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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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CHAPITRE XVII

Distribution de croix de la Légion-d'Honneur, au camp de Boulogne.—Le casque de Duguesclin.—Le prince Joseph, colonel.—Fête militaire.—Courses en canots et à cheval.—Jalousie d'un conseil d'officiers supérieurs.—Justice rendue par l'empereur.—Chute malheureuse, suivie d'un triomphe.—La pétition à bout portant.—Le ministre de la marine tombé à l'eau.—Gaîté de l'empereur.—Le général gastronome.—Le bal.—Une boulangère, dansée par l'empereur et madame Bertrand.—Les Boulonnaises au bal.—Les macarons et les ridicules.—La maréchale Soult reine du bal.—La belle suppliante.—Le garde-magasin condamné à mort.—Clémence de l'empereur.



Beaucoup des braves qui composaient l'armée de Boulogne avaient mérité la croix dans les dernières campagnes. Sa Majesté voulut que cette distribution fût une solennité qui laissât des souvenirs immortels. Elle choisit pour cela le lendemain de sa fête, 16 août 1804. Jamais rien de plus beau ne s'était vu, ne se verra peut-être.



À six heures du matin, plus de quatre-vingt mille hommes sortirent des quatre camps et s'avancèrent par divisions, tambours et musique en tête, vers la plaine du moulin Hubert, situé sur la falaise au delà du camp de droite. Dans cette plaine, le dos tourné à la mer, se trouvait dressé un échafaudage élevé à quinze pieds environ au dessus du sol. On y montait par trois escaliers, un au milieu et deux latéraux, tous trois couverts de tapis superbes. Sur cet amphithéâtre d'environ quarante pieds carrés, s'élevaient trois estrades. Celle du milieu supportait le fauteuil impérial, décoré de trophées et de drapeaux. L'estrade de gauche était couverte de sièges pour les frères de l'empereur et pour les grands dignitaires. Celle de droite supportait un trépied de forme antique portant un casque, le casque de Duguesclin, je crois, rempli de croix et de rubans; à côté du trépied on avait mis un siège pour l'archi-chancelier.



À trois cents pas, environ, du trône, le terrain s'élevait en pente douce et presque circulairement; c'est sur cette pente que les troupes se rangèrent en amphitéâtre. À la droite du trône, sur une éminence, étaient jetées soixante ou quatre-vingts tentes, faites avec les pavillons de l'armée navale. Ces tentes, destinées aux dames de la ville, faisaient un effet charmant; elles étaient assez éloignées du trône pour que les spectateurs qui les remplissaient fussent obligés de se servir de lorgnettes. Entre ces tentes et le trône, était une partie de la garde impériale à cheval, rangée en bataille.



Le temps était magnifique; il n'y avait pas un nuage au ciel: la croisière anglaise avait disparu, et sur la mer on ne voyait que la ligne d'embossage superbement pavoisée.



À dix heures du matin, une salve d'artillerie annonça le départ de l'empereur. Sa Majesté partit de sa baraque, entourée de plus de quatre-vingts généraux et de deux cents aides-de-camp; toute sa maison le suivait. L'empereur était vêtu de l'uniforme de colonel général de la garde à pied, il arriva au grand galop jusqu'au pied du trône, au milieu des acclamations universelles et du plus épouvantable vacarme que puissent faire tambours, trompettes, canons, battant, sonnant et tonnant ensemble.



Sa Majesté monta sur le trône, suivie de ses frères et des grands dignitaires. Quand elle se fut assise, tout le monde prit place, et la distribution des croix commença de la manière suivante: un aide-de-camp de l'empereur appelait les militaires désignés, qui venaient un à un, s'arrêtaient au pied du trône, saluaient et montaient l'escalier de droite. Ils étaient reçus par l'archi-chancelier, qui leur délivrait leur brevet. Deux pages, placés entre le trépied et l'empereur, prenaient la décoration dans le casque de Duguesclin et la remettaient à Sa Majesté, qui l'attachait elle-même sur la poitrine du brave. À cet instant, plus de huit cents tambours battaient un roulement, et lorsque le soldat décoré descendait du trône par l'escalier de gauche, en passant devant le brillant état-major de l'empereur, des fanfares exécutées par plus de douze cents musiciens, signalaient le retour du légionnaire à sa compagnie. Il est inutile de dire que le cri de

vive l'empereur

 était répété deux fois à chaque décoration.



La distribution commencée à dix heures, fut terminée à trois heures environ. Alors on vit les aides-de-camp parcourir les divisions; une salve d'artillerie se fit entendre, et quatre-vingt mille hommes s'avancèrent en colonnes serrées jusqu'à la distance de vingt-cinq ou trente pas du trône. Le silence le plus profond succéda au bruit des tambours, et l'empereur ayant donné ses ordres, les troupes manœuvrèrent pendant une heure environ. Ensuite chaque division défila devant le trône pour retourner au camp, chaque chef inclinant, en passant, la pointe de son épée. On remarqua le prince Joseph, tout nouvellement nommé colonel du quatrième régiment de ligne, lequel fit en passant à son frère un salut plus gracieux que militaire. L'empereur renfonça d'un froncement de sourcils les observations tant soit peu critiques que ses anciens compagnons d'armes semblaient prêts à se permettre à ce sujet. Sauf ce petit mouvement, jamais le visage de Sa Majesté n'avait été plus radieux.



Au moment où les troupes défilaient, le vent, qui depuis deux ou trois heures soufflait avec violence, devint terrible. Un officier d'ordonnance accourut dire à Sa Majesté que quatre ou cinq canonnières venaient de faire côte. Aussitôt l'empereur quitta la plaine au galop, suivi de quelques maréchaux, et alla se poster sur la plage. L'équipage des canonnières fut sauvé, et l'empereur retourna au Pont de Briques.



Cette grande armée ne put regagner ses cantonnemens avant huit heures du soir.



Le lendemain, le camp de gauche donna une fête militaire, à laquelle l'empereur assista.



Dès le matin, des canots montés sur des roulettes, couraient à pleines voiles dans les rues du camp, poussés par un vent favorable. Des officiers s'amusaient à courir après, au galop, et rarement ils les atteignaient. Cet exercice dura une heure ou deux; mais le vent ayant changé, les canots chavirèrent au milieu des éclats de rire.



Il y eut ensuite une course à cheval. Le prix était de douze cents francs. Un lieutenant de dragons, fort estimé dans sa compagnie, demanda en grâce à concourir. Mais le fier conseil des officiers supérieurs refusa de l'admettre, sous prétexte qu'il n'était point d'un grade assez élevé, mais en réalité, parce qu'il passait pour un cavalier d'un talent prodigieux. Piqué au vif de ce refus injuste, le lieutenant de dragons s'adressa à l'empereur, qui lui permit de courir avec les autres, après avoir pris des informations qui lui apprirent que ce brave officier nourrissait à lui seul une nombreuse famille, et que sa conduite était irréprochable.



Au signal donné, les coureurs partirent. Le lieutenant de dragons ne tarda pas à dépasser ses antagonistes; il allait toucher le but, lorsque par un malencontreux hasard, un chien caniche vint se jeter étourdiment dans les jambes de son cheval qui s'abattit. Un aide-de-camp, qui venait immédiatement après lui, fut proclamé vainqueur. Le lieutenant se releva tant bien que mal, et se disposait à s'éloigner bien tristement, mais un peu consolé par les témoignages d'intérêt que lui donnaient les spectateurs, lorsque l'empereur le fit appeler et lui dit: «Vous méritez le prix, vous l'aurez.... Je vous fais capitaine.» Et s'adressant au grand maréchal du palais: «Vous ferez compter douze cents francs au capitaine N....» (le nom ne me revient pas). Et tout le monde de crier:

Vive l'empereur!

 et de féliciter le nouveau capitaine sur son heureuse chute.



Le soir, il y eut un feu d'artifice, que l'on put voir des côtes d'Angleterre. Trente mille soldats exécutèrent toutes sortes de manœuvres avec des fusées volantes dans leurs fusils. Ces fusées s'élevaient à une hauteur incroyable. Le bouquet, qui représentait les armes de l'empire, fut si beau, que pendant cinq minutes, Boulogne, les campagnes et toute la côte furent éclairés comme en plein jour.



Quelques jours après ces fêtes, l'empereur passant d'un camp à l'autre, un marin qui l'épiait pour lui remettre une pétition, fut obligé, la pluie tombant par torrens, et dans la crainte de gâter sa feuille de papier, de se mettre à couvert derrière une baraque isolée sur le rivage, et qui servait à déposer des cordages. Il attendait depuis long-temps, trempé jusqu'aux os, quand il vit l'empereur descendre du camp de gauche au grand galop. Au moment où Sa Majesté, toujours galopant, allait passer devant la baraque, mon brave marin, qui était aux aguets, sortit tout-à-coup de sa cachette et se jeta au devant de l'empereur, lui tendant son placet, dans l'attitude d'un maître d'escrime qui se fend. Le cheval de l'empereur fit un écart, et s'arrêta tout court, effrayé de cette brusque apparition. Sa Majesté, un instant étonnée, jeta sur le marin un regard mécontent, et continua son chemin, sans prendre la pétition qu'on lui offrait d'une façon si bizarre.



Ce fut ce jour-là, je crois, que le ministre de la marine, M. Decrès, eut le malheur de se laisser tomber à l'eau, au grand divertissement de Sa Majesté. On avait, pour faire passer l'empereur du quai dans une chaloupe canonnière, jeté une simple planche du bord de la chaloupe au quai: Sa Majesté passa, ou plutôt sauta ce léger pont, et fut reçue à bord dans les bras d'un marin de la garde. M. Decrès, beaucoup plus replet et moins ingambe que l'empereur, s'avança avec précaution sur la planche qu'il sentait, avec effroi, fléchir sous ses pieds: arrivé au milieu, le poids de son corps rompit la planche, et le ministre de la marine tomba dans l'eau entre le quai et la chaloupe. Sa Majesté se retourna au bruit que fit M. Decrès en tombant, et se penchant aussitôt en dehors de la chaloupe: «Comment! c'est notre ministre de la marine qui s'est laissé tomber? Comment est-il possible que ce soit lui?» Et l'empereur, en parlant ainsi, riait de tout son cœur. Cependant, deux ou trois marins s'occupaient à tirer d'embarras M. Decrès, qui fut avec beaucoup de peine hissé sur la chaloupe, dans un triste état, comme on peut le croire, rendant l'eau par le nez, la bouche et les oreilles, et tout honteux de sa mésaventure, que les plaisanteries de Sa Majesté contribuaient à rendre plus désolante encore.

 



Vers la fin de notre séjour, les généraux donnèrent un grand bal aux dames de la ville. Ce bal fut magnifique; l'empereur y assista.



On avait construit à cet effet une salle en charpente et menuiserie. Elle fut décorée de guirlandes, de drapeaux et de trophées, avec un goût parfait. Le général Bertrand fut nommé maître des cérémonies par ses collègues, et le général Bisson fut chargé du buffet. Cet emploi convenait parfaitement au général Bisson, le plus grand gastronome du camp, et dont le ventre énorme gênait parfois la marche. Il ne lui fallait pas moins de six à huit bouteilles pour son dîner, qu'il ne prenait jamais seul, car c'était un supplice pour lui que de ne pas jaser en mangeant. Il invitait assez ordinairement ses aides-de-camp que, par malice sans doute, il choisissait toujours parmi les plus minces et les plus frêles officiers de l'armée. Le buffet fut digne de celui qu'on en avait chargé.



L'orchestre était composé des musiques de vingt régimens, qui jouaient à tour de rôle. Au commencement du bal seulement, elles exécutèrent toutes ensemble une marche triomphale, tandis que les aides-de-camp, habillés de la manière la plus galante du monde, recevaient les dames invitées et leur donnaient des bouquets.



Il fallait pour être admis à ce bal avoir au moins le grade de commandant. Il est impossible de se faire une idée de la beauté du coup d'œil que présentait cette multitude d'uniformes, tous plus brillans les uns que les autres. Les cinquante ou soixante généraux qui donnaient le bal avaient fait venir de Paris des costumes brodés avec une richesse inconcevable. Le groupe qu'ils formèrent autour de Sa Majesté, lorsqu'elle fut entrée, étincelait d'or et de diamans. L'empereur resta une heure à cette fête et dansa la boulangère avec madame Bertrand; il était vêtu de l'uniforme de colonel-général de la garde à cheval.



Madame la maréchale Soult était la reine du bal. Elle portait une robe de velours noir, parsemée de ces diamans connus sous le nom de cailloux du Rhin.



Au milieu de la nuit, on servit un souper splendide dont le général Bisson avait surveillé les apprêts. C'est assez dire que rien n'y manquait.



Les Boulonnaises, qui ne s'étaient jamais trouvées à pareille fête, en étaient émerveillées. Quand vint le souper, quelques-unes s'avisèrent d'emplir leurs

ridicules

 de friandises et de sucreries; elles auraient emporté, je crois, la salle, les musiciens et les danseurs. Pendant plus d'un mois ce bal fut l'unique sujet de leurs conversations.



À cette époque, ou à peu près, Sa Majesté se promenant à cheval dans les environs de sa baraque, une jolie personne de quinze ou seize ans, vêtue de blanc et tout en larmes, se jeta à genoux sur son passage. L'empereur descendit aussitôt de cheval et courut la relever en s'informant avec bonté de ce qu'il pouvait faire pour elle. La pauvre fille venait lui demander la grâce de son père, garde-magasin des vivres, condamné aux galères pour des fraudes graves. Sa Majesté ne put résister à tant de charmes et de jeunesse: elle pardonna.



CHAPITRE XVIII

Popularité de l'empereur à Boulogne.—Sa funeste obstination.—Fermeté de l'amiral Bruix.—La cravache de l'empereur et l'épée d'un amiral.—Exil injuste.—Tempête et naufrage.—Courage de l'empereur.—Les cadavres et le petit chapeau.—Moyen infaillible d'étouffer les murmures.—Le tambour sauvé sur sa caisse.—Dialogue entre deux matelots.—Faux embarquement.—Proclamation.—Colonne du camp de Boulogne.—Départ de l'empereur.—Comptes à régler.—Difficultés que fait l'empereur pour payer sa baraque.—Flatterie d'un créancier.—Le compte de l'ingénieur acquitté en rixdales et en frédérics.



À Boulogne, comme partout ailleurs, l'empereur savait se faire chérir par sa modération, sa justice et la grâce généreuse avec laquelle il reconnaissait les moindres services. Tous les habitans de Boulogne, tous les paysans des environs se seraient fait tuer pour lui. On se racontait les plus petites particularités qui lui étaient relatives. Un jour pourtant, sa conduite excita les plaintes, il fut injuste. Il fut généralement blâmé: son injustice avait causé tant de malheurs! Je vais rapporter ce triste événement dont je n'ai encore vu nulle part un récit fidèle.



Un matin, en montant à cheval, l'empereur annonça qu'il passerait en revue l'armée navale, et donna l'ordre de faire quitter aux bâtimens qui formaient la ligne d'embossage, leur position, ayant l'intention, disait-il, de passer la revue en pleine mer. Il partit avec Roustan pour sa promenade habituelle, et témoigna le désir que tout fût prêt pour son retour, dont il désigna l'heure. Tout le monde savait que le désir de l'empereur était sa volonté; on alla, pendant son absence, le transmettre à l'amiral Bruix, qui répondit avec un imperturbable sang-froid qu'il était bien fâché, mais que la revue n'aurait pas lieu ce jour-là. En conséquence, aucun bâtiment ne bougea.



De retour de sa promenade, l'empereur demanda si tout était prêt; on lui dit ce que l'amiral avait répondu. Il se fit répéter deux fois cette réponse, au ton de laquelle il n'était point habitué, et frappant du pied avec violence, il envoya chercher l'amiral, qui sur-le-champ se rendit auprès de lui.



L'empereur, au gré duquel l'amiral ne venait point assez vite, le rencontra à moitié chemin de sa baraque. L'état-major suivait Sa Majesté, et se rangea silencieusement autour d'elle. Ses yeux lançaient des éclairs.



«Monsieur l'amiral, dit l'empereur d'une voix altérée, pourquoi n'avez-vous point fait exécuter mes ordres?»



–«Sire, répondit avec une fermeté respectueuse l'amiral Bruix, une horrible tempête se prépare.... Votre Majesté peut le voir comme moi: veut-elle donc exposer inutilement la vie de tant de braves gens?» En effet, la pesanteur de l'atmosphère et le grondement sourd qui se faisait entendre au loin ne justifiaient que trop les craintes de l'amiral. «Monsieur, répond l'empereur de plus en plus irrité, j'ai donné des ordres; encore une fois, pourquoi ne les avez-vous point exécutés? Les conséquences me regardent seul. Obéissez!—Sire, je n'obéirai pas.—Monsieur, vous êtes un insolent!» Et l'empereur, qui tenait encore sa cravache à la main, s'avança sur l'amiral en faisant un geste menaçant. L'amiral Bruix recula d'un pas, et mettant la main sur la garde de son épée: «Sire! dit-il en pâlissant; prenez garde!» Tous les assistans étaient glacés d'effroi. L'empereur, quelque temps immobile, la main levée, attachait ses yeux sur l'amiral, qui, de son côté, conservait sa terrible attitude. Enfin, l'empereur jeta sa cravache à terre, M. Bruix lâcha le pommeau de son épée, et, la tête découverte, il attendit en silence le résultat de cette horrible scène.



«Monsieur le contre-amiral Magon, dit l'empereur, vous ferez exécuter à l'instant le mouvement que j'ai ordonné. Quant à vous, monsieur, continua-t-il en ramenant ses regards sur l'amiral Bruix, vous quitterez Boulogne dans les vingt-quatre heures, et vous vous retirerez en Hollande. Allez.» Sa Majesté s'éloigna aussitôt; quelques officiers, mais en bien petit nombre, serrèrent en partant la main que leur tendait l'amiral.



Cependant le contre-amiral Magon faisait faire à la flotte le mouvement fatal exigé par l'empereur. À peine les premières dispositions furent-elles prises, que la mer devint effrayante à voir. Le ciel, chargé de nuages noirs, était sillonné d'éclairs, le tonnerre grondait à chaque instant, et le vent rompait toutes les lignes. Enfin, ce qu'avait prévu l'amiral arriva, et la tempête la plus affreuse dispersa les bâtimens de manière à faire désespérer de leur salut. L'empereur, soucieux, la tête baissée, les bras croisés, se promenait sur la plage, quand tout-à-coup des cris terribles se firent entendre. Plus de vingt chaloupes canonnières chargées de soldats et de matelots venaient d'être jetées à la côte, et les malheureux qui les montaient, luttant contre les vagues furieuses, réclamaient des secours que personne n'osait leur porter. Profondément touché de ce spectacle, le cœur déchiré par les lamentations d'une foule immense que la tempête avait rassemblée sur les falaises et sur la plage, l'empereur, qui voyait ses généraux et officiers frissonner d'horreur autour de lui, voulut donner l'exemple du dévoûment, et malgré tous les efforts que l'on put faire pour le retenir, il se jeta dans une barque de sauvetage en disant: «Laissez-moi! laissez-moi! il faut qu'on les tire de là.» En un instant sa barque fut remplie d'eau. Les vagues passaient et repassaient par dessus, et l'empereur était inondé. Une lame encore plus forte que les autres faillit jeter Sa Majesté par dessus le bord, et son chapeau fut emporté dans le choc. Electrisés par tant de courage, officiers, soldats, marins et bourgeois se mirent, les uns à la nage, d'autres dans des chaloupes, pour essayer de porter du secours. Mais, hélas! on ne put sauver qu'un très-petit nombre des infortunés qui composaient l'équipage des canonnières, et le lendemain la mer rejeta sur le rivage plus de deux cents cadavres, avec le chapeau du vainqueur de Marengo.



Ce triste lendemain fut un jour de désolation pour Boulogne et pour le camp. Il n'était personne qui ne courût au rivage cherchant avec anxiété parmi les corps que les vagues amoncelaient. L'empereur gémissait de tant de malheurs, qu'intérieurement il ne pouvait sans doute manquer d'attribuer à son obstination. Des agens chargés d'or parcoururent par son ordre la ville et le camp, et arrêtèrent des murmures tout près d'éclater.



Ce jour-là, je vis un tambour, qui faisait partie de l'équipage des chaloupes naufragées, revenir sur sa caisse, comme sur un radeau. Le pauvre diable avait la cuisse cassée. Il était resté plus de douze heures dans cette horrible situation.



Pour en finir avec le camp de Boulogne, je raconterai ici ce qui ne se passa en effet qu'au mois d'août 1805, après le retour de l'empereur de son voyage et de son couronnement en Italie.



Soldats et matelots brûlaient d'impatience de s'embarquer pour l'Angleterre; le moment tant désiré n'arrivait pas. Tous les soirs on se disait: Demain il y aura bon vent, il fera du brouillard, nous partirons; et l'on s'endormait dans cet espoir. Le jour venait avec du soleil ou de la pluie.



Un soir pourtant que le vent favorable soufflait, j'entendis deux marins, causant ensemble sur le quai, se livrer à des conjectures sur l'avenir: «L'empereur fera bien de partir demain matin, disait l'un, il n'aura jamais un meilleur temps, il y aura sûrement de la brume.»—«Bah! disait l'autre, il n'y pense seulement pas; il y a plus de quinze jours que la flotte n'a bougé. On ne veut pas partir de sitôt.»—«Pourtant toutes les munitions sont à bord; avec un coup de sifflet, tout ça peut démarer.» On vint placer les sentinelles de nuit, et la conversation des vieux loups de mer en resta là. Mais j'eus lieu bientôt de reconnaître que leur expérience ne les avait pas trompés. En effet, sur les trois heures du matin, un léger brouillard se répandit sur la mer, qui était un peu houleuse; le vent de la veille commençait à souffler. Le jour venu, le brouillard s'épaissit de manière à cacher la flotte aux Anglais. Le silence le plus profond régnait partout. Aucune voile ennemie n'avait été signalée pendant la nuit, et comme l'avaient dit les marins, tout favorisait la descente.



À cinq heures du matin, des signaux partirent du sémaphore. En un clin-d'œil, tous les marins furent debout; le port retentit de cris de joie; on venait de recevoir l'ordre du départ! Tandis qu'on hissait les voiles, la générale battait dans les quatre camps. Elle faisait prendre les armes à toute l'armée, qui descendit précipitamment dans la ville, croyant à peine ce qu'elle venait d'entendre. «—Nous allons donc partir, disaient tous ces braves; nous allons donc dire deux mots à ces (....) d'Anglais!» Et le plaisir qui les agitait s'exprimait en acclamations qu'un roulement de tambour fit cesser. L'embarquement s'opéra dans un silence profond, avec un ordre que j'essayerais vainement de décrire. En sept heures, deux cent mille soldats furent à bord de la flotte; et, lorsqu'un peu après midi cette belle armée allait s'élancer au milieu des adieux et des vœux de toute la ville rassemblée sur les quais et sur les falaises, au moment où tous les soldats debout, et la tête découverte, se détachaient du sol français en criant:

Vive l'empereur!

 un message arriva de la baraque impériale, qui fit débarquer et rentrer les troupes au camp. Une dépêche télégraphique reçue à l'instant même par Sa Majesté l'obligeait à donner une autre direction à ses troupes.

 



Les soldats retournèrent tristement dans leurs quartiers; quelques-uns témoignaient tout haut, et d'une manière fort énergique, le désappointement que leur causait cette espèce de mystification. Ils avaient toujours regardé le succès de l'entreprise contre l'Angleterre comme une chose de toute certitude, et se voir arrêté à l'instant du départ était à leurs yeux le plus grand malheur qui pût leur arriver.



Lorsque tout fut en ordre, l'empereur se rendit au camp de droite, et là, il prononça devant les troupes une proclamation que l'on porta dans les autres camps, et qui fut affichée partout. En voici à peu près la teneur:



«Braves soldats du camp de Boulogne!



«Vous n'irez point en Angleterre. L'or des Anglais a séduit l'empereur d'Autriche, qui vient de déclarer la guerre à la France. Son armée a rompu la ligne qu'il devait garder; la Bavière est envahie. Soldats! de nouveaux lauriers vous attendent au delà du Rhin; courons vaincre des ennemis que nous avons déjà vaincus.»



Des transports unanimes accueillirent cette proclamation. Tous les fronts s'éclaircirent. Il importait peu à ces hommes intrépides d'être conduits en Autriche ou en Angleterre. Ils avaient soif de combattre, on leur annonçait la guerre: tous leurs vœux étaient comblés.



Ce fut ainsi que s'évanouirent tous ces grands projets de descente en Angleterre, si long-temps mûris, si sagement combinés. Il n'est pas douteux aujourd'hui qu'avec du temps et de la persévérance, l'entreprise n'eût été couronnée du plus beau succès. Mais il ne devait pas en être ainsi.



Quelques régimens restèrent à Boulogne; et tandis que leurs frères écrasaient les Autrichiens, ils érigeaient sur la plage une colonne destinée à rappeler long-temps le souvenir de Napoléon, et de son immortelle armée.



Aussitôt après la proclamation dont je viens de parler, Sa Majesté donna l'ordre de préparer tout pour son prochain départ. Le grand maréchal du palais fut chargé de régler et de payer toutes les dépenses que l'empereur avait faites, ou qu'il avait fait faire pendant ses différens séjours; non sans lui recommander, selon son habitude, de prendre bien garde à ne rien payer de trop, ou de trop cher. Je crois avoir déjà dit que Sa Majesté était extrêmement économe pour tout ce qui la regardait personnellement, et que vingt francs lui faisaient peur à dépenser sans un but d'utilité bien direct.



Parmi beaucoup d'autres comptes à régler, le grand maréchal du palais reçut celui de M. Sordi, ingénieur des communications militaires, qui avait été chargé par lui des ornemens intérieurs et extérieurs de la baraque de Sa Majesté. Le compte s'élevait à une cinquantaine de mille francs. Le grand maréchal jeta les hauts cris à la vue de cet effrayant total; il ne voulut point régler le compte de M. Sordi, et le renvoya en lui disant qu'il ne pouvait autoriser le paiement sans avoir, au préalable, pris les ordres de l'empereur.



L'ingénieur se retira, après avoir assuré le grand maréchal qu'il n'avait surchargé aucun article et qu'il avait suivi pas à pas ses instructions.



Il ajouta que dans cet état de choses, il lui était impossible de faire la moindre réduction.



Le lendemain, M. Sordi reçut l'ordre de se rendre auprès de Sa Majesté.



L'empereur était dans la baraque, objet de la discussion: il avait sous les yeux, non pas le compte de l'ingénieur, mais une carte sur laquelle il suivait la marche future de son armée. M. Sordi vint et fut introduit par le général Cafarelli: la porte entr'ouverte permit au général, ainsi qu'à moi, d'entendre la conversation qui vint à s'établir. «Monsieur, dit Sa Majesté, vous avez dépensé beaucoup trop d'argent pour décorer cette misérable baraque: oui certainement, beaucoup trop.... Cinquante mille francs! y songez-vous, monsieur? mais c'est effrayant, cela. Je ne vous ferai pas payer.» L'ingénieur, interdit par cette brusque entrée en matière, ne sut d'abord que répondre. Heureusement l'empereur en