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Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 1)

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CHAPITRE V

A peine la réponse fut partie, que madame Dashwood voulut se donner le plaisir d'annoncer à son beau-fils, et surtout à Fanny, qu'elle était pourvue d'une demeure, et qu'elles ne les incommoderaient que peu de jours encore pendant qu'on préparait leur habitation. Fanny ne dit rien, son mari exprima seulement qu'il espérait que ce ne serait pas loin de Norland. Madame Dashwood répondit avec l'air du plaisir que c'était en Devonshire. Edward qui était présent, et déjà fort triste et silencieux, s'écria vivement avec l'expression de la surprise et du chagrin: En Devonshire, est-il possible! si loin d'ici! et dans quelle partie du Devonshire? Elle expliqua la situation: Barton-Park, dit-elle, est à quatre milles de la ville d'Exeter, et la maison que mon cousin nous offre touche presque à la sienne; ce n'est, dit-il, qu'une chaumière qu'il arrangera commodément pour nous! J'espère que nos vrais amis ne dédaigneront pas de venir nous voir; et quelque petite que soit notre demeure, il y aura toujours place pour ceux qui ne trouveront pas que la course soit trop longue. Elle conclut en invitant poliment M. et madame John Dashwood à la visiter à Barton, et demanda la même chose à Edward d'une manière plus pressante et plus amicale. Malgré son dernier entretien avec madame John Dashwood qui l'avait décidée à quitter Norland, son espoir du mariage de sa fille aînée avec Edward n'avait pas du tout diminué. Elle croyait que l'amour du jeune homme et le mérite d'Elinor aplaniraient tous les obstacles, et elle était bien aise de montrer à sa belle-fille, en invitant son frère, que tout ce qu'elle avait dit là-dessus n'avait pas eu le moindre effet; mais elle attendait encore celui de la promesse de John à son père, et le beau présent qu'il destinait sans doute à ses sœurs. Elle attendit en vain, il fallut se contenter de complimens très-polis sur le regret d'être autant séparé d'elles, et sur ce que cette grande distance le privait même du plaisir de leur être utile pour le transport de leurs meubles et de leurs coffres: tout cela devait aller par eau. Madame John Dashwood eut le chagrin de voir partir pour Barton les porcelaines et la vaisselle qu'elle avait enviées. Cependant ses belles-sœurs prièrent leur mère de lui laisser le beau déjeûner, qu'elle louait outre mesure, et qu'elle accepta comme quelque chose qui lui serait dû. Elle soupira encore à chaque objet de valeur qu'elle voyait empaqueter. «Il est bien dur, pensait-elle, que des personnes dont le revenu est si inférieur au mien aient une maison aussi bien fournie que la mienne.» Le piano-forte de Maria, qui était de la première force sur cet instrument, était beaucoup meilleur et plus beau que le sien; elle en fit la remarque avec aigreur, et aurait volontiers accepté un échange, qui ne lui fut pas proposé. Il n'y eut que les livres d'études qu'elle vit partir sans regret; elle en faisait peu d'usage, et son mari avait une belle bibliothèque, où il permit à ses sœurs de prendre quelques ouvrages favoris qui leur manquaient: ce fut tout ce qu'elles eurent de lui, avec une légère invitation de différer leur départ autant que cela leur conviendrait. J'ai promis à mon père, dit-il avec quelque embarras, de vous aider dans toutes les occasions, et je veux tenir ma promesse; ainsi vous pouvez rester chez moi jusqu'à ce que tout soit prêt à Barton pour vous recevoir. Alors seulement madame Dashwood comprit qu'elle n'avait plus rien à en attendre. Il lui offrit encore de lui acheter (très-bon marché) les chevaux et le carosse que son mari lui avait laissés et qui, dit-il, ne seraient plus à son usage, puisque sans doute elle n'aurait point d'équipage. Madame Dashwood aurait voulu pouvoir lui dire qu'à son âge elle pouvait encore moins s'en passer, et qu'elle voulait l'emmener; mais la prudente Elinor lui fit sentir qu'un équipage consumerait la moitié au moins de leur revenu, et ne convenait guère dans une simple petite demeure. Elle céda, ainsi que pour le nombre de leurs domestiques, qui fut fixé à trois femmes et un valet-de-chambre, qu'elles choisirent parmi leurs anciens serviteurs, qui tous auraient voulu les suivre. Le laquais et une des femmes furent envoyés avec les effets pour préparer la maison à recevoir leur maîtresse.

Comme lady Middleton était entièrement inconnue à madame Dashwood, elle préféra d'aller directement s'établir à la chaumière, plutôt que d'être en visite au château de Barton-Park. Il lui tardait à présent d'être chez elle; elle ne voulait plus avoir d'obligation à personne pour son entretien; elle se voyait en perspective heureuse, tranquille, n'entendant plus aucun propos désagréable, et ne regrettait plus aucune de ces jouissances de luxe. Comment aurait-elle envié quelque chose à son beau-fils, il ne cessait de se plaindre des dépenses excessives que lui coûtait à présent l'entretien d'une grande maison, d'un nombreux domestique: un homme riche, répétait-il, est condamné d'avoir sans cesse sa bourse à la main, et c'est très-désagréable. Pauvre John! disait madame Dashwood, il semble avoir bien plus d'envie d'augmenter son argent que d'en donner.

Le jour de leur départ arriva enfin, et quoique bien aise à quelques égards de s'éloigner de Norland, bien des larmes furent versées en le quittant. Cher, cher Norland, disait Maria en se promenant seule la veille de son départ sur le boulingrin devant la maison, demeure si long-temps celle du bonheur quand cesserai-je de vous regretter? quand apprendrai-je à me trouver bien ailleurs? Hélas! mes pieds ne fouleront plus ce gazon, mes yeux ne verront plus cette contrée où j'étais autrefois si heureuse! Et vous beaux arbres, je ne verrai plus le balancement de votre feuillage, je ne me reposerai plus sous votre bienfaisant ombrage: je pars, je vous quitte, et ici tout restera de même, aucune feuille ne séchera par mon absence, aucun oiseau n'interrompra son chant; que vous importe qui vous voie, qui vous entende. Désormais personne, non personne au monde ne vous verra, ne vous entendra avec autant de plaisir que moi. Ainsi Maria excitait elle-même sa sensibilité et son chagrin, et versait des larmes amères sur tout ce qu'elle laissait, pendant qu'Elinor, qui regrettait bien autre chose que des arbres et des oiseaux, s'efforçait de surmonter, ou du moins de cacher ses regrets pour ne pas affliger sa mère.

CHAPITRE VI

La première partie de leur voyage se passa dans une disposition mélancolique qui leur convenait trop bien pour être un sentiment pénible; mais en avançant dans la contrée qu'elles devaient habiter, un intérêt, une curiosité bien naturelle surmonta leur tristesse, et la vue de la charmante vallée de Barton, la changea presque en gaîté. C'est un pays cultivé, agréable, bien boisé, et riche en beaux pâturages. Après l'avoir traversé pendant un mille, elles arrivèrent à leur maison: une petite cour gazonnée la séparait du chemin; une jolie porte à clair-voie en fermait l'entrée. La maison, à laquelle sir Georges avait donné le nom trop modeste de Chaumière, n'était ni grande ni ornée, mais commode et bien arrangée; le bâtiment régulier, le toît point couvert en chaume, mais en belle ardoise; les contrevents n'étaient pas peints en vert, ni les murailles couvertes de chèvrefeuille; elle avait plutôt l'air d'une jolie ferme ou petite maison de campagne. Une allée au rez-de-chaussée traversait la maison, et conduisait de la cour au jardin. De chaque côté de l'entrée il y avait deux chambres environ de seize pieds en carré, et derrière se trouvaient la cuisine et les escaliers; quatre chambres à coucher et deux cabinets dans le haut formaient le reste de la maison: elle était bâtie depuis peu d'années, et très-propre. En comparaison de l'immense château de Norland, c'était sans doute une chétive demeure; mais si ce souvenir fit couler quelques larmes, elles furent bientôt séchées. En entrant dans la maison, chacune d'elles s'efforça de paraître heureuse et contente, et bientôt elles le furent en effet; la joie avec laquelle leurs bons domestiques les reçurent, en les félicitant de leur heureuse arrivée dans cette jolie habitation, dont ils étaient enchantés, se communiqua à leur cœur. Au grand château de Norland ils étaient confondus dans le nombre des serviteurs; dans cette petite maison, plus rapprochés de leurs maîtresses, ils devenaient presque des amis. La saison aussi contribuait à égayer leur établissement, on était au commencement de septembre, le temps était beau et serein, ce qui n'est point indifférent. Un beau jour, un ciel pur et sans nuage répandent un charme de plus sur les objets qu'on voit pour la première fois; on reçoit d'abord une impression favorable qui ne s'efface plus dans la suite.

La situation de la maison était charmante, des collines s'élevaient immédiatement derrière et la garantissaient du vent du nord; des deux côtés s'étendaient des plaines, les unes ouvertes et cultivées, d'autres boisées. Le beau village de Barton était situé sur une de ces collines, et faisait une vue très agréable des fenêtres de la maison; au devant elle était plus étendue et commandait la vallée entière, et même la contrée adjacente. Les collines rapprochées de la chaumière terminaient le vallon dans cette direction; mais sous un autre nom il s'étendait au-delà et se laissait apercevoir entre les deux pentes des collines les plus escarpées, ce qui formait en face de la chaumière un point de vue enchanteur.

Madame Dashwood fut d'abord très satisfaite de la maison sous tous les rapports; ce qui manquait même à quelqu'un accoutumé à plus de grandeur et d'élégance, était pour elle une source de jouissances. Un de ses plus grands plaisirs était d'augmenter et d'embellir ses demeures; comme dans ce moment elle venait de vendre son équipage et quelques meubles de trop, elle avait de l'argent tout prêt pour suppléer à ce qui pouvait manquer aux appartemens. Pour la maison elle-même (disait-elle) il est sûr qu'elle est trop petite pour notre famille, mais nous tâcherons de nous y arranger pour le moment; la saison est trop avancée pour rien entreprendre. Mais si j'ai assez d'argent au printemps, et j'ose répondre que j'en aurai, nous pourrons alors penser à bâtir: ces chambres ne sont, ni l'une ni l'autre, assez grandes pour y rassembler tous les amis qui viendront chez moi, comme je l'espère; mais j'ai dans l'esprit de réunir ce passage, et même une partie de l'une des chambres avec l'autre, pour avoir un joli salon. Le reste servira d'antichambre en ajoutant une aîle à la maison; on aurait de plus dans le bas un petit salon lorsqu'on n'est qu'en famille: au-dessus une chambre à coucher, une de domestique dans la mansarde, et nous aurons alors une charmante petite maison. Il serait à souhaiter aussi que l'escalier fût plus beau, mais on ne peut pas tout avoir, quoique je suppose qu'il ne serait pas difficile de l'élargir. Enfin nous verrons ce que j'aurai devant moi au printemps, et je m'arrangerai en conséquence pour mon plan.

 

En attendant que ces réparations pussent se faire, sur un revenu de cinq cents pièces par une femme qui n'en avait jamais économisé une en sa vie, elles furent assez sages pour se contenter de la maison telle qu'elle était. Elinor laissa sa mère s'amuser de ses projets, et, sans la contredire, se promit bien qu'ils ne seraient pas exécutés. Chacune d'elles se mit à s'arranger de son mieux; leurs livres et leurs jolis meubles furent placés de la manière la plus commode pour en jouir à chaque instant. Le bon piano de Maria dans la chambre de réunion qui prit le nom de salon, et les beaux dessins d'Elinor en ornèrent les murs recouverts d'un simple papier uni avec une jolie bordure. Elles étaient au milieu de cette occupation, lorsqu'elles furent interrompues par la visite du propriétaire, sir Georges Middleton, qui venait leur souhaiter la bienvenue, et leur offrir tout ce qui pourrait leur être utile dans les premiers momens; tout ce qu'il y avait dans sa maison et dans ses jardins était à leur service. Il connaissait déja madame Dashwood, lui ayant précédemment fait une visite à Stanhill, mais il y avait trop long-temps pour que ses jeunes cousines pussent se rappeler de lui. C'était un homme d'environ quarante ans, d'une belle et bonne figure; la joie et la santé respiraient sur sa physionomie; sa manière franche et amicale ressemblait au style de ses lettres. L'arrivée de ses parentes paraissait lui causer la plus grande satisfaction, et leur félicité lui donner une réelle sollicitude. Il exprima avec une extrême cordialité son désir de vivre ensemble en bons voisins, amis et parens, et les pressa si instamment de venir dîner tous les jours chez lui jusqu'à ce que leur établissement fût formé, que quoiqu'il insistât un peu au-delà de la politesse, elles ne purent en être offensées ni s'y refuser.

Sa bonté n'était pas seulement en paroles, car une heure après les avoir laissées, elles reçurent un panier plein de beaux fruits et de bons légumes, lequel fut suivi avant la fin du jour d'un présent de gibier. Il insista aussi pour faire chercher ou envoyer leurs lettres à la poste avec les siennes, et leur faire passer chaque jour les papiers nouvelles.

Lady Middleton avait envoyé par son mari un message fort poli: son intention, disait-elle, était de les voir dès qu'elle serait sûre de ne pas les embarrasser; et comme la réponse tout aussi polie témoignait l'impatience de faire sa connaissance, Milady fit son introduction à Barton-Chaumière, le jour suivant.

Madame Dashwood et ses filles avaient en effet assez de curiosité de voir une personne qui aurait autant d'influence sur leur agrément journalier, et la première apparence leur fut on ne peut plus favorable. Lady Middleton n'avait que vingt-six ou vingt-sept ans; elle était belle, ses traits réguliers, sa figure gracieuse, sa taille élégante et élancée; et son maintien plein de grace prévenait d'abord extrêmement; elle avait toute la mesure et l'élégance dont sir Georges était dépourvu, mais on regrettait bientôt qu'elle n'eût pas un peu de sa franchise. Sa visite fut assez longue pour diminuer peu à peu l'admiration que son premier abord avait excitée. Elle était sans doute parfaitement bien élevée, mais froide, réservée, sans aucun mouvement, et sa conversation, en très bons termes et très soignée, était aussi très insipide, et n'allait pas au-delà des lieux communs.

L'entretien cependant se soutint assez bien, grace au babil non interrompu de sir Georges, et au soin que lady Middleton avait eu d'amener son fils aîné, un beau petit garçon de six ans, qui dans un pareil cas est un sujet inépuisable, lorsqu'on n'en a pas d'autre à traiter. On s'informe de son âge, de son nom, on admire sa beauté, on le trouve grand ou petit pour son âge, on lui fait des questions auxquelles sa mère répond pour lui, pendant que l'enfant penché sur elle, chiffonne sa robe, baisse sa tête et ne dit mot, à la grande surprise de sa maman, qui s'étonne de sa timidité en compagnie, et raconte comme il est bruyant à la maison et toutes ses gentillesses. Dans les visites de cérémonie, un enfant devrait être de la partie, comme une provision de discours. Dans celle-ci dix minutes au moins furent employées à déterminer si le petit ressemblait à son père ou à sa mère, en quoi il leur ressemblait: chacun était d'un avis différent, ce qui anima encore l'entretien.

Elles eurent bientôt l'occasion de discuter sur les autres enfans, milady en avait quatre, et sir Georges ne voulut pas partir sans avoir leur promesse positive de dîner au parc le lendemain.

CHAPITRE VII

Barton-Park était tout au plus à un demi mille de la Chaumière; les quatre dames avaient passé très près en traversant la vallée; mais une colline l'avait dérobé à leur vue. Le bâtiment était grand et beau, et tel que doit l'être la demeure d'un riche gentilhomme qui fait un bel usage de sa fortune, et qui reçoit chez lui avec hospitalité et avec élégance: la première regardait le baronnet, et la seconde sa femme. Sir Georges tenait à avoir toujours sa maison remplie de ses amis et de ses connaissances; et lady Middleton à ce que sa maison fût citée comme celle de tout le comté qui était montée sur le meilleur ton. La société leur était nécessaire à tous deux, quoique leur manière de recevoir fût très différente; ils avaient cependant un grand rapport dans le manque total de talens et de moyens pour employer leur temps dans la retraite. Sir Georges n'était qu'un bon vivant et un habile chasseur, et sa femme une belle dame et une mère faible, sans autre occupation que d'arranger avec élégance ses chambres et sa personne, et de gâter ses enfans d'un bout de l'année à l'autre. Les plaisirs de sir Georges étaient plus variés: tantôt il chassait le renard; tantôt il tuait du gibier pour sa table et celle de ses amis; tantôt il recevait du monde chez lui; tantôt il allait en chercher ailleurs. Jamais ils n'étaient seuls en famille, et ce mouvement continuel du grand monde avait l'avantage d'entretenir la bonne humeur du mari, de développer les talens de la femme pour une bonne tenue de maison, et de cacher leur ignorance et le rétrécissement de leurs idées. Lady Middleton était contente au possible lorsqu'on vantait l'ordonnance de sa table, la recherche de ses meubles, et la jolie figure de ses enfans; elle ne demandait pas d'autre jouissance. Il fallait de plus à sir Georges que la compagnie qu'il rassemblait s'amusât beaucoup, ou du moins en eût l'air; plus son salon était rempli de jeunes gens bien gais, plus on y faisait de bruit, plus il était content. C'était une bénédiction pour toute la jeunesse du voisinage, à laquelle il ne cessait de donner et de procurer des plaisirs. Pendant l'été il arrangeait continuellement de charmantes parties de campagne, des haltes de chasse dans ses bois, des promenades nombreuses à cheval, en phaëton, et dès que l'hiver arrivait, les bals étaient assez fréquens chez lui pour satisfaire les danseurs les plus intrépides, à la tête desquels il était encore avec l'ardeur et la gaîté de vingt ans. L'arrivée d'une nouvelle famille dans les environs lui causait toujours une grande joie, s'il y avait surtout des jeunes gens en âge d'augmenter le nombre de ses convives, ensorte qu'il fut enchanté sous tous les rapports des nouveaux habitans de sa jolie chaumière. Trois charmantes jeunes filles, simples, naturelles, n'ayant aucune prétention, aucune affectation; une mère bonne, indulgente, qui n'avait pas de plus grands plaisirs que ceux de ses enfans: c'était vraiment une acquisition précieuse. Elles avaient encore pour lui un mérite de plus, celui d'avoir été malheureuses par le changement subit de leur situation. Son bon cœur trouvait une satisfaction réelle en établissant ses cousines près de lui, et en leur rendant la vie assez douce pour qu'elles n'eussent aucun regret de leur opulence passée. Elles auront, pensait-il, une aussi bonne table et plus d'amusement qu'elles n'en avaient dans leur grand château pendant la vie de leur oncle, et sans doute elles trouveront qu'un joyeux cousin vaut encore mieux.

Dès qu'il les vit de sa fenêtre arriver à Barton-Park, il courut au-devant d'elles pour les introduire dans sa demeure, où il les reçut avec sa bonhomie et sa gaîté ordinaires, en leur disant qu'il espérait qu'elles y viendraient presque tous les jours. «Je n'ai qu'un chagrin, leur dit-il, en les conduisant au salon, c'est de ne pas avoir pu donner de jeunesse aujourd'hui à mes petites cousines; on aurait pu danser un peu dans la soirée, et à votre âge cela fait toujours plaisir. J'ai couru ce matin chez plusieurs de mes voisins dans l'espoir d'avoir un nombreux rassemblement, et mon malheur a voulu qu'ils fussent tous engagés; vous voudrez bien m'excuser cette fois, cela n'arrivera plus je vous le promets. Vous trouverez donc seulement aujourd'hui un gentilhomme de mes intimes amis, qui passe quelque temps au Parc, mais qui n'est malheureusement ni bien jeune, ni bien gai. J'ai vu le moment où nous n'aurions absolument que lui, heureusement madame Jennings, la mère de ma femme est arrivée il y a une heure pour passer quelque temps avec nous, et celle-là est aussi gaie, aussi animée, aussi agréable que si elle n'avait que dix-huit ans. Ainsi j'espère que mes jeunes cousines ne s'ennuieront pas trop. Madame Dashwood trouvera là une bonne maman avec qui elle pourra s'entretenir, et demain tout ira mieux et nous serons plus nombreux.» Elles l'assurèrent toutes les trois qu'elles étaient enchantées qu'il n'y eût pas plus de monde, et qu'elles n'en désiraient pas davantage.

Madame Jennings, la mère de lady Middleton, était une femme entre deux âges, avec assez d'embonpoint, aussi gaie que son gendre, parlant beaucoup, et ayant l'air si contente, si heureuse, si amicale, qu'on était d'abord avec elle aussi à son aise qu'avec une ancienne connaissance; sa manière était un peu commune, et contrastait plaisamment avec celle de sa fille. Elle se mit d'abord sur le ton de la plaisanterie avec les jeunes Dashwood; elle leur parla d'amour, de mariage, leur demanda si elles avaient laissé leur cœur à Sussex, et prétendait les avoir vues rougir.

Maria souffrait pour sa sœur, et la regardait de manière à l'embarrasser beaucoup plus que les railleries de madame Jennings.

Le colonel Brandon, l'ami de sir Georges, ne lui ressemblait pas plus que lady Middleton ne ressemblait à sa mère. Il était grave et silencieux; sa figure n'avait rien de déplaisant, malgré l'opinion de Maria, qui lui trouvait, disait-elle, toute la mine d'un vieux célibataire; il n'avait cependant que trente-cinq ans, mais c'est être vieux en effet pour une fille de dix-huit ans. D'ailleurs le soleil de l'Inde, où il avait séjourné long-temps et fait la guerre, avait bruni son teint, ce qui avec sa gravité lui donnait l'air plus âgé. Mais sans être beau, sa physionomie avait quelque chose de sensible, qui le rendait intéressant, et toute sa manière avait de la noblesse. Il plut beaucoup à Elinor, quoiqu'il fît peu d'attention à elle, et qu'il regardât souvent Maria, dont la figure était en effet plus frappante. Il parla fort peu, mais son silence même et sa gravité étaient plus agréables aux dames Dashwood, que les plaisanteries un peu trop familières de madame Jennings, la joie un peu trop bruyante de son gendre, et la froide insipidité de lady Middleton, qui n'était occupée que du service de sa table. Ses idées prirent un instant un autre cours par l'entrée bruyante de ses quatre enfans, qui se jetèrent tous à-la-fois sur elle, déchirèrent sa robe, se disputèrent, pleurèrent, firent un tapage affreux, et occupèrent à eux seuls la compagnie pendant le temps qu'ils en firent partie. A défaut d'autres amusemens, leur père joua avec eux, et l'on n'eut un peu de repos que lorsque l'heure de leur coucher arriva.

 

Dans la soirée on découvrit que Maria était musicienne et on la pria de se mettre au piano; l'instrument fut ouvert, et chacun l'entoura en préparant d'avance ses éloges. On la pria de chanter, ce qu'elle fit très-bien, et à la requête de sir Georges, elle chanta à livre ouvert un épithalame dont on avait composé la musique et les paroles pour son mariage, et qui depuis lors était resté dans la même position sur le piano. Lady Middleton raconta que le jour de ses noces, elle avait donné un beau concert très bien exécuté; sa mère ajouta qu'elle avait beaucoup de talent, et que c'était grand dommage qu'elle l'eût négligé. Lady Middleton répondit d'un ton glacé, qu'elle aimait la musique avec passion, mais qu'une maîtresse de maison, une mère de famille, n'avait plus un seul moment à y donner.

Le jeu de Maria fut extrêmement applaudi, mais sir Georges exprimait son admiration si haut et frappait si fort des mains, même pendant le chant, qu'à peine on pouvait l'entendre. Lady Middleton lui imposait silence, s'étonnait qu'on pût dire un mot quand on entendait une musique aussi délicieuse qui captivait toute son attention et demandait ensuite à Maria un air qu'elle venait de finir, sans que lady Middleton l'eût remarqué. Madame Jennings aussi fut très-vive dans ses applaudissemens; mais on voyait que sans s'y entendre du tout elle était vraiment amusée et contente, et qu'elle voulait encourager la jeune musicienne. Le colonel Brandon seul fit peu d'éloges, mais il avait l'air ému et touché. Maria le remarqua au son de sa voix, lorsqu'il lui fit un léger compliment, et lui en sut plus de gré que s'il avait exprimé, comme les autres, un ravissement exagéré et sans goût ni connaissance de l'art. Elle vit qu'il aimait réellement la musique pour la musique elle-même, et s'il n'y mettait pas l'enthousiasme qui pouvait répondre au sien, elle n'en accusa que son âge. Il sent encore, disait-elle à sa sœur, le charme d'une bonne musique, mais il n'en est plus transporté comme on l'est dans la jeunesse; et c'est tout simple, on se calme avec les années, et moi-même si j'arrive une fois à trente cinq ans, je deviendrai peut-être plus raisonnable, mais il y a encore bien du temps jusqu'à ce que j'aie atteint et l'âge et la froideur du bon colonel Brandon.