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La Comédie humaine, Volume 5

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Après ce qui s'était dit chez madame Tiphaine, il fut impossible à Sylvie de reculer devant les trois cents francs. Pendant la première semaine, Sylvie fut donc entièrement occupée, et Pierrette incessamment distraite par les robes à commander, à essayer, par les chemises, les jupons de dessous à tailler, à faire coudre par des ouvrières à la journée. Pierrette ne savait pas coudre.



– Elle a été joliment élevée! dit Rogron. Tu ne sais donc rien faire, ma petite biche?



Pierrette, qui ne savait qu'aimer, fit pour toute réponse un joli geste de petite fille.



– A quoi passais-tu donc le temps en Bretagne? lui demanda Rogron.



– Je jouais, répondit-elle naïvement. Tout le monde jouait avec moi. Ma grand'mère et grand-papa, chacun me racontait des histoires. Ah! l'on m'aimait bien.



– Ah! répondait Rogron. Ainsi

tu faisais du plus aisé

.



Pierrette ne comprit pas cette plaisanterie de la rue Saint-Denis, elle ouvrit de grands yeux.



– Elle est sotte comme un panier, dit Sylvie à mademoiselle Borain, la plus habile ouvrière de Provins.



– C'est si jeune! dit l'ouvrière en regardant Pierrette dont le petit museau fin était tendu vers elle d'un air rusé.



Pierrette préférait les ouvrières à ses deux parents; elle était coquette pour elles, elle les regardait travaillant, elle leur disait ces jolis mots, les fleurs de l'enfance que comprimaient déjà Rogron et Sylvie par la peur, car ils aimaient à imprimer aux subordonnés une terreur salutaire. Les ouvrières étaient enchantées de Pierrette. Cependant le trousseau ne se complétait pas sans de terribles interjections.



– Cette petite fille va nous coûter les yeux de la tête! disait Sylvie à son frère.



– Tiens-toi donc, ma petite! Que diable, c'est pour toi, ce n'est pas pour moi, disait-elle à Pierrette quand on lui prenait mesure de quelque ajustement.



– Laisse donc travailler mademoiselle Borain, ce n'est pas toi qui payeras sa journée! disait-elle en lui voyant demander quelque chose à la première ouvrière.



– Mademoiselle, disait mademoiselle Borain, faut-il coudre ceci en points arrière?



– Oui, faites solidement, je n'ai pas envie de recommencer encore un pareil trousseau tous les jours.



Il en fut de la cousine comme de la maison. Pierrette dut être mise aussi bien que la petite de madame Garceland. Elle eut des brodequins à la mode, en peau bronzée, comme en avait la petite Tiphaine. Elle eut des bas de coton très-fins, un corset de la meilleure faiseuse, une robe de reps bleu, une jolie pèlerine doublée de taffetas blanc, toujours pour lutter avec la petite de madame Julliard la jeune. Aussi le dessous fut-il en harmonie avec le dessus, tant Sylvie avait peur de l'examen et du coup d'œil des mères de famille. Pierrette eut de jolies chemises en madapolam. Mademoiselle Borain dit que les petites de madame la sous-préfète portaient des pantalons en percale brodés et garnis, le dernier genre enfin. Pierrette eut des pantalons à manchettes. On lui commanda une charmante capote de velours bleu doublée de satin blanc, semblable à celle de la petite Martener. Pierrette fut ainsi la plus délicieuse petite fille de tout Provins. Le dimanche, à l'église, au sortir de la messe, toutes les dames l'embrassèrent. Mesdames Tiphaine, Garceland, Galardon, Auffray, Lesourd, Martener, Guépin, Julliard, raffolèrent de la charmante Bretonne. Cette émeute flatta l'amour-propre de la vieille Sylvie, qui dans sa bienfaisance voyait moins Pierrette qu'un triomphe de vanité. Cependant Sylvie devait finir par s'offenser des succès de sa cousine, et voici comment: on lui demanda Pierrette; et, toujours pour triompher de ces dames, elle accorda Pierrette. On venait chercher Pierrette, qui fit des parties de jeu, des dînettes avec les petites filles de ces dames. Pierrette réussit infiniment mieux que les Rogron. Mademoiselle Sylvie se choqua de voir Pierrette demandée chez les autres sans que les autres vinssent trouver Pierrette. La naïve enfant ne dissimula point les plaisirs qu'elle goûtait chez mesdames Tiphaine, Martener, Galardon, Julliard, Lesourd, Auffray, Garceland, dont les amitiés contrastaient étrangement avec les tracasseries de sa cousine et de son cousin. Une mère eût été très-heureuse du bonheur de son enfant, mais les Rogron avaient pris Pierrette pour eux et non pour elle: leurs sentiments, loin d'être paternels, étaient entachés d'égoïsme et d'une sorte d'exploitation commerciale.



Le beau trousseau, les belles robes des dimanches et les robes de tous les jours commencèrent le malheur de Pierrette. Comme tous les enfants libres de leurs amusements et habitués à suivre les inspirations de leur fantaisie, elle usait effroyablement vite ses souliers, ses brodequins, ses robes, et surtout ses pantalons à manchettes. Une mère, en réprimandant son enfant, ne pense qu'à lui; sa parole est douce, elle ne la grossit que poussée à bout et quand l'enfant a des torts; mais, dans la grande question des habillements, les écus des deux cousins étaient la première raison: il s'agissait d'eux et non de Pierrette. Les enfants ont le flairer de la race canine pour les torts de ceux qui les gouvernent: ils sentent admirablement s'ils sont aimés ou tolérés. Les cœurs purs sont plus choqués par les nuances que par les contrastes: un enfant ne comprend pas encore le mal, mais il sait quand on froisse le sentiment du beau que la nature a mis en lui. Les conseils que s'attirait Pierrette sur la tenue que doivent avoir les jeunes filles bien élevées, sur la modestie et sur l'économie, étaient le corollaire de ce thème principal:

Pierrette nous ruine

! Ces gronderies, qui eurent un funeste résultat pour Pierrette, ramenèrent les deux célibataires vers l'ancienne ornière commerciale d'où leur établissement à Provins les avait divertis, et où leur nature allait s'épanouir et fleurir. Habitués à régenter, à faire des observations, à commander, à reprendre vertement leurs commis, Rogron et sa sœur périssaient faute de victimes. Les petits esprits ont besoin de despotisme pour le jeu de leurs nerfs, comme les grandes âmes ont soif d'égalité pour l'action du cœur. Or les êtres étroits s'étendent aussi bien par la persécution que par la bienfaisance; ils peuvent s'attester leur puissance par un empire ou cruel ou charitable sur autrui, mais ils vont du côté où les pousse leur tempérament. Ajoutez le véhicule de l'intérêt, et vous aurez l'énigme de la plupart des choses sociales. Dès lors Pierrette devint extrêmement nécessaire à l'existence de ses cousins. Depuis son arrivée, les Rogron avaient été très-occupés par le trousseau, puis retenus par le neuf de la commensalité. Toute chose nouvelle, un sentiment et même une domination, a ses plis à prendre. Sylvie commença par dire à Pierrette

ma petite

, elle quitta

ma petite

 pour

Pierrette

 tout court. Les réprimandes, d'abord aigres-douces, devinrent vives et dures. Dès qu'ils entrèrent dans cette voie, le frère et la sœur y firent de rapides progrès: ils ne s'ennuyaient plus! Ce ne fut pas le complot d'êtres méchants et cruels, ce fut l'instinct d'une tyrannie imbécile. Le frère et la sœur se crurent utiles à Pierrette, comme jadis ils se croyaient utiles à leurs apprentis. Pierrette, dont la sensibilité vraie, noble, excessive, était l'antipode de la sécheresse des Rogron, avait les reproches en horreur; elle était atteinte si vivement que deux larmes mouillaient aussitôt ses beaux yeux purs. Elle eut beaucoup à combattre avant de réprimer son adorable vivacité qui plaisait tant au dehors, elle la déployait chez les mères de ses petites amies; mais au logis, vers la fin du premier mois, elle commençait à demeurer passive, et Rogron lui demanda si elle était malade. A cette étrange interrogation, elle bondit au bout du jardin pour y pleurer au bord de la rivière, où ses larmes tombèrent comme un jour elle devait tomber elle-même dans le torrent social. Un jour, malgré ses soins, l'enfant fit un accroc à sa belle robe de reps chez madame Tiphaine, où elle était allée jouer par une belle journée. Elle fondit en pleurs aussitôt, en prévoyant la cruelle réprimande qui l'attendait au logis. Questionnée, il lui échappa quelques paroles sur sa terrible cousine, au milieu de ses larmes. La belle madame Tiphaine avait du reps pareil, elle remplaça le lé elle-même. Mademoiselle Rogron apprit le tour que, suivant son expression, lui avait joué cette satanée petite fille. Dès ce moment, elle ne voulut plus donner Pierrette à

ces dames

.



La nouvelle vie qu'allait mener Pierrette à Provins devait se scinder en trois phases bien distinctes. La première, celle où elle eut une espèce de bonheur mélangé par les caresses froides des deux célibataires et par des gronderies, ardentes pour elle, dura trois mois. La défense d'aller voir ses petites amies, appuyée sur la nécessité de commencer à apprendre tout ce que devait savoir une jeune fille bien élevée, termina la première phase de la vie de Pierrette à Provins, le seul temps où l'existence lui parut supportable.



Ces mouvements intérieurs produits chez les Rogron par le séjour de Pierrette furent étudiés par Vinet et par le colonel avec la précaution de renards se proposant d'entrer dans un poulailler, et inquiets d'y voir un être nouveau. Tous deux venaient de loin en loin pour ne pas effaroucher mademoiselle Sylvie, ils causaient avec Rogron sous divers prétextes, et s'impatronisaient avec une réserve et des façons que le grand Tartufe eût admirées. Le colonel et l'avocat passèrent la soirée chez les Rogron, le jour même où Sylvie avait refusé de donner Pierrette à la belle madame Tiphaine en termes très-amers. En apprenant ce refus, le colonel et l'avocat se regardèrent en gens à qui Provins était connu.



– Elle a positivement voulu vous faire une sottise, dit l'avocat. Il y a longtemps que nous avons prévenu Rogron de ce qui vous est arrivé. Il n'y a rien de bon à gagner avec ces gens-là.

 



– Qu'attendre du parti anti-national? s'écria le colonel en refrisant ses moustaches et interrompant l'avocat. Si nous avions cherché à vous détourner d'eux, vous auriez pensé que nous avions des motifs de haine pour vous parler ainsi. Mais pourquoi, mademoiselle, si vous aimez à faire votre petite partie, ne joueriez-vous pas le boston, le soir, chez vous? Est-il donc impossible de remplacer des crétins comme ces Julliard? Vinet et moi nous savons le boston, nous finirons par trouver un quatrième. Vinet peut vous présenter sa femme, elle est gentille, et, de plus, c'est une Chargebœuf. Vous ne ferez pas comme ces guenons de la haute ville, vous ne demanderez pas des toilettes de duchesse à une bonne petite femme de ménage que l'infamie de sa famille oblige à tout faire chez elle, et qui unit le courage d'un lion à la douceur d'un agneau.



Sylvie Rogron montra ses longues dents jaunes en souriant au colonel, qui soutint très-bien ce phénomène horrible et prit même un air flatteur.



– Si nous ne sommes que quatre, le boston n'aura pas lieu tous les soirs, répondit-elle.



– Que voulez-vous que fasse un vieux grognard comme moi qui n'ai plus qu'à manger mes pensions? L'avocat est toujours libre le soir. D'ailleurs vous aurez du monde, je vous en promets, ajouta-t-il d'un air mystérieux.



– Il suffirait, dit Vinet, de se poser franchement contre les ministériels de Provins et de leur tenir tête; vous verriez combien l'on vous aimerait dans Provins, vous auriez bien du monde pour vous. Vous feriez enrager les Tiphaine en leur opposant votre salon. Eh! bien, nous rirons des autres, si les autres rient de nous. La Clique ne se gêne d'ailleurs guère à votre égard!



– Comment? dit Sylvie.



En province, il existe plus d'une soupape par laquelle les commérages s'échappent d'une société dans l'autre. Vinet avait su tous les propos tenus sur les Rogron dans les salons d'où les deux merciers étaient définitivement bannis. Le juge suppléant, l'archéologue Desfondrilles n'était d'aucun parti. Ce juge, comme quelques autres personnes indépendantes, racontait tout ce qu'il entendait dire par suite des habitudes de la province, et Vinet avait fait son profit de ces bavardages. Ce malicieux avocat envenima les plaisanteries de madame Tiphaine en les répétant. En révélant les mystifications auxquelles Rogron et Sylvie s'étaient prêtés, il alluma la colère et réveilla l'esprit de vengeance chez ces deux natures sèches qui voulaient un aliment pour leurs petites passions.



Quelques jours après, Vinet amena sa femme, personne bien élevée, timide, ni laide ni jolie, très-douce et sentant vivement son malheur. Madame Vinet était blonde, un peu fatiguée par les soins de son pauvre ménage, et très simplement mise. Aucune femme ne pouvait plaire davantage à Sylvie. Madame Vinet supporta les airs de Sylvie, et plia sous elle en femme accoutumée à plier. Il y avait sur son front bombé, sur ses joues de rose du Bengale, dans son regard lent et tendre, les traces de ces méditations profondes, de cette pensée perspicace que les femmes, habituées à souffrir, ensevelissent dans un silence absolu. L'influence du colonel, qui déployait pour Sylvie des grâces courtisanesques arrachées en apparence à sa brusquerie militaire, et celle de l'adroit Vinet, atteignirent bientôt Pierrette. Renfermée au logis ou ne sortant plus qu'en compagnie de sa vieille cousine, Pierrette, ce joli écureuil, fut à tout moment atteinte par: – Ne touche pas à cela, Pierrette! et par ces sermons continuels sur la manière de se tenir. Pierrette se courbait la poitrine et tendait le dos; sa cousine la voulait droite comme elle qui ressemblait à un soldat présentant les armes à son colonel; elle lui appliquait parfois de petites tapes dans le dos pour la redresser. La libre et joyeuse fille du Marais apprit à réprimer ses mouvements, à imiter un automate.



Un soir, qui marqua le commencement de la seconde période, Pierrette, que les trois habitués n'avaient pas vue au salon pendant la soirée, vint embrasser ses parents et saluer la compagnie avant de s'aller coucher. Sylvie avança froidement sa joue à cette charmante enfant, comme pour se débarrasser de son baiser. Le geste fut si cruellement significatif, que les larmes de Pierrette jaillirent.



– T'es-tu piquée, ma petite Pierrette? lui dit l'atroce Vinet.



– Qu'avez-vous donc? lui demanda sévèrement Sylvie.



– Rien, dit la pauvre enfant en allant embrasser son cousin.



– Rien? reprit Sylvie. On ne pleure pas sans raison.



– Qu'avez-vous, ma petite belle? lui dit madame Vinet.



– Ma cousine riche ne me traite pas si bien que ma pauvre grand'mère!



– Votre grand'mère vous a pris votre fortune, dit Sylvie, et votre cousine vous laissera la sienne.



Le colonel et l'avocat se regardèrent à la dérobée.



– J'aime mieux être volée et aimée, dit Pierrette.



– Eh! bien, l'on vous renverra d'où vous venez.



– Mais qu'a-t-elle donc fait, cette chère petite? dit madame Vinet.



Vinet jeta sur sa femme ce terrible regard, fixe et froid, des gens qui exercent une domination absolue. La pauvre ilote, incessamment punie de n'avoir pas eu la seule chose qu'on voulût d'elle, une fortune, reprit ses cartes.



– Ce qu'elle a fait? s'écria Sylvie en relevant la tête par un mouvement si brusque que les giroflées jaunes de son bonnet s'agitèrent. Elle ne sait quoi s'inventer pour nous contrarier: elle a ouvert ma montre pour en connaître le mécanisme, elle a touché la roue et a cassé le grand ressort. Mademoiselle n'écoute rien. Je suis toute la journée à lui recommander de prendre garde à tout, et c'est comme si je parlais à cette lampe.



Pierrette, honteuse d'être réprimandée en présence des étrangers, sortit tout doucement.



– Je me demande comment dompter la turbulence de cette enfant, dit Rogron.



– Mais elle est assez âgée pour aller en pension, dit madame Vinet.



Un nouveau regard de Vinet imposa silence à sa femme, à laquelle il s'était bien gardé de confier ses plans et ceux du colonel sur les deux célibataires.



– Voilà ce que c'est que de se charger des enfants d'autrui! s'écria le colonel. Vous pouviez encore en avoir à vous, vous ou votre frère; pourquoi ne vous mariez-vous pas l'un ou l'autre?



Sylvie regarda très-agréablement le colonel: elle rencontrait pour la première fois de sa vie un homme à qui l'idée qu'elle aurait pu se marier ne paraissait pas absurde.



– Mais madame Vinet a raison, s'écria Rogron, ça ferait tenir Pierrette tranquille. Un maître ne coûtera pas grand'chose!



Le mot du colonel préoccupait tellement Sylvie qu'elle ne répondit pas à Rogron.



– Si vous vouliez faire seulement le cautionnement du journal d'opposition dont nous parlions, vous trouveriez un maître pour votre petite cousine dans l'éditeur responsable; nous prendrions ce pauvre maître d'école victime des envahissements du clergé. Ma femme a raison: Pierrette est un diamant brut qu'il faut polir, dit Vinet à Rogron.



– Je croyais que vous étiez baron, dit Sylvie au colonel durant une donne et après une longue pause pendant laquelle chaque joueur resta pensif.



– Oui; mais, nommé en 1814 après la bataille de Nangis, où mon régiment a fait des miracles, ai-je eu l'argent et les protections nécessaires pour me mettre en règle à la chancellerie? Il en sera de la baronnie comme du grade de général que j'ai eu en 1815, il faut une révolution pour me les rendre.



– Si vous pouviez garantir le cautionnement par une hypothèque, répondit enfin Rogron, je pourrais le faire.



– Mais cela peut s'arranger avec Cournant, répliqua Vinet. Le journal amènera le triomphe du colonel et rendrait votre salon plus puissant que celui des Tiphaine et consorts.



– Comment cela? dit Sylvie.



Au moment où, pendant que sa femme donnait les cartes, l'avocat expliquait l'importance que Rogron, le colonel et lui, Vinet, acquerraient par la publication d'une feuille indépendante pour l'arrondissement de Provins, Pierrette fondait en larmes; son cœur et son intelligence étaient d'accord: elle trouvait sa cousine beaucoup plus en faute qu'elle. L'enfant du Marais comprenait instinctivement combien la Charité, la Bienfaisance doivent être absolues. Elle haïssait ses belles robes et tout ce qui se faisait pour elle. On lui vendait les bienfaits trop cher. Elle pleurait de dépit d'avoir donné prise sur elle, et prenait la résolution de se conduire de façon à réduire ses parents au silence, pauvre enfant! Elle pensait alors combien Brigaut avait été grand en lui donnant ses économies. Elle croyait son malheur au comble, et ne savait pas qu'en ce moment il se décidait au salon une nouvelle infortune pour elle. En effet, quelques jours après Pierrette eut un maître d'écriture. Elle dut apprendre à lire, à écrire et à compter. L'éducation de Pierrette produisit d'énormes dégâts dans la maison des Rogron. Ce fut l'encre sur les tables, sur les meubles, sur les vêtements; puis les cahiers d'écriture, les plumes égarées partout, la poudre sur les étoffes, les livres déchirés, écornés, pendant qu'elle apprenait ses leçons. On lui parlait déjà, et dans quels termes! de la nécessité de gagner son pain, de n'être à charge à personne. En écoutant ces horribles avis, Pierrette sentait une douleur dans sa gorge: il s'y faisait une contraction violente, son cœur battait à coups précipités. Elle était obligée de retenir ses pleurs, car on lui demandait compte de ses larmes comme d'une offense envers la bonté de ses magnanimes parents. Rogron avait trouvé la vie qui lui était propre: il grondait Pierrette comme autrefois ses commis; il allait la chercher au milieu de ses jeux pour la contraindre à étudier, il lui faisait répéter ses leçons, il était le féroce maître d'étude de cette pauvre enfant. Sylvie, de son côté, regardait comme un devoir d'apprendre à Pierrette le peu qu'elle savait des ouvrages de femme. Ni Rogron ni sa sœur n'avaient de douceur dans le caractère. Ces esprits étroits, qui d'ailleurs éprouvaient un plaisir réel à taquiner cette pauvre petite, passèrent insensiblement de la douceur à la plus excessive sévérité. Leur sévérité fut amenée par la prétendue mauvaise volonté de cette enfant, qui, commencée trop tard, avait l'entendement dur. Ses maîtres ignoraient l'art de donner aux leçons une forme appropriée à l'intelligence de l'élève, ce qui marque la différence de l'éducation particulière à l'éducation publique. Aussi la faute était-elle bien moins celle de Pierrette que celle de ses parents. Elle mit donc un temps infini pour apprendre les éléments. Pour un rien, elle était appelée bête et stupide, sotte et maladroite. Pierrette, incessamment maltraitée en paroles, ne rencontra chez ses deux parents que des regards froids. Elle prit l'attitude hébétée des brebis: elle n'osa plus rien faire en voyant ses actions mal jugées, mal accueillies, mal interprétées. En toute chose elle attendit le bon plaisir, les ordres de sa cousine, garda ses pensées pour elle, et se renferma dans une obéissance passive. Ses brillantes couleurs commencèrent à s'éteindre. Elle se plaignit parfois de souffrir. Quand sa cousine lui demanda: – Où? la pauvre petite, qui ressentait des douleurs générales, répondit: – Partout.



– A-t-on jamais vu souffrir partout? Si vous souffriez partout, vous seriez déjà morte! répondit Sylvie.



– On souffre à la poitrine, disait Rogron l'épilogueur, on a mal aux dents, à la tête, aux pieds, au ventre; mais on n'a jamais vu avoir mal partout! Qu'est-ce que c'est que cela partout? Avoir mal partout, c'est n'avoir mal

nune

 part. Sais-tu ce que tu fais? tu parles pour ne rien dire.



Pierrette finit par se taire en voyant ses naïves observations de jeune fille, les fleurs de son esprit naissant, accueillies par des lieux communs que son bon sens lui signalait comme ridicules.



– Tu te plains, et tu as un appétit de moine! lui disait Rogron.



La seule personne qui ne blessait point cette chère fleur si délicate était la grosse servante, Adèle. Adèle allait bassiner le lit de cette petite fille, mais en cachette depuis le soir où, surprise à donner cette douceur à la jeune héritière de ses maîtres, elle fut grondée par Sylvie.



– Il faut élever les enfants à la dure, on leur fait ainsi des tempéraments forts. Est-ce que nous nous en sommes plus mal portés mon frère et moi? dit Sylvie. Vous feriez de Pierrette une

picheline

, mot du vocabulaire Rogron pour peindre les gens souffreteux et pleurards.



Les expressions caressantes de cette ange étaient reçues comme des grimaces. Les roses d'affection qui s'élevaient si fraîches, si gracieuses dans cette jeune âme, et qui voulaient s'épanouir au dehors, étaient impitoyablement écrasées. Pierrette recevait les coups les plus durs aux endroits tendres de son cœur. Si elle essayait d'adoucir ces deux féroces natures par des chatteries, elle était accusée de se livrer à sa tendresse par intérêt.

 



– Dis-moi tout de suite ce que tu veux? s'écriait brutalement Rogron, tu ne me câlines certes pas pour rien.



Ni la sœur ni le frère n'admettaient l'affection, et Pierrette était tout affection. Le colonel Gouraud, jaloux de plaire à mademoiselle Rogron, lui donnait raison en tout ce qui concernait Pierrette. Vinet appuyait également les deux parents en tout ce qu'ils disaient contre Pierrette; il attribuait tous les prétendus méfaits de cette ange à l'entêtement du caractère breton, et prétendait qu'aucune puissance, aucune volonté n'en venait à bout. Rogron et sa sœur étaient adulés avec une finesse excessive par ces deux courtisans, qui avaient fini par obtenir de Rogron le cautionnement du journal

le Courrier de Provins

, et de Sylvie cinq mille francs d'actions. Le colonel et l'avocat se mirent en campagne. Ils placèrent cent actions de cinq cents francs parmi les électeurs propriétaires de biens nationaux à qui les journaux libéraux faisaient concevoir des craintes; parmi les fermiers et parmi les gens dits indépendants. Ils finirent même par étendre leurs ramifications dans le Département, et au delà dans quelques Communes limitrophes. Chaque actionnaire fut naturellement abonné. Puis les annonces judiciaires et autres se divisèrent entre

la Ruche

 et

le Courrier

. Le premier numéro du journal fit un pompeux éloge de Rogron. Rogron était présenté comme le Laffitte de Provins. Quand l'esprit public eut une direction, il fut facile de voir que les prochaines élections seraient vivement disputées. La belle madame Tiphaine fut au désespoir.



– J'ai, disait-elle en lisant un article dirigé contre elle et contre Julliard, j'ai malheureusement oublié qu'il y a toujours un fripon non loin d'une dupe, et que la sottise attire toujours un homme d'esprit de l'espèce des Renards.



Dès que le journal flamba dans un rayon de vingt lieues, Vinet eut un habit neuf, des bottes, un gilet et un pantalon décents. Il arbora le fameux chapeau gris des Libéraux et laissa voir son linge. Sa femme prit une servante, et parut mise comme devait l'être la femme d'un homme influent; elle eut de jolis bonnets. Par calcul, Vinet fut reconnaissant. L'avocat et son ami Cournant, le notaire des Libéraux et l'antagoniste d'Auffray, devinrent les conseils des Rogron, auxquels ils rendirent deux grands services. Les baux faits par Rogron père en 1815, dans des circonstances malheureuses, allaient expirer. L'horticulture et les cultures maraîchères avaient pris d'énormes développements autour de Provins. L'avocat et le notaire se mirent en mesure de procurer aux Rogron une augmentation de quatorze cents francs dans leurs revenus par les nouvelles locations. Vinet gagna deux procès relatifs à des plantations d'arbres contre deux Communes, et dans lesquels il s'agissait de cinq cents peupliers. L'argent des peupliers, celui des économies des Rogron, qui depuis trois ans plaçaient annuellement six mille francs à gros intérêts, fut employé très-habilement à l'achat de plusieurs enclaves. Enfin Vinet entreprit et mit à fin l'expropriation de quelques-uns des paysans à qui Rogron père avait prêté son argent, et qui s'étaient tués à cultiver et amender leurs terres pour pouvoir payer, mais vainement. L'échec porté par la construction de la maison au capital des Rogron fut donc largement réparé. Leurs biens, situés autour de Provins, choisis par leur père comme savent choisir les aubergistes, divisés par petites cultures dont la plus considérable n'était pas de cinq arpents, loués à des gens extrêmement solvables, presque tous possesseurs de quelques morceaux de terre, et avec hypothèque pour sûreté des fermages, rapportèrent à la Saint-Martin de novembre 1826 cinq mille francs. Les impôts étaient à la charge des fermiers, et il n'y avait aucun bâtiment à réparer ou à assurer contre l'incendie. Le frère et la sœur possédaient chacun quatre mille six cents francs en cinq pour cent, et, comme cette valeur dépassait le pair, l'avocat les prêcha pour en opérer le remplacement en terres, leur promettant, à l'aide du notaire, de ne pas leur faire perdre un liard d'intérêt au change.



A la fin de cette seconde période, la vie fut si dure pour Pierrette, l'indifférence des habitués de la maison et