Tasuta

L'île mystérieuse

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

CHAPITRE XV

Le lendemain, – 20 octobre, – à sept heures du matin, après quatre jours de voyage, le Bonadventure venait s’échouer doucement sur la grève, à l’embouchure de la Mercy.

Cyrus Smith et Nab, très inquiets de ce mauvais temps et de la prolongation d’absence de leurs compagnons, étaient montés dès l’aube sur le plateau de Grande-vue, et ils avaient enfin aperçu l’embarcation qui avait tant tardé à revenir!

«Dieu soit loué! Les voilà!» s’était écrié Cyrus Smith.

Quant à Nab, dans sa joie, il s’était mis à danser, à tourner sur lui-même en battant des mains et en criant: «oh! Mon maître!» pantomime plus touchante que le plus beau discours!

La première idée de l’ingénieur, en comptant les personnes qu’il pouvait apercevoir sur le pont du Bonadventure, avait été que Pencroff n’avait pas retrouvé le naufragé de l’île Tabor, ou que, tout au moins, cet infortuné s’était refusé à quitter son île et à changer sa prison pour une autre.

Et, en effet, Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert étaient seuls sur le pont du Bonadventure. Au moment où l’embarcation accosta, l’ingénieur et Nab l’attendaient sur le rivage, et avant que les passagers eussent sauté sur le sable, Cyrus Smith leur disait:

«Nous avons été bien inquiets de votre retard, mes amis! Vous serait-il arrivé quelque malheur?

– Non, répondit Gédéon Spilett, et tout s’est passé à merveille, au contraire. Nous allons vous conter cela.

– Cependant, reprit l’ingénieur, vous avez échoué dans votre recherche, puisque vous n’êtes que trois comme au départ?

– Faites excuse, Monsieur Cyrus, répondit le marin, nous sommes quatre!

– Vous avez retrouvé ce naufragé?

– Oui.

– Et vous l’avez ramené?

– Oui.

– Vivant?

– Oui.

– Où est-il? Quel est-il?

– C’est, répondit le reporter, ou plutôt c’était un homme! Voilà, Cyrus, tout ce que nous pouvons vous dire!»

L’ingénieur fut aussitôt mis au courant de ce qui s’était passé pendant le voyage. On lui raconta dans quelles conditions les recherches avaient été conduites, comment la seule habitation de l’îlot était depuis longtemps abandonnée, comment enfin la capture s’était faite d’un naufragé qui semblait ne plus appartenir à l’espèce humaine.

«Et c’est au point, ajouta Pencroff, que je ne sais pas si nous avons bien fait de l’amener ici.

– Certes, vous avez bien fait, Pencroff! répondit vivement l’ingénieur.

– Mais ce malheureux n’a plus de raison?

– Maintenant, c’est possible, répondit Cyrus Smith; mais, il y a quelques mois à peine, ce malheureux était un homme comme vous et moi. Et qui sait ce que deviendrait le dernier vivant de nous, après une longue solitude sur cette île? Malheur à qui est seul, mes amis, et il faut croire que l’isolement a vite fait de détruire la raison, puisque vous avez retrouvé ce pauvre être dans un tel état!

– Mais, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, qui vous porte à croire que l’abrutissement de ce malheureux ne remonte qu’à quelques mois seulement?

– Parce que le document que nous avons trouvé avait été récemment écrit, répondit l’ingénieur, et que le naufragé seul a pu écrire ce document.

– À moins toutefois, fit observer Gédéon Spilett, qu’il n’ait été rédigé par un compagnon de cet homme, mort depuis.

– C’est impossible, mon cher Spilett.

– Pourquoi donc? demanda le reporter.

– Parce que le document eût parlé de deux naufragés, répondit Cyrus Smith, et qu’il ne parle que d’un seul.»

Harbert raconta en quelques mots les incidents de la traversée et insista sur ce fait curieux d’une sorte de résurrection passagère qui s’était faite dans l’esprit du prisonnier, quand, pour un instant, il était redevenu marin au plus fort de la tourmente.

«Bien, Harbert, répondit l’ingénieur, tu as raison d’attacher une grande importance à ce fait. Cet infortuné ne doit pas être incurable, et c’est le désespoir qui en a fait ce qu’il est. Mais ici, il retrouvera ses semblables, et puisqu’il a encore une âme en lui, cette âme, nous la sauverons!»

Le naufragé de l’île Tabor, à la grande pitié de l’ingénieur et au grand étonnement de Nab, fut alors extrait de la cabine qu’il occupait sur l’avant du Bonadventure, et, une fois mis à terre, il manifesta tout d’abord la volonté de s’enfuir.

Mais Cyrus Smith, s’approchant, lui mit la main sur l’épaule par un geste plein d’autorité, et il le regarda avec une douceur infinie. Aussitôt, le malheureux, subissant comme une sorte de domination instantanée, se calma peu à peu, ses yeux se baissèrent, son front s’inclina, et il ne fit plus aucune résistance.

«Pauvre abandonné!» murmura l’ingénieur.

Cyrus Smith l’avait attentivement observé. À en juger par l’apparence, ce misérable être n’avait plus rien d’humain, et cependant Cyrus Smith, ainsi que l’avait déjà fait le reporter, surprit dans son regard comme une insaisissable lueur d’intelligence.

Il fut décidé que l’abandonné, ou plutôt l’inconnu, – car ce fut ainsi que ses nouveaux compagnons le désignèrent désormais, – demeurerait dans une des chambres de Granite-House, d’où il ne pouvait s’échapper, d’ailleurs. Il s’y laissa conduire sans difficulté, et, les bons soins aidant, peut-être pouvait-on espérer qu’un jour il ferait un compagnon de plus aux colons de l’île Lincoln.

Cyrus Smith, pendant le déjeuner, que Nab avait hâté, – le reporter, Harbert et Pencroff mourant de faim, – se fit raconter en détail tous les incidents qui avaient marqué le voyage d’exploration à l’îlot.

Il fut d’accord avec ses amis sur ce point, que l’inconnu devait être anglais ou américain, car le nom de Britannia le donnait à penser, et, d’ailleurs, à travers cette barbe inculte, sous cette broussaille qui lui servait de chevelure, l’ingénieur avait cru reconnaître les traits caractérisés de l’anglo-saxon.

«Mais, au fait, dit Gédéon Spilett en s’adressant à Harbert, tu ne nous as pas dit comment tu avais fait la rencontre de ce sauvage; et nous ne savons rien, sinon qu’il t’aurait étranglé, si nous n’avions eu la chance d’arriver à temps pour te secourir!

– Ma foi, répondit Harbert, je serais bien embarrassé de raconter ce qui s’est passé. J’étais, je crois, occupé à faire ma cueillette de plantes, quand j’ai entendu comme le bruit d’une avalanche qui tombait d’un arbre très élevé. J’eus à peine le temps de me retourner… ce malheureux, qui était sans doute blotti dans un arbre, s’était précipité sur moi en moins de temps que je n’en mets à vous le dire, et sans M Spilett et Pencroff…

– Mon enfant! dit Cyrus Smith, tu as couru là un vrai danger, mais peut-être, sans cela, ce pauvre être se fût-il toujours dérobé à vos recherches, et nous n’aurions pas un compagnon de plus.

– Vous espérez donc, Cyrus, réussir à en refaire un homme? demanda le reporter.

– Oui», répondit l’ingénieur.

Le déjeuner terminé, Cyrus Smith et ses compagnons quittèrent Granite-House et revinrent sur la grève.

On opéra alors le déchargement du Bonadventure, et l’ingénieur, ayant examiné les armes, les outils, ne vit rien qui pût le mettre à même d’établir l’identité de l’inconnu.

La capture des porcs faite à l’îlot fut regardée comme devant être très profitable à l’île Lincoln, et ces animaux furent conduits aux étables, où ils devaient s’acclimater facilement.

Les deux tonneaux contenant de la poudre et du plomb, ainsi que les paquets d’amorces, furent très bien reçus. On convint même d’établir une petite poudrière, soit en dehors de Granite-House, soit même dans la caverne supérieure, où il n’y avait aucune explosion à craindre. Toutefois, l’emploi du pyroxyle dut être continué, car, cette substance donnant d’excellents résultats, il n’y avait aucune raison pour y substituer la poudre ordinaire.

Lorsque le déchargement de l’embarcation fut terminé:

«Monsieur Cyrus, dit Pencroff, je pense qu’il serait prudent de mettre notre Bonadventure en lieu sûr.

– N’est-il donc pas convenablement à l’embouchure de la Mercy? demanda Cyrus Smith.

– Non, Monsieur Cyrus, répondit le marin. La moitié du temps, il est échoué sur le sable, et cela le fatigue. C’est que c’est une bonne embarcation, voyez-vous, et qui s’est admirablement comportée pendant ce coup de vent qui nous a assaillis si violemment au retour.

– Ne pourrait-on la tenir à flot dans la rivière même?

– Sans doute, Monsieur Cyrus, on le pourrait, mais cette embouchure ne présente aucun abri, et, par les vents d’est, je crois que le Bonadventure aurait beaucoup à souffrir des coups de mer.

– Eh bien, où voulez-vous le mettre, Pencroff?

– Au port ballon, répondit le marin. Cette petite crique, couverte par les roches, me paraît être justement le port qu’il lui faut.

– N’est-il pas un peu loin?

– Bah! Il ne se trouve pas à plus de trois milles de Granite-House, et nous avons une belle route toute droite pour nous y mener!

– Faites, Pencroff, et conduisez votre Bonadventure, répondit l’ingénieur, et cependant je l’aimerais mieux sous notre surveillance plus immédiate. Il faudra, quand nous aurons le temps, que nous lui aménagions un petit port.

– Fameux! s’écria Pencroff. Un port avec un phare, un môle et un bassin de radoubs! Ah! Vraiment, avec vous, Monsieur Cyrus, tout devient trop facile!

– Oui, mon brave Pencroff, répondit l’ingénieur, mais à la condition, toutefois, que vous m’aidiez, car vous êtes bien pour les trois quarts dans toutes nos besognes!»

Harbert et le marin se rembarquèrent donc sur le Bonadventure, dont l’ancre fut levée, la voile hissée, et que le vent du large conduisit rapidement au cap griffe. Deux heures après, il reposait sur les eaux tranquilles du port ballon.

Pendant les premiers jours que l’inconnu passa à Granite-House, avait-il déjà donné à penser que sa sauvage nature se fût modifiée? Une lueur plus intense brillait-elle au fond de cet esprit obscurci? L’âme, enfin, revenait-elle au corps?

 

Oui, à coup sûr, et à ce point même que Cyrus Smith et le reporter se demandèrent si jamais la raison de l’infortuné avait été totalement éteinte.

Tout d’abord, habitué au grand air, à cette liberté sans limites dont il jouissait à l’île Tabor, l’inconnu avait manifesté quelques sourdes fureurs, et on dut craindre qu’il ne se précipitât sur la grève par une des fenêtres de Granite-House. Mais peu à peu il se calma, et on put lui laisser la liberté de ses mouvements.

On avait donc lieu d’espérer, et beaucoup. Déjà, oubliant ses instincts de carnassier, l’inconnu acceptait une nourriture moins bestiale que celle dont il se repaissait à l’îlot, et la chair cuite ne produisait plus sur lui le sentiment de répulsion qu’il avait manifesté à bord du Bonadventure.

Cyrus Smith avait profité d’un moment où il dormait pour lui couper cette chevelure et cette barbe incultes, qui formaient comme une sorte de crinière et lui donnaient un aspect si sauvage. Il l’avait aussi vêtu plus convenablement, après l’avoir débarrassé de ce lambeau d’étoffe qui le couvrait.

Il en résulta que, grâce à ces soins, l’inconnu reprit figure humaine, et il sembla même que ses yeux fussent redevenus plus doux. Certainement, quand l’intelligence l’éclairait autrefois, la figure de cet homme devait avoir une sorte de beauté.

Chaque jour, Cyrus Smith s’imposa la tâche de passer quelques heures dans sa compagnie. Il venait travailler près de lui et s’occupait de diverses choses, de manière à fixer son attention. Il pouvait suffire, en effet, d’un éclair pour rallumer cette âme, d’un souvenir qui traversât ce cerveau pour y rappeler la raison. On l’avait bien vu, pendant la tempête, à bord du Bonadventure!

L’ingénieur ne négligeait pas non plus de parler à haute voix, de manière à pénétrer à la fois par les organes de l’ouïe et de la vue jusqu’au fond de cette intelligence engourdie. Tantôt l’un de ses compagnons, tantôt l’autre, quelquefois tous, se joignaient à lui. Ils causaient le plus souvent de choses ayant rapport à la marine, qui devaient toucher davantage un marin. Par moments, l’inconnu prêtait comme une vague attention à ce qui se disait, et les colons arrivèrent bientôt à cette persuasion qu’il les comprenait en partie. Quelquefois même l’expression de son visage était profondément douloureuse, preuve qu’il souffrait intérieurement; car sa physionomie n’aurait pu tromper à ce point; mais il ne parlait pas, bien qu’à diverses reprises, cependant, on pût croire que quelques paroles allaient s’échapper de ses lèvres.

Quoi qu’il en fût, le pauvre être était calme et triste! Mais son calme n’était-il qu’apparent?

Sa tristesse n’était-elle que la conséquence de sa séquestration? On ne pouvait rien affirmer encore.

Ne voyant plus que certains objets et dans un champ limité, sans cesse en contact avec les colons, auxquels il devait finir par s’habituer, n’ayant aucun désir à satisfaire, mieux nourri, mieux vêtu, il était naturel que sa nature physique se modifiât peu à peu; mais s’était-il pénétré d’une vie nouvelle, ou bien, pour employer un mot qui pouvait justement s’appliquer à lui, ne s’était-il qu’apprivoisé comme un animal vis-à-vis de son maître? C’était là une importante question, que Cyrus Smith avait hâte de résoudre, et cependant il ne voulait pas brusquer son malade!

Pour lui, l’inconnu n’était qu’un malade! Serait-ce jamais un convalescent? Aussi, comme l’ingénieur l’observait à tous moments!

Comme il guettait son âme, si l’on peut parler ainsi!

Comme il était prêt à la saisir!

Les colons suivaient avec une sincère émotion toutes les phases de cette cure entreprise par Cyrus Smith.

Ils l’aidaient aussi dans cette œuvre d’humanité, et tous, sauf peut-être l’incrédule Pencroff, ils en arrivèrent bientôt à partager son espérance et sa foi.

Le calme de l’inconnu était profond, on l’a dit, et il montrait pour l’ingénieur, dont il subissait visiblement l’influence, une sorte d’attachement.

Cyrus Smith résolut donc de l’éprouver, en le transportant dans un autre milieu, devant cet océan que ses yeux avaient autrefois l’habitude de contempler, à la lisière de ces forêts qui devaient lui rappeler celles où s’étaient passées tant d’années de sa vie!

«Mais, dit Gédéon Spilett, pouvons-nous espérer que, mis en liberté, il ne s’échappera pas?

– C’est une expérience à faire, répondit l’ingénieur.

– Bon! dit Pencroff. Quand ce gaillard-là aura l’espace devant lui et sentira le grand air, il filera à toutes jambes!

– Je ne le crois pas, répondit Cyrus Smith.

– Essayons, dit Gédéon Spilett.

– Essayons», répondit l’ingénieur.

Ce jour-là était le 30 octobre, et, par conséquent, il y avait neuf jours que le naufragé de l’île Tabor était prisonnier à Granite-House. Il faisait chaud, et un beau soleil dardait ses rayons sur l’île.

Cyrus Smith et Pencroff allèrent à la chambre occupée par l’inconnu, qu’ils trouvèrent couché près de la fenêtre et regardant le ciel.

«Venez, mon ami», lui dit l’ingénieur.

L’inconnu se leva aussitôt. Son œil se fixa sur Cyrus Smith, et il le suivit, tandis que le marin marchait derrière lui, peu confiant dans les résultats de l’expérience.

Arrivés à la porte, Cyrus Smith et Pencroff lui firent prendre place dans l’ascenseur, tandis que Nab, Harbert et Gédéon Spilett les attendaient au bas de Granite-House. La banne descendit, et en quelques instants tous furent réunis sur la grève.

Les colons s’éloignèrent un peu de l’inconnu, de manière à lui laisser quelque liberté.

Celui-ci fit quelques pas, en s’avançant vers la mer, et son regard brilla avec une animation extrême, mais il ne chercha aucunement à s’échapper. Il regardait les petites lames qui, brisées par l’îlot, venaient mourir sur le sable.

«Ce n’est encore que la mer, fit observer Gédéon Spilett, et il est possible qu’elle ne lui inspire pas le désir de s’enfuir!

– Oui, répondit Cyrus Smith, il faut le conduire au plateau, sur la lisière de la forêt. Là, l’expérience sera plus concluante.

– D’ailleurs, il ne pourra pas s’échapper, fit observer Nab, puisque les ponts sont relevés.

– Oh! fit Pencroff, c’est bien là un homme à s’embarrasser d’un ruisseau comme le creek-glycérine! Il aurait vite fait de le franchir, même d’un seul bond!

– Nous verrons bien», se contenta de répondre Cyrus Smith, dont les yeux ne quittaient pas ceux de son malade.

Celui-ci fut alors conduit vers l’embouchure de la Mercy, et tous, remontant la rive gauche de la rivière, gagnèrent le plateau de Grande-vue.

Arrivé à l’endroit où croissaient les premiers beaux arbres de la forêt, dont la brise agitait légèrement le feuillage, l’inconnu parut humer avec ivresse cette senteur pénétrante qui imprégnait l’atmosphère, et un long soupir s’échappa de sa poitrine!

Les colons se tenaient en arrière, prêts à le retenir, s’il eût fait un mouvement pour s’échapper!

Et, en effet, le pauvre être fut sur le point de s’élancer dans le creek qui le séparait de la forêt, et ses jambes se détendirent un instant comme un ressort… mais, presque aussitôt, il se replia sur lui-même, il s’affaissa à demi, et une grosse larme coula de ses yeux!

«Ah! s’écria Cyrus Smith, te voilà donc redevenu homme, puisque tu pleures!»

CHAPITRE XVI

Oui! Le malheureux avait pleuré! Quelque souvenir, sans doute, avait traversé son esprit, et, suivant l’expression de Cyrus Smith, il s’était refait homme par les larmes.

Les colons le laissèrent pendant quelque temps sur le plateau, et s’éloignèrent même un peu, de manière qu’il se sentît libre; mais il ne songea aucunement à profiter de cette liberté, et Cyrus Smith se décida bientôt à le ramener à Granite-House. Deux jours après cette scène, l’inconnu sembla vouloir se mêler peu à peu à la vie commune. Il était évident qu’il entendait, qu’il comprenait, mais non moins évident qu’il mettait une étrange obstination à ne pas parler aux colons, car, un soir, Pencroff, prêtant l’oreille à la porte de sa chambre, entendit ces mots s’échapper de ses lèvres: «Non! Ici! Moi! Jamais!»

Le marin rapporta ces paroles à ses compagnons.

«Il y a là quelque douloureux mystère!» dit Cyrus Smith.

L’inconnu avait commencé à se servir des outils de labourage, et il travaillait au potager. Quand il s’arrêtait dans sa besogne, ce qui arrivait souvent, il demeurait comme concentré en lui-même; mais, sur la recommandation de l’ingénieur, on respectait l’isolement qu’il paraissait vouloir garder. Si l’un des colons s’approchait de lui, il reculait, et des sanglots soulevaient sa poitrine, comme si elle en eût été trop pleine!

Était-ce donc le remords qui l’accablait ainsi?

On pouvait le croire, et Gédéon Spilett ne put s’empêcher de faire, un jour, cette observation:

«S’il ne parle pas, c’est qu’il aurait, je crois, des choses trop graves à dire!»

Il fallait être patient et attendre. Quelques jours plus tard, le 3 novembre, l’inconnu, travaillant sur le plateau, s’était arrêté, après avoir laissé tomber sa bêche à terre, et Cyrus Smith, qui l’observait à peu de distance, vit encore une fois des larmes qui coulaient de ses yeux. Une sorte de pitié irrésistible le conduisit vers lui, et il lui toucha le bras légèrement.

«Mon ami?» dit-il.

Le regard de l’inconnu chercha à l’éviter, et Cyrus Smith, ayant voulu lui prendre la main, il recula vivement.

«Mon ami, dit Cyrus Smith d’une voix plus ferme, regardez-moi, je le veux!»

L’inconnu regarda l’ingénieur et sembla être sous son influence, comme un magnétisé sous la puissance de son magnétiseur. Il voulut fuir. Mais alors il se fit dans sa physionomie comme une transformation. Son regard lança des éclairs. Des paroles cherchèrent à s’échapper de ses lèvres. Il ne pouvait plus se contenir!… enfin, il croisa les bras; puis, d’une voix sourde:

«Qui êtes-vous? demanda-t-il à Cyrus Smith.

– Des naufragés comme vous, répondit l’ingénieur, dont l’émotion était profonde. Nous vous avons amené ici, parmi vos semblables.

– Mes semblables!… je n’en ai pas!

– Vous êtes au milieu d’amis…

– Des amis!… À moi! Des amis! s’écria l’inconnu en cachant sa tête dans ses mains… non… jamais… laissez-moi! Laissez-moi!»

Puis, il s’enfuit du côté du plateau qui dominait la mer, et là il demeura longtemps immobile.

Cyrus Smith avait rejoint ses compagnons et leur racontait ce qui venait de se passer.

«Oui! Il y a un mystère dans la vie de cet homme, dit Gédéon Spilett, et il semble qu’il ne soit rentré dans l’humanité que par la voie du remords.

– Je ne sais trop quelle espèce d’homme nous avons ramené là, dit le marin. Il a des secrets…

– Que nous respecterons, répondit vivement Cyrus Smith. S’il a commis quelque faute, il l’a cruellement expiée, et, à nos yeux, il est absous.»

Pendant deux heures, l’inconnu demeura seul sur la plage, évidemment sous l’influence de souvenirs qui lui refaisaient tout son passé, – un passé funeste sans doute, – et les colons, sans le perdre de vue, ne cherchèrent point à troubler son isolement.

Cependant, après deux heures, il parut avoir pris une résolution, et il vint trouver Cyrus Smith. Ses yeux étaient rouges des larmes qu’il avait versées, mais il ne pleurait plus. Toute sa physionomie était empreinte d’une humilité profonde. Il semblait craintif, honteux, se faire tout petit, et son regard était constamment baissé vers la terre.

«Monsieur, dit-il à Cyrus Smith, vos compagnons et vous, êtes-vous anglais?

– Non, répondit l’ingénieur, nous sommes américains.

– Ah!» fit l’inconnu, et il murmura ces mots:

«J’aime mieux cela!

– Et vous, mon ami? demanda l’ingénieur.

– Anglais», répondit-il précipitamment.

Et, comme si ces quelques mots lui eussent pesé à dire, il s’éloigna de la grève, qu’il parcourut depuis la cascade jusqu’à l’embouchure de la Mercy, dans un état d’extrême agitation.

Puis, ayant passé à un certain moment près d’Harbert, il s’arrêta, et, d’une voix étranglée:

«Quel mois? lui demanda-t-il.

– Décembre, répondit Harbert.

– Quelle année?

– 1866.

– Douze ans! Douze ans!» s’écria-t-il.

Puis il le quitta brusquement.

Harbert avait rapporté aux colons les demandes et la réponse qui lui avaient été faites.

«Cet infortuné, fit observer Gédéon Spilett, n’était plus au courant ni des mois ni des années!

– Oui! ajouta Harbert, et il était depuis douze ans déjà sur l’îlot quand nous l’y avons trouvé!

 

– Douze ans! répondit Cyrus Smith. Ah! Douze ans d’isolement, après une existence maudite peut-être, peuvent bien altérer la raison d’un homme!

– Je suis porté à croire, dit alors Pencroff, que cet homme n’est point arrivé à l’île Tabor par naufrage, mais qu’à la suite de quelque crime, il y aura été abandonné.

– Vous devez avoir raison, Pencroff, répondit le reporter, et si cela est, il n’est pas impossible que ceux qui l’ont laissé sur l’île ne reviennent l’y rechercher un jour!

– Et ils ne le trouveront plus, dit Harbert.

– Mais alors, reprit Pencroff, il faudrait retourner, et…

– Mes amis, dit Cyrus Smith, ne traitons pas cette question avant de savoir à quoi nous en tenir. Je crois que ce malheureux a souffert, qu’il a durement expié ses fautes, quelles qu’elles soient, et que le besoin de s’épancher l’étouffe. Ne le provoquons pas à nous raconter son histoire! Il nous la dira sans doute, et, quand nous l’aurons apprise, nous verrons quel parti il conviendra de suivre. Lui seul, d’ailleurs, peut nous apprendre s’il a conservé plus que l’espoir, la certitude d’être rapatrié un jour, mais j’en doute!

– Et pourquoi? demanda le reporter.

– Parce que, dans le cas où il eût été sûr d’être délivré dans un temps déterminé, il aurait attendu l’heure de sa délivrance et n’eût pas jeté ce document à la mer. Non, il est plutôt probable qu’il était condamné à mourir sur cet îlot et qu’il ne devait plus jamais revoir ses semblables!

– Mais, fit observer le marin, il y a une chose que je ne puis pas m’expliquer.

– Laquelle?

– S’il y a douze ans que cet homme a été abandonné sur l’île Tabor, on peut bien supposer qu’il était depuis plusieurs années déjà dans cet état de sauvagerie où nous l’avons trouvé!

– Cela est probable, répondit Cyrus Smith.

– Il y aurait donc, par conséquent, plusieurs années qu’il aurait écrit ce document!

– Sans doute…, et cependant le document semblait récemment écrit!…

– D’ailleurs, comment admettre que la bouteille qui renfermait le document ait mis plusieurs années à venir de l’île Tabor à l’île Lincoln?

– Ce n’est pas absolument impossible, répondit le reporter. Ne pouvait-elle être depuis longtemps déjà sur les parages de l’île?

– Non, répondit Pencroff, car elle flottait encore. On ne peut pas même supposer qu’après avoir séjourné plus ou moins longtemps sur le rivage, elle ait pu être reprise par la mer, car c’est tout rochers sur la côte sud, et elle s’y fût immanquablement brisée!

– En effet, répondit Cyrus Smith, qui demeura songeur.

– Et puis, ajouta le marin, si le document avait plusieurs années de date, si depuis plusieurs années il était enfermé dans cette bouteille, il eût été avarié par l’humidité. Or, il n’en était rien, et il se trouvait dans un parfait état de conservation.»

L’observation du marin était très juste, et il y avait là un fait incompréhensible, car le document semblait avoir été récemment écrit, quand les colons le trouvèrent dans la bouteille. De plus, il donnait la situation de l’île Tabor en latitude et en longitude avec précision, ce qui impliquait chez son auteur des connaissances assez complètes en hydrographie, qu’un simple marin ne pouvait avoir.

«Il y a là, une fois encore, quelque chose d’inexplicable, dit l’ingénieur, mais ne provoquons pas notre nouveau compagnon à parler. Quand il le voudra, mes amis, nous serons prêts à l’entendre!»

Pendant les jours qui suivirent, l’inconnu ne prononça pas une parole et ne quitta pas une seule fois l’enceinte du plateau. Il travaillait à la terre, sans perdre un instant, sans prendre un moment de repos, mais toujours à l’écart. Aux heures du repas, il ne remontait point à Granite-House, bien que l’invitation lui en eût été faite à plusieurs reprises, et il se contentait de manger quelques légumes crus. La nuit venue, il ne regagnait pas la chambre qui lui avait été assignée, mais il restait là, sous quelque bouquet d’arbres, ou, quand le temps était mauvais, il se blottissait dans quelque anfractuosité des roches. Ainsi, il vivait encore comme au temps où il n’avait d’autre abri que les forêts de l’île Tabor, et toute insistance pour l’amener à modifier sa vie ayant été vaine, les colons attendirent patiemment. Mais le moment arrivait enfin où, impérieusement et comme involontairement poussé par sa conscience, de terribles aveux allaient lui échapper.

Le 10 novembre, vers huit heures du soir, au moment où l’obscurité commençait à se faire, l’inconnu se présenta inopinément devant les colons, qui étaient réunis sous la véranda. Ses yeux brillaient étrangement, et toute sa personne avait repris son aspect farouche des mauvais jours.

Cyrus Smith et ses compagnons furent comme atterrés en voyant que, sous l’empire d’une terrible émotion, ses dents claquaient comme celles d’un fiévreux.

Qu’avait-il donc? La vue de ses semblables lui était-elle insupportable? En avait-il assez de cette existence dans ce milieu honnête? Est-ce que la nostalgie de l’abrutissement le reprenait? On dut le croire, quand on l’entendit s’exprimer ainsi en phrases incohérentes:

«Pourquoi suis-je ici?… de quel droit m’avez-vous arraché à mon îlot?… est-ce qu’il peut y avoir un lien entre vous et moi?… savez-vous qui je suis… ce que j’ai fait… pourquoi j’étais là-bas… seul? Et qui vous dit qu’on ne m’y a pas abandonné… que je n’étais pas condamné à mourir là?… connaissez-vous mon passé?… savez-vous si je n’ai pas volé, assassiné… si je ne suis pas un misérable… un être maudit… bon à vivre comme une bête fauve… loin de tous… dites… le savez-vous?»

Les colons écoutaient sans interrompre le misérable, auquel ces demi-aveux échappaient pour ainsi dire malgré lui. Cyrus Smith voulut alors le calmer en s’approchant de lui, mais il recula vivement.

«Non! Non! s’écria-t-il. Un mot seulement… suis-je libre?

– Vous êtes libre, répondit l’ingénieur.

– Adieu donc!» s’écria-t-il, et il s’enfuit comme un fou.

Nab, Pencroff, Harbert coururent aussitôt vers la lisière du bois… mais ils revinrent seuls.

«Il faut le laisser faire! dit Cyrus Smith.

– Il ne reviendra jamais…, s’écria Pencroff.

– Il reviendra», répondit l’ingénieur.

Et, depuis lors, bien des jours se passèrent; mais Cyrus Smith – était-ce une sorte de pressentiment? – persista dans l’inébranlable idée que le malheureux reviendrait tôt ou tard.

«C’est la dernière révolte de cette rude nature, disait-il, que le remords a touchée et qu’un nouvel isolement épouvanterait.»

Cependant, les travaux de toutes sortes furent continués, tant au plateau de Grande-vue qu’au corral, où Cyrus Smith avait l’intention de bâtir une ferme. Il va sans dire que les graines récoltées par Harbert à l’île Tabor avaient été soigneusement semées.

Le plateau formait alors un vaste potager, bien dessiné, bien entretenu, et qui ne laissait pas chômer les bras des colons. Là, il y avait toujours à travailler. À mesure que les plantes potagères s’étaient multipliées, il avait fallu agrandir les simples carrés, qui tendaient à devenir de véritables champs et à remplacer les prairies. Mais le fourrage abondait dans les autres portions de l’île, et les onaggas ne devaient pas craindre d’être jamais rationnés. Mieux valait, d’ailleurs, transformer en potager le plateau de Grande-vue, défendu par sa profonde ceinture de creeks, et reporter en dehors les prairies qui n’avaient pas besoin d’être protégées contre les déprédations des quadrumanes et des quadrupèdes. Au 15 novembre, on fit la troisième moisson. Voilà un champ qui s’était accru en surface, depuis dix-huit mois que le premier grain de blé avait été semé! La seconde récolte de six cent mille grains produisit cette fois quatre mille boisseaux, soit plus de cinq cents millions de grains! La colonie était riche en blé, car il suffisait de semer une dizaine de boisseaux pour que la récolte fût assurée chaque année et que tous, hommes et bêtes, pussent s’en nourrir.

La moisson fut donc faite, et l’on consacra la dernière quinzaine du mois de novembre aux travaux de panification. En effet, on avait le grain, mais non la farine, et l’installation d’un moulin fut nécessaire. Cyrus Smith eût pu utiliser la seconde chute qui s’épanchait sur la Mercy pour établir son moteur, la première étant déjà occupée à mouvoir les pilons du moulin à foulon; mais, après discussion, il fut décidé que l’on établirait un simple moulin à vent sur les hauteurs de Grande-vue. La construction de l’un n’offrait pas plus de difficulté que la construction de l’autre, et on était sûr, d’autre part, que le vent ne manquerait pas sur ce plateau, exposé aux brises du large.

Teised selle autori raamatud