Tasuta

Mémoires de Hector Berlioz

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

N'osant prolonger davantage ma visite, je me levai. Elle m'accompagna jusqu'à sa porte où elle me dit encore:

« – Adieu, monsieur Berlioz, adieu, je suis profondément reconnaissante des sentiments que vous m'avez conservés.»

En m'inclinant devant elle je pris encore une fois sa main que je gardai quelque temps appuyée sur mon front, et j'eus la force de m'éloigner.

J'errais aux environs de sa demeure, tantôt me heurtant contre les arbres des Brotteaux, tantôt m'arrêtant à contempler, du haut du pont Morand, le cours tumultueux du Rhône, puis reprenant ma marche fiévreuse, sans savoir pourquoi j'allais d'un côté plutôt que de l'autre, quand je rencontrai M. Strakosch, le beau-frère de la célèbre cantatrice Adelina Patti.

« – C'est vous! Quel hasard! Adelina sera bien contente de vous voir; elle est ici en représentations, on donne demain le Barbier de Séville, au Grand-Théâtre, voulez-vous une loge pour l'entendre?

– Je vous remercie, je partirai probablement ce soir.

– Eh bien, venez au moins dîner avec nous aujourd'hui; vous savez le plaisir que vous nous faites toujours en pareil cas.

– Je n'ose vous le promettre, cela dépendra… je ne suis pas bien portant… Où demeurez-vous?

– Au Grand-Hôtel.

– Moi aussi. Eh bien, si je ne suis pas trop insociable ce soir, j'irai dîner avec vous; mais ne m'attendez pas.»

Une idée m'était venue, un prétexte m'était donné pour retourner chez madame F******, pour la revoir encore. Je courus chez elle où j'appris qu'elle venait de sortir. Alors je chargeai sa femme de chambre de lui dire que j'aurais le jour suivant une loge pour le Grand-Théâtre, que si madame F****** voulait bien l'accepter et venir entendre mademoiselle Patti, je resterais à Lyon, espérant avoir l'honneur de l'accompagner à cette représentation; que dans le cas contraire je partirais le soir même. Que je la priais en conséquence de me faire parvenir sa réponse avant six heures.

Je rentre; vingt minutes se passent. J'essaye de lire. J'avais un volume de voyages acheté à Grenoble. Je ne comprends pas un mot de mon livre. Je marche dans ma chambre. Je me jette sur mon lit. J'ouvre la fenêtre. Je descends. Je sors. Bientôt je me retrouve devant le numéro 56 de l'avenue de Noailles où elle demeurait. Mes jambes m'y avaient conduit machinalement. Je ne me contiens plus, je remonte chez elle. Je sonne. On ne m'ouvre pas. Une idée funeste vient aussitôt me marteler le cœur; aurait-elle soupçonné que j'allais revenir et donné l'ordre de ne pas me recevoir? Idée absurde qui me ronge cependant. Je reviens une heure après et j'envoie cette fois le petit garçon de la portière sonner chez madame F******. On n'ouvre pas non plus à l'enfant. Que devenir? rester à monter la garde devant la maison? c'est inconvenant, c'est ridicule. Malheur! m'en aller? où? chez moi? dans le Rhône?.. Elle ne veut peut-être pas m'éviter, on est réellement sorti!.. Une heure après nouvelle ascension de son escalier. J'entends au-dessus de ma tête fermer sa porte et des voix de femmes parlant allemand. Je continue à monter; je rencontre une dame inconnue qui descendait, puis une seconde, et enfin une troisième… C'était elle, tenant une lettre à la main.

« – Mon Dieu, monsieur Berlioz, vous venez chercher une réponse?

– Oui, madame.

– Je vous avais écrit, et j'allais avec ces dames vous porter ce billet au Grand-Hôtel. Je ne pourrai malheureusement accepter demain votre aimable invitation. On m'attend à la campagne assez loin d'ici et je partirai à midi. Mille pardons de vous avoir instruit de cela si tard, mais je ne suis rentrée et n'ai connu votre offre que tout à l'heure.»

Comme elle faisait le geste de mettre la lettre dans sa poche:

« – Veuillez me la donner, m'écriai-je.

– Oh! cela ne vaut pas la peine…

– Je vous en prie, vous me la destiniez.

– Eh bien, la voilà.»

Elle me donna la lettre et je vis son écriture pour la première fois.

« – Ainsi je ne vous reverrai pas? lui dis-je dans la rue.

– Vous partez ce soir?

– Oui, madame, adieu.

– Adieu, je vous souhaite un bon voyage.» Je lui serre la main et je la vois s'éloigner avec les deux dames allemandes. Alors, le croira-t-on, je devins presque joyeux; je l'avais revue une seconde fois, je lui avais parlé de nouveau, j'avais encore pressé sa main, je tenais une lettre d'elle, lettre qu'elle terminait en m'assurant de ses sentiments affectueux. C'était un trésor inespéré; et je m'acheminai vers le Grand-Hôtel avec l'espoir de dîner à peu près tranquillement chez mademoiselle Patti. En me voyant entrer dans un salon, la virtuose pousse un cri de joie, battant des mains comme font les enfants: «Ah! quel bonheur! le voilà! le voilà!» et la ravissante diva accourt, selon sa coutume, présenter à mes lèvres son front virginal. Je me mets à table avec elle, son père, son beau-frère et quelques amis. Pendant le dîner elle m'accable de mille adorables câlineries, en disant de temps en temps: «Il a quelque chose! à quoi pensez-vous? je ne veux pas que vous ayez du chagrin.» L'heure du départ venue, on décide qu'on m'accompagnera à l'embarcadère: la charmante enfant, une de ses amies et son beau-frère montent en voiture avec moi. On nous permet d'entrer tous les quatre dans la gare. Adelina ne veut me laisser qu'au dernier moment quand le train se mettra en marche. Le signal est donné. Il faut se quitter. Alors la folâtre me saute au cou, m'embrasse: «Adieu, adieu, à la semaine prochaine. Nous retournons à Paris mardi, vous viendrez nous voir jeudi. C'est entendu, n'est-ce pas? Vous n'y manquerez pas?» On part…

Que n'eussé-je pas donné pour recevoir de telles marques d'affection de madame F****** et n'être accueilli de mademoiselle Patti qu'avec une froide politesse!.. Pendant toutes ces chatteries de la mélodieuse Hébé, il me semblait qu'un oiseau merveilleux aux yeux de diamant voltigeât autour de ma tête, se posant sur mon épaule, becquetant mes cheveux et me chantant avec des battements d'ailes ses plus joyeuses chansons. J'étais ravi, mais non ému. C'est que la jeune, belle, éblouissante et célèbre virtuose, qui, à vingt-deux ans, a déjà vu l'Europe et l'Amérique musicales à ses pieds, je ne l'aime pas d'amour; et la femme âgée, triste et obscure, à qui l'art est inconnu, possède mon âme, comme elle l'eut autrefois, comme elle l'aura jusqu'à mon dernier jour.

Balzac et Shakespeare lui-même, ce grand peintre des passions, n'ont jamais songé qu'il pût exister rien de pareil. Un seul poëte, un poëte anglais, Thomas Moore, a cru que cela pouvait être et a su décrire ce rare sentiment, en vers admirables qui me reviennent en ce moment à la pensée:

 
«Believe me, if all endearing young charms.»
 

(Irish melodies.)

En voici la traduction:

Crois-moi, quand tous ces charmes ravissants que je contemple si passionnément aujourd'hui viendraient à changer demain et à s'évanouir entre mes bras, comme un présent des fées, tu serais encore adorée autant que tu l'es en ce moment. Que ta grâce se flétrisse, chaque désir de mon cœur ne s'enlacera pas moins, toujours verdoyant, autour de la ruine chérie.

Ce n'est pas pendant que tu possèdes la jeunesse et la beauté, quand tes joues n'ont pas encore été profanées par une larme, que peuvent être connues la ferveur et la foi d'une âme à laquelle le temps ne fera que te rendre plus chère. Non, le cœur qui vraiment aima jamais n'oublie, mais aime vraiment jusqu'à la fin. Comme la fleur du soleil tourne vers son dieu quand il se couche, le même regard dont elle a salué son lever.

Combien de fois, pendant cette triste nuit en chemin de fer, ne me suis-je pas répété: Imbécile! pourquoi es-tu parti? il fallait rester. Si j'étais resté je la reverrais encore demain matin. Qui m'obligeait à revenir à Paris? Sans doute, mais la crainte d'être indiscret, ennuyeux, importun… Que faire à Lyon pendant ces longues heures où j'eusse été à quelques pas d'elle, sans la voir? c'eût été une torture…

Après quelques jours d'angoisses, à Paris, je lui écrivis la lettre suivante. On verra par ces pages et celles qui lui succédèrent, comme aussi par ses réponses, le misérable état de mon esprit et le calme du sien. On devinera plus facilement encore ce que je dois éprouver aujourd'hui que je n'ai plus même la consolation de lui écrire. C'eût été terminer ma vie trop doucement, que de cultiver comme une romanesque amitié cet amour inutile. Non, je devais être broyé et déchiré jusqu'à la fin.

1re LETTRE
«Paris, 27 septembre 1864.
»Madame,

»Vous m'avez accueilli avec une bienveillance simple et digne dont bien peu de femmes eussent été capables en pareil cas. Soyez mille fois bénie! Depuis que je vous ai quittée je souffre cruellement néanmoins. J'ai beau me répéter que vous ne pouviez pas me recevoir mieux, que tout autre accueil eût été ou peu convenable ou inhumain, mon malheureux cœur saigne comme s'il eût été blessé. Je me demande pourquoi, et voici les raisons que je trouve: C'est l'absence, c'est que je vous ai vue trop peu, que je ne vous ai pas dit le quart de ce que j'avais à vous dire et que je suis parti presque comme s'il se fût agi d'une éternelle séparation. Et pourtant vous m'avez donné votre main, je l'ai pressée sur mon front, sur mes lèvres, et j'ai contenu mes larmes, je vous l'avais promis. Mais j'ai un besoin impérieux, inexorable, de quelques mots encore, que vous ne me refuserez pas, je l'espère. Songez que je vous aime depuis quarante-neuf ans, que je vous ai toujours aimée depuis mon enfance, malgré les orages qui ont ravagé ma vie. La preuve en est dans le profond sentiment que j'éprouve aujourd'hui; s'il eût un seul jour réellement cessé d'être, il ne se fût pas ranimé sans doute dans les circonstances actuelles. Combien y a-t-il de femmes qui se soient jamais entendu faire une telle déclaration? Ne me prenez pas pour un homme bizarre qui est jouet de son imagination. Non, je suis seulement doué d'une sensibilité très-vive, alliée, croyez-le bien, à une grande clairvoyance d'esprit, mais dont les affections vraies sont d'une puissance incomparable et d'une constance à toute épreuve. Je vous ai aimée, je vous aime, je vous aimerai, et j'ai soixante et un ans, et je connais le monde et n'ai pas une illusion. Accordez-moi donc, non comme une sœur de charité accorde ses soins à un malade, mais comme une noble femme de cœur guérit des maux qu'elle a involontairement causés, les trois choses qui seules peuvent me rendre le calme: la permission de vous écrire quelquefois, l'assurance que vous me répondrez, et la promesse que vous m'inviterez au moins une fois l'an à venir vous voir. Mes visites pourraient être inopportunes et par suite importunes, si je les faisais sans votre autorisation, je n'irai donc auprès de vous, à Genève ou ailleurs, que quand vous m'aurez écrit: Venez. À qui cela pourrait-il paraître étrange ou malséant? Qu'y a-t-il de plus pur qu'une liaison pareille? Ne sommes-nous pas libres tous les deux? Qui serait assez dépourvu d'âme et de bon sens pour la trouver blâmable? Personne, pas même vos fils, ils sont, je le sais, des jeunes gens fort distingués. J'avoue seulement qu'il serait affreux de n'obtenir le bonheur de vous voir que devant témoins. Si vous me dites: Venez! il faut que je puisse causer avec vous comme à notre première entrevue de vendredi dernier, entrevue que je n'ai pas osé prolonger et dont je n'ai pu goûter le charme douloureux, à cause des efforts terribles que je faisais pour refouler mon émotion.

 

»Oh! madame, madame, je n'ai plus qu'un but dans ce monde, c'est d'obtenir votre affection. Laissez-moi essayer de l'atteindre. Je serai soumis et réservé; notre correspondance sera aussi peu fréquente que vous le voudrez, elle ne deviendra jamais pour vous une tâche ennuyeuse, quelques lignes de votre main me suffiront. Mes voyages auprès de vous ne pourront être que bien rares; mais je saurai que votre pensée et la mienne ne sont plus séparées, et qu'après tant de tristes années où je n'ai rien été pour vous, j'ai enfin l'espérance de devenir votre ami. Et c'est rare un ami dévoué comme je le serai. Je vous environnerai d'une tendresse si profonde et si douce, d'une affection si complète, où se confondront les sentiments de l'homme et les naïves effusions de cœur de l'enfant. Peut-être y trouverez-vous du charme, peut-être enfin me direz-vous un jour: «Je suis votre amie» et voudrez-vous avouer que j'ai bien mérité votre amitié.

»Adieu, madame, je relis votre billet du 23 et j'y vois à la fin l'assurance de vos sentiments affectueux. Ce n'est pas une banale formule, n'est-ce pas? n'est-ce pas?

»À vous pour toujours,
»Hector Berlioz.

»P. – S. – Je vous envoie trois volumes; vous daignerez peut-être les parcourir dans vos moments perdus. Vous comprenez que c'est un prétexte pris par l'auteur pour vous occuper un peu de lui.»

1re RÉPONSE DE MADAME F*****
«Lyon, 29 septembre 1864.
»Monsieur,

»Je me croirais coupable envers vous et moi-même, si je ne répondais pas tout de suite à votre dernière lettre, et au rêve que vous avez fait sur les relations que vous désirez voir s'établir entre nous. C'est le cœur sur la main que je vais vous parler.

»Je ne suis plus qu'une vieille et bien vieille femme (car, monsieur, j'ai six ans de plus que vous), au cœur flétri par des jours passés dans les angoisses, les douleurs physiques et morales de tout genre, qui ne m'ont laissé sur les joies et les sentiments de ce monde aucunes illusions. Depuis vingt ans que j'ai perdu mon meilleur ami, je n'en ai pas cherché d'autre; j'ai conservé ceux que d'anciennes relations m'avaient faits ainsi que ceux que des liens de famille m'attachaient naturellement. Depuis le jour fatal où je suis devenue veuve j'ai rompu toutes mes relations, j'ai dit adieu aux plaisirs, aux distractions, pour me consacrer tout entière à mon intérieur, à mes enfants. C'est donc là ma vie depuis vingt ans; c'est une habitude pour moi dont rien maintenant ne peut rompre le charme; car c'est dans cette intimité du cœur que je puis trouver le seul repos des jours qu'il me reste à passer dans ce monde; tout ce qui viendrait en troubler l'uniformité me serait pénible et à charge.

»Dans votre lettre du 27 courant, vous me dites que vous n'avez qu'un désir, celui que je devienne votre amie à l'aide d'un échange de lettres. Croyez-vous sérieusement, monsieur, que cela soit possible? Je vous connais à peine, depuis quarante-neuf ans je vous ai revu vendredi passé quelques instants; je ne puis donc apprécier ni vos goûts, ni votre caractère, ni vos qualités, seules choses qui sont la base de l'amitié. Quand il y a entre deux individus les mêmes manières de voir et de sentir, alors la sympathie peut naître et arriver; mais, quand on est séparés, une correspondance ne peut suffire pour établir ce que vous attendez de moi; pour ma part je le crois impossible. Du reste, je dois vous avouer que je suis extrêmement paresseuse pour écrire, j'ai l'esprit aussi engourdi que les doigts; j'ai une peine extrême à remplir à cet égard mes obligations indispensables. Je ne pourrais donc vous promettre de commencer avec vous une correspondance qui pût être suivie, je manquerais trop souvent à ma promesse pour ne pas vous en avertir d'avance. S'il vous est agréable de m'écrire quelquefois, je recevrai vos lettres, mais n'attendez pas mes réponses exactement ni promptement.

»Vous désirez aussi que je vous dise «venez me voir;» cela n'est pas possible, pas plus que de vous dire «vous me trouverez seule.» Le hasard, vendredi, a voulu que je fusse seule pour vous recevoir; quand je serai à Genève avec mon fils et sa femme, si, quand vous vous présenterez chez eux, je suis seule, je vous recevrai, mais s'ils m'entourent au moment de votre visite, il vous faudra subir leur présence, car je trouverais fort inconvenant qu'il en fût autrement.

»C'est avec toute la franchise et la sincérité qui sont le fond de mon caractère que je vous ai tracé ce que je pense et ce que je sens. Je crois devoir encore vous dire qu'il est des illusions, des rêves, qu'il faut savoir abandonner quand les cheveux blancs sont arrivés, et avec eux le désenchantement de tous sentiments nouveaux, même ceux de l'amitié, qui ne peuvent avoir du charme que lorsqu'ils sont nés de relations suivies et dans les heureux jours de la jeunesse. Ce n'est pas, selon moi, au moment où le poids des années se fait sentir, où leur nombre nous a apporté l'expérience de toutes les déceptions, qu'il faut commencer des relations. Je vous avoue que pour moi j'en suis là. Mon avenir se raccourcit tous les jours; à quoi bon former des relations qu'aujourd'hui voit naître et que demain peut faire évanouir? Ce n'est que se créer des regrets»Ne voyez, monsieur, dans tout ce que je viens de vous dire, aucune intention de ma part de blesser les souvenirs que vous avez pour moi; je les respecte et je suis touchée de leur persistance. Vous êtes encore bien jeune par le cœur; pour moi il n'en est pas ainsi, je suis vieille tout de bon, je ne suis plus bonne à rien qu'à conserver, croyez-le, une large place pour vous dans mon souvenir. J'apprendrai toujours avec plaisir les triomphes que vous êtes appelé à avoir.

»Adieu, monsieur, je vous dis encore: recevez l'assurance de mes sentiments affectueux.

»EST. F******.

»J'ai reçu hier matin les volumes que vous avez eu la bonté de m'envoyer; je vous en remercie mille fois.»

2e LETTRE
«Paris, 2 octobre 1864.
»Madame,

»Votre lettre est un chef-d'œuvre de triste raison. J'ai attendu jusqu'à ce jour pour y répondre, dans l'espoir d'arriver à me rendre maître de l'accablante émotion qu'elle a produite en moi. Oui, vous dites vrai; vous ne devez pas former de nouvelles amitiés, vous devez éviter tout ce qui pourrait troubler votre existence, etc. Mais je ne l'eusse pas troublée, soyez-en certaine, et cette amitié que je sollicitais humblement pour un temps plus ou moins éloigné, ne vous fût jamais devenue à charge. (Avouez que ce mot de votre lettre a dû me paraître cruel!) Je me contente de ce que vous daignez m'accorder, quelques sentiments affectueux, une place dans vos souvenirs, et un peu d'intérêt pour les événements de ma carrière. Merci, madame. Je suis à vos pieds, je baise respectueusement vos mains. Vous me dites que je pourrai quelquefois, irrégulièrement, rarement, recevoir une réponse à mes lettres; merci encore pour votre promesse. Ce que je sollicite avec instances, avec larmes, c'est la possibilité d'avoir de vos nouvelles. Vous parlez si courageusement de la vieillesse et des ans, que j'oserai vous imiter. J'espère mourir le premier; que je puisse avec certitude vous envoyer un dernier adieu! Si c'est le contraire, que je sache que vous avez quitté ce triste monde… Que votre fils m'avertisse… pardon… Mes lettres ne doivent pas être adressées à l'aventure. Accordez-moi ce que vous accorderiez à tout indifférent, votre adresse à Genève.

»Je n'irai pas vous voir ce mois-ci à Lyon; évidemment cette visite vous paraîtrait indiscrète. Je n'irai pas non plus à Genève avant une année au moins; la crainte de vous importuner me retiendra. Mais, votre adresse, votre adresse! Aussitôt que vous la saurez, envoyez-la moi, par grâce. Si votre silence m'indique un impitoyable refus et une intention formelle de m'interdire la plus timide relation avec vous, si vous me mettez ainsi rudement à l'écart comme on le fait pour les êtres dangereux ou indignes, vous aurez porté à son comble un malheur qu'il vous eût été si facile d'adoucir. Alors, madame, que Dieu et votre conscience vous pardonnent! je resterai dans la froide nuit où vous m'aurez plongé, souffrant, désolé, et votre dévoué jusqu'à la mort.

Hector Berlioz.»

(Quel désordre et quelles contradictions dans cette lettre!)

2e RÉPONSE DE MADAME F*****
«Lyon, 14 octobre 1864.
»Monsieur,

»Ne sachant pas quand il me sera possible de vous écrire, je viens à la hâte tracer ces quelques lignes, afin que vous ne pensiez pas que j'ai l'intention de vous traiter comme un être dangereux ou indigne. Mon fils arrive demain soir chez moi, pour se marier le 19 courant. Je vais avoir pendant plusieurs jours ma maison remplie de monde, j'aurai mille préoccupations, comme mère et maîtresse de maison; il me sera donc impossible d'avoir des instants de liberté et de loisir. Aussitôt après le mariage de mon fils, je dois songer aux préparatifs de mon départ pour Genève, ce qui n'est pas pour moi une petite besogne, car ma santé ne me permet pas toujours de faire ce que je voudrais. Je partirai vers les premiers jours de novembre; quand je serai installée dans ma nouvelle résidence, je vous donnerai mon adresse, ce que je ne peux faire aujourd'hui, car je l'ignore. J'aurais attendu l'arrivée de mon fils pour la savoir, si je n'eusse pas craint que vous interprétassiez en mal mon long silence.

»Recevez, monsieur, l'assurance de mes souvenirs affectueux.

»EST. F******.»
3e LETTRE
«Paris, 15 octobre 1864.
»Madame,

»Oh! merci! merci! j'attendrai. Tous mes vœux pour le bonheur des nouveaux époux! Mille souhaits pour vous. Chère madame, que la joie la plus douce remplisse votre âme dans cette solennelle circonstance. Ah! vous êtes bonne!

»N'en doutez pas, mes adorations seront discrètes.

»Votre dévoué,
»Hector Berlioz.»

Après douze jours péniblement supportés, je reçus une lettre de faire part m'annonçant le mariage de M. Charles F******. L'adresse était de la main de sa mère, et cela me remplit d'une joie que bien peu de gens comprendront. J'étais au septième ciel. J'écrivis aussitôt.

 
4e LETTRE
«Paris, 28 octobre 1864.

»C'est beau la vie, quand certains sentiments l'illuminent!.. Je reçois la lettre de faire part; l'adresse été écrite par vous, par vous, chère madame, je reconnais votre main!.. C'est une pensée que vous avez eue pour l'exilé… Quel ange vous rendra le bien que vous m'avez fait?

»Oui, c'est beau la vie, mais la mort serait plus belle; être à vos pieds, la tête sur vos genoux, vos deux mains dans les miennes et finir ainsi!..

»Hector Berlioz.»

Mais les jours se succédaient et je ne recevais pas de nouvelles. J'avais fait prendre à Lyon des informations, et je savais que madame F****** était partie pour Genève depuis près de trois semaines. Avait-elle l'intention de me cacher son adresse, qu'elle m'avait formellement promise, et que je ne voulais pas connaître contre son gré?.. Aurais-je la douleur de la voir ainsi manquer à sa parole?..

Pendant ces derniers jours d'anxiété j'en vins à croire, comme je l'ai dit plus haut, que je n'aurais plus même la consolation de lui écrire, et je me décourageai tout à fait. Mais un matin où je réfléchissais tristement au coin de mon feu, on vint m'apporter une carte sur laquelle je lus ces mots: M. et madame Charles F******. C'étaient son fils et sa bru, qu'elle avait engagés à me venir voir pendant un voyage qu'ils avaient dû faire à Paris. Quelle surprise! quel bonheur! Elle les avait envoyés! Je fus bouleversé à ne savoir quelle contenance faire, en retrouvant dans le jeune homme le portrait vivant de mademoiselle Estelle à dix-huit ans… La jeune femme paraissait consternée de mon émotion; son mari semblait moins surpris. Évidemment ils savaient tout, madame F****** leur avait montré mes lettres.

« – Elle était donc bien belle? s'écria tout d'un coup la jeune dame.

– Oh!..»

Alors M. F****** prenant la parole:

« – Oui, un jour, à l'âge de cinq ans, en voyant ma mère parée pour aller au bal, j'éprouvai une sorte d'éblouissement dont le souvenir dure encore.»

Je vins pourtant à bout de me dominer et de parler à mes deux aimables visiteurs à peu près raisonnablement. Madame Charles F****** est une créole hollandaise de l'île de Java: elle a habité Sumatra et Bornéo, elle sait le malais; elle a vu Brook, le rajah de Sarawak. Que de questions je lui aurais faites si j'eusse été dans mon état d'esprit habituel!

J'eus le plaisir de voir souvent les deux jeunes gens pendant leur séjour à Paris, et de leur procurer quelques distractions agréables. Nous parlions toujours d'elle, et quand nous fûmes un peu familiarisés, la jeune femme en vint à me gronder d'écrire à sa belle-mère comme je le faisais.

« – Vous l'effrayez, me dit-elle, ce n'est pas ainsi qu'il faut lui parler. Souvenez-vous qu'elle ne vous connaît presque pas, que vous êtes tous les deux d'un âge… Je conçois bien quelle me dise quelquefois tristement en me montrant vos lettres: «Que voulez-vous que je réponde à cela»? Il faut vous accoutumer à plus de calme, alors vos visites à Genève seront charmantes, et nous serons bien heureux de vous faire les honneurs de notre ville; car vous viendrez, nous comptons sur vous.

– Ah! certes, pouvez-vous en douter? puisque madame F****** me le permet.»

Je m'étudiai donc à la réserve et ne voulus même pas, quand les nouveaux mariés repartirent, leur donner une lettre pour leur mère. Seulement, comme il était question dans ce moment d'exécuter à l'un des concerts du Conservatoire mon second acte des Troyens, je lui envoyai un exemplaire du poëme, en la faisant prier de le lire, à la page marquée par des feuilles mortes, le 18 décembre, à deux heures et demie, au moment où l'on exécuterait ce fragment à Paris, Madame Charles F***** devant revenir, pour suivre la marche d'une affaire où son mari, qui ne pouvait quitter Genève, se trouvait intéressé, se faisait une fête d'assister à ce concert dont l'annonce produisait dans le monde musical une certaine sensation. Quinze jours encore se passèrent sans la voir revenir, sans recevoir de lettre, et je m'obstinai à ne pas écrire. Je n'en pouvais plus, quand enfin le 17, madame Charles F****** revint et m'apporta la lettre suivante:

«Genève, 16 décembre 1864.
»Monsieur,

»Je serais venue vous remercier plus tôt de l'accueil bienveillant que vous avez bien voulu faire à mon fils et à sa femme, si je n'avais été habituellement souffrante et par ce motif fort paresseuse. Cependant je ne veux pas laisser partir ma belle-fille sans qu'elle vous porte l'expression de ma gratitude pour tous les plaisirs que vous leur avez procurés et qui leur ont fait si agréablement passer leurs soirées. Suzanne se charge de vous mettre au courant de notre existence à Genève, où pour ma part je me trouverais aussi bien qu'à Lyon, si je n'avais au fond du cœur le regret de m'être éloignée de deux de mes fils, et de véritables amies qui m'affectionnaient, et que de mon côté j'aimais tendrement. Je vous remercie encore, monsieur, du libretto des Troyens que vous m'avez envoyé, et de l'attention délicate que vous y avez jointe en m'envoyant des feuilles des arbres de Meylan, qui me rappellent les beaux jours de ma jeunesse et des joies qui l'accompagnaient.

»Dimanche mon fils et moi, nous nous unirons en lisant votre œuvre, à vos succès et au plaisir qu'aura Suzanne d'entendre votre musique.

»Recevez, monsieur, l'assurance des sentiments affectueux que je vous envoie.

»EST. F******.»

Ce fut moi cette fois qui répondis:

«Paris, lundi 19 décembre 1864.

»En passant à Grenoble, au mois de septembre dernier, j'allai faire une visite à l'un de mes cousins qui se trouvait à Saint-Georges, hameau perdu dans les âpres montagnes de la rive gauche du Drac, et qu'habite la plus misérable population. La belle-sœur de mon cousin s'est dévouée au soulagement de tant de souffrances, elle est la gracieuse providence du pays. Le jour où j'arrivai à Saint-Georges, elle apprit qu'une chaumière assez éloignée était sans pain depuis trois semaines. Elle s'y rendit aussitôt, et s'adressant à la mère de famille:

» – Comment, Jeanne, vous êtes dans la peine et vous ne m'en faites rien dire! vous savez pourtant que nous avons la bonne volonté de vous aider autant que possible.

» – Oh! mademoiselle, nous ne manquons pas. Nous avons encore des pommes de terre et un peu de choux. C'est les enfants qui n'en veulent pas. Ils pleurent, ils crient, ils veulent du pain. Vous savez, les enfants, ça n'est pas raisonnable.

» – Eh bien, madame! chère madame, vous aussi vous avez fait en m'écrivant une bonne action. Je m'étais imposé une réserve absolue pour ne pas vous fatiguer de mes lettres, et j'attendais toujours le retour de votre belle-fille, pour avoir de vos nouvelles. Elle n'arrivait pas, et j'étouffais, comme un homme qui a la tête dans l'eau et ne veut pas l'en tirer… Vous le savez, les êtres tels que moi, ça n'est pas raisonnable.

»Et cependant, je ne sais que trop la vérité, croyez-le, je ne raisonne que trop, et je n'avais pas besoin des leçons que l'on vient de me donner à grands coups de couteau dans le cœur… Non, je veux avant tout ne pas vous troubler, ne pas vous causer le moindre ennui; je vous écrirai le plus rarement possible; vous me répondrez ou vous ne me répondrez pas. J'irai vous voir une fois l'an, comme on va faire une visite agréable seulement. Vous n'ignorez pas ce que je sens, et vous me saurez gré de tout ce que je pourrai vous cacher…

»Il me semble que vous êtes triste, et cela me cause un redoublement de…

»Mais je commence dès aujourd'hui à m'interdire un certain langage. Je vais vous parler de choses indifférentes.

»Vous savez peut-être déjà que l'exécution de mon acte des Troyens n'a pas eu lieu hier au Conservatoire. Le comité, en me tourmentant de plusieurs manières, en me demandant la suppression tantôt d'un morceau, tantôt d'un autre, m'a poussé à bout, ainsi que les chanteurs à qui l'on ôtait l'occasion de briller, et j'ai tout retiré.

»Je vous remercie d'avoir bien voulu à deux heures et demie, vous transporter en pensée dans la salle des concerts et faire des vœux pour les Troyens.

»Dans le moment même où l'on me tracassait ainsi à Paris, on fêtait mon jour de naissance (11 décembre), à Vienne, où l'on exécutait une partie de mon ouvrage la Damnation de Faust; et deux heures après, le maître de chapelle m'envoyait une dépêche télégraphique ainsi conçue: Mille choses pour votre fête. Chœur des soldats et des étudiants, exécuté au concert de Mannergesang Verein. Applaudissements immenses. Répété.

»La cordialité de ces artistes allemands m'a bien plus touché que mon succès. Et je suis sûr que vous le comprenez. La bonté, vertu cardinale!

»Le surlendemain, un inconnu de Paris, m'écrivait une fort belle lettre sur ma partition des Troyens, qu'il qualifie d'une façon que je n'ose vous redire.