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Ma conversion; ou le libertin de qualité

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Mon supplice est donc retardé… Nous entrons au salon: nombreuse compagnie s'y rassemble, et pendant que Julie et sa tante arrangent les parties, moi je réfléchis.

Amour! amour! tu viens donc encore me décevoir, m'égarer, me percer! Dieu cruel! N'ai-je donc pas été assez longtemps ta victime? Veux-tu te venger? Quel rôle vas-tu m'imposer?… Objet du caprice d'une hideuse vieille, la beauté, les grâces feront mon tourment. Hélas!… enfant trop aimable! Si j'ai jamais su conquérir des coeurs, en soumettre à ton empire, si j'ai fait fumer sur tes autels un encens qui te fut agréable, ah! protège-moi!… Je suis exaucé; une ardeur nouvelle m'embrase; Julie, la belle Julie, recevra mon coeur, mes transports, et sa tante abusée n'aura de moi qu'un tribut chèrement acheté.

Le jeu fait régner le silence; tout le monde est occupé. Julie, au bout du salon, tient un ouvrage par convenance, et je suis auprès d'elle; – elle est inquiète, je suis timide. – Quoi! me dit-elle, on vous a déjà assigné votre personnage? – Ah! mademoiselle, si vous daignez lire dans mon coeur, vous verrez combien il m'est cher. – Je l'avoue, monsieur, quelque accoutumée que je sois à ces propos et au motif qui les fait tenir, j'aurais plus de peine à les supporter de vous que de tout autre. – Vous me les défendez donc, mademoiselle?… Ah! je ne le vois que trop, vous me confondez dans la foule des lâches que votre tante entretient à ses gages; vous me croyez revêtu d'un masque trompeur; je l'ai bien mérité!… N'importe, il faut vous délivrer d'un objet qui vous déplaît; peut-être vous ferai-je m'estimer… Ah! belle Julie! vous saurez un jour que je ne me suis exposé à votre haine… mais vous ne voudrez pas m'entendre vous m'abhorrez, me méprisez… et je ne pourrai pas soutenir longtemps vos dédains… (je me lève.) – Mon dieu! Monsieur, me dit-elle, tout effrayée, qu'allez-vous faire? Je serais perdue, ma tante m'accuserait… que sais-je?… peut-être de l'avoir trahie. – Non, non, elle aurait tort, vous la servez trop bien… Vous, la servir, Julie!… Dieu! quelle idée… Et pour votre amant! (Julie se trouble et fait un effort pour sourire…) – Mon amant, y pensez-vous? Vous êtes cependant arrivé sous des auspices… – Je vous entends, mademoiselle. Et si ce moyen eût été le seul pour parvenir auprès de vous, me trouveriez-vous si condamnable? Depuis six mois je vous adore (vous vous doutez, mon cher ami, que je n'en savais pas un mot); je suis partout vos pas, je brûle en secret, je m'informe, on m'instruit sur l'humeur de votre argus, et je suis obligé de couvrir du voile le plus déshonnête le sentiment le plus pur qui fût jamais. – (la pauvre petite, comme elle est oppressée! comme son sein s'élève! Quel sein, grand dieu!… chienne de vieille! il faudra donc que je te donne ce profit-là!…) – Vous ne répondez pas… De grâce, Julie, nous n'avons qu'un moment, décidez de mon sort. Pourquoi me rendre la double victime de vos rigueurs et des faveurs de votre tante? (ce mot faveurs fut prononcé d'un ton si triste qu'il était persuasif; la petite en sourit.) – Eh bien! je vous crois, me dit-elle; pourquoi me tromperiez-vous?… Je suis déjà si malheureuse! Hélas! il ne tient qu'à vous de me le rendre bien davantage…

Je ne vous détaillerai pas le reste d'une conversation gênée par les observateurs; mais, pour tout dire en un mot, nous convînmes que je serais l'amant de la tante et que nous saisirions tous les moments favorables pour nous voir, en affectant, la petite et moi, beaucoup d'indifférence l'un pour l'autre.

On soupe. Après souper, je fais un brelan avec ma chère tante; tout le monde défile. Julie, dès minuit, s'était retirée; je reste seul. C'est alors que la vieille, par ses tendres caresses, me montre toute la rigueur de mon sort; cependant j'y réponds en grimaçant; elle sort pour se rendre à sa chambre à coucher, et moi pour faire ma toilette de nuit. Enfin, l'heure du berger, l'heure fatale sonne; une femme de chambre m'appelle, j'arrive, cherchant partout ce que tu sais, et ne trouvant rien. – Rien? – Rien, ou le diable m'emporte: devine où il était allé se nicher. A côté d'une grosse bourse bien remplie, placée entre deux bougies sur la table de nuit de madame; je le repris en passant. Ma déesse était en cornette… Sacredieu! qu'elle avait d'appas! Son lit à la turque, de damas jonquille, semblait assorti à son teint (car celui du jour était répandu sur dix mouchoirs qui invoquaient la blanchisseuse); un sourire qu'elle grimace me fait apercevoir qu'elle ne mord point. Enfin, je grimpe sur l'autel. – Bandais-tu? – Hélas! il fallait bien bander de misère, ou renoncer à Julie et à cette bourse devenue nécessaire, car le maudit brelan m'avait arraché les derniers louis qui fussent en ma possession… Que parlai-je de possession!… J'en ai, sacredieu bien une autre. Regarde, mon cher ami, c'est pour toi que je n'abaisse pas la toile.

Je parcours des mains et des pieds les vieux charmes de ma dulcinée… De la gorge… je lui en prêterais au besoin… Des bras longs et décharnés, des cuisses grêles et desséchées, une motte abattue, un con flétri et dont l'ambre qui le parfume à peine affaiblit l'odeur naturelle… Enfin, n'importe, je bande; je ferme les yeux; j'arpente ma haridelle et j'enfourne. Ses deux jambes sont passées par-dessus mes épaules; d'un bras vigoureux, je la chausse sur mon vit. Une bosse de grandeur honnête que je viens de découvrir me sert de point d'appui pour l'autre main. Son cou tendu m'allonge un déplaisant visage qui, gueule béante, m'offre une langue appesantie, que j'évite par une forte contraction de tous les muscles de ma tête. Enfin, je prends le galop… Ma vieille sue dans son harnais; sa charnière enrouillée s'électrise et me rend presque coup sur coup; ses bras perdent de leur raideur, ses yeux se tournent; elle les ferme à demi, et réellement ils deviennent insupportables… Sacredieu! j'enrage, cela ne vient pas; je la secoue… Et tout à coup la bougresse m'échappe… Foutre! la fureur me prend, je m'échauffe; le talon tendu contre une colonne, je la presse, je l'enlève; la voilà qui marche… Ah! mon ami! mon petit! Ah! mon cher coeur!… je me meurs… Ah! je n'y comptais plus… Il y a si longtemps… Ah! Ah! Ah!… je décharge, mon cher ami, je décharge!… Le diable m'emporte! ses convulsions me tiennent cinq minutes dans l'illusion; la vieille coquine avait une jouissance comme à trente ans; elle fut longtemps à se remettre; elle était épuisée dans toute la force du terme. Moi, j'étais en eau… Mais voici une bien autre histoire. En m'essuyant je trouve une double perruque: c'était celle de ma ribaude qui, n'étant que collée, se joignait à la mienne par esprit de sympathie. Le désordre de la bonne dame était risible; son bonnet et la toison qui lui tenait lieu de chevelure, tout était au diable… Elle avait l'air honteux. – Tiens, ma bonne, lui dis-je, entre nous, point de façons; je t'aime mieux tout naturellement et, pour preuve de cela, je veux te recommencer. A ces mots, je la ressaute, et j'amène l'aventure à bien. Pour cette fois, elle n'avait point de dents, dieu merci! car j'eusse été dévoré.

Après cette seconde reprise, elle sonne… Mlle Macao, qui nous servait d'eunuque noir, lui arrange ses affaires. Tandis que je me rhabille, la bonne vieille ne tarissait pas sur mon éloge… Deux fois, ma chère… Deux fois! Oh! ce petit ange-là est un prodige; les autres me faisaient bien venir l'eau à la bouche; mais lui… Mets la main là, j'en suis pleine.

Il était quatre heures du matin, je m'approche pour prendre congé; la vieille, en m'embrassant (foutre! ce n'était pas là le plaisant de l'histoire), m'offre deux bourses au lieu d'une et m'accuse qu'elles contiennent deux cents louis, tandis qu'elle n'en donne ordinairement que cent. – Non, madame, lui dis-je avec générosité, si j'ai été plus heureux qu'un autre, je n'aspire point à une récompense double; j'accepte le témoignage ordinaire de vos bontés, mais je ne veux m'ôter ni la possibilité de revenir plus souvent, ni à vous celle de contenter un goût qui paraît vous satisfaire. – Ma foi! je l'aurais prise au mot. – Nigaud, qui ne sais pas que voilà comme on ruine ces bougresses-là… A la preuve: transportée, elle tire de son doigt un beau brillant (je l'ai, pardieu! vendu deux mille écus) et le met au mien; alors je me retire avec une permission indéfinie pour toutes les heures du jour et de la nuit, et la consigne de paraître amoureux de Julie, afin de cacher notre intrigue… Je fais le difficile; mais la sublime tante me démontre si bien cette nécessité que je me rends pour l'amour d'elle.

Revenu chez moi, dois-je y trouver du repos? Non, Julie… Julie, ton image me trouble; je te vois: hélas! Dans cet instant, en proie à des désirs inconnus jusqu'alors, tu m'accuses et tu gémis; moi-même je soupire… vile soif de l'or! A quelle horrible divinité me forces-tu de sacrifier du sang!… Bien plus encore, c'est la substance la plus pure qui s'épanchera sans fruit sur cet autel odieux… Mais ne suis-je pas dédommagé? Où trouverai-je une enfant plus jolie? Julie, que l'amour me peigne dans tes rêves, et que l'attrait d'un songe te prépare au charme de la réalité!… Allons, ma valeur, à mon secours, qu'êtes-vous devenue?… De l'or, morbleu! de l'or; c'est le nerf de la guerre: front partout; que les feux de l'amour embrasent mon courage, me rendent cette vigueur première qui fit tomber sous le couteau sanglant tant de vierges dans Israël… Et toi, Priape, patron des fouteurs! je t'invoque: qu'une ivresse lubrique me saisisse auprès de ma vieille! Je t'offre le sacrifice de toutes ses perfections… Qu'elle crève en foutant!… c'est un holocauste digne de toi.

On s'imagine bien que la matinée ne se passe pas sans que je me rende chez ma bonne. On m'introduit au petit jour. La fidèle Macao me donne des conseils pour plaire à madame, et je lui sacrifie une parcelle de mon or pour en gagner un monceau. Ma vieille me reçoit avec toutes les grâces possibles… Mais, ô surprise!… avez-vous jamais vu une pomme qu'on place sur le récipient d'une machine pneumatique? Chaque coup de piston semble lui rendre sa fraîcheur, sa peau ridée devient lisse, et les rayons du jour qui s'y réfléchissent lui donnent un vermeil qu'elle avait perdu… Voilà l'état de ma vieille; ses yeux sont dérougis, elle semble soufflée, et si elle avait des cheveux, de la gorge et des dents, elle serait foutable… Ma main batifole, un sourire enfantin la ranime… quand elle me chasse très sérieusement pour mettre ordre à ses affaires.

 

Mlle Macao est gouvernante en chef de ma Julie; son nom d'heureux présage n'est point démenti par son caractère; cette fille qui, dans sa jeunesse, a fréquenté les seigneurs dans les lieux où tout est égal, est compatissante pour l'innocence; elle a même fourni à Julie les éléments d'un jeu de mains, badinage renouvelé des grecs, et très utile, même aux françaises.

Somme toute, je lui fais comprendre que Julie est appelée à changer d'état, et je lui prouve par un argument irrésistible que je suis tombé de là-haut tout exprès pour opérer ce grand oeuvre: elle devient donc ma confidente, et j'entre chez Julie, que je trouve à sa toilette.

Ma foi! Je ne sais, mais la timidité me reprend… Qu'elle est belle! mon ami… De grands cheveux blond cendré, des yeux noirs et bien fendus, des traits que j'aimerais moins s'ils étaient plus réguliers… Nous restons seuls: pour débuter, je me prosterne et j'embrasse l'idole. – Foutre! quelle timidité! – Sûrement, en voilà la preuve… Quand j'ai bien peur, je me jette à corps perdu tout au milieu du danger. – Mais Julie doit se fâcher? – Oui, si elle en avait le temps… Et puis, Julie est franche, sa pudeur répugne sans doute à mes caresses; mais elle est bien aise de les recevoir. Enfin, après quelques petites façons, je reste en possession de ma place à ses genoux et de tous les petits larcins que me fournit le désordre d'une toilette et le dérangement d'un peignoir qui voile seul ses hémisphères enchanteurs, sur lesquels je n'ose encore voyager que des yeux.

Nos jours coulent ainsi pendant quelque temps dans la paix. J'avance en grade auprès de Julie. La tante me comble de bienfaits: cela veut dire que je les mérite. Enfin je me rends un samedi saint pour dîner. Ma chère tante m'annonce qu'elle est forcée de sortir et qu'elle ne reviendra qu'à huit heures et demie; qu'une assemblée de charité, un sermon, une quête et toute la simagrée sont pour elle d'une obligation indispensable (car, par contenance, la bonne dame place l'ordre dans le temple de Dagon). Je peste, je me fâche… On se flatte d'un jour de bonheur… On est cruellement abusé. – La bonne dame me console avec attendrissement… Eh bien! mon petit, ne te fâche pas; je m'arrangerai pour souper avec toi, et puis… Hein?… dis donc, petit fripon!… Mais je ne veux pas que tu sortes. Julie restera avec toi, et vous ferez de la musique… Mademoiselle, j'espère que vous ne laisserez pas ennuyer monsieur! – Non, ma tante (et l'embarras et la rougeur). Moi, je fronce le sourcil; j'ai des affaires… Bref, Mlle Macao est chargée très expressément de m'exécuter; la vieille part et nous laisse seuls, Julie et moi, dans le joli boudoir.

Puissances du ciel! Vous dont émane ce feu céleste qui nous élève au-dessus des mortels, vous vîtes mon bonheur!… Curieux, indiscret ami, tu veux donc aussi pénétrer les mystères de Paphos?… Eh bien! lis, dévore et branle-toi.

Tout favorisait mes feux; la beauté du jour, dont les rayons, amollis par une gaze diaphane, attendrissaient pour nous les objets; le printemps, son influence, l'innocence de Julie; mon expérience qui l'échauffe pour la détruire; des tableaux lascifs que je lui explique d'une manière plus lascive encore; des voeux prononcés à ses pieds, reçus par sa tendresse… Les désirs nous animent l'un et l'autre; un tact assuré, et qui ne me trompa jamais, redouble ma hardiesse; déjà la bouche de Julie est en proie à ma bouche qui la presse; son sein trop soulevé s'irrite contre les rubans qui le retiennent… Noeuds odieux, disparaissez!… Des larmes coulent de ses yeux, je les sèche par mes baisers; mon haleine s'embrase; le feu de nos coeurs s'exhale et se répand dans nos poitrines brûlantes; nos âmes se confondent… J'entreprends davantage; les bras de Julie ne semblent me repousser que pour m'attirer mieux; déjà elle ne se défend plus, son oeil se ferme à demi, sa paupière vacillante se fixe à peine… Que de trésors je découvre et je parcours!… – arrête!… téméraire! s'écrie la tendre Julie… Cher amant!… Dieu… je… je… meurs… Et la parole expire sur ses lèvres roses… L'heure sonne à Cythère; l'amour a secoué son flambeau dans les airs; je vole sur ses ailes, je combats, les cieux s'ouvrent… J'ai vaincu… O Vénus! couvre-nous de la ceinture des grâces!…

Peindrai-je ces extases voluptueuses où l'âme semble jouir du repos, alors même qu'elle se répand davantage au dehors!… Non, non, de telles délices ne s'expriment pas.

Loin de nous les reproches! Julie ne m'en fera pas; elle me voulait pour maître, elle désirait le bonheur, elle renaît pour le goûter encore… Mais quel prodige! Notre sopha s'anime! Une multitude de mouvements combinés avec art fait éclore pour la sensible Julie mille émotions plus vives, s'il est possible. Enfin, épuisés de plaisirs, de caresses, nous nous arrêtons… Et j'arrête aussi le diable de ressort qui m'avait prêté son secours d'une manière si peu attendue. Je ne connaissais pas le sopha, et Julie met tous ses plaisirs sur mon compte… Je me garde bien de la désabuser.

Je ne reste pas plus longtemps; ma toilette est diablement dérangée; d'ailleurs, ma vieille aurait une sotte offrande. – Sans répéter les détails monotones, notre commerce dura trois mois: Julie m'aima constamment; la tête tourna à la tante au point de déranger ses affaires pour moi. Une assemblée de famille la fit interdire et mettre dans un couvent. On arracha Julie à ma tendresse et comme on soupçonna qu'elle avait pu prendre certaines leçons chez sa tante, il y eut des explications dont le parlement se serait mêlé sans une protectrice que je trouvai dans la parenté même. Mme La Marquise de Vit-au-Conas, placée à la cour, accommoda toute l'affaire. C'est de mes arrangements avec elle qu'il me faut vous parler.

Un tendre engagement va plus loin qu'on ne pense. J'eus le bonheur d'intéresser Mme de Vit-au-Conas; elle me demanda les détails de mon affaire; je lui peignis mon aventure avec bonne foi; elle était femme, pouvait-elle être bien sévère pour un crime qui, dans le fond, n'était qu'un hommage à la beauté? Elle aimait le plaisir; mon double emploi lui parut être une preuve de solidité précieuse: – Mon dieu, me dit-elle, il y avait de quoi vous tuer. La modestie eût été hors de saison; je répondis tout bonnement que ma santé, loin d'être affaiblie, exigeait un service au moins aussi fort: ses yeux s'ouvrirent, les miens s'égarèrent, nous nous rencontrâmes; elle n'était pas novice; je lui avais des obligations qu'il m'était doux d'acquitter, c'est dire assez que nous nous entendîmes.

Son service la retenait souvent à Versailles; le mien, qui commençait à cette époque, me rendait assidu: à la cour on est si désoeuvré! Le mari de la marquise était à son régiment; il lui laissait du vide. Je m'offris à le remplir.

Les premiers jours de notre connaissance, j'allais passer chez elle quelques moments pour attendre le coucher du roi. Parmi les hommes qui composaient le cercle de la marquise, je remarquai un grand chevalier de Malte, fort maigre, fort pâle, mais qui se donnait des airs de privauté; le ton maussade de la marquise me convainquit que c'était mon devancier et qu'il allait être congédié. Pour aider à le pousser dehors, je l'attaquai, je le persiflai; il se défendit mal. Je sortis, il me suivit. Après le coucher, il me pria de gagner avec lui la pièce des suisses, m'assurant qu'il avait quelque chose à me confier. La nuit était belle, nous nous promenâmes; arrivés dans un lieu assez solitaire, il mit brusquement l'épée à la main; je la saisis, je l'enlève et la jette à vingt pas, du plus grand sang-froid du monde; mon homme, tout étonné, se fâche, et je n'en ris que davantage. Enfin, je lui dis: "Mon cher chevalier, je crois entrevoir vos motifs; vous êtes bien avec la marquise, elle vous rejette, vous pensez que je suis votre successeur, et vous n'avez pas tort; vous voulez vous couper la gorge avec moi, et je suis bien sensible à cette marque de votre amitié; mais je vous dirai franchement que je ne me battrai qu'après avoir vu si elle en vaut la peine; ma réputation est faite, on ne me soupçonnera pas; nous prendrons, vous, le temps de la réflexion, moi, le temps de coucher avec elle; ensuite, si le coeur vous en dit, nous nous amuserons…" Je cours ramasser son épée, je la lui présente, je lui souhaite le bonsoir, et je vais me coucher.

Le chevalier vint chez moi le lendemain; il convint de ses torts, nous nous embrassâmes, et je me rendis chez la marquise, qui, déjà instruite du fond de l'aventure, ne m'en fit pas plus mauvaise mine, parce qu'elle en ignorait les détails.

Enfin, les jours s'accumulaient, la marquise jouait la coquette, semblait vouloir irriter mes désirs et me donner un véritable amour. Nous étions dans la saison des petits voyages; nous ne nous voyions que des moments, et ces moments étaient perdus pour mes projets. Tout cela m'ennuya; j'étais oisif, je la pressai; j'obtins un rendez-vous pour le lendemain, et quelques gestes très significatifs, de part et d'autre, m'annoncèrent qu'il serait tout ce que je voulais qu'il fût. Je me rends à l'heure marquée; le roi était à la chasse; tout le monde dehors; le château semblait un désert. Mais l'appartement de la marquise n'est-il pas assez peuplé? Nous étions deux: les désirs accouraient en foule, ils appelaient les plaisirs… Ma foi! je ne sais pas où l'on aurait pu trouver meilleure compagnie.

Les feux du midi embrasaient l'atmosphère. Un jour à demi étouffé régnait dans le boudoir: on y respirait la fraîcheur, les parfums et la volupté. Représentez-vous sur une pile de carreaux une grande femme bien taillée, encore mieux découplée; quelques rubans galamment noués sont le seul lien qui retienne la gaze légère qui la voile; sa gorge est belle, sa figure assez commune, mais ses yeux disent ce qu'ils veulent; d'assez belles dents, des cheveux d'un noir admirable, tout m'invitait: les préliminaires commencèrent; les ménagements auraient ennuyé. Je détourne sur elle et sur moi des voiles importuns. En deux tours de mains, j'arrange la marquise; je me précipite… Dieu! le flot qui m'apporta recule épouvanté. – Eh! qu'as-tu donc? – Ce que j'ai… Le diable peut-être… Je me signe et je crois que M. Satan s'est venu planter là en propre personne. – Mais encore… est-ce une illusion? – Foutre! tu n'as qu'à juger… Un braquemart de huit pouces levait sa crête altière et défendait les approches. Le coquin avait pensé m'éventrer. La marquise, nullement déconcertée, riait aux larmes. Enfin, je me rassure, j'examine, puis adressant la parole au papelard: Hélas! lui dis-je, j'étais venu dans l'intention de le mettre à monsieur votre frère; mais, beau sire, à tout seigneur tout honneur… Alors, je me retourne et je lui présente, bien humblement, ce que Berlin révère et ce que l'italien encense. Sacredieu! de ma vie je ne l'ai échappé si belle. La marquise m'attire à elle… Un moment plus tard… – Hein?… – Oui, pardieu! je l'étais, et tout vivant.

Cependant, mon étonnement cesse, et après avoir rendu ce tribut d'admiration, je plaçai Vit-au-Conas de la manière qui nous convenait à tous deux. La marquise était vive sans être tendre; un tempérament ardent lui commandait, l'entraînait; elle croyait aimer l'objet qu'elle tenait dans ses bras, et, les sensations effacées, les désirs satisfaits, son coeur s'épuisait. Dix années de cour forment bien une femme: elle était intrigante, adroite, dissimulée; elle avait enfin le caractère de son état. Aussi jouissait-elle d'une considération que la crainte de son esprit malin et médisant lui avait attirée. Au reste, levant effrontément le masque sur le chapitre des moeurs, elle m'afficha avec une impudence qui m'eût fait rougir, si l'on rougissait encore. J'affectais de la discrétion, de la retenue. "Allons, me disait-elle… Mais tu es un enfant: tout cela est reçu, mon ami. Dans les commencements que j'ai habité ce pays-ci, tout me révoltait. Je sortais du couvent, j'étais jeune, assez jolie; j'avais de la pudeur, j'étais d'un gauche inconcevable. Les femmes m'ont formée; les hommes m'en ont trouvée mieux. J'ai gagné de tous côtés.

"Je vivais chez elle comme chez moi; nous couchions ensemble, et comme elle me trouvait vigoureux, elle s'en tenait là. Mais l'argent ne venait point; car comment tirer l'argent d'une femme de cour encore jeune et jolie?… Le diable y pourvut. Un jour que, dans le délire des sens, nous avions fait, ma foi, toutes les folies que le bon Arétin a dépeintes dans son livre si religieux, la marquise ne prend-elle pas subitement de l'amour pour mon postérieur? Ma plaisanterie et le compliment que j'avais fait à son monsieur fortifient cette idée. A toute force elle en veut venir à l'exécution… As-tu jamais vu, mon ami, un perroquet défendre sa queue contre un chat rusé et malin?… Me voilà, je fais le saut de carpe, des pétarades… La diablesse ne perd pas la carte… Je le sens… Ahi, ahi! – Mais, madame, c'est un pucelage, foi de chrétien. – Eh bien! je le paierai cent louis. – Oh! non, de par tous les diables, deux cents… Eh, foutre! me voilà… (j'en meurs de honte) me voilà enfilé!

 

Après ce bel exploit, la marquise m'apostrophe… Rodrigue, qui l'eût cru?… Et moi, en portant la main au pauvre blessé, et faisant piteuse grimace… Chimène, qui l'eût dit?… Ses baisers, ses caresses, ses folies, le triomphe qu'elle se flattait d'avoir remporté lui donnaient une gaieté à laquelle je ne pus résister… Tiens, lui dis-je, mauvaise, tu m'as diablement fait du mal, mais je te pardonne. Nous scellâmes la réconciliation de manière à ne pas laisser le plus petit vent de rancune.

Le bon roi Dagobert avait bien raison: il n'y a si bonne compagnie qu'il ne faille quitter; mon intrigue avec la Vit-au-Conas durait depuis six mortelles semaines; d'ailleurs, j'avais profité de son goût hétéroclite; je lui coûtais des monceaux d'or. "Mon cher, me dit-elle un jour, je vois que nous ne nous aimons plus. Tu me parais toujours aimable, je veux te conserver comme connaissance intime, mais prévenons le dégoût; tu ne saurais manquer de femmes; tu es jeune, je ne veux pas te faire perdre un temps précieux, et je prétends te guider. Tiens, je te le dis avec franchise, les femmes de cour, à commencer par moi, sont dangereuses au delà de l'expression; rien ne leur manque pour plaire, et les hommes trouvent en nous la société de la bonne compagnie et tous les vices de la mauvaise, vices qui, communiqués et rendus, font entre les deux sexes une circulation dont les effets, variés à l'infini, ont presque toujours pour base, pour motif et pour but la perfidie.

"Nous sommes coquettes par ton, vicieuses par caractère; le plaisir a pour nous de l'attrait, mais nous jouissons par habitude. Un amant nouveau est sûr de nous plaire; cela est au point qu'il m'arrive tous les hivers de recevoir mon mari avec une joie incroyable, de lui prodiguer pendant vingt-quatre heures les caresses de la passion: l'illusion cesse, le bandeau tombe, je le reconnais, je me reconnais moi-même, et nous nous quittons.

"Le sentiment est regardé parmi nous comme une chimère, nous en parlons avec emphase, avec esprit, raffinement même, précisément parce qu'il ne nous a jamais touchés. Tu dois réussir ici par ta complaisance, ta vigueur et surtout ta science dans l'art de la volupté. Je connais vingt femmes qui se ruineront pour toi; tu leur créeras un tempérament ou tu ranimeras ce qui leur en reste.

"Mais, mon ami, prends garde à certains désagréments; moins honnêtes que les filles, nous donnons sans délicatesse ce que l'on nous a communiqué sans scrupule, et souvent nous ne valons pas le repentir que nous causons. Pour éviter ces précipices, que les fleurs qui les couvrent rendent plus dangereux, abandonne la timidité, la délicatesse: elles te perdraient, et l'on n'y donnerait ici que des noms ridicules.

"La pudeur est grimace, la décence hypocrisie, les qualités se dénaturent, les vertus sont chargées des couleurs du vice, mais la mode, les grâces embellissent tout; on ne prise l'esprit que par le jargon qui l'accompagne; en un mot, c'est de nous que dépend la fortune, et nous sommes aussi aveugles qu'elle, parce que souvent un sot ouvre la nuit un avis important.

"Prends donc un extérieur hardi, impertinent même, dans le tête-à-tête; brusque les aventures, tu ne serais téméraire que dans le cas de faiblesse, et le seul manque de respect que nous ne pardonnions pas, c'est une faute d'orthographe. Mais en public, change de ton, fais ta cour assidûment, prodigue les soins et les éloges; ce n'est pas de la discrétion que l'on te demande. Nous ne craignons, mon ami, la révélation des mystères que lorsqu'ils ne sont pas à notre avantage…"

La marquise s'arrêta. Son sopha n'était pas loin, nous nous fîmes des adieux très circonstanciés, et j'obtins, en la quittant, la permission de renouveler de temps en temps connaissance… sauf à être encore empalé.

Me voilà donc libre; je m'introduis dans les différentes sociétés de la cour: je jette sur les femmes qui les composent un oeil curieux et perçant. Du plus au moins, je fais mainte application des peintures de la marquise. La saison des bals arrive, j'aime la danse à la fureur, mais, n'étant point talon rouge, elle m'était interdite chez les hautes puissances; l'observation m'offrit des dédommagements. J'avais obtenu la permission de me rendre chez une princesse qui joint à tout plein d'esprit le meilleur ton et le coeur le plus sensible. Je la jugeai faite pour inspirer un attachement durable, mais trop sage pour s'afficher aussi. à son âge, avec tous les moyens de plaire, se fixer!… Eh! que dirait l'amour?

Lui a-t-il confié ses flèches pour les laisser oisives ou pour les ficher sur un seul coeur, comme des épingles sur la pelote de sa toilette? Je consultai mon grimoire, et je sus qu'on ne pouvait allier plus de générosité, de talents et d'adresse. Je sus encore qu'en prédicateur excellent, ses préceptes ne nuisaient pas à ses plaisirs, et je crus sentir qu'un peu de contrainte pouvait y ajouter du prix. – Mais qui est-ce donc? – Oh! vous en demandez trop; allez sur le grand théâtre, quand on jouera la gouvernante, vous lui verrez remplir un rôle que son coeur lui rend cher et qui lui mérite tous les applaudissements.

Confondus dans un groupe d'hommes, nous exercions notre critique sur les danseurs. – Eh! bon dieu! quelle est cette petite personne, si folle, si extravagante? Elle est tout ébouriffée, son panier penche d'un côté, tout son ajustement est en désordre… Je ne l'en trouve, ma foi! que plus jolie; tous ses attraits sont animés, ses gestes sont violents, tout pétille en elle. – C'est la Duchesse de *** me répond le comte de Rhédon; vous ne la connaissez pas? Je vous présenterai; elle aime la musique, vous l'amuserez. Le lendemain, je somme le comte de sa parole, et nous partons.

A six heures du soir, la duchesse était en peignoir; de grands cheveux s'échappaient d'une baigneuse placée de travers sur sa tête. Embrasser le comte, me faire la révérence, me proposer vingt questions et me prendre pour répéter le pas de deux de Roland, ne fut l'affaire que d'un instant. Je fus froid les premiers pas; une passe très lascive, qu'elle rendit comme Guimard, m'enhardit, m'échauffa, me fit… (Ah! mon ami, la jolie chose qu'un pas de deux, quand on bande!) Le comte applaudit à tout rompre; elle s'écrie que je danse comme Vestris, que j'ai un jarret à la Dauberval, me fait promettre de venir répéter avec elle, et me donne carte blanche pour les heures; puis mon lutin sonne ses femmes. Le comte se sauve, je demeure; elle se coiffe à faire mourir de rire, me demande mon avis; je touche à l'ajustement, et je lui donne un petit air de grenadier qu'elle trouve unique… Elle s'habille, sort; je lui donne la main, et je me retire.