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La Comédie humaine, Volume 5

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Pierrette, malgré sa faiblesse, ôta les barres de bois qui maintenaient les volets de la cuisine, les ouvrit et les accrocha, puis elle alla ouvrir également la porte du corridor donnant sur le jardin. Elle prit les différents balais nécessaires à balayer le tapis, la salle à manger, le corridor, les escaliers, enfin pour tout nettoyer, avec un soin, une exactitude qu'aucune servante, fût-elle Hollandaise, ne mettrait à son ouvrage: elle haïssait tant les réprimandes! Pour elle, le bonheur consistait à voir les petits yeux bleus, pâles et froids de sa cousine, non pas satisfaits, ils ne le paraissaient jamais, mais seulement calmes, après qu'elle avait jeté partout son regard de propriétaire, ce regard inexplicable qui voit ce qui échappe aux yeux les plus observateurs. Pierrette avait déjà la peau moite quand elle revint à la cuisine y tout mettre en ordre, allumer les fourneaux afin de pouvoir porter du feu chez son cousin et sa cousine en leur apportant à chacun de l'eau chaude pour leur toilette, elle qui n'en avait pas pour la sienne! Elle mit le couvert pour le déjeuner et chauffa le poêle de la salle. Pour ces différents services, elle allait quelquefois à la cave chercher de petits fagots, et quittait un lieu frais pour un lieu chaud, un lieu chaud pour un lieu froid et humide. Ces transitions subites, accomplies avec l'entraînement de la jeunesse, souvent pour éviter un mot dur, pour obéir à un ordre, causaient des aggravations sans remède dans l'état de sa santé. Pierrette ne se savait pas malade. Cependant elle commençait à souffrir; elle avait des appétits étranges, elle les cachait; elle aimait les salades crues et les dévorait en secret. L'innocente enfant ignorait complétement que sa situation constituait une maladie grave et voulait les plus grandes précautions. Avant l'arrivée de Brigaut, si ce Néraud, qui pouvait se reprocher la mort de la grand'mère, eût révélé ce danger mortel à la petite-fille, Pierrette eût souri: elle trouvait trop d'amertume à la vie pour ne pas sourire à la mort. Mais depuis quelques instants, elle qui joignait à ses souffrances corporelles les souffrances de la nostalgie bretonne, maladie morale si connue que les colonels y ont égard pour les Bretons qui se trouvent dans leurs régiments, elle aimait Provins! La vue de cette fleur d'or, ce chant, la présence de son ami d'enfance l'avait ranimée comme une plante depuis long-temps sans eau reverdit après une longue pluie. Elle voulait vivre, elle croyait ne pas avoir souffert! Elle se glissa timidement chez sa cousine, y fit le feu, y laissa la bouilloire, échangea quelques paroles, alla réveiller son tuteur, et descendit prendre le lait, le pain et toutes les provisions que les fournisseurs apportaient. Elle resta pendant quelque temps sur le seuil de la porte, espérant que Brigaut aurait l'esprit de revenir; mais Brigaut était déjà sur la route de Paris. Elle avait arrangé la salle, elle était occupée à la cuisine, quand elle entendit sa cousine descendant l'escalier. Mademoiselle Sylvie Rogron apparut dans sa robe de chambre de taffetas couleur carmélite, un bonnet de tulle orné de coques sur sa tête, son tour de faux cheveux assez mal mis, sa camisole par-dessus sa robe, les pieds dans ses pantoufles traînantes. Elle passa tout en revue, et vint trouver sa cousine, qui l'attendait pour savoir de quoi se composerait le déjeuner.

– Ah! vous voilà donc, mademoiselle l'amoureuse? dit Sylvie à Pierrette d'un ton moitié gai, moitié railleur.

– Plaît-il, ma cousine?

– Vous êtes entrée chez moi comme une sournoise et vous en êtes sortie de même; vous deviez cependant bien savoir que j'avais à vous parler.

– Moi…

– Vous avez eu ce matin une sérénade ni plus ni moins qu'une princesse.

– Une sérénade? s'écria Pierrette.

– Une sérénade? reprit Sylvie en l'imitant. Et vous avez un amant.

– Ma cousine, qu'est-ce qu'un amant?

Sylvie évita de répondre et lui dit: – Osez dire, mademoiselle, qu'il n'est pas venu sous nos fenêtres un homme vous parler mariage!

La persécution avait appris à Pierrette les ruses nécessaires aux esclaves, elle répondit hardiment: – Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

– Mon chien? dit aigrement la vieille fille.

– Ma cousine, reprit humblement Pierrette.

– Vous ne vous êtes pas levée non plus, et vous n'êtes pas allée non plus nu-pieds à votre fenêtre, ce qui vous vaudra quelque bonne maladie. Attrape! Ce sera bien fait pour vous. Et vous n'avez peut-être pas parlé à votre amoureux?

– Non, ma cousine.

– Je vous connaissais bien des défauts, mais je ne vous savais pas celui de mentir. Pensez-y bien, mademoiselle! il faut nous dire et nous expliquer à votre cousin et à moi la scène de ce matin, sans quoi votre tuteur verra à prendre des mesures rigoureuses.

La vieille fille, dévorée de jalousie et de curiosité, procédait par intimidation. Pierrette fit comme les gens qui souffrent au delà de leurs forces, elle garda le silence. Ce silence est, pour tous les êtres attaqués, le seul moyen de triompher: il lasse les charges cosaques des envieux, les sauvages escarmouches des ennemis; il donne une victoire écrasante et complète. Quoi de plus complet que le silence? Il est absolu, n'est-ce pas une des manières d'être de l'infini? Sylvie examina Pierrette à la dérobée. L'enfant rougissait, mais sa rougeur, au lieu d'être générale, se divisait par plaques inégales aux pommettes, par taches ardentes, et d'un ton significatif. En voyant ces symptômes de maladie, une mère eût aussitôt changé de ton, elle aurait pris cette enfant sur ses genoux, elle l'eût questionnée, elle aurait déjà depuis long-temps admiré mille preuves de la complète, de la sublime innocence de Pierrette, elle aurait deviné sa maladie et compris que les humeurs et le sang détournés de leur voie se jetaient sur les poumons après avoir troublé les fonctions digestives. Ces taches éloquentes lui eussent appris l'imminence d'un danger mortel. Mais une vieille fille chez qui les sentiments que nourrit la famille n'avaient jamais été réveillés, à qui les besoins de l'enfance, les précautions voulues par l'adolescence étaient inconnus, ne pouvait avoir aucune des indulgences et des compatissances inspirées par les mille événements de la vie ménagère conjugale. Les souffrances de la misère, au lieu de lui attendrir le cœur, y avaient fait des calus.

– Elle rougit, elle est en faute! se dit Sylvie. Le silence de Pierrette fut donc interprété dans le plus mauvais sens.

– Pierrette, dit-elle, avant que votre cousin descende, nous allons causer. Venez, dit-elle d'un ton plus doux. Fermez la porte de la rue. Si quelqu'un vient, on sonnera, nous entendrons bien.

Malgré le brouillard humide qui s'élevait au-dessus de la rivière, Sylvie emmena Pierrette par l'allée sablée qui serpentait à travers les gazons jusqu'au bord de la terrasse en rochers rocaillés, quai pittoresque, meublé d'iris et de plantes d'eau. La vieille cousine changea de système; elle voulut essayer de prendre Pierrette par la douceur. L'hyène allait se faire chatte.

– Pierrette, lui dit-elle, vous n'êtes plus un enfant, vous allez bientôt mettre le pied dans votre quinzième année, et il n'y aurait rien d'étonnant à ce que vous eussiez un amant.

– Mais, ma cousine, dit Pierrette en levant les yeux avec une douceur angélique vers le visage aigre et froid de sa cousine qui avait pris son air de vendeuse, qu'est-ce qu'un amant?

Il fut impossible à Sylvie de définir avec justesse et décence un amant à la pupille de son frère. Au lieu de voir dans cette question l'effet d'une adorable innocence, elle y vit de la fausseté.

– Un amant, Pierrette, est un homme qui nous aime et qui veut nous épouser.

– Ah! dit Pierrette. Quand on est d'accord en Bretagne, nous appelons alors ce jeune homme un prétendu!

– Hé! bien, songez qu'en avouant vos sentiments pour un homme, il n'y a pas le moindre mal, ma petite. Le mal est dans le secret. Avez-vous plu par hasard à quelques-uns des hommes qui viennent ici?

– Je ne le crois pas.

– Vous n'en aimez aucun?

– Aucun!

– Bien sûr?

– Bien sûr.

– Regardez-moi, Pierrette?

Pierrette regarda sa cousine.

– Un homme vous a cependant appelée sur la place ce matin?

Pierrette baissa les yeux.

– Vous êtes allée à votre fenêtre, vous l'avez ouverte et vous avez parlé!

– Non, ma cousine, j'ai voulu savoir quel temps il faisait, et j'ai vu sur la place un paysan.

– Pierrette, depuis votre première communion, vous avez beaucoup gagné, vous êtes obéissante et pieuse, vous aimez vos parents et Dieu; je suis contente de vous, je ne vous le disais point pour ne pas enfler votre orgueil…

Cette horrible fille prenait l'abattement, la soumission, le silence de la misère pour des vertus! Une des plus douces choses qui puissent consoler les Souffrants, les Martyrs, les Artistes au fort de la Passion divine que leur imposent l'Envie et la Haine, est de trouver l'éloge là où ils ont toujours trouvé la censure et la mauvaise foi. Pierrette leva donc sur sa cousine des yeux attendris et se sentit près de lui pardonner toutes les douleurs qu'elle lui avait faites.

– Mais si tout cela n'est qu'hypocrisie, si je dois voir en vous un serpent que j'aurai réchauffé dans mon sein, vous seriez une infâme, une horrible créature!

– Je ne crois pas avoir de reproches à me faire, dit Pierrette en éprouvant une horrible contraction au cœur par le passage subit de cette louange inespérée au terrible accent de l'hyène.

– Vous savez qu'un mensonge est un péché mortel?

– Oui, ma cousine.

– Hé! bien, vous êtes devant Dieu! dit la vieille fille en lui montrant par un geste solennel les jardins et le ciel, jurez-moi que vous ne connaissiez pas ce paysan.

– Je ne jurerai pas, dit Pierrette.

– Ah! ce n'était pas un paysan, petite vipère!

 

Pierrette se sauva comme une biche effrayée à travers le jardin, épouvantée de cette question morale. Sa cousine l'appela d'une voix terrible.

– On sonne, répondit-elle.

– Ah! quelle petite sournoise, se dit Sylvie, elle a l'esprit retors, et maintenant je suis sûre que cette petite couleuvre entortille le colonel. Elle nous a entendus dire qu'il était baron. Être baronne! petite sotte! Oh! je me débarrasserai d'elle en la mettant en apprentissage, et tôt.

Sylvie resta si bien perdue dans ses pensées, qu'elle ne vit pas son frère descendant l'allée et regardant les désastres produits par la gelée sur ses dahlias.

– Eh! bien, Sylvie, à quoi penses-tu donc là? j'ai cru que tu regardais des poissons! quelquefois il y en a qui sautent hors de l'eau.

– Non, dit-elle.

– Eh! bien, comment as-tu dormi? Et il se mit à lui raconter ses rêves de la nuit. Ne me trouves-tu pas le teint mâchuré? Autre mot du vocabulaire Rogron.

Depuis que Rogron aimait, ne profanons pas ce mot, désirait mademoiselle de Chargebœuf, il s'inquiétait beaucoup de son air et de lui-même. Pierrette descendit en ce moment le perron, et annonça de loin que le déjeuner était prêt. En voyant sa cousine, le teint de Sylvie se plaqua de vert et jaunit: toute sa bile se mit en mouvement. Elle regarda le corridor, et trouva que Pierrette aurait dû l'avoir frotté.

– Je frotterai si vous le voulez, répondit cet ange en ignorant le danger auquel ce travail expose une jeune fille.

La salle à manger était irréprochablement arrangée. Sylvie s'assit et affecta pendant tout le déjeuner d'avoir besoin de choses auxquelles elle n'aurait pas songé dans un état calme, et qu'elle demanda pour faire lever Pierrette, en saisissant le moment où la pauvre petite se remettait à manger. Mais une tracasserie ne suffisait pas, elle cherchait un sujet de reproche, et elle se colérait intérieurement de n'en pas trouver. S'il y avait eu des œufs frais, elle aurait eu certes à se plaindre de la cuisson du sien. Elle répondait à peine aux sottes questions de son frère, et cependant elle ne regardait que lui. Ses yeux évitaient Pierrette. Pierrette était éminemment sensible à ce manége. Pierrette apporta le café de sa cousine comme celui de son cousin, dans un grand gobelet d'argent où elle faisait chauffer le lait mélangé de crème au bain-marie. Le frère et la sœur y mêlaient eux-mêmes le café noir fait par Sylvie, en doses convenables. Quand elle eut minutieusement préparé sa jouissance, elle aperçut une légère poussière de café; elle la saisit avec affectation dans le tourbillon jaune, la regarda, se pencha pour la mieux voir. L'orage éclata.

– Qu'est-ce que tu as? dit Rogron.

– J'ai… que mademoiselle a mis de la cendre dans mon café. Comme c'est agréable de prendre du café à la cendre!.. Hé! ce n'est pas étonnant: on ne fait jamais bien deux choses à la fois. Elle pensait bien au café! Un merle aurait pu voler par sa cuisine, elle n'y aurait pas pris garde ce matin! comment aurait-elle pu voir voler la cendre? Et puis le café de sa cousine! Ah! cela lui est bien égal.

Elle parla sur ce ton pendant qu'elle mettait sur le bord de l'assiette la poudre de café passée à travers le filtre, et quelques grains de sucre qui ne fondaient pas.

– Mais, ma cousine, c'est du café, dit Pierrette.

– Ah! c'est moi qui mens? s'écria Sylvie en regardant Pierrette et la foudroyant par une effroyable lueur que son œil dégageait en colère.

Ces organisations que la passion n'a point ravagées ont à leur service une grande abondance de fluide vital. Ce phénomène de l'excessive clarté de l'œil dans les moments de colère s'était d'autant mieux établi chez mademoiselle Rogron, que jadis, dans sa boutique, elle avait eu lieu d'user de la puissance de son regard, en ouvrant démesurément ses yeux, toujours pour imprimer une terreur salutaire à ses inférieurs.

– Je vous conseille de me donner des démentis, reprit-elle, vous qui mériteriez de sortir de table et d'aller manger seule à la cuisine.

– Qu'avez-vous donc toutes deux? s'écria Rogron, vous êtes comme des crins, ce matin.

– Mademoiselle sait ce que j'ai contre elle. Je lui laisse le temps de prendre une décision avant de t'en parler, car j'aurai pour elle plus de bontés qu'elle n'en mérite!

Pierrette regardait sur la place, à travers les vitres, afin d'éviter de voir les yeux de sa cousine qui l'effrayaient.

– Elle n'a pas plus l'air de m'écouter que si je parlais à ce sucrier! Elle a cependant l'oreille fine, elle cause du haut d'une maison et répond à quelqu'un qui se trouve en bas… Elle est d'une perversité, ta pupille! d'une perversité sans nom, et tu ne dois t'attendre à rien de bon d'elle, entends-tu, Rogron?

– Qu'a-t-elle fait de si grave? demanda le frère à la sœur.

– A son âge! c'est commencer de bonne heure, s'écria la vieille fille enragée.

Pierrette se leva pour desservir afin d'avoir une contenance, elle ne savait comment se tenir. Quoique ce langage ne fût pas nouveau pour elle, elle n'avait jamais pu s'y habituer. La colère de sa cousine lui faisait croire à quelque crime. Elle se demanda quelle serait sa fureur si elle savait l'escapade de Brigaut. Peut-être lui ôterait-on Brigaut. Elle eut à la fois les mille pensées de l'esclave, si rapides, si profondes, et résolut d'opposer un silence absolu sur un fait où sa conscience ne lui signalait rien de mauvais. Elle eut à entendre des paroles si dures, si âpres, des suppositions si blessantes, qu'en entrant dans la cuisine elle fut prise d'une contraction à l'estomac et d'un vomissement affreux. Elle n'osa se plaindre, elle n'était pas sûre d'obtenir des soins. Elle revint pâle, blême, dit qu'elle ne se trouvait pas bien, et monta se coucher en se tenant de marche en marche à la rampe, et croyant l'heure de sa mort arrivée. – Pauvre Brigaut! se disait-elle.

– Elle est malade! dit Rogron.

– Elle, malade! Mais c'est des giries! répondit à haute voix Sylvie et de manière à être entendue. Elle n'était pas malade ce matin, va!

Ce dernier coup atterra Pierrette, qui se coucha dans ses larmes en demandant à Dieu de la retirer de ce monde.

Depuis environ un mois, Rogron n'avait plus à porter le Constitutionnel chez Gouraud; le colonel venait obséquieusement chercher le journal, faire la conversation, et emmenait Rogron quand le temps était beau. Sûre de voir le colonel et de pouvoir le questionner, Sylvie s'habilla coquettement. La vieille fille croyait être coquette en mettant une robe verte et un petit châle de cachemire jaune à bordure rouge, un chapeau blanc à maigres plumes grises. Vers l'heure où le colonel devait arriver, Sylvie stationna dans le salon avec son frère, qu'elle avait contraint à rester en pantoufles et en robe de chambre.

– Il fait beau, colonel! dit Rogron en entendant le pas pesant de Gouraud; mais je ne suis pas habillé, ma sœur voulait peut-être sortir, elle m'a fait garder la maison, attendez-moi.

Rogron laissa Sylvie seule avec le colonel.

– Où voulez-vous donc aller? vous voilà mise comme une divinité, demanda Gouraud qui remarquait un certain air solennel sur l'ample visage grêlé de la vieille fille.

– Je voulais sortir; mais comme la petite n'est pas bien, je reste.

– Qu'a-t-elle donc?

– Je ne sais, elle a demandé à se coucher.

La prudence pour ne pas dire la méfiance de Gouraud était incessamment éveillée par les résultats de son alliance avec Vinet. Évidemment la plus belle part était celle de l'avocat. L'avocat rédigeait le journal, il y régnait en maître, il en appliquait les revenus à sa rédaction; tandis que le colonel, éditeur responsable, y gagnait peu de chose. Vinet et Cournant avaient rendu d'énormes services aux Rogron, le colonel en retraite ne pouvait rien pour eux. Qui serait député? Vinet. Qui était le grand électeur? Vinet. Qui consultait-on? Vinet! Enfin il connaissait pour le moins aussi bien que Vinet l'étendue et la profondeur de la passion allumée chez Rogron par la belle Bathilde de Chargebœuf. Cette passion devenait insensée, comme toutes les dernières passions des hommes. La voix de Bathilde faisait tressaillir le célibataire. Absorbé par ses désirs, Rogron les cachait, il n'osait espérer une pareille alliance. Pour sonder le mercier, le colonel s'était avisé de lui dire qu'il allait demander la main de Bathilde; Rogron avait pâli de se voir un rival si redoutable, il était devenu froid pour Gouraud et presque haineux. Ainsi Vinet régnait de toute manière au logis, tandis que lui, colonel, ne s'y rattachait que par les liens hypothétiques d'une affection menteuse de sa part, et qui chez Sylvie ne s'était pas encore déclarée. Quand l'avocat lui avait révélé la manœuvre du prêtre en lui conseillant de rompre avec Sylvie et de se retourner vers Pierrette, Vinet avait flatté le penchant de Gouraud; mais en analysant le sens intime de cette ouverture, en examinant bien le terrain autour de lui, le colonel crut apercevoir chez son allié l'espoir de le brouiller avec Sylvie et de profiter de la peur de la vieille fille pour faire tomber toute la fortune des Rogron dans les mains de mademoiselle de Chargebœuf. Aussi quand Rogron l'eut laissé seul avec Sylvie, la perspicacité du colonel s'empara-t-elle des légers indices qui trahissaient une pensée inquiète chez Sylvie. Il aperçut en elle le plan formé de se trouver sous les armes et pendant un moment seule avec lui. Le colonel, qui déjà soupçonnait véhémentement Vinet de lui jouer quelque mauvais tour, attribua cette conférence à quelque secrète insinuation de ce singe judiciaire; il se mit en garde comme quand il faisait une reconnaissance en pays ennemi, tenant l'œil sur la campagne, attentif au moindre bruit, l'esprit tendu, la main sur ses armes. Le colonel avait le défaut de ne jamais croire un seul mot de ce que disaient les femmes; et quand la vieille fille mit Pierrette sur le tapis et la lui dit couchée à midi, le colonel pensa que Sylvie l'avait simplement mise en pénitence dans sa chambre et par jalousie.

– Elle devient très-gentille, cette petite, dit-il d'un air dégagé.

– Elle sera jolie, répondit mademoiselle Rogron.

– Vous devriez maintenant l'envoyer à Paris dans un magasin, ajouta le colonel. Elle y ferait fortune. On veut de très-jolies filles aujourd'hui chez les modistes.

– Est-ce bien là votre avis? demanda Sylvie d'une voix troublée.

– Bon! j'y suis, pensa le colonel. Vinet aura conseillé de nous marier un jour, Pierrette et moi, pour me perdre dans l'esprit de cette vieille sorcière. – Mais, dit-il à haute voix, qu'en voulez-vous faire? Ne voyez-vous pas une fille d'une incomparable beauté, Bathilde de Chargebœuf, une fille noble, bien apparentée, réduite à coiffer sainte Catherine: personne n'en veut. Pierrette n'a rien, elle ne se marierait jamais. Croyez-vous que la jeunesse et la beauté puissent être quelque chose pour moi, par exemple; moi qui, capitaine de cavalerie dans la Garde Impériale, dès que l'Empereur a eu sa Garde, ai mis mes bottes dans toutes les capitales et connu les plus jolies femmes de ces mêmes capitales? La jeunesse et la beauté, c'est diablement commun et sot!.. ne m'en parlez plus. A quarante-huit ans, dit-il en se vieillissant, quand on a subi la déroute de Moscou, quand on a fait la terrible campagne de France, on a les reins un peu cassés, je suis un vieux bonhomme. Une femme comme vous me soignerait, me dorloterait; et sa fortune, jointe à mes pauvres mille écus de pension, me donnerait pour mes vieux jours un bien-être convenable, et je la préférerais mille fois à une mijaurée qui me causerait bien des désagréments, qui aurait trente ans et des passions quand j'aurais soixante ans et des rhumatismes. A mon âge, on calcule. Tenez, entre nous soit dit, je ne voudrais pas avoir d'enfant si je me mariais.

Le visage de Sylvie avait été clair pour le colonel pendant cette tirade, et son exclamation acheva de convaincre le colonel de la perfidie de Vinet.

– Ainsi, dit-elle, vous n'aimez pas Pierrette?

– Ah çà! êtes-vous folle, ma chère Sylvie? s'écria le colonel. Est-ce quand on n'a plus de dents qu'on essaie de casser des noisettes? Dieu merci, je suis dans mon bon sens et je me connais.

Sylvie ne voulut pas se mettre alors en jeu, elle se crut très-fine en faisant parler son frère.

– Mon frère, dit-elle, avait eu l'idée de vous marier.

– Mais votre frère ne saurait avoir une idée si incongrue. Il y a quelques jours, pour savoir son secret, je lui ai dit que j'aimais Bathilde, il est devenu blanc comme votre collerette.

– Il aime Bathilde, dit Sylvie.

– Comme un fou! Et certes Bathilde n'en veut qu'à son argent (Attrape, Vinet! pensa le colonel). Comment alors aurait-il parlé de Pierrette? Non, Sylvie, dit-il en lui prenant la main et la lui serrant d'une certaine façon, puisque vous m'avez mis sur ce chapitre… Il se rapprocha de Sylvie. Eh! bien… (il lui baisa la main, il était colonel de cavalerie, il avait donné des preuves de courage), sachez-le, je ne veux pas avoir d'autre femme que vous. Quoique ce mariage ait l'air d'être un mariage de convenance, de mon côté, je me sens de l'affection pour vous.

 

– Mais c'est moi qui voulais vous marier à Pierrette. Et si je lui donnais ma fortune… Hein! colonel?

– Mais je ne veux pas être malheureux dans mon intérieur, et dans dix ans y voir un jeune freluquet, comme Julliard, tournant autour de ma femme, et lui adressant des vers dans le journal. Je suis un peu trop homme sur ce point! Je ne ferai jamais un mariage disproportionné sous le rapport de l'âge.

– Eh! bien, colonel, nous causerons de tout cela sérieusement, dit Sylvie en lui jetant un regard qu'elle crut plein d'amour et qui ressemblait assez à celui d'une ogresse. Ses lèvres froides et d'un violet cru se tirèrent sur ses dents jaunes, et elle croyait sourire.

– Me voilà, dit Rogron en emmenant le colonel qui salua courtoisement la vieille fille.

Gouraud résolut de presser son mariage avec Sylvie et de devenir ainsi maître au logis, en se promettant de se débarrasser, par l'influence qu'il acquerrait sur Sylvie pendant la lune de miel, de Bathilde et de Céleste Habert. Aussi pendant cette promenade dit-il à Rogron qu'il s'était amusé de lui l'autre jour: il n'avait aucune prétention sur le cœur de Bathilde, il n'était pas assez riche pour épouser une femme sans dot; puis il lui confia son projet, il avait choisi sa sœur depuis longtemps, à cause de ses bonnes qualités, il aspirait enfin à l'honneur de devenir son beau-frère.

– Ah! colonel! ah! baron! s'il ne faut que mon consentement, ce sera fait dans les délais voulus par la loi, s'écria Rogron heureux de se voir débarrassé de ce terrible rival.

Sylvie passa toute sa matinée dans son appartement à examiner s'il y avait place pour un ménage. Elle résolut de bâtir pour son frère un second étage, et de faire arranger convenablement le premier pour elle et son mari; mais elle se promit aussi, selon la fantaisie de toute vieille fille, de soumettre le colonel à quelques épreuves pour juger de son cœur et de ses mœurs, avant de se décider. Elle conservait des doutes et voulait être sûre que Pierrette n'avait aucune accointance avec le colonel.

Pierrette descendit à l'heure du dîner pour mettre le couvert. Sylvie avait été obligée de faire la cuisine, et avait taché sa robe en s'écriant – : Maudite Pierrette! Il était évident que si Pierrette avait préparé le dîner, Sylvie n'eût pas attrapé cette tache de graisse sur sa robe de soie.

– Vous voilà, la belle picheline? Vous êtes comme le chien du maréchal que le bruit des casseroles réveille et qui dort sous la forge! Ah! vous voulez qu'on vous croie malade, petite menteuse!

Cette idée: Vous ne m'avez pas avoué la vérité sur ce qui s'est passé ce matin sur la place, donc vous mentez dans tout ce que vous dites, fut comme un marteau avec lequel Sylvie allait frapper sans relâche sur le cœur et sur la tête de Pierrette.

Au grand étonnement de Pierrette, Sylvie l'envoya s'habiller pour la soirée, après le dîner. L'imagination la plus alerte est encore au-dessous de l'activité que donne le soupçon à l'esprit d'une vieille fille. Dans ce cas, la vieille fille l'emporte sur les politiques, les avoués et les notaires, sur les escompteurs et les avares. Sylvie se promit de consulter Vinet, après avoir tout examiné autour d'elle. Elle voulut avoir Pierrette auprès d'elle afin de savoir par la contenance de la petite si le colonel avait dit vrai. Mesdames de Chargebœuf vinrent les premières. D'après le conseil de son cousin Vinet, Bathilde avait redoublé d'élégance. Elle était vêtue d'une délicieuse robe bleue en velours de coton, toujours le fichu clair, des grappes de raisins en grenat et or aux oreilles, les cheveux en ringlet, la jeannette astucieuse, de petits souliers en satin noir, des bas de soie gris, et des gants de Suède; puis des airs de reine et des coquetteries de jeune fille à prendre tous les Rogron de la rivière. La mère, calme et digne, conservait comme sa fille une certaine impertinence aristocratique avec laquelle ces deux femmes sauvaient tout et où perçait l'esprit de leur caste. Bathilde était douée d'un esprit supérieur que Vinet seul avait su deviner après deux mois de séjour des dames de Chargebœuf chez lui. Quand il eut mesuré la profondeur de cette fille froissée par l'inutilité de sa jeunesse et de sa beauté, éclairée par le mépris que lui inspiraient les hommes d'une époque où l'argent était leur seule idole, Vinet surpris s'écria: – Si c'était vous que j'eusse épousée, Bathilde, je serais aujourd'hui en passe d'être Garde des Sceaux. Je me serais appelé Vinet de Chargebœuf, et je siégerais à droite!

Bathilde ne portait dans son désir de mariage aucune idée vulgaire, elle ne se mariait pas pour être mère, elle ne se mariait pas pour avoir un mari, elle se mariait pour être libre, pour avoir un éditeur responsable, pour s'appeler madame et pouvoir agir comme agissent les hommes. Rogron était un nom pour elle, elle comptait faire quelque chose de cet imbécile, un Député votant dont elle serait l'âme; elle avait à se venger de sa famille qui ne s'était point occupée d'une fille pauvre. Vinet avait beaucoup étendu, fortifié ses idées en les admirant et les approuvant.

– Chère cousine, lui disait-il en lui expliquant quelle influence avaient les femmes et lui montrant la sphère d'action qui leur était propre, croyez-vous que Tiphaine, un homme de la dernière médiocrité, arrive par lui-même au Tribunal de Première Instance à Paris! Mais c'est madame Tiphaine qui l'a fait nommer Député, c'est elle qui le pousse à Paris. Sa mère, madame Roguin, est une fine commère qui fait ce qu'elle veut du fameux banquier du Tillet, l'un des compères de Nucingen, tous deux liés avec les Keller, et ces trois maisons rendent des services ou au gouvernement ou à ses hommes les plus dévoués, les bureaux sont au mieux avec ces loups-cerviers de la Banque, et ces gens-là connaissent tout Paris. Il n'y a pas de raison pour que Tiphaine n'arrive pas à être Président de quelque Cour Royale. Épousez Rogron, nous en ferons un Député de Provins quand j'aurai conquis pour moi un autre collége de Seine-et-Marne. Vous aurez alors une Recette Générale, une de ces places où Rogron n'aura qu'à signer. Nous serons de l'Opposition si elle triomphe, mais si les Bourbons restent, ah! comme nous inclinerons tout doucement vers le Centre! D'ailleurs, Rogron ne vivra pas éternellement, et vous épouserez un homme titré plus tard. Enfin, soyez dans une belle position, et les Chargebœuf nous serviront. Votre misère comme la mienne vous aura donné sans doute la mesure de ce que valent les hommes: il faut se servir d'eux comme on se sert des chevaux de poste. Un homme ou une femme nous amène de telle à telle étape.

Vinet avait fait de Bathilde une petite Catherine de Médicis. Il laissait sa femme au logis heureuse avec ses deux enfants, et il accompagnait toujours mesdames de Chargebœuf chez les Rogron. Il arriva dans toute sa gloire de tribun champenois. Il avait alors de jolies besicles à branches d'or, un gilet de soie, une cravate blanche, un pantalon noir, des bottes fines et un habit noir fait à Paris, une montre d'or, une chaîne. Au lieu de l'ancien Vinet pâle et maigre, hargneux et sombre, il montrait dans le Vinet actuel une tenue d'homme politique; il marchait, sûr de sa fortune, avec la sécurité particulière à l'homme du Palais qui connaît les cavernes du Droit. Sa petite tête rusée était si bien peignée, son menton bien rasé lui donnait un air si mignard quoique froid, qu'il paraissait agréable dans le genre de Robespierre. Certes, il pouvait être un délicieux Procureur-Général à l'éloquence élastique, dangereuse et meurtrière, ou un orateur d'une finesse à la Benjamin Constant. L'aigreur et la haine qui l'animaient naguère avaient tourné en une douceur perfide. Le poison s'était changé en médecine.