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Le renard

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SEPTIÈME CHANT

La cour devint alors un lieu de plaisir et de magnificence; maint chevalier s'y rendit; à tous les animaux rassemblés vinrent se joindre d'innombrables oiseaux, et tous ensemble comblèrent de respect Brun et Isengrin, qui oublièrent leurs souffrances, en se voyant fêtés par la meilleure compagnie qui ait jamais été réunie. Les trompettes et les timbales résonnaient, et l'on se livrait à la danse avec ces belles manières qu'on ne trouve qu'à la cour; tout avait été prodigué de ce que l'on pouvait désirer. On envoya messagers sur messagers pour porter des invitations; oiseaux et quadrupèdes se mirent en route. On les voyait, paire par paire, voyager de jour et de nuit et se hâter d'arriver. Pour Reineke, le faux pèlerin, il était aux aguets dans sa maison; il ne songeait guère à aller à la cour; il n'y comptait pas sur un bon accueil. Suivant sa coutume, ce que le drôle préférait, c'était de jouer ses tours. Et la cour résonnait des chants les plus mélodieux; on offrait sans relâche à boire et à manger aux invités. On se livrait aux jeux du tournoi et de l'escrime. Chacun s'était réuni à ses pareils; on dansait, on chantait au son des pipeaux et des chalumeaux. Le roi regardait avec affabilité du haut de son estrade; cette grande réunion lui plaisait, et il voyait cette foule avec joie.

Huit jours étaient déjà écoulés; le roi venait de se mettre à table avec ses premiers barons; la reine était à ses côtés, lorsque le lapin parut devant le roi, tout couvert de sang, et dit avec tristesse:

«Sire, et vous tous, prenez pitié de moi! car rarement vous aurez entendu le récit d'une trahison plus perfide et plus meurtrière que celle dont Reineke vient de me faire la victime. Hier matin, il pouvait être six heures, je le trouvai assis devant sa porte: je descendais le chemin qui passe devant Malpertuis; je pensais m'en aller en paix. Il était habillé comme un pèlerin, dans l'attitude d'un homme qui lirait ses prières. Je voulus passer rapidement pour me rendre à votre cour. Quand il me vit, il se leva soudain et vint au-devant de moi; je pensais que c'était pour me saluer: mais il me saisit avec ses pattes comme pour m'étrangler; je sentis ses griffes derrière mes oreilles. Je crus vraiment que j'étais un homme mort; car elles sont longues et dignes, ses griffes. Il me jeta par terre. Par bonheur, je me dégageai, et, grâce à la légèreté de ma course, je pus me sauver. Il me poursuivit en grondant et jura de me retrouver. Je me tus et m'enfuis; mais, hélas! je lui ai laissé une de mes oreilles et j'arrive la tête en sang; regardez! j'y ai quatre trous. Songez donc! il m'a frappé avec tant d'impétuosité, que je suis presque resté sur le coup. Maintenant, voyez ma détresse, voyez le cas qu'il fait de vos saufs-conduits! Qui peut voyager? qui peut se rendre à votre cour, lorsque le brigand tient la grand'route et attaque tout le monde?»

Il finissait à peine, lorsque la bavarde corneille Merknau se mit à dire: «Sire, je vous apporte une triste nouvelle; je ne suis guère en état de parler, tant j'ai de peur et de chagrin! je crains que cela ne me brise encore le cœur; oyez le déplorable malheur qui vient d'arriver aujourd'hui. Sharfenebbe, ma femme, et moi, nous étions partis aujourd'hui de grand matin, quand nous vîmes Reineke étendu mort sur la bruyère, les yeux roulés de travers, la gueule ouverte et la langue pendante. De frayeur, je me mis à pousser les hauts cris. Il ne bougea pas; je criai et me lamentai: «Hélas! quel malheur!» Je redoublai mes gémissements: «Hélas! il est mort! que je le regrette! que j'en suis désolée!» Ma femme s'affligeait aussi; nous pleurions ensemble. Je lui tâtai le ventre et la tête; ma femme s'approcha aussi et s'assura si sa respiration ne trahissait pas un reste de vie; mais elle écouta en vain; nous eussions juré tous les deux qu'il était mort. Écoutez maintenant le malheur! tandis que dans sa tristesse, et sans y prendre garde, elle avait rapproché son bec de la gueule du vaurien, le cruel le remarqua et lui happa la tête d'un coup. Je ne vous dirai pas quel fut mon effroi. «Ô malheur! malheur à moi!» m'écriai-je. Reineke se leva alors, se jeta sur moi; je m'envolai éperdu de frayeur. Si je n'avais pas été si prompt, je serais devenu sa proie également; c'est à grand'peine que j'ai échappé aux griffes de l'assassin; je me perchai sur un arbre. Oh! pourquoi ai-je sauvé ma triste vie! J'ai vu ma femme dans les pattes du scélérat; hélas! il eût bientôt fait de manger cette tendre amie. Il me parut avoir si faim, qu'il eût été d'humeur à en manger plusieurs autres; il n'a rien laissé, pas une patte, pas un petit os. Pourquoi ai-je assisté à un pareil spectacle! Il s'en alla; mais, moi, je ne pouvais m'en aller; le cœur navré, je volai à la place funèbre; là , je ne trouvai que du sang et quelques plumes de ma femme. Les voici, je les apporte comme une preuve du crime. Ah! sire, prenez pitié! car, si vous épargnez ce traître encore cette fois, si vous tardez à en tirer une juste vengeance, si vous ne donnez pas force de loi à votre paix et à votre sauf-conduit, on trouverait à dire bien des choses qui pourraient vous déplaire. Car le proverbe a raison: il est coupable du crime, celui qui a le pouvoir de punir et qui ne punit pas; alors chacun tranche du grand seigneur. Cela touche de près à votre dignité, veuillez le considérer.»

Voilà dans quels termes la cour entendit la plainte du lapin et de la corneille noble. Le roi s'écria en colère: «Je le jure par ma fidélité conjugale! je punirai ce crime de telle façon, qu'on ne l'oubliera de longtemps! Braver ainsi mon sauf-conduit et mes ordres! je ne le souffrirai pas. Trop légèrement j'ai cru ce coquin et l'ai laissé échapper. Moi-même, je l'ai équipé en pèlerin et lui ai donné congé, comme s'il partait pour Rome. Que ne nous a-t-il pas fait accroire, ce menteur! Avec quelle facilité n'a-t-il pas su gagner l'intérêt de la reine! Elle m'a persuadé et maintenant il s'est échappé; mais je ne serai pas le dernier qui se repentira amèrement d'avoir suivi un conseil de femme. Si nous laissons le scélérat plus longtemps sans punition, c'est une honte. Il a toujours été un coquin et le restera toujours. Songez-donc tous, messeigneurs, au moyen de le prendre et de le juger. Si nous nous y mettons sérieusement, nous sommes sûrs du succès.»

Le discours du roi plut fort à Brun et à Isengrin. «Nous serons donc vengés à la fin!» pensèrent-ils tous les deux. Mais ils n'osèrent pas parler, voyant que le roi était de mauvaise humeur et excessivement en colère.

La reine dit enfin: «Mon gracieux seigneur, vous ne devriez pas vous mettre en d'aussi violentes colères et faire un serment si à la légère; votre dignité en souffre, ainsi que l'autorité de votre parole. Car nous ne voyons encore nullement la vérité au grand jour; il faut encore entendre l'accusé. Et, s'il était présent, plus d'un se tairait qui parle maintenant contre Reineke. Il faut toujours entendre les deux parties; car plus d'un criminel accuse les autres pour cacher ses propres méfaits. J'ai toujours regardé Reineke comme un homme sage et intelligent, je n'y voyais pas de mal; je n'ai jamais eu que votre bien en vue, quoi qu'il en soit arrivé autrement. Car son avis est toujours bon à suivre, quoique, à vrai dire, sa vie mérite plus d'un blâme. De plus, il faut songer aux grandes alliances de sa famille. Les affaires ne gagnent pas à être précipitées, et ce que vous aurez résolu, vous l'exécuterez toujours à la fin, puisque vous êtes notre maître et seigneur.»

Et Léopard ajouta: «Puisque vous écoutez tout le monde, écoutez donc aussi Reineke. Qu'il se présente et on exécutera sur-le-champ votre résolution. C'est probablement l'avis de tous ces seigneurs et celui de votre noble épouse.»

Là – dessus, Isengrin se mit à dire: «Que chacun conseille pour le mieux! Seigneur Léopard, écoutez-moi! Quand même Reineke viendrait à l'instant ici et se blanchirait de la double accusation de la corneille et du lapin, il ne m'en serait pas moins très-facile de prouver qu'il a mérité la mort. Mais je me tais jusqu'à ce que nous le tenions. Avez-vous donc oublié comme il en a menti au roi avec son trésor? Ne devait-il pas le trouver à Husterlo, près de Krekelborn, et tout le reste de ce grossier mensonge? Il nous a tous trompés; et, moi et Brun, il nous a déshonorés; mais j'en mettrais ma vie en gage, je parie que ce perfide mène sur la bruyère la vie qu'on vient de nous dire; il rôde ça et là , il pille, il tue; si le roi et les seigneurs le trouvent bon, on procédera comme ils le veulent. Mais, s'il voulait venir sérieusement à la cour, il y serait déjà depuis longtemps. Les messagers du roi ont parcouru tout le pays pour inviter aux fêtes de la cour, et il est resté chez lui.»

Le roi dit alors: «À quoi bon l'attendre si longtemps? Préparez-vous tous (telle est ma volonté) à me suivre dans six jours; car vraiment je veux voir la fin de ces démêlés. Qu'en dites-vous, messeigneurs? ne sera-t-il pas capable à la fin de ruiner tout un pays? Tenez-vous prêts, en aussi bon état que possible, et venez en harnais avec des arcs, des lances et d'autres armes; comportez-vous bravement et vaillamment! Que chacun porte son nom avec honneur; car j'armerai des chevaliers sur le champ de bataille. Nous allons assiéger la forteresse de Malpertuis; nous verrons ce qu'il a dans son château.»

Tous les seigneurs s'écrièrent: «Nous obéirons!»

C'est ainsi que le roi et les seigneurs entreprirent d'assiéger la forteresse de Malpertuis pour punir Reineke. Mais Grimbert, qui avait fait partie du conseil, s'échappa en secret et alla trouver Reineke pour lui en dire la nouvelle. Il s'en allait tout affligé, gémissait et se disait à lui-même: «Hélas! mon oncle, que va-t-il advenir? Toute ta race déplore ton sort à juste titre; car tu es le chef de toute notre race! Quand tu nous défendais devant le tribunal, nous étions bien tranquilles: personne ne pouvait résister à ton adresse.»

 

C'est dans ces pensées qu'il atteignit le château; il trouva Reineke assis en plein air; il venait de prendre deux jeunes pigeons qui avaient voulu essayer leur essor loin du nid; mais leurs plumes étaient trop petites; ils étaient tombés à terre, hors d'état de se relever, et Reineke les avait attrapés; car il allait souvent à la chasse. Il aperçut de loin Grimbert et l'attendit; il le salua et lui dit: «Soyez le bienvenu, mon cher neveu, vous que j'aime le plus de toute ma famille! Pourquoi vous pressez-vous tant? Vous êtes tout essoufflé; m'apportez-vous des nouvelles?»

Grimbert lui répondit: «La nouvelle que j'apporte n'a rien d'agréable, vous le voyez, j'accours avec effroi; tout est perdu, votre vie et votre fortune! J'ai été témoin de la colère du roi; il a juré de vous prendre et de vous punir par une mort infâme. Il a donné l'ordre à tous ses vassaux de paraître ici dans six jours, armés d'arcs, d'épées, d'arquebuses, et avec des chariots; ils vont tous tomber sur vous, songez-y bien! Isengrin et Brun sont aussi bien avec le roi que je le suis avec vous, et tout se fait à leur gré. Isengrin vous accuse tout haut d'être le brigand et l'assassin le plus épouvantable, et ses cris émeuvent le roi. Il est nommé maréchal; vous en aurez des nouvelles dans peu de semaines. C'est le lapin et la corneille qui ont déposé contre vous. Si le roi peut vous saisir cette fois, vous ne vivrez pas longtemps; voilà ce que je crains.

– Voilà tout? répondit le renard. C'est une bagatelle. Quand même le roi avec tout son conseil aurait promis et juré ma mort par un double et triple serment, je n'aurais qu'à me présenter en personne et je les mettrais tous à mes pieds; car ils ne font que discuter et ne savent jamais conclure. Laissons cela, mon cher neveu, suivez-moi et voyez un peu ce que je vais vous donner. Je viens justement de prendre deux petits pigeons tout jeunes et tout gras; c'est pour moi le plus délicieux de tous les mets; car ils sont faciles à digérer: on n'a qu'à les avaler. Et ces petits os, comme ils sont bons! ils fondent dans la bouche, c'est moitié lait, moitié sang. Cette nourriture légère me convient, et ma femme a le même goût que moi. Venez donc! elle nous recevra amicalement; mais qu'elle ignore pourquoi vous êtes venu. La moindre des choses lui tombe sur le cœur et la rend malade. Demain, je me rendrai à la cour avec vous; là , mon cher neveu, j'espère que vous me viendrez en aide, comme il convient entre bons parents. – Je mettrai volontiers ma fortune et ma vie à votre disposition,» dit le blaireau: et Reineke répondit: «Je ne l'oublierai pas. Si mes jours se prolongent, vous n'y perdrez point.» L'autre repartit: «Comparaissez bravement devant les seigneurs et défendez-vous de votre mieux: ils vous écouteront. Léopard a été d'avis qu'il ne fallait pas vous punir avant de vous avoir entendu; la reine a opiné de même. Remarquez bien cette circonstance et tâchez de l'utiliser.» Mais Reineke dit: «Soyez tranquille, tout cela s'arrangera. Le roi, si colère, se calmera quand il m'aura entendu; je m'en tirerai encore cette fois.» Et ils entrèrent tous les deux et furent gracieusement reçus par la dame de la maison; elle leur servait tout ce qu'elle avait. On partagea les pigeons; on les trouva délicieux; et chacun en savoura sa part. Ils ne se rassasiaient pas et ils en auraient certainement mangé une demi-douzaine, s'ils avaient su où les trouver.

Reineke dit au blaireau: «Avouez, mon neveu, que j'ai des enfants charmants. Ils plaisent à tout le monde. Dites-moi, comment trouvez-vous Rousseau et Reinhart, le petit? Ils augmenteront un jour notre famille; pour le moment, ils commencent à se former petit à petit, ils font ma joie du matin jusqu'au soir. L'un me prend un poulet, l'autre met la patte sur un gâteau; ils plongent même bravement dans l'eau pour attraper les canards et les vanneaux. Je voudrais bien les envoyer à la chasse plus souvent; mais il faut que je leur apprenne avant tout la prudence et les précautions à prendre pour savoir se garer des lacets, des chasseurs et des chiens. Une fois au fait et bien dressés comme il faut, alors ils chasseront tous les jours et rien ne manquera à la maison. Ils chassent déjà de race et savent déjà maints tours. Quand ils s'y mettent, les autres animaux s'enfuient; ils sautent à la gorge de l'ennemi, qui ne gigotte pas longtemps. C'est la façon de Reineke. Ils savent aussi happer vivement, et leur bond est infaillible; voilà ce qu'il faut!»

Grimbert dit: «C'est un honneur et une cause de joie d'avoir des enfants comme on le désire et qui s'habituent de bonne heure à aider leurs parents dans leurs métiers. Je me félicite de tout mon cœur de les savoir de ma famille et j'en attends des merveilles.

– Laissons cela, répliqua Reineke; allons nous coucher; car nous sommes tous las et Grimbert surtout doit être fatigué.» Et ils se couchèrent dans la salle, dont le plancher était tout couvert de foin et de feuilles, et dormirent tous ensemble. Mais Reineke veillait de frayeur; il lui semblait que la chose valait qu'on y pensât, et le matin le trouva encore plongé dans sa méditation. Il se leva de sa couche et dit à sa femme: «Ne vous inquiétez pas! Grimbert m'a prié de l'accompagner à la cour; restez tranquillement à la maison. Si quelqu'un vous parle de moi, arrangez cela pour le mieux et gardez bien le château; de cette façon nous serons tous en sûreté.» Dame Ermeline s'écria: «C'est bien étrange! vous osez retourner à la cour où l'on vous a voulu faire tant de mal. Y êtes-vous obligé? Je n'en vois pas la nécessité; songez au passé!

– Certes, dit Reineke, ce n'était pas pour rire; j'avais beaucoup d'ennemis et ma détresse fut grande; mais il arrive bien des choses sous le soleil. Contre toute probabilité, il advient tel et tel événement et celui qui croit posséder une chose la perd tout d'un coup. Ainsi laissez-moi partir! J'ai fort à faire là – bas; restez en paix, je vous en supplie, vous n'avez pas besoin de vous tourmenter. Attendez-moi, vous me reverrez, ma chère amie, dans cinq ou six jours, si cela m'est possible.»

Et il partit, accompagné de Grimbert le blaireau.

HUITIÈME CHANT

Grimbert et Reineke s'en allèrent donc ensemble à travers la bruyère, en droite ligne vers le château du roi. Reineke dit: «Advienne que pourra! cette fois j'ai un pressentiment que mon voyage aura les meilleurs résultats. Mon cher neveu, écoutez-moi: depuis la dernière fois que je me suis confessé à vous, je suis retombé dans plus d'un péché. En voici de grands, de petits et ceux que j'avais oubliés l'autre fois. J'ai su me faire une besace avec un morceau de la peau de l'ours; le loup et la louve ont dû me donner leurs souliers; voilà comment je me suis vengé. C'est à force de mensonges que j'obtins tout cela; je sus exciter la colère du roi et je l'ai indignement trompé; car je lui fis un conte et lui ai inventé des trésors imaginaires. Ce n'était pas encore assez: je mis à mort Lampe et je chargeai Bellyn de porter la tête de la victime; le roi se mit en colère contre lui et c'est lui qui a payé pour moi. Quant au lapin, je l'ai vivement serré derrière les oreilles jusqu'à l'étouffer, mais j'eus le chagrin de le voir échapper. Je dois aussi l'avouer, la corneille ne se plaint pas à tort; j'ai mangé sa femme. Voilà mes méfaits depuis ma confession. Mais alors j'en ai oublié un que je vais vous raconter: c'est une friponnerie qu'il faut que vous sachiez; car je n'aimerais pas m'en charger la conscience; je l'ai mise autrefois sur le compte du loup. Nous allions une fois ensemble entre Hackys et Elverdingen; nous vîmes de loin une jument avec son poulain, noirs comme un corbeau l'un et l'autre; le poulain pouvait avoir quatre mois. Isengrin, qui était tourmenté par la faim me dit: «Demande donc à la jument si elle veut nous vendre son poulain, et à quel prix.» Alors j'allai près d'elle et je tentai l'aventure. «Chère dame jument, lui dis-je, ce poulain est à vous, à ce que je vois; voudriez-vous bien le vendre? J'aimerais à le savoir. – Si vous le payez bien, répondit-elle, je puis m'en défaire. Quant au prix que j'en veux, vous pouvez le lire, il est écrit sur mon pied de derrière.» Je compris ce que cela voulait dire et je repartis: «Je dois vous l'avouer, je ne sais pas lire et écrire comme je le désirerais. D'ailleurs, ce n'est pas moi qui ai envie de votre enfant; c'est Isengrin qui m'a envoyé, car c'est lui qui voudrait vider cette affaire. – Qu'il vienne donc! repliqua-t-elle; je vais le lui apprendre.» Et je retournai près d'Isengrin, qui m'attendait. Si vous voulez vous rassasier, lui dis-je, vous n'avez qu'à vous approcher; la jument vous donne le poulain: le prix en est écrit sur son sabot de derrière. «Vous n'avez qu'à le regarder, m'a-t-elle dit; mais, à mon grand chagrin, j'ai dû manquer maintes excellentes occasions parce que je n'ai pas appris à lire et à écrire. Essayez-le, vous, mon oncle, et regardez ce qui est écrit; vous le comprendrez peut-être. Isengrin dit: «Pourquoi ne le lirais-je pas? Ce serait un peu fort! je comprends l'allemand, le latin, le welche, et même le français: car j'ai fait mes études à Erfurt; j'ai passé mes examens de droit; j'ai fait ma licence en règle et je lis toutes les écritures, comme si c'était mon nom; aussi je ne serai pas embarrassé en ce moment. Restez là! je m'en vais lire cette écriture, nous allons voir!» Et il alla et dit à la jument: «Combien le poulain? Faites un prix raisonnable!» Elle répondit: «Vous n'avez qu'à lire la somme; elle est écrite sur mon pied de derrière. – Voyons,» repartit le loup. Elle dit: «Faites!» et elle leva le pied; il venait d'être ferré de six clous; elle le frappa juste et en plein! car elle atteignit le loup à la tête; il tomba à la renverse et resta comme mort. La jument détala de son mieux. Le loup resta évanoui assez longtemps. Au bout d'une heure, il revint à lui et se mit à hurler comme un chien. Je m'approchai de lui et lui dis: «Mon cher oncle, où est la jument? le poulain avait-il bon goût? Vous êtes rassasié et vous m'avez oublié: cela n'est pas bien; c'est moi qui vous ai servi de messager; vous vous êtes mis à dormir après le repas. Dites-moi qu'est-ce qu'il y avait d'écrit sous le pied de la jument? car vous êtes un grand savant! – Ah! répliqua-t-il, avez-vous bien le cœur de railler? Comme je suis arrangé cette fois-ci! Un rocher aurait pitié de moi: que le diable emporte la jument aux longues jambes! son pied était garni d'un fer avec des clous neufs; c'était le chiffre écrit; j'en ai six blessures dans la tête.» À peine s'il en réchappa. J'ai maintenant tout confessé, mon cher neveu, pardonnez-moi toutes ces œuvres coupables. Il est difficile de savoir ce qu'il m'adviendra à la cour; en tout cas, j'ai soulagé ma conscience et je me suis purgé de mes péchés. Dites-moi maintenant ce que je dois faire pour m'amender afin de revenir en état de grâce.»

Grimbert dit: «Je vous retrouve chargé de nouveaux péchés. Mais les morts ne peuvent pas revenir à la vie; certes, il vaudrait mieux qu'ils ne fussent pas morts. Mais, mon cher oncle, en considération de la circonstance terrible où vous êtes et de la mort prochaine qui vous menace, je veux bien vous absoudre de vos péchés en ma qualité de serviteur de Dieu, car vos ennemis vont vous attaquer sans merci, je crains tout; on ne vous pardonnera pas surtout l'envoi de la tête du lièvre. Avouez-le, ce fut une grande témérité que cette insulte au roi et cela vous nuira plus que votre étourderie ne l'a pensé.

– Nullement, répliqua le renard. Je dois vous le dire; c'est une singulière affaire que le monde et sa morale; on ne peut pas être un saint comme au couvent, vous le savez bien. Celui qui vend du miel, se lèche les doigts de temps en temps. Lampe m'a tenté on ne peut plus; il gambadait çà et là devant mes yeux, sa petite personne toute grassouillette me plut et je mis toute affection de côté. C'est ainsi que je fis pâtir aussi Bellyn. À eux le mal, à moi le péché; mais aussi ces animaux sont si lourds, si grossiers et si stupides en toute chose! Il m'eût fallu encore faire des cérémonies! Je n'en avais guère l'envie. Je venais d'échapper à grand'peine à la cour et à la potence, et je leur enseignai maintes choses, mais sans profit. Certainement chacun devrait aimer son prochain, je dois l'avouer; cependant j'ai fait peu de cas de ceux-ci, mais ceux qui sont morts sont morts, vous l'avez dit vous-même. Parlons d'autre chose. Nous vivons dans des temps dangereux; car que se passe-t-il de haut en bas? On ne souffle plus un mot; pourtant nous n'en pensons pas moins, nous autres. Le roi pille tout comme les autres, nous le savons; ce qu'il ne prend pas lui-même, il le fait prendre par des ours et des loups, et il croit qu'il en a le droit. Il ne se rencontre personne qui ose lui dire la vérité, tellement le mal a pénétré partout. Ni confesseur, ni chapelain; ils se taisent! Pourquoi? Parce qu'ils en prennent leur part, n'y aurait-il qu'une soutane à gagner; et puis que l'on vienne s'en plaindre! On ferait aussi bien de prendre la lune avec ses dents, ce serait peine perdue et le plaignant fera bien de choisir un autre métier. Car ce qui est pris est pris et l'on peut dire adieu à ce qui est tombé sous la patte d'un puissant; on écoute peu la plainte et elle fatigue à la longue. Notre maître est le lion, et il croit de sa dignité de tout prendre pour lui. Il nous appelle d'ordinaire ses gens; dans le fait, ce qui est à nous me fait l'effet d'être à lui. Vous le dirai-je, mon neveu? le roi aime surtout les gens qui viennent à lui les mains pleines et qui font tout ce qu'il veut; on ne le voit que trop clairement. La rentrée du loup et de l'ours au conseil coûtera cher à plus d'un; ils volent et pillent; le roi les aime; chacun le voit et se tait, et pense que son tour viendra. Il y en a plus de quatre de la sorte aux côtés du roi, les plus grands seigneurs et les plus distingués de la cour. Quand un pauvre diable comme Reineke prend par hasard un petit poulet, ils se jettent tous sur lui, le poursuivent, le saisissent et le condamnent à mort à l'unanimité. On se débarrasse ainsi des petits voleurs, les grands ont de l'avance; ils gouvernent le pays et les châteaux.

 

»Voyez-vous, mon neveu, quand je vois tout cela et que je réfléchis là – dessus, alors, ma foi, je joue aussi mon jeu et je me dis souvent: Il ne doit pas y avoir de mal à cela puisque tout le monde agit ainsi! Il est vrai que la conscience se remue par moment, et me montre de loin la colère céleste et le jugement dernier, et me fait penser à ma fin; si petit qu'il soit, le bien mal acquis doit se rendre. Et alors j'ai des remords dans mon cœur; mais cela ne dure pas longtemps. Oui, à quoi cela te servirait-il d'être le meilleur? Les meilleurs n'en sont pas moins peu respectés par le peuple dans ces temps-ci; car la foule sait s'enquérir de tout, elle n'épargne personne, elle invente ceci et cela. Il y a peu de bien dans le menu peuple et vraiment il y a bien peu de citoyens qu'on puisse appeler justes et bons: car ils ne font que dire du mal; ils savent pourtant le bien qu'il y a à dire des seigneurs grands et petits; mais ils le taisent et rarement il en est question. Ce que je trouve de plus triste, c'est l'illusion qu'ont les hommes de croire que chacun dans l'orgueil de sa volonté pourrait gouverner et juger le monde. Si chacun mettait à la raison sa femme et ses enfants, et savait refréner l'insolence de ses domestiques, on pourrait, lorsque les fous prodiguent tout, goûter une heureuse médiocrité. Mais comment le monde pourrait-il s'améliorer? chacun se permet tout et veut corriger les autres par la force, et nous tombons de plus en plus dans l'abîme du mal. Des non-sens, le mensonge, la trahison, le vol, les faux serments, le brigandage et l'assassinat, on n'entend pas parler d'autre chose; des faux prophètes et des hypocrites trompent indignement les hommes. Tout le monde vit ainsi, et, quand on veut les exhorter à changer, ils le prennent légèrement et vous répondent: «Eh! si le péché était aussi lourd et aussi grand qu'on nous l'a prêché, ici et là , le prêtre serait le premier à l'éviter.» Ils s'excusent ainsi par le mauvais exemple et ressemblant tout à fait aux singes qui, nés pour imiter sans choix et sans raison, s'attirent une correction sévère. Il est vrai que les ecclésiastiques devraient mieux se conduire; ils pourraient faire bien des choses à condition de les faire secrètement; mais ils ne nous ménagent guère, nous autres laïques, et font tout ce qui leur plaît devant nous, comme si nous étions aveugles; mais nous le voyons trop clairement, les vœux qu'ils ont faits plaisent aussi peu à ces messieurs qu'ils plaisent beaucoup aux pécheurs amoureux des œuvres mondaines. Ainsi, par delà les Alpes, les prêtres ont ordinairement chacun une maîtresse; de même, dans nos provinces, il n'y en a guère moins qui ne commettent ce péché. On m'a même dit qu'ils ont des enfants comme les personnes mariées; et ils n'épargnent ni soins ni zèle pour les mettre au pinacle. Ceux-ci ne pensent nullement à leur origine, ne cèdent le pas à personne, passent fiers et droits comme s'ils étaient d'une race noble et pensent que tout cela est légitime. Autrefois on ne tenait pas tant de compte de ces enfants de prêtres; maintenant, on les appelle tous dames et seigneurs. Vraiment, l'argent est tout-puissant. On aura peine à trouver des principautés où les prêtres ne lèvent pas des impôts et ne mettent à profit les villages et les moulins. Ce sont eux qui pervertissent le monde, la commune apprend à faire mal; car où le prêtre possède, tout le monde pèche et un aveugle entraîne un autre loin du bien. Qui remarque les bonnes œuvres des prêtres pieux et comme ils édifient la sainte Église par leur bon exemple? qui les prend pour modèle? On se fortifie dans le mal, au contraire. Voilà ce qui se passe dans le peuple; comment le monde deviendrait-il meilleur?

»Mais écoutez-moi encore. Quand un enfant n'est pas légitime, qu'y peut-il faire? Il n'a qu'à se tenir tranquille, car voilà tout ce que je veux dire, comprenez-moi bien. Quand donc un bâtard se conduit humblement et n'irrite pas les autres par sa vanité, cela ne saute pas aux yeux et l'on aurait tort de gloser sur ces gens-là. Ce n'est pas la naissance qui nous fait noble et bon; on ne peut pas nous en faire une honte. C'est le vice et la vertu qui distinguent les hommes. On honore, et avec raison, des ecclésiastiques bons et bien instruits, mais les mauvais donnent un mauvais exemple. Quand un de ceux-ci prêche les meilleures choses, les laïques se prennent à dire: «Il dit le bien et fait le mal; lequel des deux choisir?» Il ne sert pas l'Église non plus, il a beau prêcher: «Imposez-vous et bâtissez des églises, je vous le conseille, mes chers frères, si vous voulez gagner des grâces et des indulgences!» C'est ainsi qu'il termine tous ses sermons, et sa contribution est bien mince, nulle même. S'il n'y avait que lui, l'église tomberait en ruine. Car il ne s'inquiète que de vivre le mieux du monde, de se parer de vêtements précieux et de se nourrir de mets délicats. Quand il s'est ainsi préoccupé outre mesure des choses de ce monde, comment pourra-t-il prier et chanter la messe? Un bon prêtre est journellement et à toute heure voué assidûment au service du Seigneur. Il ne songe qu'à faire le bien; il est utile à la sainte Église: il sait guider les laïques, par le bon exemple sur le chemin du salut jusqu'à la porte. Mais je connais aussi ceux qui sont des hypocrites; ils ne font que bavarder et criailler pour l'apparence, et recherchent toujours les riches; ils savent flatter et aiment par-dessus tout à se faire inviter. Si l'on en convie un à sa table, le second vient aussi; il en vient même encore deux ou trois. Au couvent, celui qui sait bien parler, on l'élève en dignité, il devient lecteur, custode ou prieur; les autres sont mis de côté. Les plats sont inégalement servis; car il y en a qui passent la nuit dans le chœur à chanter, à lire, autour des tombeaux, tandis que les autres ont du bon temps, du repos, et mangent les meilleurs morceaux. Et les légats du pape, les abbés, les prieurs, les prélats, les béguines et les moines, qu'il y aurait à dire là – dessus! partout la devise est: Donnez-moi le vôtre et laissez-moi le mien. On en trouverait bien peu, pas sept peut-être, qui mènent une sainte vie, suivant la règle de leur ordre. Voilà comment l'état ecclésiastique est faible et défectueux.