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L'île mystérieuse

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CHAPITRE IX

En quelques mots, Gédéon Spilett, Harbert et Nab furent mis au courant de la situation. Cet accident, qui pouvait avoir des conséquences fort graves, – du moins Pencroff l’envisageait ainsi, – produisit des effets divers sur les compagnons de l’honnête marin.

Nab, tout à la joie d’avoir retrouvé son maître, n’écouta pas, ou plutôt ne voulut pas même se préoccuper de ce que disait Pencroff.

Harbert, lui, parut partager dans une certaine mesure les appréhensions du marin.

Quant au reporter, aux paroles de Pencroff, il répondit simplement:

«Sur ma foi, Pencroff, voilà qui m’est bien égal!

– Mais, je vous répète que nous n’avons plus de feu!

– Peuh!

– Ni aucun moyen de le rallumer.

– Baste!

– Pourtant, Monsieur Spilett…

– Est-ce que Cyrus n’est pas là? répondit le reporter. Est-ce qu’il n’est pas vivant, notre ingénieur? Il trouvera bien le moyen de nous faire du feu, lui!

– Et avec quoi?

– Avec rien.»

Qu’eût répondu Pencroff? Il n’eût pas répondu, car, au fond, il partageait la confiance que ses compagnons avaient en Cyrus Smith. L’ingénieur était pour eux un microcosme, un composé de toute la science et de toute l’intelligence humaine! Autant valait se trouver avec Cyrus dans une île déserte que sans Cyrus dans la plus industrieuse villa de l’Union. Avec lui, on ne pouvait manquer de rien.

Avec lui, on ne pouvait désespérer. On serait venu dire à ces braves gens qu’une éruption volcanique allait anéantir cette terre, que cette terre allait s’enfoncer dans les abîmes du Pacifique, qu’ils eussent imperturbablement répondu: «Cyrus est là! Voyez Cyrus!»

En attendant, toutefois, l’ingénieur était encore plongé dans une nouvelle prostration que le transport avait déterminée, et on ne pouvait faire appel à son ingéniosité en ce moment. Le souper devait nécessairement être fort maigre. En effet, toute la chair de tétras avait été consommée, et il n’existait aucun moyen de faire cuire un gibier quelconque.

D’ailleurs, les couroucous qui servaient de réserve avaient disparu. Il fallait donc aviser.

Avant tout, Cyrus Smith fut transporté dans le couloir central. Là, on parvint à lui arranger une couche d’algues et de varechs restés à peu près secs.

Le profond sommeil qui s’était emparé de lui ne pouvait que réparer rapidement ses forces, et mieux, sans doute, que ne l’eût fait une nourriture abondante.

La nuit était venue, et, avec elle, la température, modifiée par une saute du vent dans le nord-est, se refroidit sérieusement. Or, comme la mer avait détruit les cloisons établies par Pencroff en certains points des couloirs, des courants d’air s’établirent, qui rendirent les Cheminées peu habitables. L’ingénieur se fût donc trouvé dans des conditions assez mauvaises, si ses compagnons, se dépouillant de leur veste ou de leur vareuse, ne l’eussent soigneusement couvert.

Le souper, ce soir-là, ne se composa que de ces inévitables lithodomes, dont Harbert et Nab firent une ample récolte sur la grève. Cependant, à ces mollusques, le jeune garçon joignit une certaine quantité d’algues comestibles, qu’il ramassa sur de hautes roches dont la mer ne devait mouiller les parois qu’à l’époque des grandes marées. Ces algues, appartenant à la famille des fucacées, étaient des espèces de sargasse qui, sèches, fournissent une matière gélatineuse assez riche en éléments nutritifs. Le reporter et ses compagnons, après avoir absorbé une quantité considérable de lithodomes, sucèrent donc ces sargasses, auxquelles ils trouvèrent un goût très supportable, et il faut dire que, sur les rivages asiatiques, elles entrent pour une notable proportion dans l’alimentation des indigènes.

«N’importe! dit le marin, il est temps que M Cyrus nous vienne en aide.»

Cependant le froid devint très vif et, par malheur, il n’y avait aucun moyen de le combattre.

Le marin, véritablement vexé, chercha par tous les moyens possibles à se procurer du feu. Nab l’aida même dans cette opération. Il avait trouvé quelques mousses sèches, et, en frappant deux galets, il obtint des étincelles; mais la mousse, n’étant pas assez inflammable, ne prit pas, et, d’ailleurs, ces étincelles, qui n’étaient que du silex incandescent, n’avaient pas la consistance de celles qui s’échappent du morceau d’acier dans le briquet usuel. L’opération ne réussit donc pas.

Pencroff, bien qu’il n’eût aucune confiance dans le procédé, essaya ensuite de frotter deux morceaux de bois sec l’un contre l’autre, à la manière des sauvages. Certes, le mouvement que Nab et lui se donnèrent, s’il se fût transformé en chaleur, suivant les théories nouvelles, aurait suffi à faire bouillir une chaudière de steamer! Le résultat fut nul. Les morceaux de bois s’échauffèrent, voilà tout, et encore beaucoup moins que les opérateurs eux-mêmes.

Après une heure de travail, Pencroff était en nage, et il jeta les morceaux de bois avec dépit.

«Quand on me fera croire que les sauvages allument du feu de cette façon, dit-il, il fera chaud, même en hiver! J’allumerais plutôt mes bras en les frottant l’un contre l’autre!»

Le marin avait tort de nier le procédé. Il est constant que les sauvages enflamment le bois au moyen d’un frottement rapide. Mais toute espèce de bois n’est pas propre à cette opération, et puis, il y a «le coup», suivant l’expression consacrée, et il est probable que Pencroff n’avait pas «le coup.»

La mauvaise humeur de Pencroff ne fut pas de longue durée. Ces deux morceaux de bois rejetés par lui avaient été repris par Harbert, qui s’évertuait à les frotter de plus belle. Le robuste marin ne put retenir un éclat de rire, en voyant les efforts de l’adolescent pour réussir là où, lui, il avait échoué.

«Frottez, mon garçon, frottez! dit-il.

– Je frotte, répondit Harbert en riant, mais je n’ai pas d’autre prétention que de m’échauffer à mon tour au lieu de grelotter, et bientôt j’aurai aussi chaud que toi, Pencroff!»

Ce qui arriva. Quoi qu’il en fût, il fallut renoncer, pour cette nuit, à se procurer du feu.

Gédéon Spilett répéta une vingtième fois que Cyrus Smith ne serait pas embarrassé pour si peu.

Et, en attendant, il s’étendit dans un des couloirs, sur la couche de sable. Harbert, Nab et Pencroff l’imitèrent, tandis que Top dormait aux pieds de son maître.

Le lendemain, 28 mars, quand l’ingénieur se réveilla, vers huit heures du matin, il vit ses compagnons près de lui, qui guettaient son réveil, et, comme la veille, ses premières paroles furent:

«Île ou continent?»

On le voit, c’était son idée fixe.

«Bon! répondit Pencroff, nous n’en savons rien, monsieur Smith!

– Vous ne savez pas encore?…

– Mais nous le saurons, ajouta Pencroff, quand vous nous aurez piloté dans ce pays.

– Je crois être en état de l’essayer, répondit l’ingénieur, qui, sans trop d’efforts, se leva et se tint debout.

– Voilà qui est bon! s’écria le marin.

– Je mourais surtout d’épuisement, répondit Cyrus Smith. Mes amis, un peu de nourriture, et il n’y paraîtra plus. – Vous avez du feu, n’est-ce pas?»

Cette demande n’obtint pas une réponse immédiate.

Mais, après quelques instants:

«Hélas! nous n’avons pas de feu, dit Pencroff, ou plutôt, monsieur Cyrus, nous n’en avons plus!»

Et le marin fit le récit de ce qui s’était passé la veille. Il égaya l’ingénieur en lui racontant l’histoire de leur unique allumette, puis sa tentative avortée pour se procurer du feu à la façon des sauvages.

«Nous aviserons, répondit l’ingénieur, et si nous ne trouvons pas une substance analogue à l’amadou…

– Eh bien? demanda le marin.

– Eh bien, nous ferons des allumettes.

– Chimiques?

– Chimiques!

– Ce n’est pas plus difficile que cela», s’écria le reporter, en frappant sur l’épaule du marin.

Celui-ci ne trouvait pas la chose si simple, mais il ne protesta pas. Tous sortirent. Le temps était redevenu beau. Un vif soleil se levait sur l’horizon de la mer, et piquait de paillettes d’or les rugosités prismatiques de l’énorme muraille.

Après avoir jeté un rapide coup d’œil autour de lui, l’ingénieur s’assit sur un quartier de roche. Harbert lui offrit quelques poignées de moules et de sargasses, en disant:

«C’est tout ce que nous avons, monsieur Cyrus.

– Merci, mon garçon, répondit Cyrus Smith, cela suffira, – pour ce matin, du moins.»

Et il mangea avec appétit cette maigre nourriture, qu’il arrosa d’un peu d’eau fraîche, puisée à la rivière dans une vaste coquille.

Ses compagnons le regardaient sans parler. Puis, après s’être rassasié tant bien que mal, Cyrus Smith, croisant ses bras, dit:

«Ainsi, mes amis, vous ne savez pas encore si le sort nous a jetés sur un continent ou sur une île?

– Non, monsieur Cyrus, répondit le jeune garçon.

– Nous le saurons demain, reprit l’ingénieur. Jusque-là, il n’y a rien à faire.

– Si, répliqua Pencroff.

– Quoi donc?

– Du feu, dit le marin, qui, lui aussi, avait son idée fixe.

– Nous en ferons, Pencroff, répondit Cyrus Smith. – Pendant que vous me transportiez, hier, n’ai-je pas aperçu, dans l’ouest, une montagne qui domine cette contrée?

– Oui, répondit Gédéon Spilett, une montagne qui doit être assez élevée…

– Bien, reprit l’ingénieur. Demain, nous monterons à son sommet, et nous verrons si cette terre est une île ou un continent. Jusque-là, je le répète, rien à faire.

– Si, du feu! dit encore l’entêté marin.

– Mais on en fera, du feu! répliqua Gédéon Spilett. Un peu de patience, Pencroff!»

Le marin regarda Gédéon Spilett d’un air qui semblait dire: «S’il n’y a que vous pour en faire, nous ne tâterons pas du rôti de sitôt!» Mais il se tut.

Cependant Cyrus Smith n’avait point répondu. Il semblait fort peu préoccupé de cette question du feu. Pendant quelques instants, il demeura absorbé dans ses réflexions. Puis, reprenant la parole:

 

«Mes amis, dit-il, notre situation est peut-être déplorable, mais, en tout cas, elle est fort simple.

Ou nous sommes sur un continent, et alors, au prix de fatigues plus ou moins grandes, nous gagnerons quelque point habité, ou bien nous sommes sur une île. Dans ce dernier cas, de deux choses l’une: si l’île est habitée, nous verrons à nous tirer d’affaire avec ses habitants; si elle est déserte, nous verrons à nous tirer d’affaire tout seuls.

– Il est certain que rien n’est plus simple, répondit Pencroff.

– Mais, que ce soit un continent ou une île, demanda Gédéon Spilett, où pensez-vous, Cyrus, que cet ouragan nous ait jetés?

– Au juste, je ne puis le savoir, répondit l’ingénieur, mais les présomptions sont pour une terre du Pacifique. En effet, quand nous avons quitté Richmond, le vent soufflait du nord-est, et sa violence même prouve que sa direction n’a pas dû varier. Si cette direction s’est maintenue du nord-est au sud-ouest, nous avons traversé les états de la Caroline du Nord, de la Caroline du Sud, de la Géorgie, le golfe du Mexique, le Mexique lui-même, dans sa partie étroite, puis une portion de l’océan Pacifique. Je n’estime pas à moins de six à sept mille milles la distance parcourue par le ballon, et, pour peu que le vent ait varié d’un demi-quart, il a dû nous porter soit sur l’archipel de Mendana, soit sur les Pomotou, soit même, s’il avait une vitesse plus grande que je ne le suppose, jusqu’aux terres de la Nouvelle-Zélande. Si cette dernière hypothèse s’est réalisée, notre rapatriement sera facile. Anglais ou Maoris, nous trouverons toujours à qui parler. Si, au contraire, cette côte appartient à quelque île déserte d’un archipel micronésien, peut-être pourrons-nous le reconnaître du haut de ce cône qui domine la contrée, et alors nous aviserons à nous établir ici, comme si nous ne devions jamais en sortir!

– Jamais! s’écria le reporter. Vous dites: jamais! mon cher Cyrus?

– Mieux vaut mettre les choses au pis tout de suite, répondit l’ingénieur, et ne se réserver que la surprise du mieux.

– Bien dit! répliqua Pencroff. Et il faut espérer aussi que cette île, si c’en est une, ne sera pas précisément située en dehors de la route des navires! Ce serait là véritablement jouer de malheur!

– Nous ne saurons à quoi nous en tenir qu’après avoir fait, et avant tout, l’ascension de la montagne, répondit l’ingénieur.

– Mais demain, monsieur Cyrus, demanda Harbert, serez-vous en état de supporter les fatigues de cette ascension?

– Je l’espère, répondit l’ingénieur, mais à la condition que maître Pencroff et toi, mon enfant, vous vous montriez chasseurs intelligents et adroits.

– Monsieur Cyrus, répondit le marin, puisque vous parlez de gibier, si, à mon retour, j’étais aussi certain de pouvoir le faire rôtir que je suis certain de le rapporter…

– Rapportez toujours, Pencroff», répondit Cyrus Smith.

Il fut donc convenu que l’ingénieur et le reporter passeraient la journée aux Cheminées, afin d’examiner le littoral et le plateau supérieur. Pendant ce temps, Nab, Harbert et le marin retourneraient à la forêt, y renouvelleraient la provision de bois, et feraient main-basse sur toute bête de plume ou de poil qui passerait à leur portée.

Ils partirent donc, vers dix heures du matin, Harbert confiant, Nab joyeux, Pencroff murmurant à part lui:

«Si, à mon retour, je trouve du feu à la maison, c’est que le tonnerre en personne sera venu l’allumer!»

Tous trois remontèrent la berge, et, arrivés au coude que formait la rivière, le marin, s’arrêtant, dit à ses deux compagnons:

«Commençons-nous par être chasseurs ou bûcherons?

– Chasseurs, répondit Harbert. Voilà déjà Top qui est en quête.

– Chassons donc, reprit le marin; puis, nous reviendrons ici faire notre provision de bois.»

Cela dit, Harbert, Nab et Pencroff, après avoir arraché trois bâtons au tronc d’un jeune sapin, suivirent Top, qui bondissait dans les grandes herbes.

Cette fois, les chasseurs, au lieu de longer le cours de la rivière, s’enfoncèrent plus directement au cœur même de la forêt. C’étaient toujours les mêmes arbres, appartenant pour la plupart à la famille des pins. En de certains endroits, moins pressés, isolés par bouquets, ces pins présentaient des dimensions considérables, et semblaient indiquer, par leur développement, que cette contrée se trouvait plus élevée en latitude que ne le supposait l’ingénieur. Quelques clairières, hérissées de souches rongées par le temps, étaient couvertes de bois mort, et formaient ainsi d’inépuisables réserves de combustible. Puis, la clairière passée, le taillis se resserrait et devenait presque impénétrable.

Se guider au milieu de ces massifs d’arbres, sans aucun chemin frayé, était chose assez difficile. Aussi, le marin, de temps en temps, jalonnait-il sa route en faisant quelques brisées qui devaient être aisément reconnaissables. Mais peut-être avait-il eu tort de ne pas remonter le cours d’eau, ainsi qu’Harbert et lui avaient fait pendant leur première excursion, car, après une heure de marche, pas un gibier ne s’était encore montré. Top, en courant sous les basses ramures, ne donnait l’éveil qu’à des oiseaux qu’on ne pouvait approcher. Les couroucous eux-mêmes étaient absolument invisibles, et il était probable que le marin serait forcé de revenir à cette partie marécageuse de la forêt, dans laquelle il avait si heureusement opéré sa pêche aux tétras.

«Eh! Pencroff, dit Nab d’un ton un peu sarcastique, si c’est là tout le gibier que vous avez promis de rapporter à mon maître, il ne faudra pas grand feu pour le faire rôtir!

– Patience, Nab, répondit le marin, ce n’est pas le gibier qui manquera au retour!

– Vous n’avez donc pas confiance en M Smith?

– Si.

– Mais vous ne croyez pas qu’il fera du feu?

– Je le croirai quand le bois flambera dans le foyer.

– Il flambera, puisque mon maître l’a dit!

– Nous verrons!»

Cependant, le soleil n’avait pas encore atteint le plus haut point de sa course au-dessus de l’horizon.

L’exploration continua donc, et fut utilement marquée par la découverte qu’Harbert fit d’un arbre dont les fruits étaient comestibles. C’était le pin pigeon, qui produit une amande excellente, très estimée dans les régions tempérées de l’Amérique et de l’Europe. Ces amandes étaient dans un parfait état de maturité, et Harbert les signala à ses deux compagnons, qui s’en régalèrent.

«Allons, dit Pencroff, des algues en guise de pain, des moules crues en guise de chair, et des amandes pour dessert, voilà bien le dîner de gens qui n’ont plus une seule allumette dans leur poche!

– Il ne faut pas se plaindre, répondit Harbert.

– Je ne me plains pas, mon garçon, répondit Pencroff. Seulement, je répète que la viande est un peu trop économisée dans ce genre de repas!

– Top a vu quelque chose!…» s’écria Nab, qui courut vers un fourré au milieu duquel le chien avait disparu en aboyant.

Aux aboiements de Top se mêlaient des grognements singuliers.

Le marin et Harbert avaient suivi Nab. S’il y avait là quelque gibier, ce n’était pas le moment de discuter comment on pourrait le faire cuire, mais bien comment on pourrait s’en emparer.

Les chasseurs, à peine entrés dans le taillis, virent Top aux prises avec un animal qu’il tenait par une oreille. Ce quadrupède était une espèce de porc long de deux pieds et demi environ, d’un brun noirâtre mais moins foncé au ventre, ayant un poil dur et peu épais, et dont les doigts, alors fortement appliqués sur le sol, semblaient réunis par des membranes.

Harbert crut reconnaître en cet animal un cabiai, c’est-à-dire un des plus grands échantillons de l’ordre des rongeurs.

Cependant, le cabiai ne se débattait pas contre le chien. Il roulait bêtement ses gros yeux profondément engagés dans une épaisse couche de graisse. Peut-être voyait-il des hommes pour la première fois.

Cependant, Nab, ayant assuré son bâton dans sa main, allait assommer le rongeur, quand celui-ci, s’arrachant aux dents de Top, qui ne garda qu’un bout de son oreille, poussa un vigoureux grognement, se précipita sur Harbert, le renversa à demi, et disparut à travers bois.

«Ah! le gueux!» s’écria Pencroff.

Aussitôt tous trois s’étaient lancés sur les traces de Top, et au moment où ils allaient le rejoindre, l’animal disparaissait sous les eaux d’une vaste mare, ombragée par de grands pins séculaires.

Nab, Harbert, Pencroff s’étaient arrêtés, immobiles. Top s’était jeté à l’eau, mais le cabiai, caché au fond de la mare, ne paraissait plus.

«Attendons, dit le jeune garçon, car il viendra bientôt respirer à la surface.

– Ne se noiera-t-il pas? demanda Nab.

– Non, répondit Harbert, puisqu’il a les pieds palmés, et c’est presque un amphibie. Mais guettons-le.»

Top était resté à la nage. Pencroff et ses deux compagnons allèrent occuper chacun un point de la berge, afin de couper toute retraite au cabiai, que le chien cherchait en nageant à la surface de la mare.

Harbert ne se trompait pas. Après quelques minutes, l’animal remonta au-dessus des eaux. Top d’un bond fut sur lui, et l’empêcha de plonger à nouveau. Un instant plus tard, le cabiai, traîné jusqu’à la berge, était assommé d’un coup du bâton de Nab.

«Hurrah! s’écria Pencroff, qui employait volontiers ce cri de triomphe. Rien qu’un charbon ardent, et ce rongeur sera rongé jusqu’aux os!»

Pencroff chargea le cabiai sur son épaule, et, jugeant à la hauteur du soleil qu’il devait être environ deux heures, il donna le signal du retour.

L’instinct de Top ne fut pas inutile aux chasseurs, qui, grâce à l’intelligent animal, purent retrouver le chemin déjà parcouru. Une demi-heure après, ils arrivaient au coude de la rivière.

Ainsi qu’il l’avait fait la première fois, Pencroff établit rapidement un train de bois, bien que, faute de feu, cela lui semblât une besogne inutile, et, le train suivant le fil de l’eau, on revint vers les Cheminées.

Mais, le marin n’en était pas à cinquante pas qu’il s’arrêtait, poussait de nouveau un hurrah formidable, et, tendant la main vers l’angle de la falaise:

«Harbert! Nab! Voyez!» s’écriait-il.

Une fumée s’échappait et tourbillonnait au-dessus des roches!

CHAPITRE X

Quelques instants après, les trois chasseurs se trouvaient devant un foyer pétillant. Cyrus Smith et le reporter étaient là. Pencroff les regardait l’un et l’autre, sans mot dire, son cabiai à la main.

«Eh bien, oui, mon brave, s’écria le reporter. Du feu, du vrai feu, qui rôtira parfaitement ce magnifique gibier dont nous nous régalerons tout à l’heure!

– Mais qui a allumé?… demanda Pencroff.

– Le soleil!»

La réponse de Gédéon Spilett était exacte. C’était le soleil qui avait fourni cette chaleur dont s’émerveillait Pencroff. Le marin ne voulait pas en croire ses yeux, et il était tellement ébahi, qu’il ne pensait pas à interroger l’ingénieur.

«Vous aviez donc une lentille, monsieur? demanda Harbert à Cyrus Smith.

– Non, mon enfant, répondit celui-ci, mais j’en ai fait une.»

Et il montra l’appareil qui lui avait servi de lentille. C’étaient tout simplement les deux verres qu’il avait enlevés à la montre du reporter et à la sienne. Après les avoir remplis d’eau et rendu leurs bords adhérents au moyen d’un peu de glaise, il s’était ainsi fabriqué une véritable lentille, qui, concentrant les rayons solaires sur une mousse bien sèche, en avait déterminé la combustion.

Le marin considéra l’appareil, puis il regarda l’ingénieur sans prononcer un mot. Seulement, son regard en disait long! Si, pour lui, Cyrus SMith n’était pas un dieu, c’était assurément plus qu’un homme. Enfin la parole lui revint, et il s’écria:

«Notez cela, Monsieur Spilett, notez cela sur votre papier!

– C’est noté», répondit le reporter.

Puis, Nab aidant, le marin disposa la broche, et le cabiai, convenablement vidé, grilla bientôt, comme un simple cochon de lait, devant une flamme claire et pétillante.

Les Cheminées étaient redevenues plus habitables, non seulement parce que les couloirs s’échauffaient au feu du foyer, mais parce que les cloisons de pierres et de sable avaient été rétablies.

On le voit, l’ingénieur et son compagnon avaient bien employé la journée. Cyrus Smith avait presque entièrement recouvré ses forces, et s’était essayé en montant sur le plateau supérieur. De ce point, son œil, accoutumé à évaluer les hauteurs et les distances, s’était longtemps fixé sur ce cône dont il voulait le lendemain atteindre la cime. Le mont, situé à six milles environ dans le nord-ouest, lui parut mesurer trois mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Par conséquent, le regard d’un observateur posté à son sommet pourrait parcourir l’horizon dans un rayon de cinquante milles au moins.

 

Il était donc probable que Cyrus Smith résoudrait aisément cette question «de continent ou d’île», à laquelle il donnait, non sans raison, le pas sur toutes les autres.

On soupa convenablement. La chair du cabiai fut déclarée excellente. Les sargasses et les amandes de pin pignon complétèrent ce repas, pendant lequel l’ingénieur parla peu. Il était préoccupé des projets du lendemain. Une ou deux fois, Pencroff émit quelques idées sur ce qu’il conviendrait de faire, mais Cyrus Smith, qui était évidemment un esprit méthodique, se contenta de secouer la tête.

«Demain, répétait-il, nous saurons à quoi nous en tenir, et nous agirons en conséquence.»

Le repas terminé, de nouvelles brassées de bois furent jetées sur le foyer, et les hôtes des Cheminées, y compris le fidèle Top, s’endormirent d’un profond sommeil. Aucun incident ne troubla cette nuit paisible, et le lendemain, – 29 mars, – frais et dispos, ils se réveillaient, prêts à entreprendre cette excursion qui devait fixer leur sort.

Tout était prêt pour le départ. Les restes du cabiai pouvaient nourrir pendant vingt-quatre heures encore Cyrus Smith et ses compagnons. D’ailleurs, ils espéraient bien se ravitailler en route. Comme les verres avaient été remis aux montres de l’ingénieur et du reporter, Pencroff brûla un peu de ce linge qui devait servir d’amadou. Quant au silex, il ne devait pas manquer dans ces terrains d’origine plutonienne.

Il était sept heures et demie du matin, quand les explorateurs, armés de bâtons, quittèrent les Cheminées. Suivant l’avis de Pencroff, il parut bon de prendre le chemin déjà parcouru à travers la forêt, quitte à revenir par une autre route. C’était aussi la voie la plus directe pour atteindre la montagne. On tourna donc l’angle sud, et on suivit la rive gauche de la rivière, qui fut abandonnée au point où elle se coudait vers le sud-ouest. Le sentier, déjà frayé sous les arbres verts, fut retrouvé, et, à neuf heures, Cyrus Smith et ses compagnons atteignaient la lisière occidentale de la forêt.

Le sol, jusqu’alors peu accidenté, marécageux d’abord, sec et sablonneux ensuite, accusait une légère pente, qui remontait du littoral vers l’intérieur de la contrée. Quelques animaux, très fuyards, avaient été entrevus sous les futaies. Top les faisait lever lestement, mais son maître le rappelait aussitôt, car le moment n’était pas venu de les poursuivre. Plus tard, on verrait. L’ingénieur n’était point homme à se laisser distraire de son idée fixe. On ne se serait même pas trompé en affirmant qu’il n’observait le pays, ni dans sa configuration, ni dans ses productions naturelles. Son seul objectif, c’était ce mont qu’il prétendait gravir, et il y allait tout droit.

À dix heures, on fit une halte de quelques minutes. Au sortir de la forêt, le système orographique de la contrée avait apparu aux regards. Le mont se composait de deux cônes. Le premier, tronqué à une hauteur de deux mille cinq cents pieds environ, était soutenu par de capricieux contreforts, qui semblaient se ramifier comme les griffes d’une immense serre appliquée sur le sol. Entre ces contreforts se creusaient autant de vallées étroites, hérissées d’arbres, dont les derniers bouquets s’élevaient jusqu’à la troncature du premier cône. Toutefois, la végétation paraissait être moins fournie dans la partie de la montagne exposée au nord-est, et on y apercevait des zébrures assez profondes, qui devaient être des coulées laviques. Sur le premier cône reposait un second cône, légèrement arrondi à sa cime, et qui se tenait un peu de travers. On eût dit un vaste chapeau rond placé sur l’oreille. Il semblait formé d’une terre dénudée, que perçaient en maint endroit des roches rougeâtres.

C’était le sommet de ce second cône qu’il convenait d’atteindre, et l’arête des contreforts devait offrir la meilleure route pour y arriver.

«Nous sommes sur un terrain volcanique», avait dit Cyrus Smith, et ses compagnons, le suivant, commencèrent à s’élever peu à peu sur le dos d’un contrefort, qui, par une ligne sinueuse et par conséquent plus aisément franchissable, aboutissait au premier plateau.

Les intumescences étaient nombreuses sur ce sol, que les forces plutoniennes avaient évidemment convulsionné. Çà et là, blocs erratiques, débris nombreux de basalte, pierres ponces, obsidiennes. Par bouquets isolés, s’élevaient de ces conifères, qui, quelques centaines de pieds plus bas, au fond des étroites gorges, formaient d’épais massifs, presque impénétrables aux rayons du soleil.

Pendant cette première partie de l’ascension sur les rampes inférieures, Harbert fit remarquer des empreintes qui indiquaient le passage récent de grands animaux, fauves ou autres.

«Ces bêtes-là ne nous céderont peut-être pas volontiers leur domaine? dit Pencroff.

– Eh bien, répondit le reporter, qui avait déjà chassé le tigre aux Indes et le lion en Afrique, nous verrons à nous en débarrasser. Mais, en attendant, tenons-nous sur nos gardes!»

Cependant, on s’élevait peu à peu. La route, accrue par des détours et des obstacles qui ne pouvaient être franchis directement, était longue. Quelquefois aussi, le sol manquait subitement, et l’on se trouvait sur le bord de profondes crevasses qu’il fallait tourner. À revenir ainsi sur ses pas, afin de suivre quelque sentier praticable, c’était du temps employé et des fatigues subies. À midi, quand la petite troupe fit halte pour déjeuner au pied d’un large bouquet de sapins, près d’un petit ruisseau qui s’en allait en cascade, elle se trouvait encore à mi-chemin du premier plateau, qui, dès lors, ne serait vraisemblablement atteint qu’à la nuit tombante. De ce point, l’horizon de mer se développait plus largement; mais, sur la droite, le regard, arrêté par le promontoire aigu du sud-est, ne pouvait déterminer si la côte se rattachait par un brusque retour à quelque terre d’arrière plan. À gauche, le rayon de vue gagnait bien quelques milles au nord; toutefois, dès le nord-ouest, au point qu’occupaient les explorateurs, il était coupé net par l’arête d’un contrefort bizarrement taillé, qui formait comme la puissante culée du cône central. On ne pouvait donc rien pressentir encore de la question que voulait résoudre Cyrus Smith.

À une heure, l’ascension fut reprise. Il fallut biaiser vers le sud-ouest et s’engager de nouveau dans des taillis assez épais. Là, sous le couvert des arbres, voletaient plusieurs couples de gallinacés de la famille des faisans. C’étaient des «tragopans», ornés d’un fanon charnu qui pendait sur leurs gorges, et de deux minces cornes cylindriques, plantées en arrière de leurs yeux. Parmi ces couples, de la taille d’un coq, la femelle était uniformément brune, tandis que le mâle resplendissait sous son plumage rouge, semé de petites larmes blanches.

Gédéon Spilett, d’un coup de pierre, adroitement et vigoureusement lancé, tua un de ces tragopans, que Pencroff, affamé par le grand air, ne regarda pas sans quelque convoitise.

Après avoir quitté ce taillis, les ascensionnistes, se faisant la courte échelle, gravirent sur un espace de cent pieds un talus très raide, et atteignirent un étage supérieur, peu fourni d’arbres, dont le sol prenait une apparence volcanique. Il s’agissait alors de revenir vers l’est, en décrivant des lacets qui rendaient les pentes plus praticables, car elles étaient alors fort raides, et chacun devait choisir avec soin l’endroit où se posait son pied. Nab et Harbert tenaient la tête, Pencroff la queue; entre eux, Cyrus et le reporter. Les animaux qui fréquentaient ces hauteurs – et les traces ne manquaient pas – devaient nécessairement appartenir à ces races, au pied sûr et à l’échine souple, des chamois ou des isards. On en vit quelques-uns, mais ce ne fut pas le nom que leur donna Pencroff, car, à un certain moment:

«Des moutons!» s’écria-t-il.

Tous s’étaient arrêtés à cinquante pas d’une demi-douzaine d’animaux de grande taille, aux fortes cornes courbées en arrière et aplaties vers la pointe, à la toison laineuse, cachée sous de longs poils soyeux de couleur fauve.