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La Comédie humaine, Volume 5

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– Ah! monsieur le curé, je ne sais pas ce qu'a mademoiselle; elle…

– Je le sais, répondit tristement le prêtre en fermant ainsi la bouche à la nourrice effrayée.

L'abbé Chaperon apprit alors à Ursule ce qu'elle n'avait pas osé faire vérifier: madame de Portenduère était allée dîner au Rouvre.

– Et Savinien?

– Aussi.

Ursule eut un petit tressaillement nerveux qui fit frissonner l'abbé Chaperon comme s'il avait reçu la décharge d'une bouteille de Leyde, et il éprouva de plus une durable commotion au cœur.

– Ainsi nous n'irons pas ce soir chez elle, dit le curé; mais, mon enfant, il sera sage à vous de n'y plus retourner. La vieille dame vous recevrait de manière à blesser votre fierté. Nous qui l'avions amenée à entendre parler de votre mariage, nous ignorons d'où souffle le vent par lequel elle a été changée en un moment.

– Je m'attends à tout, et rien ne peut plus m'étonner, dit Ursule d'un ton pénétré. Dans ces sortes d'extrémités on éprouve une grande consolation à savoir que l'on n'a pas offensé Dieu.

– Soumettez-vous, ma chère fille, sans jamais sonder les voies de la Providence, dit le curé.

– Je ne voudrais pas soupçonner injustement le caractère de monsieur de Portenduère…

– Pourquoi ne dites-vous plus Savinien? demanda le curé qui remarqua quelque légère aigreur dans l'accent d'Ursule.

– De mon cher Savinien, reprit-elle en pleurant. Oui, mon bon ami, reprit-elle en sanglotant, une voix me crie encore qu'il est aussi noble de cœur que de race. Il ne m'a pas seulement avoué qu'il m'aimait uniquement, il me l'a prouvé par des délicatesses infinies et en contenant avec héroïsme son ardente passion. Dernièrement, lorsqu'il a pris la main que je lui tendais, quand monsieur Bongrand me proposait ce notaire pour mari, je vous jure que je la lui donnais pour la première fois. S'il a débuté par une plaisanterie en m'envoyant un baiser à travers la rue, depuis, cette affection n'est jamais sortie, vous le savez, des limites les plus étroites; mais je puis vous le dire, à vous qui lisez dans mon âme, excepté dans ce coin dont la vue était réservée aux anges, eh! bien, ce sentiment est chez moi le principe de bien des mérites: il m'a fait accepter mes misères, il m'a peut-être adouci l'amertume de la perte irréparable dont le deuil est plus dans mes vêtements que dans mon âme! Oh! j'ai eu tort. Oui, l'amour était chez moi plus fort que ma reconnaissance envers mon parrain, et Dieu l'a vengé. Que voulez-vous! je respectais en moi la femme de Savinien; j'étais trop fière, et peut-être est-ce cet orgueil que Dieu punit. Dieu seul, comme vous me l'avez dit, doit être le principe et la fin de nos actions.

Le curé fut attendri en voyant les larmes qui roulaient sur ce visage déjà pâli. Plus la sécurité de la pauvre fille avait été grande, plus bas elle tombait.

– Mais, dit-elle en continuant, revenue à ma condition d'orpheline, je saurai en reprendre les sentiments. Après tout, puis-je être une pierre au cou de celui que j'aime? Que fait-il ici? Qui suis-je pour prétendre à lui? Ne l'aimé-je pas d'ailleurs d'une amitié si divine qu'elle va jusqu'à l'entier sacrifice de mon bonheur, de mes espérances?.. Et vous savez que je me suis souvent reproché d'asseoir mon amour sur un tombeau, de le savoir ajourné au lendemain de la mort de cette vieille dame. Si Savinien est riche et heureux par une autre, j'ai précisément assez pour payer ma dot au couvent où j'entrerai promptement. Il ne doit pas plus y avoir dans le cœur d'une femme deux amours qu'il n'y a deux maîtres dans le ciel. La vie religieuse aura des attraits pour moi.

– Il ne pouvait pas laisser aller sa mère seule au Rouvre, dit doucement le bon prêtre.

– N'en parlons plus, mon bon monsieur Chaperon, je lui écrirai ce soir pour lui donner sa liberté. Je suis enchantée d'avoir à fermer les fenêtres de cette salle.

Et elle mit le vieillard au fait des lettres anonymes en lui disant qu'elle ne voulait pas autoriser les poursuites de son amant inconnu.

– Eh! c'est une lettre anonyme adressée à madame de Portenduère qui l'a fait aller au Rouvre, s'écria le curé. Vous êtes sans doute persécutée par de méchantes gens.

– Et pourquoi? Ni Savinien ni moi, nous n'avons fait de mal à personne, et nous ne blessons plus aucun intérêt ici.

– Enfin, ma petite, nous profiterons de cette bourrasque, qui disperse notre société, pour ranger la bibliothèque de notre pauvre ami. Les livres restent en tas, Bongrand et moi nous les mettrons en ordre, car nous pensons à y faire des recherches. Placez votre confiance en Dieu; mais songez aussi que vous avez dans le bon juge de paix et en moi deux amis dévoués.

– C'est beaucoup, dit-elle en reconduisant le curé jusque sur le seuil de son allée en tendant le cou comme un oiseau qui regarde hors de son nid, espérant encore apercevoir Savinien.

En ce moment Minoret et Goupil, au retour de quelque promenade dans les prairies, s'arrêtèrent en passant, et l'héritier du docteur dit à Ursule: – Qu'avez-vous, ma cousine? car nous sommes toujours cousins, n'est-ce pas? vous paraissez changée.

Goupil jetait à Ursule des regards si ardents qu'elle en fut effrayée: elle rentra sans répondre.

– Elle est farouche, dit Minoret au curé.

– Mademoiselle Mirouët a raison de ne pas causer sur le pas de sa porte avec des hommes; elle est trop jeune…

– Oh! fit Goupil, vous devez savoir qu'elle ne manque pas d'amoureux.

Le curé s'était hâté de saluer, et se dirigeait à pas précipités vers la rue des Bourgeois.

– Eh! bien, dit le premier clerc à Minoret, ça chauffe! Elle est déjà pâle comme une morte; mais avant quinze jours elle aura quitté la ville. Vous verrez.

– Il vaut mieux vous avoir pour ami que pour ennemi, s'écria Minoret effrayé de l'atroce sourire qui donnait au visage de Goupil l'expression diabolique prêtée par Eugène Delacroix au Méphistophélès de Gœthe.

– Je le crois bien, répondit Goupil. Si elle ne m'épouse pas, je la ferai crever de chagrin.

– Fais-le, petit, et je te donne les fonds pour être notaire à Paris. Tu pourras alors épouser une femme riche…

– Pauvre fille! Que vous a-t-elle donc fait? demanda le clerc surpris.

– Elle m'embête! dit grossièrement Minoret.

– Attendez à lundi, et vous verrez alors comment je la scierai, reprit Goupil en étudiant la physionomie de l'ancien maître de poste.

Le lendemain la vieille Bougival alla chez Savinien et dit en lui tendant une lettre: – Je ne sais pas ce que vous écrit la chère enfant; mais elle est ce matin comme une morte.

Qui par cette lettre n'imaginerait pas les souffrances qui avaient assailli Ursule pendant la nuit?

A MONSIEUR DE PORTENDUÈRE

«Mon cher Savinien, votre mère veut vous marier à mademoiselle du Rouvre, m'a-t-on dit, et peut-être a-t-elle raison. Vous vous trouvez entre une vie presque misérable et une vie opulente, entre la fiancée de votre cœur et une femme selon le monde, entre obéir à votre mère et à votre choix, car je crois encore que vous m'avez choisie. Savinien, si vous avez une détermination à prendre, je veux qu'elle soit prise en toute liberté: je vous rends la parole que vous vous étiez donnée à vous-même et non à moi dans un moment qui ne s'effacera jamais de ma mémoire, et qui fut, comme tous les jours qui se sont succédé depuis, d'une pureté, d'une douceur angéliques. Ce souvenir suffit à toute ma vie. Si vous persistez dans votre serment, désormais une noire et terrible idée troublerait mes félicités. Au milieu de nos privations, acceptées si gaiement aujourd'hui, vous pourriez penser plus tard que, si vous eussiez observé les lois du monde, il en eût été bien autrement pour vous. Si vous étiez homme à exprimer cette pensée, elle serait pour moi l'arrêt d'une mort douloureuse; et, si vous ne la disiez pas, je soupçonnerais les moindres nuages qui couvriraient votre front. Cher Savinien, je vous ai toujours préféré à tout sur cette terre. Je le pouvais, puisque mon parrain, quoique jaloux, me disait: «Aime-le, ma fille! vous serez bien certainement l'un à l'autre un jour.» Quand je suis allée à Paris, je vous aimais sans espoir, et ce sentiment me contentait. Je ne sais si je puis y revenir, mais je le tenterai. Que sommes-nous d'ailleurs en ce moment? un frère et une sœur. Restons ainsi. Épousez cette heureuse fille, qui aura la joie de rendre à votre nom le lustre qu'il doit avoir, et que, selon votre mère, je diminuerais. Vous n'entendrez jamais parler de moi. Le monde vous approuvera. Moi, je ne vous blâmerai jamais, et je vous aimerai toujours. Adieu donc.»

– Attendez! s'écria le gentilhomme.

Il fit signe à la Bougival de s'asseoir, et il griffonna ce peu de mots:

«Ma chère Ursule, votre lettre me brise le cœur en ce que vous vous êtes fait inutilement beaucoup de mal, et que pour la première fois nos cœurs ont cessé de s'entendre. Si vous n'êtes pas ma femme, c'est que je ne puis encore me marier sans le consentement de ma mère. Enfin, huit mille livres de rente dans un joli cottage, sur les bords du Loing, n'est-ce pas une fortune? Nous avons calculé qu'avec la Bougival nous économiserions cinq mille francs par an! Vous m'avez permis un soir, dans le jardin de votre oncle, de vous regarder comme ma fiancée, et vous ne pouvez briser à vous seule des liens qui nous sont communs. Ai-je donc besoin de vous dire qu'hier j'ai nettement déclaré à monsieur du Rouvre que, si j'étais libre, je ne voudrais pas recevoir ma fortune d'une jeune personne qui me serait inconnue! Ma mère ne veut plus vous voir, je perds le bonheur de nos soirées, mais ne me retranchez pas le court moment pendant lequel je vous parle à votre fenêtre… A ce soir. Rien ne peut nous séparer.»

– Allez, ma vieille. Elle ne doit pas être inquiète un moment de trop…

 

Le soir, à quatre heures, au retour de la promenade qu'il faisait tous les jours exprès pour passer devant la maison d'Ursule, Savinien trouva sa maîtresse un peu pâlie par des bouleversements si subits.

– Il me semble que jusqu'à présent je n'ai pas su ce que c'était que le plaisir de vous voir, lui dit-elle.

– Vous m'avez dit, répondit Savinien en souriant, car je me souviens de toutes vos paroles: «L'amour ne va pas sans la patience, j'attendrai!» Vous avez donc, chère enfant, séparé l'amour de la foi?.. Ah! voici qui termine nos querelles. Vous prétendiez me mieux aimer que je ne vous aime. Ai-je jamais douté de vous? lui demanda-t-il en lui présentant un bouquet composé de fleurs des champs dont l'arrangement exprimait ses pensées.

– Vous n'avez aucune raison pour douter de moi, répondit-elle. Et d'ailleurs, vous ne savez pas tout, ajouta-t-elle d'une voix troublée.

Elle avait fait refuser à la poste toutes ses lettres. Mais, sans qu'elle eût pu deviner par quel sortilège la chose avait eu lieu, quelques instants après la sortie de Savinien qu'elle avait regardé tournant de la rue des Bourgeois dans la Grand'rue, elle avait trouvé sur sa bergère un papier où était écrit: «Tremblez! l'amant dédaigné deviendra pire qu'un tigre.» Malgré les supplications de Savinien, elle ne voulut pas, par prudence, lui confier le terrible secret de sa peur. Le plaisir ineffable de revoir Savinien après l'avoir cru perdu pouvait seul lui faire oublier le froid mortel qui venait de la saisir. Pour tout le monde, attendre un malheur indéfini constitue un horrible supplice. La souffrance prend alors les proportions de l'inconnu, qui certes est l'infini de l'âme. Mais, pour Ursule, ce fut la plus grande douleur. Elle éprouvait en elle-même d'affreux sursauts au moindre bruit, elle se défiait du silence, elle soupçonnait ses murailles de complicité. Enfin son heureux sommeil fut troublé. Goupil, sans rien savoir de cette constitution délicate comme celle d'une fleur, avait trouvé, par l'instinct du méchant, le poison qui devait la flétrir, la tuer. Cependant la journée du lendemain se passa sans surprise. Ursule joua du piano fort tard, elle se coucha presque rassurée et accablée de sommeil. A minuit environ, elle fut réveillée par un concert composé d'une clarinette, d'un hautbois, d'une flûte, d'un cornet à piston, d'un trombone, d'un basson, d'un flageolet et d'un triangle. Tous les voisins étaient aux fenêtres. La pauvre enfant, déjà saisie en voyant du monde dans la rue, reçut un coup terrible au cœur en entendant une voix d'homme enrouée, ignoble, qui cria: «Pour la belle Ursule Mirouët, de la part de son amant.» Le lendemain, dimanche, toute la ville fut en rumeur, et, à l'entrée comme à la sortie d'Ursule à l'église, elle vit sur la place des groupes nombreux occupés d'elle et manifestant une horrible curiosité. La sérénade mettait toutes les langues en mouvement, car chacun se perdait en conjectures. Ursule revint chez elle plus morte que vive et ne sortit plus, le curé lui avait conseillé de dire ses vêpres chez elle. En rentrant elle vit dans le corridor carrelé en briques qui menait de la rue à la cour une lettre glissée sous la porte; elle la ramassa, la lut poussée par le désir d'y trouver une explication. Les êtres les moins sensibles peuvent deviner ce qu'elle dut éprouver en lisant ces terribles lignes:

«Résignez-vous à devenir ma femme, riche et adorée. Je vous veux. Si je ne vous ai vivante, je vous aurai morte. Attribuez à vos refus les malheurs qui n'atteindront pas que vous.

»Celui qui vous aime et à qui vous serez un jour.»

Chose étrange! au moment où la douce et tendre victime de cette machination était abattue comme une fleur coupée, mesdemoiselles Massin, Dionis et Crémière enviaient son sort.

– Elle est bien heureuse, disaient-elles. On s'occupe d'elle, on flatte ses goûts, on se la dispute! La sérénade était, à ce qu'il paraît, charmante! Il y avait un cornet à piston!

– Qu'est-ce qu'un piston?

– Un nouvel instrument de musique! tiens, grand comme ça, disait Angéline Crémière à Paméla Massin.

Dès le matin, Savinien était allé jusqu'à Fontainebleau tâcher de savoir qui avait demandé des musiciens du régiment en garnison; mais comme il y avait deux hommes pour chaque instrument, il fut impossible de connaître ceux qui étaient allés à Nemours. Le colonel fit défendre aux musiciens de jouer chez des particuliers sans sa permission. Le gentilhomme eut une entrevue avec le procureur du roi, tuteur d'Ursule, et lui expliqua la gravité de ces sortes de scènes sur une jeune fille si délicate et si frêle, en le priant de rechercher l'auteur de cette sérénade par les moyens dont dispose le Parquet. Trois jours après, au milieu de la nuit, trois violons, une flûte, une guitare et un hautbois donnèrent une seconde sérénade. Cette fois les musiciens se sauvèrent du côté de Montargis, où se trouvait alors une troupe de comédiens. Une voix stridente et liquoreuse avait crié entre deux morceaux: «A la fille du capitaine de musique Mirouët!» Tout Nemours apprit ainsi la profession du père d'Ursule, ce secret si soigneusement gardé par le vieux docteur Minoret.

Savinien n'alla point cette fois à Montargis; il reçut dans la journée une lettre anonyme venue de Paris, où il lut cette horrible prophétie:

«Tu n'épouseras pas Ursule. Si tu veux qu'elle vive, hâte-toi de la céder à celui qui l'aime plus que tu ne l'aimes; car il s'est fait musicien et artiste pour lui plaire, et préfère la voir morte à la savoir ta femme.»

Le médecin de Nemours venait alors trois fois par jour chez Ursule, que ces poursuites occultes avaient mise en danger de mort. En se sentant plongée par une main infernale dans un bourbier, cette suave jeune fille gardait une attitude de martyre: elle restait dans un profond silence, levait les yeux au ciel et ne pleurait plus, elle attendait les coups en priant avec ferveur et en implorant celui qui lui donnerait la mort.

– Je suis heureuse de ne pas pouvoir descendre dans la salle, disait-elle à messieurs Bongrand et Chaperon, qui la quittaient le moins possible; il y viendrait, et je me sens indigne de recevoir les regards par lesquels il a coutume de me bénir! Croyez-vous qu'il me soupçonne?

– Mais si Savinien ne trouve pas l'auteur de ces infamies, il compte aller requérir l'intervention de la police de Paris, dit Bongrand.

– Les inconnus doivent me savoir frappée à mort, répondit-elle; ils vont se tenir tranquilles.

Le curé, Bongrand et Savinien se perdaient en conjectures et en suppositions. Savinien, Tiennette, la Bougival et deux personnes dévouées au curé se firent espions et se tinrent sur leurs gardes pendant une semaine; mais aucune indiscrétion ne pouvait trahir Goupil, qui machinait tout à lui seul. Le juge de paix, le premier, pensa que l'auteur du mal était effrayé de son ouvrage. Ursule arrivait à la pâleur, à la faiblesse des jeunes Anglaises en consomption. Chacun se relâcha de ses soins. Il n'y eut plus de sérénades ni de lettres. Savinien attribua l'abandon de ces moyens odieux aux recherches secrètes du Parquet, auquel il avait envoyé les lettres reçues par Ursule, celle reçue par sa mère et la sienne. Cet armistice ne fut pas de longue durée. Quand le médecin eut arrêté la fièvre nerveuse d'Ursule, au moment où elle avait repris courage, un matin, vers la mi-juillet, on trouva une échelle de corde attachée à sa fenêtre. Le postillon qui, pendant la nuit, avait conduit la Malle, déclara qu'un petit homme était en train de descendre au moment où il passait; et, malgré son désir de s'arrêter, ses chevaux, lancés à la descente du pont, au coin duquel se trouvait la maison d'Ursule, l'avaient emporté bien au delà de Nemours. Une opinion partie du salon Dionis attribuait ces manœuvres au marquis du Rouvre, alors excessivement gêné, sur qui Massin avait des lettres de change, et qui, par un prompt mariage de sa fille avec Savinien, devait, disait-on, soustraire le château du Rouvre à ses créanciers. Madame de Portenduère voyait aussi avec plaisir, disait-on, tout ce qui pouvait afficher, déconsidérer et déshonorer Ursule; mais en présence de cette jeune mort, la vieille dame se trouvait quasi vaincue. Le curé Chaperon fut si vivement affecté de cette dernière méchanceté, qu'il en tomba malade assez sérieusement pour rester chez lui durant quelques jours. La pauvre Ursule, à qui cette odieuse attaque avait causé une rechute, reçut par la poste une lettre du curé, qu'on ne refusa point en reconnaissant l'écriture.

«Mon enfant, quittez Nemours, et déjouez ainsi la malice de vos ennemis inconnus. Peut-être cherche-t-on à mettre en danger la vie de Savinien. Je vous en dirai davantage quand je pourrai vous aller voir.»

Ce billet était signé: Votre dévoué Chaperon.

Lorsque Savinien, qui devint comme fou, alla voir le curé, le pauvre prêtre relut la lettre, tant il fut épouvanté de la perfection avec laquelle son écriture et sa signature étaient imitées; car il n'avait rien écrit; et s'il avait écrit, il ne se serait point servi de la poste pour envoyer sa lettre chez Ursule. L'état mortel où cette dernière atrocité mit Ursule obligea Savinien à recourir de nouveau au procureur du roi en lui portant la fausse lettre du curé.

– Il se commet un assassinat par des moyens que la loi n'a point prévus, et sur une orpheline que le Code vous donne pour pupille, dit le gentilhomme au magistrat.

– Si vous trouvez des moyens de répression, lui répondit le procureur du roi, je les adopterai; mais je n'en connais pas! L'infâme anonyme a donné le meilleur avis. Il faut envoyer ici mademoiselle Mirouët chez les dames de l'Adoration du Saint-Sacrement. En attendant, le commissaire de police de Fontainebleau, sur ma demande, vous autorisera à porter des armes pour votre défense. Je suis allé moi-même au Rouvre, et monsieur du Rouvre a été justement indigné des soupçons qui planaient sur lui. Minoret, le père de mon substitut, est en marché pour son château. Mademoiselle du Rouvre épouse un riche comte polonais. Enfin, monsieur du Rouvre quittait la campagne, le jour où je m'y suis transporté, pour éviter les effets d'une contrainte par corps.

Désiré, que son chef questionna, n'osa lui dire sa pensée: il reconnaissait Goupil! Goupil était seul capable de conduire une œuvre qui côtoyait le Code pénal sans tomber dans le précipice d'aucun article. L'impunité, le secret, le succès accrurent l'audace de Goupil. Le terrible clerc faisait poursuivre par Massin, devenu sa dupe, le marquis du Rouvre, afin de forcer le gentilhomme à vendre les restes de sa terre à Minoret. Après avoir entamé des négociations avec un notaire de Sens, il résolut de tenter un dernier coup pour avoir Ursule. Il voulait imiter quelques jeunes gens de Paris qui ont dû leur femme et leur fortune à un enlèvement. Les services rendus à Minoret, à Massin et à Crémière, la protection de Dionis, maire de Nemours, lui permettaient d'assoupir l'affaire. Il se décida sur-le-champ à lever le masque, en croyant Ursule incapable de lui résister dans l'état de faiblesse où il l'avait mise. Néanmoins, avant de risquer le dernier coup de son ignoble partie, il jugea nécessaire d'avoir une explication au Rouvre, où il accompagna Minoret, qui s'y rendait pour la première fois depuis la signature du contrat. Minoret venait de recevoir une lettre confidentielle où son fils lui demandait des renseignements sur ce qui se passait à propos d'Ursule, avant de l'aller chercher lui-même avec le procureur du roi pour la mettre dans un couvent à l'abri de quelque nouvelle infamie. Le substitut engageait son père, au cas où cette persécution serait l'ouvrage d'un de leurs amis, à lui donner de sages conseils. Si la justice ne pouvait pas toujours tout punir, elle finirait par tout savoir et en garder bonne note. Minoret avait atteint un grand but. Désormais propriétaire incommutable du château du Rouvre, un des plus beaux du Gâtinais, il réunissait pour quarante et quelques mille francs de revenus en beaux et riches domaines autour du parc. Le colosse pouvait se moquer de Goupil. Enfin, il comptait vivre à la campagne, où le souvenir d'Ursule ne l'importunerait plus.

– Mon petit, dit-il à Goupil en se promenant sur la terrasse, laisse ma cousine en repos!

– Bah?.. dit le clerc, ne pouvant rien deviner dans cette conduite bizarre, car la bêtise a aussi sa profondeur.

– Oh! je ne suis pas ingrat, tu m'as fait avoir pour deux cent quatre-vingt mille francs ce beau château en briques et en pierre de taille qui ne se bâtirait pas aujourd'hui pour deux cent mille écus, la ferme du château, les réserves, le parc, les jardins, et les bois… Eh! bien… oui, ma foi! je te donne dix pour cent, vingt mille francs, avec lesquels tu peux acheter une étude d'huissier à Nemours. Je te garantis ton mariage avec une des petites Crémière, avec l'aînée.

 

– Celle qui parle piston? s'écria Goupil.

– Mais ma cousine lui donne trente mille francs, reprit Minoret. Vois-tu, mon petit, tu es né pour être huissier, comme moi j'étais fait pour être maître de poste, et il faut toujours suivre sa vocation.

– Eh! bien, reprit Goupil tombé du haut de ses espérances, voici des timbres, signez-moi vingt mille francs d'acceptations, afin que je puisse traiter argent sur table.

Minoret avait dix-huit mille francs à recevoir pour le semestre des inscriptions que sa femme ne connaissait pas; il crut se débarrasser ainsi de Goupil, et signa. Le premier clerc, en voyant l'imbécile et colossal Machiavel de la rue des Bourgeois dans un accès de fièvre seigneuriale, lui jeta pour adieux un: – Au revoir! et un regard qui eussent fait trembler tout autre qu'un niais parvenu, regardant du haut d'une terrasse les jardins et les magnifiques toits d'un château bâti dans le style à la mode sous Louis XIII.

– Tu ne m'attends pas? cria-t-il en voyant Goupil s'en allant à pied.

– Vous me retrouverez sur votre chemin, papa! lui répondit le futur huissier altéré de vengeance et qui voulait savoir le mot de l'énigme offerte à son esprit par les étranges zigzags de la conduite du gros Minoret.

Depuis le jour où la plus infâme calomnie avait souillé sa vie, Ursule, en proie à l'une de ces maladies inexplicables dont le siége est dans l'âme, marchait rapidement à la mort. D'une pâleur mortelle, disant à de rares intervalles des paroles faibles et lentes, jetant des regards d'une douceur tiède, tout en elle, même son front, trahissait une pensée dévorante. Elle la croyait tombée, cette idéale couronne de fleurs chastes que, de tout temps, les peuples ont voulu voir sur la tête des vierges. Elle écoutait, dans le vide et dans le silence, les propos déshonorants, les commentaires malicieux, les rires de la petite ville. Cette charge était trop pesante pour elle, et son innocence avait trop de délicatesse pour survivre à une pareille meurtrissure. Elle ne se plaignait plus, elle gardait un douloureux sourire sur les lèvres, et ses yeux se levaient souvent vers le ciel comme pour appeler de l'injustice des hommes au Souverain des anges. Quand Goupil entra dans Nemours, Ursule avait été descendue de sa chambre au rez-de-chaussée sur les bras de la Bougival et du médecin de Nemours. Il s'agissait d'un événement immense. Après avoir appris que cette jeune fille se mourait comme une hermine, encore qu'elle fût moins atteinte dans son honneur que ne le fut Clarisse Harlowe, madame de Portenduère allait venir la voir et la consoler. Le spectacle de son fils, qui pendant toute la nuit précédente avait parlé de se tuer, fit plier la vieille Bretonne. Madame de Portenduère trouva d'ailleurs de sa dignité de rendre le courage à une jeune fille si pure, et vit dans sa visite un contrepoids à tout le mal fait par la petite ville. Son opinion, sans doute plus puissante que celle de la foule, consacrerait le pouvoir de la noblesse. Cette démarche, annoncée par l'abbé Chaperon, avait opéré chez Ursule une révolution et rendit de l'espoir au médecin désespéré, qui parlait de demander une consultation aux plus illustres docteurs de Paris. On avait mis Ursule sur la bergère de son tuteur, et tel était le caractère de sa beauté, que, dans son deuil et dans sa souffrance, elle parut plus belle qu'en aucun moment de sa vie heureuse. Quand Savinien, donnant le bras à sa mère, se montra, la jeune malade reprit de belles couleurs.

– Ne vous levez pas, mon enfant, dit la vieille dame d'une voix impérative; quelque malade et faible que je sois moi-même, j'ai voulu vous venir voir pour vous dire ma pensée sur ce qui se passe: je vous estime comme la plus pure, la plus sainte et la plus charmante fille du Gâtinais, et vous trouve digne de faire le bonheur d'un gentilhomme.

D'abord Ursule ne put répondre; elle prit les mains desséchées de la mère de Savinien et les baisa en y laissant des pleurs.

– Ah! madame, répondit-elle d'une voix affaiblie, je n'aurais jamais eu la hardiesse de penser à m'élever au-dessus de ma condition si je n'y avais été encouragée par des promesses, et mon seul titre était une affection sans bornes; mais on a trouvé les moyens de me séparer à jamais de celui que j'aime: on m'a rendue indigne de lui… Jamais, dit-elle avec un éclat dans la voix qui frappa douloureusement les spectateurs, jamais je ne consentirai à donner à qui que ce soit une main avilie, une réputation flétrie. J'aimais trop… je puis le dire en l'état où je suis: j'aime une créature presque autant que Dieu. Aussi Dieu…

– Allons, allons, ma petite, ne calomniez pas Dieu! Allons, ma fille, dit la vieille dame en faisant un effort, ne vous exagérez pas la portée d'une infâme plaisanterie à laquelle personne ne croit. Moi, je vous le promets, vous vivrez et vous serez heureuse.

– Tu seras heureuse! dit Savinien en se mettant à genoux devant Ursule et lui baisant les mains, ma mère t'a nommée ma fille.

– Assez, dit le médecin, qui vint prendre le pouls de sa malade, ne la tuez pas de plaisir.

En ce moment, Goupil, qui trouva la porte de l'allée entr'ouverte, poussa celle du petit salon et montra son horrible face animée par les pensées de vengeance qui avaient fleuri dans son cœur pendant le chemin.

– Monsieur de Portenduère! dit-il d'une voix qui ressemblait au sifflement d'une vipère forcée dans son trou.

– Que voulez-vous? répondit Savinien en se relevant.

– J'ai deux mots à vous dire.

Savinien sortit dans l'allée, et Goupil l'amena dans la petite cour.

– Jurez-moi par la vie d'Ursule que vous aimez, et par votre honneur de gentilhomme auquel vous tenez, de faire qu'il soit entre nous comme si je ne vous avais rien dit de ce que je vais vous dire, et je vais vous éclairer sur la cause des persécutions dirigées contre mademoiselle Mirouët.

– Pourrais-je les faire cesser?

– Oui.

– Pourrais-je me venger?

– Sur l'auteur, oui; mais sur l'instrument, non.

– Pourquoi?

– Mais… l'instrument, c'est moi…

Savinien pâlit.

– Je viens d'entrevoir Ursule… reprit le clerc.

– Ursule? dit le gentilhomme en regardant Goupil.

– Mademoiselle Mirouët, reprit Goupil, que l'accent de Savinien rendit respectueux, et je voudrais racheter de tout mon sang ce qui a été fait. Je me repens… Quand vous me tueriez en duel ou autrement, à quoi vous servirait mon sang? Le boiriez-vous? il vous empoisonnerait en ce moment.

La froide raison de cet homme et la curiosité domptèrent les bouillonnements du sang de Savinien; il le regardait fixement d'un air qui fit baisser les yeux à ce bossu manqué.

– Qui donc t'a mis en œuvre? dit le jeune homme.

– Jurez-vous?

– Tu veux qu'il ne te soit rien fait?

– Je veux que vous et mademoiselle Mirouët vous me pardonniez.

– Elle te pardonnera; mais moi, jamais.

– Enfin vous oublierez?

Quelle terrible puissance a le raisonnement appuyé sur l'intérêt? Deux hommes, dont l'un voulait déchirer l'autre, étaient là dans une petite cour, à deux doigts l'un de l'autre, obligés de se parler, réunis par un même sentiment.

– Je te pardonnerai, mais je n'oublierai pas.

– Rien de fait, dit froidement Goupil.

Savinien perdit patience. Il appliqua sur cette face un soufflet qui retentit dans la cour, qui faillit renverser Goupil, et après lequel il chancela lui-même.

– Je n'ai que ce que je mérite, dit Goupil; j'ai fait une bêtise. Je vous croyais plus noble que vous ne l'êtes. Vous avez abusé d'un avantage que je vous donnais… Vous êtes en ma puissance, maintenant, dit-il en lançant un regard haineux à Savinien.

– Vous êtes un assassin, dit le gentilhomme.