en 1848, je reconnais la roche tant cherchée alors et sur laquelle je l'avais vue monter. Ô surprise! oui, c'est bien cela, un bloc de granit, il ne pouvait avoir disparu.

J'y monte, mes pieds se posent à la place même où se posèrent ses pieds; j'en suis bien sûr cette fois, j'occupe dans l'atmosphère l'espace que sa forme charmante occupa! J'emporte un petit fragment de mon autel granitique. Mais les pois roses?.. ce n'est pas sans doute l'époque de leur floraison; ou bien on les a détruits; j'ai beau chercher, ils n'y sont plus. Ah! voilà le cerisier! comme il a grossis je détache un lambeau de son écorce, et je prends son tronc entre mes bras, je le presse convulsivement contre ma poitrine. Tu te souviens d'elle sans doute, bel arbre! et tu me comprends!..

Redescendu, sans rencontrer personne, à la porte de l'avenue, je prends aussitôt la résolution d'entrer, de voir le jardin et la maison. Les nouveaux propriétaires ne me traiteront peut-être pas comme un malfaiteur. D'ailleurs qu'importe! – J'entre dans le jardin. Une vieille dame fait un brusque mouvement de frayeur en m'apercevant, à l'improviste au détour d'une allée.

« – Excusez-moi, madame, lui dis-je d'une voix à peine intelligible, et veuillez me permettre… de visiter votre jardin; il… me rappelle… des souvenirs…

– Entrez, monsieur, promenez-vous.

– Oh, je ne veux qu'en faire le tour.»

Après quelques pas je trouve une jeune personne montée sur une échelle et cueillant les fruits d'un poirier. Je la salue en passant. Je traverse un fouillis d'arbustes qui interceptaient presque la circulation, tant le petit jardin maintenant est mal entretenu. Je coupe une branche de seringa que je cache dans mon sein, et je sors. En passant devant la porte toute grande ouverte de la maison, je m'arrête sur le seuil à en considérer l'intérieur. La jeune fille, qui était descendue de son arbre et que sa mère avait avertie sans doute de la bizarre visite qui leur était faite, m'avait suivi. Elle m'aborde et me dit gracieusement:

« – Je vous en prie, monsieur, prenez la peine d'entrer.

– Merci, mademoiselle, j'accepte.»

Et me voilà dans la petite chambre, dont la fenêtre s'ouvre sur les profondeurs de la plaine, et d'où, quand j'avais douze ans, elle me montra d'un geste fier et ravi la poétique vallée. Tout y est encore dans la même état; le salon-voisin est garni des mêmes meubles… Je mordais mon mouchoir à belles dents. La jeune personne me regardait d'un air presque effrayé.

« – Ne soyez pas surprise, mademoiselle, tous ces objets que je revois… c'est que je ne suis pas… revenu ici depuis… quarante-neuf ans!»

Et je m'enfuis éclatant en sanglots. Qu'ont dû penser ces dames d'une si étrange scène dont elles ne connaîtront jamais le sens.

Il se répète, va dire le lecteur. Ce n'est que trop vrai. Toujours des souvenirs, toujours des regrets, toujours une âme qui se cramponne au passé, toujours un pitoyable acharnement à retenir le présent qui s'enfuit, toujours une lutte inutile contre le temps, toujours la folie de vouloir réaliser l'impossible, toujours ce besoin furieux d'affections immenses! Comment ne pas me répéter? La mer se répète; toutes ses vagues se ressemblent.

Le même soir j'étais à Lyon. Ce fut une singulière nuit que celle que je passai sans dormir, en pensant à la visite projetée pour le lendemain. J'allais voir madame F******. Je décidai de me rendre chez elle à midi. En attendant cette heure si lente à venir et supposant fort possible qu'elle ne voulût pas d'abord me recevoir, j'écrivis la lettre suivante pour qu'elle la lût avant de connaître le nom de son visiteur:

«Madame,

»Je reviens encore de Meylan. Ce second pèlerinage aux lieux habités par les rêves de mon enfance a été plus douloureux que le premier, fait il y a seize ans et après lequel j'osai vous écrire à Vif où vous habitiez alors. J'ose davantage aujourd'hui, je vous demande de me recevoir. Je saurai me contraindre, ne craignez rien des élans d'un cœur révolté par l'étreinte d'une impitoyable réalité. Accordez-moi quelques instants, laissez-moi vous revoir, je vous en conjure.

»Hector Berlioz.
»23 septembre 1864.»

Je ne pus attendre midi. À onze et demie je sonnais à sa porte et je donnais à sa femme de chambre la lettre avec ma carte. Elle y était. Il eût fallu remettre la lettre seulement; mais je ne savais ce que je faisais. Néanmoins en voyant mon nom, madame F****** donna sans hésiter l'ordre de m'introduire et vint au-devant de moi. Je reconnus sa démarche et son port de déesse… Dieu! qu'elle me parut changée de visage! son teint est un peu bronzé, ses cheveux grisonnent. Pourtant en la voyant, mon cœur n'a pas eu un instant d'indécision et toute mon âme a volé vers son idole, comme si elle eût encore été éclatante de beauté. Elle me conduit dans son salon, tenant ma lettre à la main. Je ne respire plus, je ne puis parler. Elle, avec une dignité douce:

« – Nous sommes de bien vieilles connaissances, monsieur Berlioz!.. (Silence…) Nous étions deux enfants!..» (Silence.)

Le mourant trouvant un peu de voix:

« – Veuillez lire ma lettre, madame, elle vous… expliquera ma visite.»

Elle l'ouvre, la lit et la déposant ensuite sur la cheminée:

« – Vous venez encore de Meylan! mais c'est par occasion, sans doute, que vous vous y êtes trouvé? Vous n'avez pas fait exprès ce voyage?

– Oh! madame, pouvez-vous le croire? avais-je besoin d'une occasion pour revoir…? Non, non, il y a longtemps que je désirais y revenir. (Silence.)

– Vous avez eu une vie bien agitée, monsieur Berlioz.

– Comment le savez-vous, madame?

– J'ai lu votre biographie.

– Laquelle?

– Un volume de Méry, je crois. Je l'ai acheté il y a quelques années.

– Oh! n'attribuez pas à Méry, qui est un de mes amis, un artiste et un homme d'esprit, cette compilation, ce mélange de fables et d'absurdités dont je devine maintenant l'auteur. J'aurai une véritable biographie, celle que j'ai faite moi-même.

– Oh, sans doute, vous écrivez si bien.

– Ce n'est pas à la valeur de mon style que je fais allusion, madame, mais à l'exactitude et à la sincérité de mon récit. Quant à mes sentiments pour vous, j'ai tout dit sans restrictions dans ce livre, mais sans vous nommer. (Silence.)

– J'ai obtenu aussi, reprend madame F****** bien des détails sur vous, d'un de vos amis qui a épousé une nièce de mon mari.

– Je l'avais en effet prié, quand je pris la liberté de vous écrire, il y a seize ans, de s'informer du sort de ma lettre. Je tenais à savoir au moins si vous l'aviez reçue. Mais je ne l'ai plus revu, il est mort maintenant, et je n'ai rien appris. (Silence.)

Madame F****** – Quant à ma vie elle a été bien simple et bien triste; j'ai perdu plusieurs de mes enfants, j'ai élevé les autres, mon mari est mort quand ils étaient encore en bas âge… J'ai rempli de mon mieux mon rôle de mère de famille. (Silence.) Je suis bien touchée et bien reconnaissante, monsieur Berlioz, des sentiments que vous m'avez gardés.»

À ces mots bienveillants, je commençais à palpiter plus violemment. Je la regardai avec des yeux avides, reconstruisant en imagination sa beauté et sa jeunesse éclipsées; et je lui dis enfin:

« – Donnez-moi votre main, madame.»

Elle me la tendit aussitôt, je la portai à mes lèvres et je crus sentir mon cœur se fondre et tous mes os frissonner…

« – Dois-je espérer, ajoutai-je après un nouveau silence, que vous me permettrez de vous écrire quelquefois et de vous faire de loin en loin une visite?

– Oh, sans doute; mais je resterai peu de temps à Lyon. Je marie un de mes fils et je dois aller bientôt après son mariage, habiter Genève avec lui.»

144Directeur des jeux de Bade.