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Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 2)

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CHAPITRE XXV

Madame Jennings s'attachait tous les jours davantage aux habitans de la Chaumière et surtout à Elinor. La parfaite bonté du caractère de cette femme, l'amitié qu'elle leur témoignait si franchement, leur faisaient oublier ses petits défauts, si légers en comparaison de ses excellentes qualités. Madame Dashwood qui voyait en elle la meilleure, la plus indulgente des mères, lui pardonnait bien volontiers son ton un peu trop trivial et ses manières un peu vulgaires, Emma s'amusait de sa franche et grosse gaîté; Elinor toujours bonne, toujours simple, indulgente par caractère, disposée à la bienveillance et à trouver que les qualités du cœur valent bien celles de l'esprit, aimait beaucoup la bonne Jennings, et ne s'apercevait presque plus de ce qui lui manquait: mais Maria, la sensible, la délicate Maria ne pouvait s'accoutumer à son langage, à ses manières, et tout en convenant cependant qu'elle avait assez de chaleur dans les sentimens, et de complaisance pour ceux des jeunes gens, elle ajoutait toujours: Quel dommage que son esprit et son goût n'y répondent pas! et fuyait sa société autant qu'il lui était possible.

Aux approches de la fin de l'année, madame Jennings commença à tourner ses pensées vers Londres, et à désirer d'y retourner. Après la mort de son mari, qui s'était enrichi dans le commerce, elle quitta la cité et prit une très-élégante maison près de Portman Square. Ses filles avaient épousé l'une un baronnet, l'autre un bon gentilhomme; elle passait toute la belle saison chez l'une ou chez l'autre, et l'hiver les réunissait à la ville. Cette année elle avait prolongé son séjour à Barton en faveur du voisinage; mais lorsqu'enfin elle se fut décidée à partir, elle demanda un jour aux demoiselles Dashwood de l'accompagner à Londres et d'y demeurer quelque temps avec elle, en les assurant avec sa cordialité accoutumée, qu'elle ne pouvait plus se passer de leur société. Maria rougit de plaisir à cette invitation, et ses yeux s'animèrent. Elinor n'y fit nulle attention, et croyant que sa sœur pensait là-dessus comme elle, elle exprima sa reconnaissance à madame Jennings en l'accompagnant d'un refus positif. Le motif qu'elle alléguait était leur résolution décidée de ne point quitter leur mère, et surtout pendant l'hiver.

Madame Jennings parut surprise et répéta son invitation, en les pressant vivement de l'accepter. Vous comprenez bien, jeunes filles, dit-elle, que j'ai déjà demandé l'avis de la maman, il est tout-à-fait conforme au mien. Elle est charmée que vous alliez un peu respirer l'air de Londres; ainsi c'est tout arrangé, et j'ai mis dans mon cœur de vous avoir chez moi. Vous ne me gênerez pas du tout; ma maison est assez grande à présent, que j'ai marié Charlotte, et quant au voyage, j'envoie Betti la première par le coche pour nous recevoir. Nous pouvons très-bien tenir trois dans ma chaise; une fois en ville, tout ira de soi-même. Si vous me trouvez trop vieille, si vous vous ennuyez chez moi ou dans ma société, vous pourrez toujours aller avec l'une de mes filles. Vous voyez comme je les ai bien mariées; si je n'en fais pas autant de vous ce ne sera pas ma faute, et peut-être avant la fin de l'hiver le serez-vous toutes les deux.

– J'ai un soupçon, dit sir Georges, que si on consulte mademoiselle Maria, elle n'aura aucune objection contre ce projet; mais sa sœur aînée sera plus difficile à gagner. Ai-je deviné miss Maria? je parie que oui.

– Et vous avez raison, dit-elle avec sa franchise ordinaire, oui, je l'avoue, je serai parfaitement contente d'aller à Londres cet hiver; ce serait un si grand bonheur pour moi, qu'à peine puis-je l'exprimer. C'est vous dire, chère dame, que votre invitation vous assure pour jamais ma plus tendre reconnaissance.

Elinor entendit très-bien ce que sa sœur voulait dire et ce qui l'attirait si puissamment à Londres. Elle devait y trouver Willoughby; que fallait-il de plus? Elinor aimait Maria trop tendrement pour pouvoir se résoudre à l'affliger en mettant trop d'obstacles à ce qu'elle désirait avec tant d'ardeur; pressée donc de nouveau par madame Jennings, elle se contenta cette fois de s'en remettre à la décision de leur mère, qui par bonté pour ses filles, disait-elle, avait cédé à l'envie de leur procurer un plaisir, mais qui souffrirait certainement de se séparer d'elles. A peine eut-elle achevé cette phrase, que Maria reprit la parole avec plus de vivacité encore que la première fois en s'écriant: Ah, mon Dieu! ma sœur, croyez vous réellement que notre départ lui serait si pénible? alors il n'y faut pas songer. Ma bonne, ma tendre mère! non, non, nous ne devons pas la quitter, si notre absence la chagrine, si elle est moins heureuse, moins bien soignée. Ah! non, non, rien au monde ne pourrait me forcer à la laisser; n'est-ce pas, Elinor, il n'en est plus question.

Elinor embrassa tendrement sa sœur, et reconnut là cette chaleur de sentiment qui l'entraînait également d'un côté ou d'un autre suivant l'avis de son cœur, mais elle n'osa pas se flatter qu'elle persistât long-temps dans cette sage résolution. En effet, lorsqu'elles rentrèrent chez elles, elles trouvèrent leur bonne maman transportée de l'idée de ce voyage et des plaisirs que ses filles auraient à Londres; et sans doute aussi son orgueil maternel était flatté, en pensant combien elles seraient admirées. Maria reprit bien vîte alors son envie de partir, dès qu'elle se crut sûre de ne plus chagriner sa mère; et dès que celle-ci vit combien sa fille chérie le désirait, elle devint plus pressante et finit par l'ordonner positivement. Elle ne voulut entendre aucune objection, insista pour le départ, et détailla avec sa vivacité ordinaire, tous les avantages qui devaient en résulter.

C'est précisément, disait-elle, ce que je souhaitais le plus au monde, sans oser le demander à cette bonne madame Jennings, mais les cœurs de mère s'entendent; et le sien a deviné mon désir. Emma a été un peu trop dissipée cet été; son éducation en a souffert. Seule avec elle, je m'en occuperai uniquement, je lui donnerai des leçons. Nous lirons; nous ferons de la musique ensemble; et lorsque vous reviendrez, vous serez, j'en suis sûre, surprises de ses progrès. J'ai aussi un petit plan de quelques réparations dans vos chambres, qui se feront sans inconvénient pendant votre absence; et je suis charmée que vous ayez l'occasion de voir et de connaître les manières et les amusemens de la bonne compagnie de Londres, où peut-être votre goût et vos talens se perfectionneront. Vous entendrez de la musique excellente, Maria. Vous verrez des collections de superbes tableaux, Elinor, et ce qui vaut mieux encore vous retrouverez là votre frère; et, quels que soient ses torts, ou plutôt ceux de sa femme, quand je songe qu'il est le fils de mon cher Henri, je ne puis supporter que vous soyez si entièrement étrangers les uns aux autres. Vous n'avez pas l'air aussi contente que je le voudrais, ma chère Elinor.

– Je l'avoue, maman, dit-elle; quoique votre extrême bonté pour nous vous fasse lever tous les obstacles à ce voyage, j'en vois encore un cependant qui me paraît presque insurmontable.

Maria fit un mouvement de dépit et baissa la tête d'un air boudeur.

– Eh quoi donc? dit madame Dashwood, qu'est-ce que ma prudente Elinor trouve à redire à ce plan? Quel formidable obstacle sa raison va-t-elle mettre en avant? Je vous prie au moins de ne pas dire un mot sur la dépense; je pourvoirai à tout ce qu'il faudra; et les filles de M. Henri Dashwood, paraîtront dans le monde comme elles doivent y paraître; Allons, parlez sage Elinor, dit-elle avec son charmant sourire, quelles sont vos objections?

– Mon objection, ma mère, me coûterait à dire, si ce n'était pas absolument entre nous. J'aime madame Jennings de tout mon cœur; j'ai la meilleure opinion d'elle et de son caractère; je sais que nous pouvons compter sur des soins vraiment maternels. Mais son ton, et peut-être ses relations de société ne sont pas ce que vous désirez pour vos filles. Elle ne peut ni nous protéger ni nous donner aucune considération dans le monde; et mon frère lui-même trouvera mauvais peut-être, ou du moins ma belle-sœur, que nous demeurions chez elle.

– C'est vrai à quelques égards, répliqua sa mère; mais vous serez très peu dans sa société, et vous paraîtrez toujours en public avec lady Middleton. D'ailleurs madame Jennings est riche, tient une bonne maison, est belle-mère d'un baronnet; il n'en faut pas davantage à Fanny, et même à John, pour la trouver de très bonne compagnie.

– Si Elinor est effrayée d'aller à Londres avec madame Jennings, dit Maria, elle peut rester ici. Moi, je n'ai point de tels scrupules, et il m'en coûtera peu de me mettre au-dessus de cet inconvénient avec une personne aussi bonne, aussi obligeante.

Elinor ne put s'empêcher de sourire en pensant combien elle avait eu de peine à persuader Maria d'être seulement polie avec cette femme qu'elle avait déclarée, dès le premier abord, être la personne la plus commune et la plus ennuyeuse qu'elle eût jamais rencontrée. Son indulgence actuelle était une si forte preuve de son envie de rejoindre Willoughby, que, malgré toute la répugnance qu'Elinor avait pour ce voyage, vu qu'elle pouvait y rencontrer Edward, elle résolut de ne pas abandonner à elle-même une jeune personne aussi passionnée, et la pauvre madame Jennings au soin de veiller sur elle et à l'ennui de n'avoir pas même l'agrément de sa société; car elle était convaincue que Maria passerait seule dans sa chambre tous les momens où elle ne serait pas avec Willoughby, pour penser à lui en liberté. Elle se décida donc à être du voyage, d'autant plus qu'elle se rappela que Lucy lui avait dit qu'Edward ne serait à la ville qu'au mois de février, et qu'elle espérait être alors de retour à la Chaumière.

– Allons c'est donc arrangé, dit madame Dashwood; vous y irez toutes deux, et vous verrez que vous vous amuserez extrêmement à Londres, surtout en y étant ensembles. Elinor principalement y trouvera un grand avantage, en ayant l'occasion de faire la connaissance de la famille de sa belle-sœur et de voir madame Ferrars.

 

Elinor rougit; elle avait eu souvent le désir de prévenir sa mère de l'état des choses, pour que le coup fût moins frappant quand elle apprendrait la vérité; mais c'était le secret de Lucy, qu'elle ne pouvait pas trahir. Elle se contenta donc de dire avec beaucoup de calme: J'aime Edward Ferrars, et je serai toujours charmée de le voir; mais quant au reste de sa famille, il m'est complètement indifférent de les connaître ou non.

Madame Dashwood sourit et ne dit rien. Maria leva les yeux au ciel avec l'air de l'étonnement et du scandale. La chose étant décidée, madame Jennings reçut dans la journée les remercîmens de la mère et l'acceptation de ses filles, qui la mit dans une grande joie; elle donna toutes les assurances imaginables des soins qu'elle en aurait, ce dont madame Dashwood n'avait aucun doute. Sir Georges aussi fut enchanté, c'étaient deux personnes de plus pour ses dîners, ses bals et ses assemblées. Lady Middleton leur dit en termes choisis et civils qu'elle serait charmée de les retrouver à Londres. Les deux miss Stéeles, et surtout Lucy, assurèrent que cette nouvelle les rendait tout-à-fait heureuses.

Elinor prit enfin son parti de ce voyage; quoique très-raisonnable, elle n'était pas insensible au plaisir de voir Londres pour la première fois. D'ailleurs sa mère en était si contente, et sa sœur si transportée de joie, qu'elle ne put se défendre de partager leur plaisir. Maria n'était plus pensive, plus soupirante, plus mélancolique; elle reprit toute sa gaîté, tout son enthousiasme, et redevint plus belle, plus brillante qu'elle ne l'avait jamais été. Elle attendait le moment de partir avec une grande impatience, et, quand le jour si désiré arriva, quand il fallut dire adieu à sa mère, son cœur parut près de se rompre; elle était baignée de larmes, et dans cet instant elle aurait volontiers consenti à rester, quitte à en pleurer tout le reste de l'hiver. Madame Dashwood était aussi très-affectée. Elinor fut la seule qui par son courage adoucit le chagrin de la séparation, en répétant combien elle serait courte, et en parlant du jour du retour.

C'étaient les premiers jours de janvier. Les Middleton devaient suivre dans une semaine; et les chères cousines Stéeles rester avec eux au Parc, jusqu'au jour du départ.

CHAPITRE XXVI

La prudente Elinor ne pouvait pas se trouver dans l'équipage de madame Jennings, commençant un voyage sous sa protection et devant vivre chez elle, sans s'étonner beaucoup de cette situation. Une si courte connaissance, tant de différence dans leurs âges, dans leurs manières, dans leur état, lui auraient paru des objections insurmontables. Mais ces objections avaient cédé sans la moindre difficulté à la passion de sa sœur, au désir de sa mère. La bonne Elinor en dépit de ses réflexions et de ses doutes sur la constance de Willoughby, ne pouvait pas être témoin du ravissement de Maria, de l'espoir du bonheur qui brillait dans ses yeux, sans se rappeler douloureusement combien son sort était différent, et que tout espoir, tout bonheur étaient anéantis pour elle. Il ne lui restait pas même le doute. Elle excusait d'autant plus volontiers Maria, qu'elle sentait combien ce voyage aurait eu aussi de charmes pour elle, s'il avait été animé par la même perspective; elle était aussi bien aise d'accompagner sa sœur, ou pour partager son bonheur si son Willoughby était fidèle et lui offrait sa main, ou pour adoucir ses peines dans le cas contraire. La chose serait bientôt décidée; suivant les apparences il était à Londres, puisque Maria était si pressée de s'y rendre. Elinor qui n'avait plus d'autre objet en vue et qui prenait un si vif intérêt au bonheur de sa sœur, était bien décidée à tâcher d'acquérir toutes les lumières possibles sur le vrai caractère d'un homme qui avait autant d'influence sur sa sœur et de surveiller sa conduite avec tout le zèle de l'amitié. Si le résultat de ses observations n'était pas favorable à Willoughby, elle voulait à tout prix éclairer sa sœur sur les dangers de son attachement; si au contraire elle l'en jugeait digne, elle voulait se préserver elle-même de faire des comparaisons, et d'envier son sort, et pouvoir se livrer entièrement à la satisfaction de la voir heureuse.

Leur voyage dura trois jours. La conduite de Maria pendant ce temps là fut la preuve de ce que madame Jennings pouvait attendre d'elle, si elles avaient été en tête à tête. Dans ses regards animés brillaient, il est vrai, la joie et l'espérance; mais toute entière à ses sentimens, à ses pensées, plongée dans ses tendres méditations, elle n'ouvrait la bouche que pour s'informer de la distance où on était de Londres, dire au cocher d'aller plus vîte, ou s'extasier sur quelques points de vue romantiques, et ne s'adressait alors qu'à sa sœur. En échange, Elinor prit le parti d'être polie pour deux, et de tâcher à force d'attentions que madame Jennings ne remarquât pas la conduite de sa sœur; elle causait avec elle, riait avec elle, écoutait des histoires triviales cent fois répétées; et madame Jennings de son côté leur témoignait à toutes deux toute la bonté imaginable, était en continuelle sollicitude pour leur bien-être et leur plaisir, consultait leurs goûts pour commander leur dîner aux auberges, et ne se fâchait contre Maria que lorsqu'elle se refusait à le dire ou qu'elle ne mangeait pas.

Elles arrivèrent à la ville le troisième jour, à quatre heures de l'après-midi, charmées de sortir de leur voiture où elles étaient fort serrées, et de se reposer auprès d'un bon feu.

La maison était belle; les appartemens meublés avec élégance; tout annonçait le bien-être d'une riche veuve. Mesdemoiselles Dashwood furent mises en possession des chambres que lady Middleton et madame Palmer occupaient avant leur mariage. Elles étaient encore ornées de paysages brodés en soie, en chenille, preuve parlante de la bonne éducation qu'elles avaient reçue dans les meilleures pensions de Londres. Comme l'heure du dîner de madame Jennings était fixée à sept, Elinor voulut employer cet intervalle à écrire à sa mère, et s'assit pour cet effet devant une table. Maria vint bientôt la joindre et se plaça vis-à-vis d'elle, en prenant aussi une feuille de papier et en choisissant une plume.

– J'écris à maman, lui dit Elinor, qui avait déja commencé; ne feriez-vous pas mieux, Maria, de différer votre lettre d'un jour ou deux?

– Je ne veux pas écrire à la Chaumière, dit Maria; et commençant très-vîte comme pour éviter les questions. Elinor n'en fit point, persuadée sans qu'elle l'eût demandé, qu'elle écrivait à Willoughby, et concluant de là que quelque mystérieuse que fût leur correspondance, elle existait certainement, et que Maria était sûre de ses intentions, et vraisemblablement engagée avec lui. Cette idée qui traversa rapidement sa pensée lui fit un grand plaisir et anima son style. Elle voulut le faire partager à sa bonne mère. «Maria, lui dit-elle, vous écrira par le premier courrier, et vous dira sans doute combien elle est heureuse,» etc., etc., etc. Sa lettre se remplissait des détails de leur voyage et de leur arrivée, etc. Celle de Maria qui n'était qu'un billet fut bientôt finie, pliée et cachetée. Elinor jeta un regard sur l'adresse et distingua un grand W, qui ne lui laissa plus de doute. Maria sonna, et pria le laquais qui vint de porter cette lettre à la petite poste; elle continua à être très-animée; mais c'était plutôt de l'agitation que de la gaîté, et cette agitation s'augmentait graduellement. Elle pût à peine manger quelque chose, et, quand elles furent rentrées dans le salon, elle n'écoutait pas même ce qu'on disait, n'était attentive qu'au roulement des carosses et courait sans cesse du coin du feu à celui de la fenêtre, où elle resta enfin debout, pour voir tout ce qui se passait dans la rue. Elinor était charmée que madame Jennings occupée ailleurs, n'en fût pas témoin.

L'heure du thé les réunit. Maria était alors dans un état d'émotion presque douloureux à force d'être vif. Chaque coup de marteau dans les maisons voisines la faisait rougir et pâlir, lorsqu'elle voyait qu'elle s'était trompée. Enfin un beaucoup plus fort fut l'annonce d'une visite. Aucune autre personne que celle à qui elle avait écrit ne pouvait savoir encore leur arrivée. Elinor ne douta pas qu'on ne vînt annoncer M. Willoughby; et Maria s'approcha de la porte par un mouvement involontaire, l'ouvrit, écouta au-dessus de l'escalier et entendit une voix d'homme demander si mesdames Dashwood étaient au logis; elle rentra dans un trouble qui tenait presque du délire, et s'approchant d'Elinor, elle lui dit en se jetant dans ses bras: Oh! c'est lui, c'est bien lui! Elinor lui avait à peine dit: Au nom du ciel! chère Maria, calmez-vous… que la porte s'ouvre, et… le colonel Brandon paraît. Maria au désespoir, sort de la chambre, même sans le saluer. Il la suivit des yeux avec un étonnement douloureux; mais se remettant promptement, il s'approcha d'Elinor, et lui souhaita le bonjour, ayant l'air content de la revoir. Elinor était fâchée sans doute du désapointement de sa sœur; mais elle l'était encore plus de son impolitesse pour un homme aussi estimable. Il était cruel pour lui d'être reçu de cette manière par une femme à qui il était si tendrement attaché. Elle espéra que peut-être il n'y avait pas fait attention; mais à peine l'eût-elle salué avec l'air de l'amitié, qu'il lui demanda d'une voix altérée si mademoiselle Maria était malade.

– Oui, monsieur, lui dit-elle, en saisissant cette idée, elle est sujète à des vertiges; et la fatigue du voyage a augmenté cette disposition: c'est sans doute ce qui l'a obligée à sortir. Il l'écouta avec la plus grande attention, tomba dans une sorte de rêverie dont il sortit tout-à-coup en parlant à Elinor de leur séjour à Londres, du plaisir qu'il avait eu à l'apprendre, et en lui donnant des nouvelles de madame Dashwood, d'Emma, de ses amis du Parc.

Ils continuèrent à s'entretenir en apparence avec calme, mais tous les deux occupés de tout autre chose que de leur conversation. Elinor mourrait d'envie de lui demander si Willoughby était à Londres; mais elle craignait d'augmenter sa peine, en lui parlant de son rival; enfin pour amener peut-être l'entretien sur ce sujet, elle lui demanda si lui-même avait toujours habité Londres depuis qu'il avait quitté Barton-Park.

– Oui, répliqua-t-il, avec quelque embarras, presque toujours; j'ai été deux ou trois fois à Delafort pour peu de jours; mais bien malgré moi, je vous assure, je n'ai pu retourner au Parc.

La manière de répondre triste, embarrassée, rappela à Elinor le moment de son départ et toutes les conjectures de madame Jennings. Elle craignait d'avoir témoigné une curiosité indiscrète, et se tut.

Madame Jennings entra, et salua le colonel avec sa gaîté accoutumée. – Je suis enchantée de vous voir, cher colonel, et bien fâchée de ne m'être pas trouvée là quand vous êtes entré; j'avais comme vous comprenez mille choses à faire et à ranger chez moi, après une si longue absence; mais à présent je puis sortir de mon salon quand je voudrai, on ne le trouvera pas vide, et personne ne s'apercevra que la vieille maman Jennings n'est pas là. N'est-ce pas, colonel, que j'ai fait de jolies recrues? Mais, je vous en conjure, comment avez-vous appris que nous étions à la ville; je n'ai pas encore vu une âme?

– J'ai eu le plaisir de l'apprendre chez madame Palmer où j'ai dîné.

– Ah! ah! chez ma Charlotte: donnez m'en bien vîte des nouvelles. Aurai-je bientôt un petit fils?

– Madame Palmer est très-bien; et je suis chargé de vous dire qu'elle viendra sûrement vous voir demain.

– Je l'espère. Où donc est Maria? Vous ne l'avez pas vue encore, colonel? Ne suis-je pas bonne de vous l'avoir amenée? Mais comment vous arrangerez vous avec M. Willoughby? J'ai grand peur pour vous, colonel. Ah! la charmante chose que d'être jeune et belle! J'ai été jeune aussi, et si je n'étais pas belle comme Maria, ni jolie comme Elinor, je n'en ai pas moins eu un bon mari qui m'aimait de tout son cœur. Qu'aurais-je pu avoir de mieux avec la plus grande beauté? Si seulement il vivait encore! Voici huit ans que je le pleure: (et sa physionomie épanouie de joie comme à l'ordinaire, prit une expression un peu moins animée, ses yeux brillans de gaîté s'humectèrent.) Allons, allons ne parlons plus de cela, c'est inutile, les larmes ne me le rendront pas, parlons plutôt des vivans. Vous êtes-vous bien amusé, colonel, depuis que vous nous avez quittés si cruellement à Barton? Eh bien! après avoir bien crié contre vous, on prit son parti de votre absence, et on s'amusa tout autant: demandez à mademoiselle Maria si elle s'en aperçut. Je devinai à l'instant où elle était allée avec son beau conducteur; mais pour votre affaire si pressante, je n'ai que des conjectures: à présent que tout est fini, dites-moi ce que c'était. Point de secrets entre amis.

 

Il répondit avec sa douceur et sa politesse accoutumées, mais sans satisfaire en rien sa curiosité. Elinor se mit à préparer le thé. Madame Jennings fit appeler Maria qui fut obligée de paraître. Elle salua le colonel avec une profonde tristesse et une parfaite indifférence. Il devint peu-à-peu tout aussi triste et aussi absorbé qu'elle, et malgré les persécutions de madame Jennings pour qu'il passât la soirée avec ces dames, il s'en alla immédiatement après le thé.

Aucune autre visite ne se présenta. L'abattement de Maria augmentait à mesure qu'elle perdait l'espoir; et de très-bonne heure chacune alla se coucher.

Maria se leva le lendemain rayonnante d'espérance; son désapointement de la veille était oublié. Il était impossible que cette journée ne fût pas plus heureuse. Le déjeûner était presque fini quand madame Palmer entra en riant aux éclats, et pouvant à peine dire et répéter combien elle était contente de revoir sa bonne mère et ses chères amies. Elle était à-la-fois surprise de leur arrivée, en colère de ce qu'elles avaient refusé son invitation, bien aise qu'elles eussent accepté celle de sa mère. Et M. Palmer, ajouta-t-elle, comme il s'impatiente de vous voir! Il n'a jamais voulu venir, quoi qu'il n'eût rien autre chose à faire; mais il était de mauvaise humeur, il est toujours si drôle, M. Palmer.

Après une heure ou deux passées à causer sans rien dire, à rire sans sujet, à parler de plusieurs individus dont les demoiselles Dashwood ne connaissaient pas le nom, madame Palmer leur proposa de les mener dans quelques magasins pour faire leurs emplètes. Maria aurait préféré de rester; mais enfin désirant aussi d'acheter quelques parures, espérant faire quelque heureuse rencontre, elle se laissa entraîner. Partout où elles allèrent, son unique occupation fut de veiller à la porte des magasins où elles entraient sur tout ce qui passait dans la rue. Ses yeux étaient sans cesse en activité, attachés sur les trottoirs, et pénétraient au fond des voitures; et quand elle était forcée de venir donner son opinion sur quelque objet de mode, c'était avec une telle distraction, qu'il était facile de voir qu'elle pensait à toute autre chose. Les couleurs de son teint variaient à chaque instant. Sa sœur souffrait presqu'autant qu'elle de la voir dans cette agitation. On ne put obtenir son avis sur aucune emplète; rien ne lui plaisait, rien n'attirait son attention. Elle ne témoignait qu'une extrême impatience de retourner à la maison. Elinor qui voyait à regret sa sœur se donner en spectacle, aurait aussi désiré la ramener; mais il n'était pas facile de l'obtenir de madame Jennings et de sa fille. La première causait avec tous les marchands, s'informait des modes, des nouvelles, etc.; l'autre se faisait tout montrer, essayait tout, admirait tout, n'achetait rien et riait sans cesse. Il était donc assez tard lorsqu'elles rentrèrent au logis. Maria courut à perdre haleine; et quand Elinor entra, elle la trouva avec un mélange de dépit de ce que Willoughby n'était pas venu, et de plaisir de ne l'avoir pas manqué.

– Est-ce qu'il n'est venu aucune lettre pour moi? dit-elle au laquais qui apportait les papiers. – Non, madame. – En êtes-vous sûr? informez-vous s'il n'est venu personne me demander. Il ressortit, et revint bientôt en disant: non, madame, personne. C'est cruel, c'est étonnant, dit-elle à voix basse en retournant vers la fenêtre. Elinor la regarda avec inquiétude. Oh ma mère! pensait-elle, combien vous avez eu tort de permettre un engagement de cœur entre une fille si jeune et si passionnée et un jeune homme si peu connu et si mystérieux. – Chère Maria, dit-elle à sa sœur, vous êtes mal à votre aise, je le vois, et je le comprends.

– Pas du tout, dit Maria en s'efforçant de sourire, je n'éprouve qu'une impatience très-naturelle en vérité; mais je n'ai pas le moindre doute, et je serais très-blessée qu'on me témoignât la moindre défiance sur un ami que j'estime autant que j'aime, et qui m'expliquera sûrement aujourd'hui ce qui m'étonne sans me fâcher. Elinor se tut; qu'aurait-elle pu dire? mais elle se promit si Willoughby ne paraissait pas de quelques jours de représenter à sa mère la nécessité de parler à Maria.

Madame Palmer et une amie intime de madame Jennings, qu'elle avait rencontrée, vinrent dîner et passer la soirée avec elles. La complaisante Elinor consentit à faire un wisk avec ces dames. Maria ne savait aucun jeu, et n'était pas complaisante. Sa soirée, bien plus pénible que celle de sa sœur, s'écoula dans le trouble, l'anxiété, et le tourment d'une attente sans cesse trompée. Elle essaya de lire, mais sans le pouvoir; son ouvrage de broderie n'eut pas plus de succès. Elle rêva au coin du feu, se promena, de la porte à la fenêtre, soupira beaucoup, et fit bien pitié à sa sœur.