Tasuta

Ma conversion; ou le libertin de qualité

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Les jours suivants furent marqués par les mêmes aventures. L'or me dédommageait, car elle en répandait à foison. Branlinos soutenait mon courage et me faisait bander. Au reste, la comtesse n'en était pas moins dévote, ni moins impertinente, même vis-à-vis de moi.

Mon quartier fini, elle partit pour les eaux de Barèges, en me comblant de présents, mais avec cet air qui en ôte tout le mérite; je revins à Paris.

Rendu dans cette Babylone, qui ne renferme plus de corruption qu'ailleurs que parce qu'il y a plus de monde (car les vices plus rassemblés en produisent de nouveaux), pendant huit jours je fatiguai chevaux et valets à faire inscrire mon nom chez toutes les coquettes et les coquines de Paris.

Quinze jours se passèrent sans aventures curieuses. L'ennui me gagnait; je jouai, je perdis, et dès lors j'abandonnai ce moyen de conservation qui m'aurait dévoré mon or. Pour le conserver, il n'y avait qu'un moyen, la fuite. C'était un parti violent, et je balançais.

Déjà le soleil dorait les moissons; les grâces se retiraient aux bocages; toutes les femmes volaient à la campagne, les unes par désoeuvrement, d'autres par habitude, celles-ci pour opérer une révolution. De si grands exemples me déterminèrent; quelques légères excursions préparèrent ma retraite; je voltigeai, mais souvent, bien différent de l'abeille industrieuse, je ne pompai que des sucs soporifiques, encore l'ennui me fit-il bâiller sans m'endormir.

Vous connaissez comme moi ces palais enchantés que la Seine voit sur ses bords dans sa course tranquille… Hélas! un art cruel nous y poursuit encore, il étouffe la nature en croyant l'embellir. L'ennuyeuse symétrie a dessiné ces parterres émaillés de sables stériles, et ces tristes gazons dépouillés de leur verdure… Des murailles de charmille ne permettent point aux zéphirs de caresser le sein de Flore, la rose se flétrit sans honneurs dans ces vases qui la gênent, pour la rassembler en bouquets. De longues allées ne semblent m'offrir un point de vue délicieux que pour l'isoler et le rendre monotone. – J'entre dans un bosquet, des arbustes fatigués y prêtent à regret leur ombrage; des entraves de fer asservissent leurs branches courbées; le chèvrefeuille n'y rampe point parmi le feuillage; la tulipe y est sans couleur, la violette sans parfum… Je me sauve dans un bois… Eh quoi! toujours de l'industrie, jamais de surprises… La main de l'architecte a décoré ces salles tristement superbes; la règle impérieuse a tracé leurs contours; la serpe, la faulx ont mutilé les dryades gémissantes pour arrondir des colonnes ou former des amphithéâtres. – J'entends le bruissement des eaux… Hélas! la naïade en pleurs n'y roule point ses flots argentés; mille canaux emprisonnent son onde; des formes bizarres, des bouches d'airain l'élancent dans les airs; elle retombe brisée dans ces bassins, où elle se perd sans pouvoir arroser le bocage qui la désire… O hommes! votre despotisme réduira donc tout à l'esclavage!… J'erre dans les détours d'un labyrinthe compassé; la fauvette légère, le pinson joyeux n'y trouvent point d'asile pour leurs amours. Philomèle seule y fait quelquefois entendre les sons de sa douleur; et la nuit, quand Phébé fait régner le calme et le silence, le triste coucou présage au maître de ces lieux ses hautes destinées.

Que je suis loin, grand dieu! de cette douce mélancolie où l'âme attendrie perd le sentiment douloureux de ses peines! où des larmes involontaires, mais précieuses, dégonflent la poitrine oppressée et rafraîchissent la paupière!… Je suis sombre: mes pensées tumultueuses s'agitent, se choquent, se confondent; je reviens à pas lents, l'air rêveur, la tête penchée… Je rentre dans un salon brillant d'or et de glaces; elles me retracent vingt personnes que fixe un tapis vert… O source nouvelle d'ennui, de consomption!… Je reviens à la ville. Toute la vitesse de mes chevaux ne me sert pas à mon gré: je suis à peine arrivé que je voudrais être ailleurs; je cherche avec ardeur des objets nouveaux… Ah! Il n'en est point qui puissent guérir un coeur blasé sur tout!

Essayons du moins de le distraire… Fuyons, fuyons la perfidie des cours, le tumulte des villes! Cherchons une retraite… Je l'ai trouvée; j'y vole sur les ailes de l'espérance et du désir.

Au milieu de ces riches contrées que la Marne indocile fertilise dans son cours s'élèvent des murs bâtis par nos aïeux. Leur superbe apparence semble annoncer la demeure des rois… non, c'est le séjour tranquille des épouses chéries du Dieu de paix… C'est l'abbaye de ***; la tante d'un de mes amis en est abbesse. Je suis annoncé par lui comme un homme aimable. Je suis désiré, j'arrive… Le bruit d'une voiture qui vient au galop, plus encore celui des valets, qui croient honorer leur maître par leur tapage, avaient fait événement. Tout dans le couvent se met sous les armes. La discrète se prépare à exercer sa langue… Un homme de cour! Qu'il va m'en conter de belles!… La nonnette jolie rattache sa guimpe légère avec art, avec coquetterie… Toutes veulent plaire; toutes volent au parloir. Mme la dépositaire est députée pour me faire les honneurs: un compliment agréable et bénin me montre que l'on est prévenu en ma faveur.

Enfin, Mme l'abbesse arrive à la grille, et l'essaim disparaît par discrétion et par respect. – Sacredieu! la charmante figure!… Lis son portrait, lis, et meurs d'envie.

Elle achève à peine son cinquième lustre: la fleur de la santé s'unit sur son visage à celle de la jeunesse. Un teint brillant, les yeux les plus beaux du monde et noirs comme jais, la bouche mignonne et bordée de roses, des dents d'ivoire qu'un sourire enchanteur laisse admirer… Au reste, un genre de coquetterie inconnu dans le monde, réservé pour le cloître. Sa robe, tissue d'une gaze diaphane, se drape en longs replis; une ceinture dorée semble moins faite pour marquer sa dignité que pour faire valoir une taille divine. La batiste la plus blanche forme son bandeau; sa guimpe se replie pour dessiner les tempes et arrondir davantage un ovale délicieusement tracé, elle s'échappe ensuite et voltige au gré des zéphirs: mille amours nichés çà et là rentrent, sortent, ébouriffent tout, et tout ne va que mieux. – Est-ce que tu t'aviserais de faire le second tome d'Abélard? – Ma foi! je n'en sais rien… Mais dussé-je chanter clair, je foutrai ma charmante abbesse, ou nous verrons pourquoi… Les compliments furent ce qu'ils devaient être, joliment tournés de la part de la nonne et galamment de la mienne. La connaissance fut bientôt faite; j'apporte des nouvelles, et l'abbesse était trop instruite pour ne pas s'apercevoir que mon âme était dans mes yeux… Mais elle n'était, sacredieu! pas morte autre part, et je bandais à crier… Sublime effet de la vertu! Vierges immaculées! Les corpuscules saints qui s'exhalent de vos blancs tétons ont agité, pénétré tous mes sens… Puissé-je rassembler toute la vigueur d'un carme dans ses premières années et retracer à vos cons pourfendus la valeur et les assauts du père Tapedru!

Je ne parlerai pas des fêtes qui me furent données, des concerts où je tins ma partie. Ma voix mâle et sonore, mes accents prononcés se mêlèrent à ceux de ces filles timides… Tel un satyre effronté, se glissant au milieu des nymphes, commence par les étonner; en vain elles veulent fuir, un attrait puissant retient leurs pas; s'ils deviennent plus chancelants, c'est l'ouvrage du désir… Et les cris que les belles poussent ensuite ne sont pas d'effroi.

O mon ami! la jolie chose que d'être au milieu d'un sérail où vingt nonnettes se disputent le prix de la beauté! Leurs yeux, moins agaçants que ceux de nos femmes, respirent une tendre langueur. Plusieurs même, innocentes encore, éprouvent des mouvements jusqu'alors inconnus… Dieux! quelle expression touchante!… Foutons, foutons! ô mon vit! déploie tes ressorts de fer! que tout cède à ton impulsion puissante!… Evoé, amour!… Evoé, Priape!

Je me couchai, roulant à part ces vastes projets. La moire tapissait ma chambre, le goût l'avait assortie; la simplicité, la propreté scrupuleuse y régnaient, et la mollesse y reposait sur le duvet le plus fin. Je ne dormis point; j'étais enchanté, enivré… Une légère indisposition, peut-être de commande, retint le lendemain Mme l'abbesse au lit. J'eus permission d'aller lui faire ma cour dans son appartement… Que devins-je! O ciel! que devins-je!… Elle était belle comme un ange, et de la beauté la plus touchante… J'oubliai jusqu'au motif qui m'amenait; elle me tendit la main, en s'informant de ma santé; je baisai cette main avec un feu, une ardeur… L'abbesse soupira… Un soupir fut ma réponse… Nous étions seuls; ses yeux à demi clos, ses longues paupières abattues, le gonflement, la palpitation d'un sein d'albâtre que couvrait encore un voile inopportun, tout semblait m'enhardir… Hélas! j'étais timide… Julie! Julie! Ainsi jaillirent les premiers transports de nos feux… Je me jetai à ses genoux; mes lèvres brûlantes couvrirent cette main que je n'avais pas quittée, que l'on ne s'était pas efforcé de m'arracher… Dieu! elle se pâme… Elle se meurt… Le premier mouvement m'emporte… Je m'écrie… Ses femmes arrivent… Des sels, des eaux, des senteurs!… Tout est sous mes mains. – Ce sont les vapeurs de madame! s'écrie une assistante. – Ah! foutue bête! me dis-je à moi-même… Mais, foutre! ce n'est pas son dernier accès… Au bout d'un demi-quart d'heure, elle revient à elle; elle est pâle… Mais c'est de la pâleur des amantes… Quelques larmes ont mouillé ses beaux yeux… Qu'ils sont touchants! Ils semblent implorer… Nous redevenons libres: – Hélas! dit-elle, je suis bien malheureuse: ces spasmes violents m'anéantissent… Et l'on ne peut en deviner la cause… Je vois la rougeur qui colore ses joues; son pouls est plus animé; mon coeur bat; je m'approche davantage… Quelques coussins dérangés m'offrent un prétexte; j'ose avancer ma main pour la replacer, pour la soutenir. Un mouvement me livre sa gorge… C'est celle de Polignac… L'ivresse me saisit; je presse sa bouche de ma bouche amoureuse (ma langue lui fait éprouver des tressaillements voluptueux); j'avance vers le sanctuaire; un doigt y pénètre… Il tremble, et ce tremblement l'émeut davantage… C'en est fait!… Je l'ai remplacé… Dieux! Dieux! Quelle jouissance!… – O mon sauveur, dit-elle, ah!… ah!… O bonheur!… Je puis mourir… Mon doux Jésus!… Ah! cher ami!… Je meurs… Les sensations étaient trop vives, trop multipliées, trop nouvelles… Mon âme ne pouvait y suffire, je m'évanouis très sérieusement… Mon abbesse, effrayée, sonna sans doute sa confidente; je me retrouvai dans leurs bras. Les baisers de ma charmante abbesse me rappelèrent à la vie; mais en même temps ils me remirent dans un état si ferme que la discrète jugea prudemment que je n'avais plus besoin de sa présence. Nous nous réitérâmes plus d'une fois, l'abbesse et moi, des serments de nous aimer toujours, et toujours la conviction suivait de près.

 

Les coulis, les restaurants les plus actifs me furent prodigués. Je passai la journée comme la matinée, et la nuit fut aussi heureuse. Les jours suivants, des amusements sans nombre me furent préparés: la chasse, la pêche, mille et mille jeux… Tant de plaisirs m'attachaient encore à mon abbesse: elle était voluptueuse, mais sans art, sans raffinement; mes conseils lui plaisaient; mes leçons l'enflammaient; elle y gagnait beaucoup, et je n'y perdais pas. Son beau corps svelte et flexible, ses membres délicats s'enlaçaient, se pliaient sur les miens, et ce n'était que dans mes bras qu'elle goûtait le repos… De bonne foi, je lui aurais gardé fidélité; mais l'humanité s'y opposait. De jeunes coeurs soupiraient en secret pour moi: fallait-il les laisser se consumer, se flétrir?… Non, je suis trop compatissant. Mon commerce avec l'abbesse s'était réglé: je lui donnais les nuits et j'employais les jours ailleurs. Dortoir, cellules, tout m'était ouvert, et j'en profitai.

S'il m'en souvient, la première que j'ai foutue fut une discrète. – Une discrète? Tu badines. – Non, pardieu! c'était notre confidente; fille mûre de quinze à cinquante-cinq ans… voici le fait. Elle s'était chargée de mes déjeuners. Un jour que, emporté par la chasse, j'avais manqué mon heure ordinaire, je revins au moment où la bonne mère Saint-François ne m'attendait plus… J'entre sans bruit; elle était étendue dans un grand fauteuil, le dos tourné vers la porte et retroussée jusqu'au nombril, les cuisses écartées, et remuait de toute sa force… Devine. – Belle demande! Un godmiché? – Tout juste… Je ferme la porte avec précipitation; elle n'a que le temps de baisser ses cottes et laisse le fer dans la plaie… Rouge comme un chérubin, elle se lève, fait deux pas, serre les cuisses, et moi, que le diable inspire, je la prends par dessous les bras si lestement que le Priape quitte prise et tombe au beau milieu de la chambre: Ah! ma mère en Dieu, n'êtes-vous pas blessée?… Peste! dis-je en ramassant le poupon, voilà une rude fausse couche… Eh, foutre! ma bonne… ne vous étonnez pas, j'ai tout vu; je vous ai fait rater, il faut que je vous achève… Je la campe sur son lit et je lui fais deux fois la douce affaire: c'était autant qu'il lui restait de dents: – Le bon Dieu vous le rende! me dit-elle avec attendrissement. Je ris, et j'aperçois au fond de sa bouche un petit chicot: je me rappelle la vieille histoire; une noble émulation m'enflamme, d'ailleurs j'avais besoin d'elle: elle était maîtresse des novices… J'arrachai le chicot, mais il tenait diablement fort. Je crois n'avoir eu de ma vie autant de peine.

Passons sous silence quelques aventures communes; je baisai la soeur Saint-Jean Porte-Lapine, soeur Magdelon, mère Saint-Bonaventure, et coetera. Le dortoir, le jardin, la dépense et l'apothicairerie furent tour à tour mes théâtres; mais parlons des novices.

Elles étaient cinq, et parmi elles, soeur Agathe, soeur Rose et soeur Agnès se faisaient distinguer. C'étaient les plus jolies enfants du monde. Les deux premières, éveillées petites commères, s'aimaient à la fureur et se caressaient de même, faute de mieux. Soeur Agnès était amoureuse de moi, ne disait rien et pleurait d'autant. Un jour de grande récréation, je trouve le moyen de la chambrer. – Qu'avez-vous, belle Agnès? – Hélas! je n'en sais rien. – Depuis huit jours, vous êtes toute changée; vous que l'on voyait sans cesse rire, folâtrer, vous rêvez. – Hélas! – Vous soupirez… Agnès! Agnès! Vous n'avez point de confiance en moi… Moi qui vous aime tant. (ses joues se colorent.) – Vous m'aimez! Oh! mon dieu! si cela était! Agnès, serait-ce vous offenser? – Hélas! ce n'est pas ma faute, vous êtes si aimable. (je prends sa main.) – Oh! laissez-moi… sainte Vierge! (elle se lève.) – Ma soeur, je le vois, vous avez peur de moi; je vous suis odieux… Eh bien! Je me retire. – Comment, tu t'en vas? – Foutue bête!… La pauvre enfant! elle est à moi; je n'aurais pas le temps de la pousser à bout; à la première séance, elle est dans mon sac.

La maîtresse des novices me fournit quelques jours après une bonne occasion. (vous savez qu'elle est de mes amies.) On devait chanter un motet au choeur; le maître de musique n'était pas venu; elle me confia Agnès, pour la faire répéter et sortit en tirant la porte sur nous. – Eh bien! ma belle Agnès, êtes-vous toujours aussi cruelle? (elle baisse les yeux.) – Que je suis malheureuse! Oh! le bon Dieu le sait (et ses mains s'élèvent vers le ciel). – Agnès, vous m'avez fait répandre bien des larmes. – Et moi!… Ah! comme j'ai pleuré (et ses pleurs coulent encore). – Si vous vouliez, hélas! Nous nous consolerions… Ou, sans cela, il faut que je meure. – O mon Jésus! vous, mourir… Non, non, ce sera moi. – Vous, Agnès, vous que j'aime plus que ma vie. (je la saisis, je l'attire sur mes genoux… Vois, ah! vois donc son col collé contre moi, sa tête penchée sur mon visage, ses beaux yeux bleus pleins de larmes.) Agnès, mon seul amour! Ah! dis-moi que tu m'aimes! – Méchant! vous en doutez… Sa bouche me caresse: l'innocent ne connaît aucun mal aux élans de son coeur… Son heure est arrivée: je la couvre de baisers; je fais passer dans son sein l'ardeur qui me dévore; je l'enivre de caresses et d'amour; j'écarte tous les voiles; que de trésors me sont livrés!… La pudeur ne gémit point… Elle ne se connaît plus… Rapide comme l'éclair, je déchire la nue… Et le cri qu'Agnès laisse échapper est le signe de ma victoire.

Tu vas bêtement croire qu'elle fera des grimaces, des simagrées, qu'elle me traitera de monstre, de séducteur… Eh! laisse cela à nos pucelages rajeunis du siècle… La pauvre enfant! Elle me remercie de mes bontés… Il est vrai que j'ai eu diablement de mérite, car la place était rudement forte à emporter.

Agnès, après cette ouverture d'esprit, acquit une intelligence infinie pour son motet, et, au retour de la maîtresse, elle le chanta à ravir.

Heureusement pour moi, mon abbesse, à cause de certaines visites, faisait lit à part, car pardieu! J'étais écorché vif et en sang; douze heures de repos me cicatrisèrent. – Hon!… Beaux passe-temps! – Eh! pourquoi, diable, grondes-tu, je te prie? – Je gronde, parce que tu perds ton temps et que l'argent ne vient point. – C'est ma faute, j'en conviens… ton esprit financier me charme; mais je devais te dire que l'abbesse, aussi généreuse que belle, me comblait de présents… Ainsi, calme-toi pour écouter de nouveaux exploits.

Soeur Agathe et soeur Rose appellent mes hommages; la plus âgée n'a pas ses dix-huit ans. La première, vive, pétulante, est un petit démon; elle a de l'esprit comme un lutin, de jolies réparties, une adresse incroyable. Rose est plus douce, plus tendre, mais gaie… Ces deux enfants sont liées par une étroite sympathie et plus encore par le tempérament; l'abbesse, dont elles sont les bijoux, m'a confié qu'elles s'en donnaient avec excès, et qu'elle-même les avait reçues plus d'une fois dans son lit, pour du moins tromper ses désirs.

J'étais libre avec elles; je leur montrais à danser, et nous faisions mille folies. – Parbleu!

Mes soeurs, leur dis-je un jour, vous devriez bien m'apprendre ce jeu que vous jouiez hier ensemble. – Quel jeu? répond Agathe pendant que Rose rougit. – Ma foi! si je le savais bien, je ne vous le demanderais pas. – Bon, Rose, il veut cache cache… (et la friponne d'éclater de rire). – Cache cache… Ah! vous mentez, espiègles, il n'y avait rien de caché; je l'ai bien vu. – Quoi! vous l'avez vu? dit Rose… Agathe, nous sommes perdues (la petite pleure et sa compagne est déconcertée). – Eh! mon coeur, ne pleurez pas… Rose, vous êtes une enfant; je n'en dirai, ma foi! mot à personne… (cela les tranquillise un peu: au cloître comme ailleurs, péché caché n'est rien.) – Mais, comment l'avez-vous vu? reprend Agathe plus timidement. – Je vous trompais, je ne l'ai pas vu, mais mon génie me l'a dit. – Un génie! – Un génie! répète Rose. – Oui, un génie qui me visite tous les jours… (et mes folles de rire à gorge déployée.) Pardieu! petites incrédules, je vous le ferai voir… mais à condition que vous m'apprendrez votre jeu et que vous écouterez ce qu'il vous dira. – Comment, il parle? – Sans doute; mais c'est par signes, et je vous les expliquerai. – Ah! voyons. – Voyons, dit Rose. – Doucement… Diable! comme vous y allez… Attendez donc que je l'appelle… Si vous vouliez toujours me montrer votre jeu?… (j'avais, sacredieu! mes raisons; jamais mon génie ne fut si bête; j'avais beau le talonner, ce bougre-là n'arrivait point… Pardon, pardon, le voilà qui vient.) Ecoutez… que la plus incrédule passe dans ce coin-là, et quand elle l'aura vu, qu'elle le tienne bien, de peur qu'il ne s'en aille, car il est un peu farouche… (ainsi fut fait, je tire monseigneur; ma folle d'Agathe saute dessus.) – Ah! Rose, viens donc vite, je le tiens… (nous nous approchons au jour.) Oh! le drôle de génie, comme il est fait! Mais il n'a point de nez! – (Rose le prend.) Ah! comme il est chaud! – C'est qu'il est venu fort vite. – Eh! Mais, dit Agathe, il tient!… (et la petite bougresse le tire à le démancher.) – Sacredieu! mesdemoiselles, un moment donc; vous ne voyez pas que c'est un escargot. Il est dans sa coquille. – C'est vrai, c'est vrai, dit Rose, voilà le bourrelet… (elle saisit les voisines, qui, ramassées en dessous, étaient dures comme pierre… Agathe y porte la main et revient au personnage.) – Un escargot! Je n'en ai jamais vu comme ça. – C'est qu'il est de la Chine. – Montre-t-il ses cornes? – Eh! non, ils n'en ont point dans ce pays-là; mais ce sont eux qui les apportent aux maris… Ah çà! il est pressé. (je mourais de peur que le génie ne s'émancipât dans leurs mains.) – Votre jeu, mesdemoiselles?… – Oh! Il faut qu'il parle. – Allons, je le veux bien… Il faut convenir que je suis trop complaisant… Mais je vous avertis que c'est à chacune en particulier qu'il faut vous laisser faire des signes, sans dire mot, ou bien, serviteur! Plus d'esprit, et s'il se fâche, il ne reviendra plus… Allons, Agathe, à vous; mais surtout motus… (je la prends, je la jette sur le lit.) —Ah! dit-elle, je ne vois plus l'esprit. – Soyez tranquille: il ne s'en ira que si vous n'êtes pas sage… Je la trousse; tu te doutes du reste et du langage de l'esprit. La petite fut courageuse et ne dit pas un mot… Mais, ami, peins-toi Rose tournant de tous côtés, examinant, pâlissant, rougissant, trépignant. – Agathe, parle-t-il? – Ah! oui… Ah! mon dieu!… Ah! comme il parle! le joli esprit… Mon dieu!… Rose je n'en puis plus… – Agathe! Agathe! qu'est-ce qu'il te dit donc?… Elle avait, pardieu! Autre chose à faire que de répondre. Ma foi, la petite diablesse se remuait si vivement et me serrait si ferme que j'allais recommencer, quand tout à coup Rose, ennuyée, me tire par mon habit, et l'esprit sort tout en sueur, tout échauffé du carnage… Je n'ai que le temps d'étendre Agathe sur un fauteuil, et je travaille sa compagne. Celle-ci était moins vive, mais pétrie par la volupté. Elle avait surtout cette qualité si précieuse que j'avais déjà trouvée à quelques femmes, et toujours avec un nouveau ravissement: le sanctuaire se refermait après le sacrifice, et pressait sans laisser le temps de débander. Mais voyez combien l'esprit avait donné de réflexions à Agathe; elle ne me faisait plus de questions. Les deux amies, penchées l'une sur l'autre, étaient dans une extase dont rien ne pouvait les tirer. Pour moi, je jouissais de leur trouble ingénu, et je le partageais… nous ne parlâmes plus du jeu; elles reconnurent ma tromperie sans m'en savoir mauvais gré, et l'esprit, de temps en temps, leur donna de nouvelles leçons.

J'étais au comble du bonheur, à un peu de fatigue près; mais le diable, qui veille toujours, s'était fourré dans la tête de me débusquer d'un si bon gîte. L'habitude amène la sécurité, la sécurité endort; on ne se précautionne plus et l'on devient soi-même l'artisan de son malheur; d'ailleurs, une pomme pour trois déesses les fit battre; un homme pour vingt religieuses… Il y a de quoi, j'imagine, les faire étrangler.

 

Vous ne connaissez pas, mon ami, les républiques femelles, dont l'abbesse est comme le doge. La plupart des filles qui les composent ont été enrôlées malgré elles dans la milice céleste; on les a faites épouses d'un être immatériel, et les charmes de la contemplation ne détruisent pas en elles la corporalité. Il en résulte dans la jeunesse une révolte des esprits charnels, un conflit de juridiction entre les sens et la raison, entre le créateur et la créature, où souvent la faiblesse humaine est obligée, comme Pilate, de s'en laver les mains. Tout cela ne fait que tromper les passions, irriter les désirs, les allumer davantage… De là les nerfs, les spasmes, etc., etc. Dans la vieillesse, on est pie-grièche, colère, âpre, grondeuse. De là encore les inspirations, les apparitions et toutes les folies que les uns ont brûlées, les autres canonisées… Cela n'est point de mon grave sujet.

On ne peut pas toujours prier, il faut médire, pendre son prochain par les pieds et par la tête, le tout pour son bien et la plus grande gloire de Dieu. Les confesseurs sont surtout un grand objet. S'ils sont deux, le bercail est partagé et chaque parti hait cordialement son adversaire; s'il n'y en a qu'un, jalousies, rivalités, fureurs. – Quoi! pour un vieux moine? – Oui, pour un vieux moine; car, avec sa figure de singe, toujours est-il du bois dont on les fait; on se mange, on se dévore, on s'empoisonnerait pour lui… Enfin, mon cher, dans ces séjours de paix et d'innocence, on goûte en paradis les douceurs de l'enfer.

Que serait-ce donc si je peignais les amours des jardiniers?… Les ruses pour faire entrer des amants? Les horreurs du despotisme que les vieilles discrètes exercent sur les pauvres enfants qu'on leur a livrées? Que serait-ce si, te racontant mille scènes dignes de l'Arétin, je t'effrayais de la corruption que ces demoiselles vont puiser, jusqu'au moment où on les marie, dans ces lieux consacrés à la vertu et prostitués aux vices?

Et que serait-ce encore si je te traçais les scènes de désespoir qui se passent dans le secret et le silence? Les brigues, les trahisons, les complots, tout ce que doit nécessairement enfanter la contrainte, la servitude et la barbarie?… Non, tu m'accuserais d'humeur… A la vérité, j'eus quelque sujet d'en prendre.

Déjà l'on murmurait; le conseil des discrètes s'était assemblé; on glosait sur l'abbesse, qui, trop absolue peut-être, voulait que l'on respectât ses goûts et ses plaisirs. Les révérendes mères, sans cesse aux écoutes, gênaient les miens. Toute la jeunesse, rigoureusement observée, n'osait plus se livrer à mes empressements; je m'aperçus que ces vieilles bougresses me regardaient comme le bouc émissaire. Le père en Dieu conduisait tout, mais sourdement, depuis que j'avais menacé sa révérence de la faire rouer de coups par mes valets, sauf à la guérir par six mois de séminaire; des lettres anonymes, péchés mignons des prêtres, se répandirent. L'abbesse faisait tête à l'orage; je lui devenais plus cher par la crainte de me perdre… Hélas! le coup était porté. On avait fait passer des plaintes à monseigneur; il était bête, portait un large chapeau, des cheveux plats comme sa figure, et cachait sous un maintien double et cafard une âme ecclésiastique et traîtresse; sa réponse fut tonnante: il annonçait sa venue pour remettre l'ordre dans une maison où l'esprit de Bélial s'était introduit… Je voulais l'attendre; ma chère abbesse me fit concevoir que je la perdrais, et je partis chargé d'or et de sucre.

Depuis six semaines, je n'avais pas vu mes gens; ils s'étaient arrangés avec les tourières, et je leur trouvai un embonpoint édifiant; je tournai mes regards vers les clochers où je laissais bien des yeux en pleurs… ils se perdirent dans les airs ainsi que mes regrets.

Je ne fis que passer à Paris, pour déposer tous les présents dont j'étais comblé, et repartis pour la Picardie, afin d'achever en province la belle saison. N'attendez pas, mon ami, que j'aille dans quelque ville; non, je les ai fréquentées autrefois, et ma curiosité est rassasiée; j'y ai trouvé les mêmes vices que dans la capitale, avec cette différence qu'ils sont plus ridicules et moins aimables. Là c'est un conseiller d'élection, si vous voulez, qui joue la gravité d'un chancelier; les honneurs du pavé lui sont dus. Dans le cercle, on ambitionne de faire sa partie; il sourit aux femmes, dédaigne les hommes, ricane, tranche, décide… Il veut être fat, il n'est qu'un sot.

Ici, monsieur le receveur du grenier à sel, ou quelque seigneur de l'intendance, fait le petit fermier général, appelle tout le monde mon ami, vante son cuisinier, fait grosse chère, rit aux éclats, patine ses voisines, débite des nouvelles qu'il tient de la cour, et promet sa protection auprès des valets de chambre d'un ministre qu'il appelle secrétaires.

On y voit, tout comme à Paris, la femme d'un marchand mettre en diamants sur sa tête des fonds presque aussi forts que ceux qu'il a dans le commerce, étaler un pied de rouge, porter des plumes, des chapeaux, dire piseons et grasseyer.

On y voit des précieuses, des dévotes, des femmes à prétentions, et tout cela putains comme chez nous. On y voit enfin tout ce que je me suis lassé d'y voir, et qui ne me paierait pas de mon ennui… je vais donc dans des lieux champêtres prendre la nature sur le fait, dévaliser quelque château, et démanteler quelque dame de paroisse à croupe large et rebondie.

Un de mes amis, chez lequel j'arrive, tient un assez grand état; il a une chasse superbe, de beaux droits; sa maison est ancienne; il en a soutenu l'éclat au service avec honneur; sa femme a été belle, il y paraît encore… Mais, pour ce couple-là, c'est Philémon et Baucis. Ne croyez pas qu'elle soit dévote; non, la plaisanterie l'amuse; elle recevra des vers galants, parce qu'elle sait y répondre; une gaieté douce, qui fait son caractère, la rend l'âme des sociétés; elle y inspire le sentiment et le respect… Voilà, sur mon honneur, un portrait vrai, et vous savez que je suis un peu panégyriste; elle est trop modeste pour me lire, mais du moins son mari lui rendra témoignage que j'ai trouvé à Villers ce que j'ai cherché vainement dans beaucoup d'endroits: la réunion des talents et des vertus.

La société qui se rassemble au château me fournit bientôt des occasions de m'en écarter; je voltigeai, et tout en courant, je pensai jouer, malgré moi, un rôle dans une scène très singulière, qui, me faisant croire aux jaloux et les craindre, ne me ramènera qu'un peu plus tôt au séjour des maris commodes. Pour la rareté du fait, je veux te conter cette aventure.

M. et Mme d'Obricourt vivaient très bien ensemble: aucun soupçon ne troublait l'esprit du mari. Cependant, madame avait une intrigue, jouait monsieur, et, qui plus est, se moquait de lui avec son amant. Une imprudence détruisit la sécurité de l'époux. Tout le monde avait été à la chasse, et j'étais resté seul dans la maison avec madame. Elle passe dans son boudoir pour écrire, je prends un livre et l'attends au salon. Tout à coup elle sort, une lettre à la main; son mari, revenu sur ses pas, je ne sais pourquoi, entre en même temps. – Ah! Monsieur, lui dit-elle, qu'avez-vous? vous êtes pâle à faire peur… Il détourne sa vue sur la glace. Pour le malheur de la dame, cette glace me réfléchissait en entier, et le mari voit très distinctement qu'elle me glisse une lettre que je cache de mon mieux… La jalousie lui monte au cerveau. Il avait son fusil à la main; il me couche en joue, et me dit d'un air furieux: "La lettre, ou tu es mort. – Vous êtes fou, lui dis-je, et quand même j'en aurais une, une imprudence coupable pourrait seul vous la donner, car cet écrit ne vous serait pas destiné, et vous devriez vous épargner de le voir. – Point de conseils; la lettre, ou trois balles dans le corps." Je n'avais rien mis dans celui de la dame: je ne crus pas devoir attendre les représailles du mari… Je me lève, je lui présente la lettre, et je pousse la femme dans son cabinet, car elle avait l'imprudence de ne pas bouger.