Tasuta

La Comédie humaine, Volume 5

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

La pauvre petite pâlit: elle était trop bien élevée, elle avait une trop sainte délicatesse pour aller écouter ce qui se disait entre Dionis et son oncle; mais, après une petite délibération intime, elle crut pouvoir se montrer, en pensant que, si elle était de trop, son parrain le lui ferait sentir. Le pavillon chinois où se trouvait le cabinet du docteur avait les persiennes de sa porte-fenêtre ouvertes. Ursule inventa d'aller tout y fermer elle-même. Elle s'excusa de laisser seul au salon le juge de paix, qui lui dit en souriant: – Faites! faites! Ursule arriva sur les marches du perron par où l'on descendait du pavillon chinois au jardin, et y resta pendant quelques minutes, manœuvrant les persiennes avec lenteur et regardant le coucher du soleil. Elle entendit alors cette réponse faite par le docteur qui venait vers le pavillon chinois.

– Mes héritiers seraient enchantés de me voir des biens-fonds, des hypothèques; ils s'imaginent que ma fortune serait beaucoup plus en sûreté: je devine tout ce qu'ils se disent, et peut-être venez-vous de leur part? Apprenez, mon cher monsieur, que mes dispositions sont irrévocables. Mes héritiers auront le capital de la fortune que j'ai apportée ici, qu'ils se tiennent pour avertis et me laissent tranquille. Si l'un d'eux dérangeait quelque chose à ce que je crois devoir faire pour cet enfant (il désigna sa filleule), je reviendrais de l'autre monde pour les tourmenter! Ainsi, monsieur Savinien de Portenduère peut bien rester en prison, si l'on compte sur moi pour l'en tirer, ajouta le docteur. Je ne vendrai point mes rentes.

En entendant ce dernier fragment de phrase, Ursule éprouva la première et la seule douleur qui l'eût atteinte, elle appuya son front à la persienne en s'y attachant pour se soutenir.

– Mon dieu! qu'a-t-elle? s'écria le vieux médecin, elle est sans couleur. Une pareille émotion après dîner peut la tuer. Il étendit le bras pour prendre Ursule qui tombait presque évanouie. – Adieu, monsieur, laissez-moi, dit-il au notaire.

Il transporta sa filleule sur une immense bergère du temps de Louis XV, qui se trouvait dans son cabinet, saisit un flacon d'éther au milieu de sa pharmacie et le lui fit respirer.

– Remplacez-moi, mon ami, dit-il à Bongrand effrayé, je veux rester seul avec elle.

Le juge de paix reconduisit le notaire jusqu'à la grille en lui demandant, sans y mettre aucun empressement: – Qu'est-il donc arrivé à Ursule?

– Je ne sais pas, répondit monsieur Dionis. Elle était sur les marches à nous écouter; et quand son oncle m'a refusé de prêter la somme nécessaire au jeune Portenduère, qui est en prison pour dettes, car il n'a pas eu, comme monsieur du Rouvre, un monsieur Bongrand pour le défendre, elle a pâli, chancelé… L'aimerait-elle? Y aurait-il entre eux…

– A quinze ans? répliqua Bongrand en interrompant Dionis.

– Elle est née en février 1814, elle aura seize ans dans quatre mois.

– Elle n'a jamais vu le voisin, répondit le juge de paix. Non, c'est une crise.

– Une crise de cœur, répliqua le notaire.

Le notaire était assez enchanté de cette découverte, qui devait empêcher le redoutable mariage in extremis par lequel le docteur pouvait frustrer ses héritiers; tandis que Bongrand voyait ses châteaux en Espagne démolis: depuis long-temps il pensait à marier son fils avec Ursule.

– Si la pauvre enfant aimait ce garçon, ce serait un malheur pour elle: madame de Portenduère est Bretonne et entichée de noblesse, répondit le juge de paix après une pause.

– Heureusement… pour l'honneur des Portenduère, répliqua le notaire qui faillit se laisser deviner.

Rendons au brave et honnête juge de paix la justice de dire, qu'en venant de la grille au salon, il abandonna, non sans douleur pour son fils, l'espérance qu'il avait caressée de pouvoir un jour nommer Ursule sa fille. Il comptait donner six mille livres de rentes à son fils le jour où il serait nommé substitut; et si le docteur eût voulu doter Ursule de cent mille francs, ces deux jeunes gens devaient être la perle des ménages; son Eugène était un loyal et charmant garçon. Peut-être avait-il un peu trop vanté cet Eugène, et la défiance du vieux Minoret venait-elle de là.

– Je me rabattrai sur la fille du maire, pensa Bongrand. Mais Ursule sans dot vaut mieux que mademoiselle Levrault-Crémière avec son million. Maintenant il faut manœuvrer pour faire épouser à Ursule ce petit Portenduère, si toutefois elle l'aime.

Après avoir fermé la porte du côté de la bibliothèque et celle du jardin, le docteur avait amené sa pupille à la fenêtre qui donnait sur le bord de l'eau.

– Qu'as-tu, cruelle enfant? lui dit-il. Ta vie est ma vie. Sans ton sourire, que deviendrais-je?

– Savinien en prison, répondit-elle.

Après ces mots, un torrent de larmes sortit de ses yeux, et les sanglots vinrent.

– Elle est sauvée, pensa le vieillard qui lui tâtait le pouls avec une anxiété de père. Hélas! elle a toute la sensibilité de ma pauvre femme, se dit-il en allant prendre un stéthoscope qu'il mit sur le cœur d'Ursule en y appliquant son oreille. Allons, tout va bien! se dit-il. – Je ne savais pas, mon cœur, que tu l'aimasses autant déjà, reprit-il en la regardant. Mais pense avec moi comme avec toi-même, et raconte-moi tout ce qui s'est passé entre vous deux.

– Je ne l'aime pas, mon parrain, nous ne nous sommes jamais rien dit, répondit-elle en sanglotant. Mais apprendre que ce pauvre jeune homme est en prison et savoir que vous refusez durement de l'en tirer, vous si bon!

– Ursule, mon bon petit ange, si tu ne l'aimes pas, pourquoi fais-tu devant le jour de saint Savinien un point rouge comme devant le jour de saint Denis? Allons raconte-moi les moindres événements de cette affaire de cœur.

Ursule rougit, retint quelques larmes, et il se fit entre elle et son oncle un moment de silence.

– As-tu peur de ton père, de ton ami, de ta mère, de ton médecin, de ton parrain, dont le cœur a été depuis quelques jours rendu plus tendre encore qu'il ne l'était.

– Eh! bien, cher parrain, reprit-elle, je vais vous ouvrir mon âme. Au mois de mai, monsieur Savinien est venu voir sa mère. Jusqu'à ce voyage, je n'avais jamais fait la moindre attention à lui. Quand il est parti pour demeurer à Paris, j'étais une enfant, et ne voyais, je vous le jure, aucune différence entre un jeune homme et vous autres, si ce n'est que je vous aimais sans imaginer jamais pouvoir aimer mieux qui que ce soit. Monsieur Savinien est arrivé par la malle la veille du jour de la fête de sa mère sans que nous le sussions. A sept heures du matin, après avoir dit mes prières, en ouvrant la fenêtre pour donner de l'air à ma chambre, je vois les fenêtres de la chambre de monsieur Savinien ouvertes, et monsieur Savinien en robe de chambre, occupé à se faire la barbe, et mettant à ses mouvements une grâce… enfin je l'ai trouvé gentil. Il a peigné ses moustaches noires, sa virgule sous le menton, et j'ai vu son cou blanc, rond… Faut-il vous dire tout?.. je me suis aperçue que ce cou si frais, ce visage et ces beaux cheveux noirs étaient bien différents des vôtres, quand je vous regardais vous faisant la barbe. Il m'a monté, je ne sais d'où, comme une vapeur par vagues au cœur, dans le gosier, à la tête, et si violemment que je me suis assise. Je ne pouvais me tenir debout, je tremblais. Mais j'avais tant envie de le revoir, que je me suis mise sur la pointe des pieds; il m'a vue alors, et m'a, pour plaisanter, envoyé du bout des doigts un baiser, et…

– Et?..

– Et, reprit-elle, je me suis cachée, aussi honteuse qu'heureuse, sans m'expliquer pourquoi j'avais honte de ce bonheur. Ce mouvement qui m'éblouissait l'âme en y amenant je ne sais quelle puissance, s'est renouvelé toutes les fois qu'en moi-même je revoyais cette jeune figure. Enfin je me plaisais à retrouver cette émotion quelque violente qu'elle fût. En allant à la messe, une force invincible m'a poussée à regarder monsieur Savinien donnant le bras à sa mère: sa démarche, ses vêtements, tout jusqu'au bruit de ses bottes sur le pavé me paraissait joli. La moindre chose de lui, sa main si finement gantée, exerçait sur moi comme un charme. Cependant j'ai eu la force de ne pas penser à lui pendant la messe. A la sortie, je suis restée dans l'église de manière à laisser partir madame de Portenduère la première et à marcher ainsi après lui. Je ne saurais vous exprimer combien ces petits arrangements m'intéressaient. En rentrant, quand je me suis retournée pour fermer la grille…

– Et la Bougival?.. dit le docteur.

– Oh! je l'avais laissée aller à sa cuisine, dit naïvement Ursule. J'ai donc pu voir naturellement monsieur Savinien planté sur ses jambes et me contemplant. Oh! parrain, je me suis sentie si fière en croyant remarquer dans ses yeux une sorte de surprise et d'admiration, que je ne sais pas ce que j'aurais fait pour lui fournir l'occasion de me regarder. Il m'a semblé que je ne devais plus désormais m'occuper que de lui plaire. Son regard est maintenant la plus douce récompense de mes bonnes actions. Depuis ce moment, je songe à lui sans cesse et malgré moi. Monsieur Savinien est reparti le soir, je ne l'ai plus revu, la rue des Bourgeois m'a paru vide, et il a comme emporté mon cœur avec lui sans le savoir.

– Voilà tout? dit le docteur.

– Tout, mon parrain, dit-elle avec un soupir où le regret de ne pas avoir à en dire davantage était étouffé sous la douleur du moment.

– Ma chère petite, dit le docteur en asseyant Ursule sur ses genoux, tu vas attraper tes seize ans bientôt, et ta vie de femme va commencer. Tu es entre ton enfance bénie qui cesse, et les agitations de l'amour qui te feront une existence orageuse, car tu as le système nerveux d'une exquise sensibilité. Ce qui t'arrive, c'est l'amour, ma fille, dit le vieillard avec une expression de profonde tristesse, c'est l'amour dans sa sainte naïveté, l'amour comme il doit être: involontaire, rapide, venu comme un voleur qui prend tout… oui, tout! Et je m'y attendais. J'ai bien observé les femmes, et sais que, si chez la plupart l'amour ne s'empare d'elles qu'après bien des témoignages, des miracles d'affection, si celles-là ne rompent leur silence et ne cèdent que vaincues; il en est d'autres qui, sous l'empire d'une sympathie explicable aujourd'hui par les fluides magnétiques, sont envahies en un instant. Je puis te le dire aujourd'hui: aussitôt que j'ai vu la charmante femme qui portait ton nom, j'ai senti que je l'aimerais uniquement et fidèlement sans savoir si nos caractères, si nos personnes se conviendraient. Y a-t-il en amour une seconde vue? Quelle réponse faire, après avoir vu tant d'unions célébrées sous les auspices d'un si céleste contrat, plus tard brisées, engendrant des haines presque éternelles, des répulsions absolues? Les sens peuvent, pour ainsi dire, s'appréhender et les idées être en désaccord: et peut-être certaines personnes vivent-elles plus par les idées que par le corps? Au contraire, souvent les caractères s'accordent et les personnes se déplaisent. Ces deux phénomènes si différents, qui rendraient raison de bien des malheurs, démontrent la sagesse des lois qui laissent aux parents la haute main sur le mariage de leurs enfants; car une jeune fille est souvent la dupe de l'une de ces deux hallucinations. Aussi ne te blâmé-je pas. Les sensations que tu éprouves, ce mouvement de ta sensibilité qui se précipite de son centre encore inconnu sur ton cœur et sur ton intelligence, ce bonheur avec lequel tu penses à Savinien, tout est naturel. Mais, mon enfant adorée, comme te l'a dit notre bon abbé Chaperon, la Société demande le sacrifice de beaucoup de penchants naturels. Autres sont les destinées de l'homme, autres sont celles de la femme. J'ai pu choisir Ursule Mirouët pour femme, et venir à elle en lui disant combien je l'aimais; tandis qu'une jeune fille ment à ses vertus en sollicitant l'amour de celui qu'elle aime: la femme n'a pas comme nous la faculté de poursuivre au grand jour l'accomplissement de ses vœux. Aussi la pudeur est-elle chez vous, et surtout chez toi, la barrière infranchissable qui garde les secrets de votre cœur. Ton hésitation à me confier tes premières émotions m'a dit assez que tu souffrirais les plus cruelles tortures plutôt que d'avouer à Savinien…

 

– Oh! oui, dit-elle.

– Mais, mon enfant, tu dois faire plus: tu dois réprimer les mouvements de ton cœur, les oublier.

– Pourquoi?

– Parce que, mon petit ange, tu ne dois aimer que l'homme qui sera ton mari; et quand même monsieur Savinien de Portenduère t'aimerait…

– Je n'y ai pas encore pensé.

– Écoute-moi? Quand même il t'aimerait, quand sa mère me demanderait ta main pour lui, je ne consentirais à ce mariage qu'après avoir soumis Savinien à un long et mûr examen. Sa conduite vient de le rendre suspect à toutes les familles, et de mettre entre les héritières et lui des barrières qui tomberont difficilement.

Un sourire d'ange sécha les pleurs d'Ursule, qui dit: – A quelque chose malheur est bon! Le docteur fut sans réponse à cette naïveté. – Qu'a-t-il fait, mon parrain? reprit-elle.

– En deux ans, mon petit ange, il a fait à Paris pour cent vingt mille francs de dettes! Il a eu la sottise de se laisser coffrer à Sainte-Pélagie, maladresse qui déconsidère à jamais un jeune homme par le temps qui court. Un dissipateur capable de plonger une pauvre mère dans la douleur et la misère fait, comme ton pauvre père, mourir sa femme de désespoir!

– Croyez-vous qu'il puisse se corriger? demanda-t-elle.

– Si sa mère paye pour lui, il se sera mis sur la paille, et je ne sais pas de pire correction pour un noble que d'être sans fortune.

Cette réponse rendit Ursule pensive: elle essuya ses larmes et dit à son parrain: – Si vous pouvez le sauver, sauvez-le, mon parrain; ce service vous donnera le droit de le conseiller: vous lui ferez des remontrances…

– Et, dit le docteur en imitant le parler d'Ursule, il pourra venir ici, la vieille dame y viendra, nous les verrons, et…

– Je ne songe en ce moment qu'à lui-même, répondit Ursule en rougissant.

– Ne pense plus à lui, ma pauvre enfant; c'est une folie! dit gravement le docteur. Jamais madame de Portenduère, une Kergarouët, n'eût-elle que trois cents livres par an pour vivre, ne consentirait au mariage du vicomte Savinien de Portenduère, petit-neveu du feu comte de Portenduère, lieutenant général des armées navales du roi et fils du vicomte de Portenduère, capitaine de vaisseau, avec qui? avec Ursule Mirouët, fille d'un musicien de régiment, sans fortune, et dont le père, hélas! voici le moment de te le dire, était le bâtard d'un organiste, de mon beau-père.

– O mon parrain! vous avez raison: nous ne sommes égaux que devant Dieu. Je ne songerai plus à lui que dans mes prières, dit-elle au milieu des sanglots que cette révélation excita. Donnez-lui tout ce que vous me destinez. De quoi peut avoir besoin une pauvre fille comme moi? En prison, lui!

– Offre à Dieu toutes tes mortifications, et peut-être nous viendra-t-il en aide.

Le silence régna pendant quelques instants. Quand Ursule, qui n'osait regarder son parrain, leva les yeux sur lui, son cœur fut profondément remué lorsqu'elle vit des larmes roulant sur ses joues flétries. Les pleurs des vieillards sont aussi terribles que ceux des enfants sont naturels.

– Qu'avez-vous? mon Dieu! dit-elle en se jetant à ses pieds et lui baisant les mains. N'êtes-vous pas sûr de moi?

– Moi qui voudrais satisfaire à tous tes vœux, je suis obligé de te causer la première grande douleur de ta vie! Je souffre autant que toi. Je n'ai pleuré qu'à la mort de mes enfants et à celle d'Ursule. Tiens, je ferai tout ce que tu voudras! s'écria-t-il.

A travers ses larmes, Ursule jeta sur son parrain un regard qui fut comme un éclair. Elle sourit.

– Allons au salon, et sache te garder le secret à toi-même sur tout ceci, ma petite, dit le docteur en laissant sa filleule dans son cabinet.

Ce père se sentit si faible contre ce divin sourire qu'il allait dire un mot d'espérance et tromper ainsi sa filleule.

En ce moment madame de Portenduère, seule avec le curé dans sa froide petite salle au rez-de-chaussée, avait fini de confier ses douleurs à ce bon prêtre, son seul ami. Elle tenait à la main des lettres que l'abbé Chaperon venait de lui rendre après les avoir lues, et qui avaient mis ses misères au comble. Assise dans sa bergère d'un côté de la table carrée où se voyaient les restes du dessert, la vieille dame regardait le curé, qui de l'autre côté, ramassé dans son fauteuil, se caressait le menton par ce geste commun aux valets de théâtre, aux mathématiciens, aux prêtres, et qui trahit quelque méditation sur un problème difficile à résoudre.

Cette petite salle, éclairée par deux fenêtres sur la rue et garnie de boiseries peintes en gris, était si humide que les panneaux du bas offraient aux regards les fendillements géométriques du bois pourri quand il n'est plus maintenu que par la peinture. Le carreau, rouge et frotté par l'unique servante de la vieille dame, exigeait devant chaque siége de petits ronds en sparterie sur l'un desquels l'abbé tenait ses pieds. Les rideaux, de vieux damas vert-clair à fleurs vertes, étaient tirés, et les persiennes avaient été fermées. Deux bougies éclairaient la table, tout en laissant la chambre dans le clair-obscur. Est-il besoin de dire qu'entre les deux fenêtres un beau pastel de Latour montrait le fameux amiral de Portenduère, le rival des Suffren, des Kergarouët, des Guichen et des Simeuse. Sur la boiserie en face de la cheminée, on apercevait le vicomte de Portenduère et la mère de la vieille dame, une Kergarouët-Ploëgat. Savinien avait donc pour grand-oncle le vice-amiral de Kergarouët, et pour cousin le comte de Portenduère, petit-fils de l'amiral, l'un et l'autre fort riches. Le vice-amiral de Kergarouët habitait Paris et le comte de Portenduère le château de ce nom dans le Dauphiné. Son cousin le comte représentait la branche aînée, et Savinien était le seul rejeton du cadet de Portenduère. Le comte, âgé de plus de quarante ans, marié à une femme riche, avait trois enfants. Sa fortune, accrue de plusieurs héritages, se montait, dit-on, à soixante mille livres de rentes. Député de l'Isère, il passait ses hivers à Paris où il avait racheté l'hôtel de Portenduère avec les indemnités que lui valait la loi Villèle. Le vice-amiral de Kergarouët avait récemment épousé sa nièce, mademoiselle de Fontaine, uniquement pour lui assurer sa fortune. Les fautes du vicomte devaient donc lui faire perdre deux puissantes protections. Jeune et joli garçon, si Savinien fût entré dans la marine, avec son nom et appuyé par un amiral, par un député, peut-être à vingt-trois ans eût-il été déjà lieutenant de vaisseau; mais sa mère, opposée à ce que son fils unique se destinât à l'état militaire, l'avait fait élever à Nemours par un vicaire de l'abbé Chaperon, et s'était flattée de pouvoir conserver jusqu'à sa mort son fils près d'elle. Elle voulait sagement le marier avec une demoiselle d'Aiglemont, riche de douze mille livres de rentes, à la main de laquelle le nom de Portenduère et la ferme des Bordières permettaient de prétendre. Ce plan restreint, mais sage, et qui pouvait relever la famille à la seconde génération, eût été déjoué par les événements. Les d'Aiglemont étaient alors ruinés, et une de leurs filles, l'aînée, Hélène, avait disparu sans que la famille expliquât ce mystère. L'ennui d'une vie sans air, sans issue et sans action, sans autre aliment que l'amour des fils pour leurs mères, fatigua tellement Savinien qu'il rompit ses chaînes, quelque douces qu'elles fussent, et jura de ne jamais vivre en province, en comprenant un peu tard que son avenir n'était pas rue des Bourgeois. A vingt-un ans il avait donc quitté sa mère pour se faire reconnaître de ses parents et tenter la fortune à Paris. Ce devait être un funeste contraste que celui de la vie de Nemours et de la vie de Paris pour un jeune homme de vingt-un ans, libre, sans contradicteur, nécessairement affamé de plaisirs et à qui le nom de Portenduère et sa parenté si riche ouvraient les salons. Certain que sa mère gardait les économies de vingt années amassées dans quelque cachette, Savinien eut bientôt dépensé les six mille francs qu'elle lui donna pour voir Paris. Cette somme ne défraya pas ses six premiers mois, et il dut alors le double de cette somme à son hôtel, à son tailleur, à son bottier, à son loueur de voitures et de chevaux, à un bijoutier, à tous les marchands qui concourent au luxe des jeunes gens. A peine avait-il réussi à se faire connaître, à peine savait-il parler, se présenter, porter ses gilets et les choisir, commander ses habits et mettre sa cravate, qu'il se trouvait à la tête de trente mille francs de dettes et n'en était encore qu'à chercher une tournure délicate pour déclarer son amour à la sœur du marquis de Ronquerolles, madame de Sérizy, femme élégante, mais dont la jeunesse avait brillé sous l'Empire.

– Comment vous en êtes-vous tirés, vous autres? dit un jour à la fin d'un déjeuner Savinien à quelques élégants avec lesquels il s'était lié comme se lient aujourd'hui des jeunes gens dont les prétentions en toute chose visent au même but et qui réclament une impossible égalité. Vous n'étiez pas plus riches que moi, vous marchez sans soucis, vous vous maintenez, et moi j'ai déjà des dettes!

– Nous avons tous commencé par là, lui dirent en riant Rastignac, Lucien de Rubempré, Maxime de Trailles, Émile Blondet, les dandies d'alors.

– Si de Marsay s'est trouvé riche au début de la vie, c'est un hasard! dit l'amphitryon, un parvenu nommé Finot qui tentait de frayer avec ces jeunes gens. Et s'il n'eût pas été lui-même, ajouta-t-il en le saluant, sa fortune pouvait le ruiner.

– Le mot y est, dit Maxime de Trailles.

– Et l'idée aussi, répliqua Rastignac.

– Mon cher, dit gravement de Marsay à Savinien, les dettes sont la commandite de l'expérience. Une bonne éducation universitaire avec maîtres d'agréments et de désagréments, qui ne vous apprend rien, coûte soixante mille francs. Si l'éducation par le monde coûte le double, elle vous apprend la vie, les affaires, la politique, les hommes et quelquefois les femmes.

Blondet acheva cette leçon par cette traduction d'un vers de La Fontaine:

Le monde vend très-cher ce qu'on pense qu'il donne!

Au lieu de réfléchir à ce que les plus habiles pilotes de l'archipel parisien lui disaient de sensé, Savinien n'y vit que des plaisanteries.

– Prenez garde, mon cher, lui dit de Marsay, vous avez un beau nom, et si vous n'acquérez pas la fortune qu'exige votre nom, vous pourrez aller finir vos jours sous un habit de maréchal-des-logis dans un régiment de cavalerie.

 
Nous avons vu tomber de plus illustres têtes!

ajouta-t-il en déclamant ce vers de Corneille et prenant le bras de Savinien. – Il nous est venu, reprit-il, voici bientôt six ans, un jeune comte d'Esgrignon qui n'a pas vécu plus de deux ans dans le paradis du grand monde! Hélas! il a vécu ce que vivent les fusées. Il s'est élevé jusqu'à la duchesse de Maufrigneuse, et il est retombé dans sa ville natale, où il expie ses fautes entre un vieux père à catarrhes et une partie de whist à deux sous la fiche. Dites votre situation à madame de Sérizy tout naïvement, sans honte, elle vous sera très-utile; tandis que si vous jouez avec elle la charade du premier amour, elle se posera en madone de Raphaël, jouera aux jeux innocents, et vous fera voyager à grands frais dans le pays de Tendre!

Savinien, trop jeune encore, tout au pur honneur du gentilhomme, n'osa pas avouer sa position de fortune à madame de Sérizy. Madame de Portenduère, dans un moment où son fils ne savait où donner de la tête, envoya vingt mille francs, tout ce qu'elle possédait, sur une lettre où Savinien, instruit par ses amis dans la balistique des ruses dirigées par les enfants contre les coffres-forts paternels, parlait de billets à payer et du déshonneur de laisser protester sa signature. Il atteignit, avec ce secours, à la fin de la première année. Pendant la seconde, attaché au char de madame de Sérizy sérieusement éprise de lui, et qui d'ailleurs le formait, il usa de la dangereuse ressource des usuriers. Un député de ses amis, un ami de son cousin de Portenduère, Des Lupeaulx l'adressa, dans un jour de détresse, à Gobseck, à Gigonnet et à Palma qui, bien et dûment informés de la valeur des biens de sa mère, lui rendirent l'escompte doux et facile. L'usure et le trompeur secours des renouvellements lui firent mener une vie heureuse pendant environ dix-huit mois. Sans oser quitter madame de Sérizy, le pauvre enfant devint amoureux fou de la belle comtesse de Kergarouët, prude comme toutes les jeunes personnes qui attendent la mort d'un vieux mari, et qui font l'habile report de leur vertu sur un second mariage. Incapable de comprendre qu'une vertu raisonnée est invincible, Savinien faisait la cour à Émilie de Kergarouët en grande tenue d'homme riche: il ne manquait ni un bal ni un spectacle où elle devait se trouver.

– Mon petit, tu n'as pas assez de poudre pour faire sauter ce rocher-là, lui dit un soir en riant de Marsay.

Ce jeune roi de la fashion parisienne eut beau, par commisération, expliquer Émilie de Fontaine à cet enfant, il fallut les sombres clartés du malheur et les ténèbres de la prison pour éclairer Savinien. Une lettre de change, imprudemment souscrite à un bijoutier, d'accord avec les usuriers qui ne voulaient pas avoir l'odieux de l'arrestation, fit écrouer, pour cent dix-sept mille francs, Savinien de Portenduère à Sainte-Pélagie, à l'insu de ses amis. Aussitôt que cette nouvelle fut sue par Rastignac, par de Marsay et par Lucien de Rubempré, tous trois vinrent voir Savinien et lui offrirent chacun un billet de mille francs en le trouvant dénué de tout. Le valet de chambre, acheté par deux créanciers, avait indiqué l'appartement secret où Savinien logeait, et tout y avait été saisi, moins les habits et le peu de bijoux qu'il portait. Les trois jeunes gens, munis d'un excellent dîner, et tout en buvant le vin de Xérès apporté par de Marsay, s'informèrent de la situation de Savinien, en apparence afin d'organiser son avenir, mais sans doute pour le juger.

– Quand on s'appelle Savinien de Portenduère, s'était écrié Rastignac, quand on a pour cousin un futur pair de France et pour grand-oncle l'amiral Kergarouët, si l'on commet l'énorme faute de se laisser mettre à Sainte-Pélagie, il ne faut pas y rester, mon cher!

– Pourquoi ne m'avoir rien dit? s'écria de Marsay. Vous aviez à vos ordres ma voiture de voyage, dix mille francs et des lettres pour l'Allemagne. Nous connaissons Gobseck, Gigonnet et autres crocodiles, nous les aurions fait capituler. Et d'abord quel âne vous a mené boire à cette source mortelle? demanda de Marsay.

– Des Lupeaulx.

Les trois jeunes gens se regardèrent en se communiquant ainsi la même pensée, un soupçon, mais sans l'exprimer.

– Expliquez-moi vos ressources, montrez-moi votre jeu, demanda de Marsay.

Lorsque Savinien eut dépeint sa mère et ses bonnets à coques, sa petite maison à trois croisées dans la rue des Bourgeois, sans autre jardin qu'une cour à puits et à hangar pour serrer le bois; qu'il leur eut chiffré la valeur de cette maison, bâtie en grès, crépie en mortier rougeâtre, et prisé la ferme des Bordières, les trois dandies se regardèrent et dirent d'un air profond le mot de l'abbé dans les Marrons du feu d'Alfred de Musset dont les Contes d'Espagne venaient de paraître: – Triste!

– Votre mère payera sur une lettre habilement écrite, dit Rastignac.

– Oui, mais après?.. s'écria de Marsay.

– Si vous n'aviez été que mis dans le fiacre, dit Lucien, le gouvernement du roi vous mettrait dans la diplomatie; mais Sainte-Pélagie n'est pas l'antichambre d'une ambassade.

– Vous n'êtes pas assez fort pour la vie de Paris, dit Rastignac.

– Voyons? reprit de Marsay qui toisa Savinien comme un maquignon estime un cheval. Vous avez de beaux yeux bleus, bien fendus, vous avez un front blanc bien dessiné, des cheveux noirs magnifiques, de petites moustaches qui font bien sur votre joue pâle, et une taille svelte; vous avez un pied qui annonce de la race, des épaules et une poitrine pas trop commissionnaires et cependant solides. Vous êtes ce que j'appelle un brun élégant. Votre figure est dans le genre de celle de Louis XIII, peu de couleurs, le nez d'une jolie forme; et vous avez de plus ce qui plaît aux femmes, un je ne sais quoi dont ne se rendent pas compte les hommes eux-mêmes et qui tient à l'air, à la démarche, au son de voix, au lancer du regard, au geste, à une foule de petites choses que les femmes voient et auxquelles elles attachent un certain sens qui nous échappe. Vous ne vous connaissez pas, mon cher. Avec un peu de tenue, en six mois, vous enchanteriez une Anglaise de cent mille livres, en prenant surtout le titre de vicomte de Portenduère auquel vous avez droit. Ma charmante belle-mère lady Dudley, qui n'a pas sa pareille pour embrocher deux cœurs, vous la découvrirait dans quelques-uns des terrains d'alluvion de la Grande-Bretagne. Mais il faudrait pouvoir et savoir reporter vos dettes à quatre-vingt-dix jours par une habile manœuvre de haute banque. Pourquoi ne m'avoir rien dit? A Bade, les usuriers vous auraient respecté, servi peut-être; mais après vous avoir mis en prison, ils vous méprisent. L'usurier est comme la Société, comme le Peuple, à genoux devant l'homme assez fort pour se jouer de lui, et sans pitié pour les agneaux. Aux yeux d'un certain monde, Sainte-Pélagie est une diablesse qui roussit furieusement l'âme des jeunes gens. Voulez-vous mon avis, mon cher enfant? je vous dirai comme au petit d'Esgrignon: Payez vos dettes avec mesure en gardant de quoi vivre pendant trois ans, et mariez-vous en province avec la première fille qui aura trente mille livres de rentes. En trois ans, vous aurez trouvé quelque sage héritière qui voudra se nommer madame de Portenduère. Voilà la sagesse. Buvons donc. Je vous porte ce toast: – A la fille d'argent!

Les jeunes gens ne quittèrent leur ex-ami qu'à l'heure officielle des adieux, et sur le pas de la porte ils se dirent: – Il n'est pas fort! – Il est bien abattu! – Se relèvera-t-il?