Le Piège Zéro

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Il lut le reste de la lettre d’Alan :

Peu importe ce dont il s’agit, c’est toujours là, enfermé quelque part dans ton cerveau. Si jamais tu as besoin de le découvrir, il existe un moyen. Le neurochirurgien qui a installé l’implant s’appelle Dr. Guyer. Son cabinet se trouve à Zurich. Il peut ramener tous tes souvenirs, si c’est ça que tu veux. Il peut aussi les supprimer de nouveau, si tu préfères. C’est à toi de choisir. Bonne chance, Zéro. —Alan

Reid ne pouvait se souvenir du nombre de fois où il s’était assis devant son ordinateur ou devant son téléphone, essayant de forcer ses doigts à taper le nom du Dr. Guyer dans la barre de recherche. Son désir de retrouver la mémoire, ou plutôt sa nécessité devenait plus intense à chaque semaine qui s’écoulait, jusqu’au point où il lui semblait à présent urgent de savoir quel était son degré de connaissance à l’époque. Il fallait qu’il soit en mesure de se souvenir de son propre passé.

Mais je ne peux pas laisser les filles. Depuis l’incident, il était hors de question de repartir directement pour la Suisse. Il serait complètement flippé pour leur sécurité, même avec les implants de suivi. Même si l’Agent Strickland les surveillait. De plus, que penseraient-elles ? Maya ne croirait jamais que c’était pour une opération médicale. Elle penserait qu’il avait repris son boulot sur le terrain.

Alors, emmène-les. La pensée était entrée si facilement dans sa tête qu’il aurait presque pu rire de ne pas y avoir pensé avant. Mais, il la repoussa tout aussi facilement. Et son travail ? Les séances de thérapie de Sara ? Ne venait-il pas juste d’essayer de convaincre Maya de retourner à l’école ?

Ne réfléchis pas trop, se dit-il. La solution la plus simple n’est-elle pas bien souvent la meilleure ? Ce n’était pas comme si quoi que ce soit d’autre avait fonctionné pour sortir Sara de sa torpeur, et Maya semblait décidée à avoir la tête dure, comme d’habitude.

Reid remit le sac anti-insectes de Reidigger dans le placard et se releva. Avant même qu’il n’ait pu convaincre son esprit de changer d’avis, il se dirigea dans le couloir vers la chambre de Maya et frappa rapidement à sa porte.

Elle l’ouvrit et croisa les bras, clairement encore en colère contre lui. “Ouais, quoi ?”

“Partons en voyage.”

Elle cligna des yeux en le regardant. “Quoi ?”

“Partons en voyage, tous les trois,” répéta-t-il en entrant dans sa chambre. “Écoute, j’ai eu tort de parler de l’incident. Je m’en rends compte à présent. Sara n’a pas besoin que je le lui rappelle. Elle a besoin de tout l’inverse.” Ses mots étaient précipités, ses mains gesticulaient, mais il poursuivit. “Ce dernier mois, elle n’a fait que rester allongée et réfléchir à ce qui s’est passé. Peut-être qu’elle a besoin de se changer les idées. Peut-être qu’elle a juste besoin de se créer à nouveau des souvenirs agréables pour se rappeler à quel point les choses peuvent être bien.”

Maya fronça les sourcils, comme si elle luttait pour suivre sa logique. “Alors, comme ça, tu veux partir en voyage. Et où ça ?”

“Allons faire du ski,” répondit-il. “Tu te souviens quand nous étions partis dans le Vermont, il y a quatre ou cinq ans ? Tu te rappelles à quel point Sara avait aimé la piste lapin ?”

“Je m’en souviens,” dit Maya, “mais Papa, on est en avril. La saison de ski est terminée.”

“Pas dans les Alpes en tout cas.”

Elle le fixa des yeux comme s’il avait perdu la tête. “Tu veux aller dans les Alpes ?”

“Oui. En Suisse, plus précisément. Et je sais que tu dois trouver ça dingue, mais j’ai bien réfléchi cette fois. Ce n’est pas nous rendre service que de végéter ici. Nous avons besoin de changer d’air… en particulier Sara.”

“Mais… et ton travail ?”

Reid haussa les épaules. “Je vais la jouer fine.”

“Plus personne ne dit ça de nos jours.”

“Ne t’inquiète pas pour ce que je vais dire à l’université,” dit-il. Et à l’agence. “La famille passe avant tout.” Reid était presque sûr que la CIA n’allait pas le virer s’il demandait un congé pour passer du temps avec ses filles. En fait, il était quasiment certain qu’ils ne le laisseraient pas démissionner, même s’il le voulait. “Sara se fait enlever son plâtre demain. Nous pouvons partir cette semaine. Qu’en dis-tu ?”

Maya se mordit la lèvre. Il connaissait cet air. Elle faisait de son mieux pour éviter d’esquisser un sourire. Elle n’était pas vraiment ravie de la façon dont il avait accueilli la nouvelle qu’elle venait de lui annoncer, mais elle acquiesça. “D’accord. C’est une bonne idée. Ouais, partons en voyage.”

“Génial.” Reid l’attrapa par les épaules et déposa un baiser sur le front de sa fille avant même qu’elle puisse se dégager. Avant de quitter la chambre, il jeta un bref coup d’œil vers elle et vit qu’elle souriait.

Il se glissa ensuite dans la chambre de Sara et la trouva allongée sur le dos en train de regarder fixement au plafond. Elle ne tourna même pas les yeux vers lui et il s’agenouilla près d’elle.

“Hé,” dit-il dans un murmure. “Je suis désolé pour ce qui s’est passé au dîner. Mais j’ai une idée. Que dirais-tu qu’on fasse un petit voyage ? Juste toi, Maya et moi ? Nous irions dans un coin sympa, quelque part, loin d’ici. Est-ce que ça te plairait ?”

Sara inclina la tête vers lui, juste assez pour que son regard croise le sien. Puis, elle acquiesça d’un léger signe de tête.

“Ouais ? Bien. Alors c’est ce que nous allons faire.” Il tendit le bras et prit sa main dans la sienne. Il fut alors presque sûr d’avoir senti Sara serrer très légèrement ses doigts.

Ça va marcher, se dit-il. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait optimiste.

Et les filles n’avaient pas besoin de savoir quelle était l’autre motivation derrière tout ça.

CHAPITRE CINQ

Maria Johansson avança dans le hall de l’aéroport Atatürk d’Istanbul, en Turquie, puis poussa la porte des toilettes pour dames. Elle venait de passer ces derniers jours sur la piste de trois journalistes israéliens qui avaient disparu alors qu’ils étaient partis en reportage sur la secte des fanatiques de l’Imam Khalil, ceux-là même qui avaient failli libérer un virus mortel de la variole sur le monde développé. On suspectait que la disparition des journalistes puisse avoir un rapport avec les disciples survivants de Khalil, mais leur piste n’avait rien donné en Irak, s’arrêtant à leur destination de Bagdad.

Elle doutait vraiment qu’on les retrouve un jour, sauf si la personne responsable de leur disparition en revendiquait la responsabilité. Elle avait actuellement l’ordre de suivre une piste présumée comme quoi l’un des journalistes avait été ici, à Istanbul, puis de retourner au quartier général régional de la CIA à Zurich, où elle serait débriefée et peut-être réassignée si l’opération était considérée comme terminée.

Mais, en attendant, elle avait rendez-vous avec quelqu’un d’autre.

Dans le box des WC, Maria ouvrit son portefeuille et en sortit un sac étanche en plastique épais. Avant d’enfermer dedans le téléphone fourni par la CIA, elle écouta la boîte vocale de sa ligne privée.

Il n’y avait pas de nouveau message. Il semblait que Kent avait renoncé à essayer de la joindre. Il avait laissé plusieurs messages vocaux au cours des dernières semaines, un tous les deux ou trois jours. Dans ses courts monologues, il lui avait parlé de ses filles, de la façon dont Sara gérait le traumatisme découlant des événements qu’elle avait endurés. Il avait parlé de son boulot à la Division des Ressources Nationales qui était tellement fade par rapport au travail de terrain. Il lui avait dit qu’elle lui manquait.

C’était un léger soulagement qu’il ait lâché l’affaire. Au moins, elle n’aurait plus à entendre le son de sa voix en réalisant à quel point il lui manquait aussi.

Maria mit le téléphone dans le sac plastique, ferma la fermeture éclair et le fit lentement descendre dans le réservoir des toilettes avant de refermer le couvercle. Elle ne voulait pas risquer que des oreilles indiscrètes puissent écouter sa conversation.

Puis, elle sortit des toilettes et parcourut le terminal jusqu’à une porte où attendaient environ deux douzaines de personnes. Le tableau des vols annonçait que l’avion pour Kiev partirait dans une heure et demie.

Elle s’assit sur une chaise rigide en plastique faisant partie d’une rangée de six sièges. L’homme était déjà derrière elle, assis dans le rang opposé, de dos à elle avec un magazine automobile ouvert devant son visage.

“Calendula,” dit-il d’une voix rauque, mais basse. “Au rapport.”

“Il n’y a rien à rapporter,” répondit-elle en ukrainien. “L’Agent Zéro est rentré chez lui avec sa famille. Et, depuis, il m’évite.”

“Oh ?” dit curieusement l’ukrainien. “Vraiment ? Ou est-ce que c’est toi qui l’évites ?”

Maria hausa les épaules, mais ne se retourna pas vers le type. Il ne pouvait dire une chose pareille que s’il savait que c’était vrai. “Vous avez piraté mon téléphone privé ?”

“Bien sûr,” répondit sans détour l’ukrainien. “On dirait que l’Agent Zéro a très envie de te parler. Pourquoi est-ce que tu ne l’as pas recontacté ?”

Tout ça n’avait rien à voir avec les ukrainiens, mais Maria évitait Kent pour la bonne et simple raison qu’elle lui avait encore menti, non pas une fois, mais deux. Elle lui avait dit que les ukrainiens avec qui elle travaillait étaient des membres des Services de Renseignement Étrangers. Et même si certains de leur faction l’avaient peut-être été, à un moment donné, ils étaient à peu près aussi loyaux au FIS que Maria à la CIA.

Le second mensonge était qu’elle allait arrêter de travailler avec eux. Kent avait clairement exprimé qu’il ne faisait pas confiance aux ukrainiens, tandis qu’ils étaient en route pour sauver ses filles. Et Maria avait accepté, à moitié à contre-cœur, de mettre un terme à ses relations avec eux.

 

Elle ne l’avait pas fait. Pas encore. Mais ça faisait partie des raisons de ce rendez-vous à Istanbul. Il n’était pas trop tard pour tenir sa parole.

“C’est fini,” dit-elle simplement. “J’en ai marre de bosser avec vous. Vous savez ce que je sais et je sais ce que vous savez. Nous pouvons échanger des renseignements dans le but de monter un dossier, mais j’arrête de faire vos commissions. Et je laisse Zéro en dehors de tout ça.”

L’ukrainien resta silencieux un long moment. Il tournait de temps à autre une page de son magazine auto, comme s’il le lisait vraiment. “Tu en es sûre ?” demanda-t-il. “De nouvelles informations ont récemment filtré.”

Maria fronça instinctivement les sourcils, même si elle était sûre que ce n’était pas une ruse pour la maintenir à son poste. “Quel genre de nouvelles informations ?”

“Les informations que tu veux,” répondit énigmatiquement le type. Maria ne pouvait pas voir son visage, mais elle eut l’impression, en se basant sur le ton de sa voix, qu’il souriait.

“Tu bluffes,” dit-elle à brûle-pourpoint.

“Pas du tout,” lui assura-t-il. “Nous connaissons sa position. Et nous savons ce qui pourrait se passer s’il la conserve.”

Les pulsations de Maria s’accélérèrent. Elle ne voulait pas le croire, mais elle n’avait pas trop le choix. Son implication pour découvrir le complot, sa décision de travailler avec eux et ses tentatives d’obtenir des informations de la CIA, ce n’était pas seulement une question de faire ce qui est juste. Bien sûr, elle voulait éviter la guerre et empêcher les responsables d’obtenir ce qu’ils voulaient, d’empêcher des innocents d’être blessés ou tués. Mais, plus que tout, elle avait une raison personnelle de s’occuper de ce complot.

Son père était membre du Conseil de Sécurité Nationale, un haut responsable des affaires internationales. Et même si elle avait honte d’envisager une telle chose, sa principale priorité, plus grande que sauver des vies ou d’épargner une guerre en préparation aux États-Unis, était de savoir si son père était au courant, s’il faisait partie des instigateurs de cette conspiration. Et si ce n’était pas le cas, il fallait qu’elle le mette à l’abri de ceux qui comptaient mettre leur plan à exécution par tous les moyens nécessaires.

Ce n’était pas comme si Maria pouvait simplement l’appeler pour le lui demander. Leur relation était quelque peu tendue, presque limitée à la sphère professionnelle, à des discussions sur la loi et à quelques brèves phrases de politesse relatives à la vie personnelle. De plus, s’il était au courant du complot, il n’aurait aucune raison de l’admettre ouvertement devant elle. S’il ne l’était pas, il voudrait agir. C’était un homme de décision qui croyait en la justice et au système judiciaire. Maria avait tendance à être cynique et, par conséquent, à être prudente.

“Que veux-tu dire par ‘ce qui pourrait se passer’ ?” demanda-t-elle. La phrase énigmatique de l’ukrainien semblait suggérer que son père n’était pas le plus sage, tout en comportant une certaine dose de menace.

“Nous n’en savons rien,” se contenta-t-il de répondre.

“Comment avez-vous découvert ça ?”

“E-mails,” répondit l’ukrainien, “obtenus par un serveur privé. Son nom était mentionné, ains que d’autres qui… pourraient ne pas se soumettre.”

“Comme une liste noire ?” demanda-t-elle.

“Peut-être.”

La frustration grimpa dans sa poitrine. “Je veux lire ces e-mails. Je veux les voir par moi-même.”

“Et tu peux,” lui assura l’ukrainien. “Mais pas si tu tiens à rompre tes liens avec nous. Nous avons besoin de toi, Calendula. Tu as besoin de nous. Et nous avons tous besoin de l’Agent Zéro.”

Elle soupira. “Non. Laisse-le en dehors de ça. Il est chez lui avec sa famille. C’est là-dessus qu’il doit se concentrer pour le moment. Il n’est même plus agent…”

“Pourtant, il travaille toujours pour la CIA.”

“Il n’a aucune allégeance envers eux…”

“Mais il est loyal envers toi.”

Maria prit un ton ironique. “Il ne se souvient pas d’assez de choses pour donner le moindre sens au peu qu’il sait.”

“Les souvenirs sont toujours là, dans sa tête. Il va finir par se souvenir et, quand ce sera le cas, il faut que tu sois là. Tu ne comprends pas ? Quand l’information lui reviendra, il n’aura pas d’autre choix que d’agir. Il aura besoin de toi pour le guider et il aura besoin de nos ressources s’il veut pouvoir agir concrètement.” L’ukrainien fit une pause avant d’ajouter, “Les renseignements dans la tête de l’Agent Zéro pourraient nous fournir les pièces qui nous manquent ou, au moins, nous mener à des preuves. À un moyen d’arrêter ça. C’est le but ultime, non ?”

“Bien sûr que si,” murmura Maria. Même si ce n’était pas la seule raison pour laquelle elle avait accepté de travailler avec les ukrainiens, il était primordial d’arrêter la guerre et un massacre inutile avant qu’il ne commence, ainsi que d’empêcher les mauvaises personnes d’acquérir le type de pouvoir qui avait historiquement mené à de bien plus gros conflits par le passé. Toutefois, elle secoua la tête. “Peu importe ce que je veux, vous voulez seulement l’utiliser.”

“Que le meilleur agent de la CIA se retourne contre son gouvernement serait évidemment utile,” admit le type. “Mais ce n’est pas notre but.” Il s’aventura à se tourner légèrement dans sa direction, juste assez pour murmurer, “Nous ne sommes pas tes ennemis dans cette histoire.”

Elle voulait bien le croire. Mais continuer à travailler avec eux alors qu’elle avait promis à Kent de couper les ponts la faisait se sentir, ainsi qu’il l’avait accusée une fois, comme un agent double… mais contre lui, pas contre la CIA.

“Je vais m’occuper de Zéro,” dit-elle, “mais je veux ces e-mails et toutes les autres informations que vous possédez sur mon père.”

“Et tu les auras, dès que tu nous auras amené quelque chose de nouveau et d’utile sur la table.” L’homme fit semblant de regarder l’heure à sa montre. “D’ailleurs, il me semble que tu dois rapidement retourner au QG régional de la CIA. C’est à Zurich, pas vrai ? Tu voudras peut-être savoir où se trouve l’Agent Zéro ? Si je ne me trompe pas, il ne sera pas loin.”

“Il est en Europe ?” Maria fut tellement prise de court qu’elle se retourna à moitié sur sa chaise. “Est-ce que vous l’espionnez ?”

Il haussa les épaules. “L’activité récente de sa carte de crédit affiche trois billets d’avion pour la Suisse.”

Trois ? se dit Maria. Ce n’était pas une mission de terrain, c’était un voyage. Kent et ses deux filles, très certainement. Mais pourquoi en Suisse ? se demanda-t-elle. Une idée lui vint… Est-ce qu’il veut tenter ça ? Est-ce qu’il est prêt ?

L’ukrainien se leva, boutonna son manteau, et fourra son magazine sous un de ses bras. “Va le rejoindre. Trouve quelque chose d’utile. Le temps presse. Si tu ne le fais pas, nous nous en chargerons.”

“Ne t’avise pas envoyer quelqu’un rôder autour de lui et de ses filles,” menaça Maria.

Il esquissa un sourire. “Dans ce cas, ne m’y oblige pas. Au revoir, Calendula.” Il fit un signe de tête, puis se hâta de quitter le terminal.

Maria s’enfonça dans sa chaise et soupira de défaite. Elle ne savait que trop bien qu’un seul souvenir ravivé pourrait déclencher la nature obsessionnelle de Kent, le replongeant dans le terrier de la conspiration et de la duperie à la recherche de réponses. Elle avait déjà vu de ses propres yeux comment Kent avait traversé l’enfer pour retrouver ses filles… mais elle savait également que la connaissance qu’il possédait autrefois allait les éloigner à nouveau.

Là, dans ce terminal de l’aéroport Atatürk d’Istanbul, elle se fit une promesse. Elle était personnellement responsable de l’avoir fourré là-dedans, donc elle allait s’assurer d’être là si, ou quand, ses souvenirs seraient de retour. Et de l’arrêter si nécessaire.

CHAPITRE SIX

“Maya, regarde.” Sara tira sa sœur par le bras et gesticula pour montrer la vitre, tandis que l’avion venait de traverser un nuage durant sa descente vers l’aéroport de Zurich. Le ciel s’était ouvert et les cimes blanches des pics des Alpes suisses étaient devenues visibles à distance.

“C’est cool, non ?” dit Maya en souriant. Reid, assis dans le siège côté allée, n’en croyait pas ses yeux : il y avait aussi un léger sourire sur le visage de Sara.

Dans les trois jours qui avaient suivi son annonce de voyage, même si elle avait accepté, Sara avait à peine semblé excitée de partir. Elle avait dormi la plupart du temps durant les huit heures de voyage et avait à peine prononcé un mot lors de ses rares phases d’éveil. Mais, alors qu’ils descendaient pour se poser et que Sara pouvait voir les sommets déchiquetés des Alpes et la ville de Zurich s’étendre sous eux, une certaine forme de vie semblait avoir jailli en elle. Il y avait un sourire sur ses lèvres et de la couleur sur ses joues pour la première fois depuis longtemps, et Reid n’aurait pu en être plus heureux.

Après avoir débarqué et passé les douanes, ils attendirent leurs bagages. Reid sentit la main de Sara se glisser dans la sienne. Il fut ébahi, mais tenta de n’en rien laisser paraître.

“Est-ce qu’on peut skier aujourd’hui ?” demanda-t-elle.

“Ouais, bien sûr,” lui dit-il. “On peut faire tout ce que tu veux, ma chérie.”

Elle acquiesça d’un air sombre, comme si cette idée pesait lourd dans son esprit. Ses doigts serrèrent les siens, alors que leurs valises tournaient paresseusement pour avancer vers eux.

De Zurich, ils prirent un train vers le sud et, en moins de deux heures, ils furent dans la ville alpine d’Engelberg. Il n’y avait pas moins de vingt-six hôtels et chalets sur la montagne voisine du Titlis, le plus haut sommet des Alpes uranaises, culminant à plus de trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer.

Naturellement, Reid partagea tout ça avec ses filles.

“…Et c’est également ici qu’il y a eu l’un des premiers téléphériques au monde,” leur dit-il, pendant qu’ils marchaient de la gare vers leur chalet. “Oh, et en ville, il y a un monastère du douzième siècle du nom de Kloster Engelberg, l’un des plus vieux monastères suisses encore debout…”

“Waouh,” coupa Maya. “C’est ici ?”

Reid avait choisi l’un des chalets les plus rustiques pour leur hébergement. C’est sûr qu’il faisait un peu vieillot, mais il était charmant et douillet, pas comme certains des gros hôtels de style américain qui avaient poussé ces dernières années. Ils firent leur check-in, puis ils s’installèrent dans leur chambre qui avait deux lits, une cheminée et deux fauteuils face à elle, avec une vue à couper le souffle sur la façade sud du Titlis.

“Et, euh, il y a un truc que je voudrais vous dire avant qu’on aille skier,” dit Reid, alors qu’ils déballaient leurs affaires et se préparaient pour les pistes. “Je ne veux pas que vous partiez en exploration sans moi.”

“Papa…” Maya fit les gros yeux.

“Il ne s’agit pas de ça,” dit-il rapidement. “Ce voyage est censé nous faire passer de bons moments ensemble et nous rapprocher, alors ça implique de rester ensemble. Ok ?”

Sara acquiesça.

“Ouais, d’accord,” lui accorda Maya.

“Bien. Alors, habillons-nous.” Ce n’était pas un mensonge, pas vraiment. Il voulait passer du bon temps avec elles et il ne voulait pas qu’elles se baladent seules pour des questions de sécurité qui n’avaient rien à voir avec l’incident. Du mois, c’était ce qu’il se disait.

Il n’avait toujours aucune idée de comment il allait accomplir son autre tâche, la raison principale qui lui avait fait choisir la Suisse et un lieu de vacances aussi proche de Zurich. Mais il aurait le temps d’y penser plus tard.

Trente minutes plus tard, ils étaient tous les trois sur une remontée mécanique, se dirigeant vers les dizaines de pistes du Titlis qui se croisaient. Reid avait choisi une piste verte de débutant pour commencer. Aucun d’eux n’avait skié depuis des années et ce fameux séjour en famille dans le Vermont.

La culpabilité s’empara de la poitrine de Reid en repensant à ces vacances-là. Kate était encore vivante à l’époque. Ce séjour avait été parfait, comme si rien de mal ne pourrait jamais leur arriver. Il aurait voulu pouvoir remonter le temps jusqu’à ce moment-là, en profiter encore, peut-être même prévenir son ancien lui de ce qui allait se passer… ou changer l’issue afin que ça ne puisse jamais se produire du tout.

 

Il chassa cette pensée de son esprit. Il était inutile de ressasser tout ça. C’était arrivé et, à présent, il devait être là pour ses filles, afin de s’assurer que le passé ne se reproduise pas.

Au sommet de la pente douce, un moniteur de ski barbu leur donna quelques conseils pour leur rafraîchir la mémoire sur la façon de freiner, de s’arrêter et de tourner. Les filles prirent leur temps, instables dans leurs chaussures fixées aux skis par les talons.

Mais dès que Reid poussa sur ses bâtons et commença à glisser sur la neige, son corps réagit comme s’il avait fait ça un millier de fois. La seule fois dont il se souvenait avoir skié de sa vie était lors de ce voyage en famille cinq ans plus tôt. Mais le fait qu’il sache simplement comment se déplacer sans même y penser, que ses jambes et son torse s’ajustent subtilement pour osciller à gauche et à droite, lui indiquaient qu’il avait fait ça bien plus d’une fois. Après la première descente, il ne fit aucun doute pour lui qu’il était capable de gérer une piste noire sans trop de difficultés.

Toutefois, il fit de son mieux pour le cacher et s’adapter au rythme des filles. Elles semblaient beaucoup s’amuser : Maya rigolait à chaque perte d’équilibre et à chaque fois qu’elle manquait chuter, tandis que Sara avait un sourire omniprésent sur le visage.

Pour leur troisième descente sur la piste des débutants, Reid se mit entre elles deux. Puis, il plia légèrement les jambes en se penchant, prêt à descendre en plaçant les bâtons sous ses aisselles. “On fait la course jusqu’en bas !” cria-t-il en prenant de la vitesse.

“Ça marche, vieillard !” rigola Maya derrière lui.

“Vieillard ? On va voir qui va rigoler quand je vais te botter les fesses…” Reid jeta un œil par-dessus son épaule juste à temps pour voir le ski gauche de Sara heurter un petit monticule de neige dure. Il glissa sous elle et elle leva les deux bras en tombant en avant la tête la première.

“Sara !” Reid dérapa pour s’arrêter. Il déchaussa ses skis en quelques secondes et courut vers elle dans la neige. “Sara, est-ce que ça va ?” Elle venait juste de se faire enlever son plâtre. La dernière chose dont elle avait besoin était d’une nouvelle blessure qui vienne foutre en l’air ses vacances.

Il s’agenouilla et la retourna. Son visage était rouge et elle avait les larmes aux yeux… mais elle riait

“Est-ce que ça va ?” demanda-t-il à nouveau.

“Ouais,” dit-elle entre deux fous rires. “Tout va bien.”

Il l’aida à se relever et elle essuya les larmes de ses yeux. Il était plus que soulagé qu’elle aille bien… le bruit de son rire résonnait comme une musique dans son cœur.

“Tu es sûre que ça va ?” demanda-t-il une troisième fois.

“Oui, Papa.” Elle soupira de bonheur et reprit son équilibre sur ses skis. “Je te jure que ça va. Rien de cassé. D’ailleurs…” Elle poussa sur ses bâtons et repartit comme une fusée sur la piste. “On fait toujours la course, pas vrai ?”

Non loin de là, Maya rigolait aussi et partit à la poursuite de sa sœur.

“Pas juste !” crai Reid en se dépêchant de rechausser ses skis.

Après trois heures à dévaler les pistes, ils retournèrent au chalet et prirent place dans la grande pièce commune, face à une cheminée où crépitait un bon feu de bois, assez grande pour garer une moto à l’intérieur de son foyer. Reid commanda trois tasses de chocolat chaud suisse qu’ils sirotèrent avec contentement auprès du feu.

“Je veux tenter une piste bleue demain,” annonça Sara.

“Tu es sûre, Pouêt-Pouêt ? On vient à peine de retirer ton plâtre,” railla Maya.

“Peut-être qu’on pourrait aller faire un tour en ville cet après-midi,” proposa Reid. “Et repérer un endroit sympa où dîner ?”

“Bonne idée,” acquiesça Sara.

“Bien sûr, tu dis ça maintenant,” dit Maya, “mais tu sais bien qu’il va nous traîner jusqu’à ce monastère.”

“Hé, c’est important d’apprendre à connaître l’histoire d’un endroit,” dit Reid. “C’est par ce monastère qu’a débuté cette ville. Disons, vers milieu du dix-neuvième siècle, quand c’est devenu un lieu de villégiature pour les touristes qui recherchaient ce qu’on appelait des ‘cures d’air frais.’ Vous voyez, à l’époque…”

Maya se pencha en arrière et fit semblant de ronfler très fort.

“Ha, ha,” ricana Reid moqueusement. “J’ai compris, j’arrête ma leçon. Qui en veut encore ? Je reviens tout de suite.” Il attrapa les trois tasses et se dirigea vers le comptoir pour demander une nouvelle tournée.

Alors qu’il attendait sa commande, il ne put s’empêcher d’être content de lui. Pour la première fois depuis un bon moment, peut-être depuis qu’on lui avait retiré le suppresseur de mémoire, il avait l’impression d’avoir fait ce qu’il fallait avec les filles. Ils passaient tous un super moment et les événements du mois précédent semblaient déjà devenir un souvenir lointain. Il espérait que ce ne serait pas juste temporaire et que la création de nouveaux souvenirs heureux pourrait chasser l’anxiété et l’angoisse relatives à ce qui s’était passé.

Bien sûr, il n’était pas naïf au point de croire que les filles allaient simplement oublier l’incident. Il était important de ne pas l’oublier. Tout comme pour l’histoire, il fallait tirer des conclusions afin qu’elle ne se répète pas. Mais si ça pouvait tirer Sara de sa mélancolie et faire en sorte que Maya reprenne le chemin de l’école et réfléchisse à son avenir, alors il aurait l’impression d’avoir accompli sa tâche en tant que parent.

Il retourna à leur place et vit Maya, sur le canapé, en train de pianoter sur son téléphone mobile. Le siège de Sara était vide.

“Elle est allée aux toilettes,” dit Maya avant même qu’il n’ait eu le temps de poser la question.

“Je ne comptais pas le demander” dit-il aussi nonchalamment que possible en posant les trois tasses sur la table.

“Ah ouais ? Y a du progrès,” le taquina Maya.

Reid se tendit quand même en regardant tout autour de lui. Bien sûr qu’il aurait posé la question. Si ça ne tenait qu’à lui, il ne quitterait jamais ses filles des yeux. Il chercha du regard parmi les autres touristes et les skieurs, les locaux profitant d’une boisson chaude, les équipes de service au comptoir et en salle…

Un nœud de panique se serra dans son estomac quand il aperçut dans la salle les cheveux blonds de Sara, de dos. Derrière elle, se trouvait un homme avec une parka noire qui la suivait… ou qui tentait peut-être de l’éloigner.

Il marcha rapidement, poings serrés sur les côtés. Sa première pensée fut immédiatement pour les trafiquants slovaques. Ils nous ont retrouvé. Ses muscles tendus étaient prêts à se battre, prêts à faire mordre la poussière à cet homme devant tout le monde. Quelqu’un nous a retrouvés, ici, dans les montagnes.

“Sara,” dit-il brusquement.

Elle s’arrêta et se retourna, les yeux écarquillés en entendant le ton de commande dans sa voix.

“Tu vas bien ?” Son regard passa de sa fille au type qui l’avait suivie. Il avait des yeux marrons, une barbe de trois jours et des lunettes de ski perchées sur son front. Il n’avait pas l’air slovaque, mais Reid ne voulait prendre aucun risque.

“Tout va bien, Papa. Ce monsieur me demandait juste où se trouvent les toilettes,” lui dit Sara.

Le type mit ses deux mains en avant dans un geste d’apaisement. “Je suis vraiment désolé,” dit-il avec un accent qui paraissait allemand. “Je ne voulais pas causer de souci…”

“Vous n’auriez pas pu demander à un adulte ?” dit sèchement Reid en regardant l’homme de la tête aux pieds.

“J’ai demandé à a première personne que j’ai vue,” protesta le type.

“Et c’était une fille de quatorze ans ?” Reid secoua la tête. “Avec qui êtes-vous ici ?”

“Avec qui ?” demanda le typa, abasourdi. “Je suis ici… avec ma famille.”