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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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Une rencontre du même genre, sauf la différence des souvenirs, attendait l'empereur à Brienne. Pendant qu'il visitait l'ancienne école militaire tombée en ruines, et désignait aux personnes qui l'entouraient l'emplacement des salles d'étude, des dortoirs, des réfectoires, etc., on lui présenta un ecclésiastique qui avait été sous-préfet d'une des classes de l'école. L'empereur le reconnut aussitôt, et jeta une exclamation de surprise. Sa Majesté s'entretint plus de vingt minutes avec ce monsieur, et le laissa pénétré de reconnaissance.

L'empereur, avant de quitter Brienne pour retourner à Fontainebleau, se fit remettre par le maire une note des besoins les plus pressans de la commune, et il laissa, à son départ, une somme considérable pour les pauvres et pour les hôpitaux.

En passant par Troyes, l'empereur y laissa, comme partout ailleurs, des marques de sa générosité. La veuve d'un officier général, retirée à Joinville (je regrette d'avoir oublié le nom de cette vénérable dame qui était plus qu'octogénaire), vint à Troyes, malgré son grand âge, pour demander des secours à Sa Majesté. Son mari n'ayant servi qu'avant la révolution, la pension de retraite dont elle avait joui lui avait été retirée sous la république, et elle se trouvait dans le plus grand dénuement. Le frère du général Vouittemont, maire d'une commune des environs de Troyes, eut la bonté de me consulter sur ce qu'il y avait à faire pour introduire cette dame jusqu'auprès de l'empereur, et je lui conseillai de la faire inscrire sur la liste des audiences particulières de Sa Majesté. Je pris moi-même la liberté de parler de madame de *** à l'empereur, et l'audience fut accordée. Je ne prétends point m'en attribuer le mérite; car en voyage, Sa Majesté était facilement accessible.

Lorsque la bonne dame vint à son audience, avec M. de Vouittemont, à qui son écharpe municipale donnait les entrées, je me trouvai sur leur passage. Elle m'arrêta pour me remercier du très-petit service qu'elle prétendait que je lui avais rendu, et me raconta qu'elle avait été obligée de mettre en gage les six couverts d'argent qui lui restaient, pour fournir aux frais de son voyage; qu'arrivée à Troyes dans une mauvaise carriole de ferme, recouverte d'une toile jetée sur des cerceaux, et qui l'avait mortellement secouée, elle n'avait pu trouver de place dans les auberges, toutes encombrées, à cause du séjour de Leurs Majestés, et qu'elle aurait été obligée de coucher dans sa carriole, sans l'obligeance de M. de Vouittemont, qui lui avait cédé sa chambre et offert ses services. En dépit de ses quatre-vingts ans passés, et de sa détresse, cette respectable dame contait son histoire avec un air de douce gaîté, et en finissant elle jeta un regard reconnaissant à son guide, sur le bras duquel elle s'appuyait.

En ce moment l'huissier vint l'avertir que son tour était venu, et elle entra dans le salon d'audience. M. de Vouittemont l'attendit en causant avec moi. Lorsqu'elle revint, elle nous raconta, en ayant grande peine à contenir son émotion, que l'empereur avait pris avec bonté le mémoire qu'elle lui avait présenté, l'avait lu avec attention, et remis à l'instant à un ministre qui se trouvait près de lui, en lui recommandant d'y faire droit dans la journée.

Le lendemain elle reçut le brevet d'une pension de trois mille francs, dont la première année lui fut payée ce jour-là même.

À Lyon, dont le cardinal Fesch était archevêque, l'empereur logea au palais de l'archevêché.

Pendant le séjour de Leurs Majestés, le cardinal se donna beaucoup de mouvement pour que son neveu eût sur-le-champ tout ce qu'il pouvait désirer. Dans son ardeur de plaire, Monseigneur s'adressait à moi plusieurs fois par jour, pour être assuré qu'il ne manquait rien. Aussi tout alla-t-il bien, et même très-bien. L'empressement du cardinal fut remarqué de toutes les personnes de la maison. Pour moi, je crus m'apercevoir que le zèle déployé par Monseigneur pour la réception de Leurs Majestés prit une nouvelle force lorsqu'il fut question d'acquitter toutes les dépenses occasionées par leur séjour, et qui furent considérables. Son Éminence retira, je pense, de forts beaux intérêts de l'avance de ses fonds, et sa généreuse hospitalité fut largement indemnisée par la générosité de ses hôtes.

Le passage du mont Cénis ne fut pas à beaucoup près aussi pénible que l'avait été celui du mont Saint-Bernard. Cependant la route que l'empereur a fait exécuter n'était pas encore commencée. Au pied de la montagne, on fut obligé de démonter pièce à pièce les voitures et d'en transporter les parties à dos de mulet. Leurs Majestés franchirent le mont, partie à pied, partie dans des chaises à porteur de la plus grande beauté, qui avaient été préparées à Turin. Celle de l'empereur était garnie en satin cramoisi et ornée de franges et galons d'or; celle de l'impératrice, en satin bleu avec franges et galons d'argent; la neige avait été soigneusement balayée et enlevée. Arrivées au couvent, elles furent reçues avec beaucoup d'empressement par les bons religieux. L'empereur, qui les affectionnait singulièrement, s'entretint avec eux, et ne partit point sans leur laisser de nombreuses et riches marques de sa munificence. À peine arrivé à Turin, il rendit un décret relatif à l'amélioration de leur hospice, et il a continué de les soutenir jusqu'à sa déchéance.

Leurs Majestés s'arrêtèrent quelques jours à Turin, où elles habitèrent l'ancien palais des rois de Sardaigne, qu'un décret de l'empereur, rendu pendant notre séjour actuel, déclara résidence impériale, aussi bien que le château de Stupinigi, situé à une petite distance de la ville.

Le pape rejoignit Leurs Majestés à Stupinigi; le saint père avait quitté Paris presque en même temps que nous, et avant son départ, il avait reçu de l'empereur des présens magnifiques. C'était un autel d'or, avec les chandeliers et les vases sacrés du plus riche travail, une tiare superbe, des tapisseries des Gobelins et des tapis de la Savonnerie; une statue de l'empereur en porcelaine de Sèvres. L'impératrice avait aussi fait à Sa Sainteté présent d'un vase de la même manufacture, orné de peintures des premiers artistes. Ce chef-d'œuvre avait au moins quatre pieds en hauteur et deux pieds et demi de diamètre à l'ouverture. Il avait été fabriqué exprès pour être offert au saint père, et représentait, autant qu'il m'en souvient, la cérémonie du sacre.

Chacun des cardinaux de la suite du pape avait reçu une boîte d'un beau travail, avec le portrait de l'empereur enrichi de diamans, et toutes les personnes attachées au service de Pie VII avaient eu des présens plus ou moins considérables. Tous ces divers objets avaient été successivement apportés par les fournisseurs dans les appartemens de Sa Majesté, et j'en prenais note par ordre de l'empereur à mesure qu'ils arrivaient.

Le saint père fit aussi, de son côté, accepter de très-beaux présens aux officiers de la maison de l'empereur qui avaient rempli quelques fonctions auprès de sa personne, pendant son séjour à Paris.

De Stupinigi nous nous rendîmes à Alexandrie. L'empereur, le lendemain de son arrivée, se leva de très-bonne heure, visita les fortifications de la ville, parcourut toutes les positions du champ de bataille de Marengo, et ne rentra qu'à sept heures du soir, après avoir fatigué cinq chevaux. Quelques jours après, il voulut que l'impératrice vît cette plaine fameuse, et, par ses ordres, une armée de vingt-cinq ou trente mille hommes y fut rassemblée. Le matin du jour fixé pour la revue de ces troupes, l'empereur sortit de son appartement vêtu d'un habit bleu à longue taille et à basques pendantes, usé à profit et même troué en quelques endroits. Ces trous étaient l'ouvrage des vers et non des balles, comme on l'a dit à tort dans certains mémoires. Sa Majesté avait sur la tête un vieux chapeau bordé d'un large galon d'or, noirci et effilé par le temps, et au côté un sabre de cavalerie comme en portaient les généraux de la république. C'étaient l'habit, le chapeau et le sabre qu'il avait portés le jour même de la bataille de Marengo. Je prêtai dans la suite cet habillement à M. David, premier peintre de Sa Majesté, pour son tableau du passage du mont Saint-Bernard. Un vaste amphithéâtre avait été élevé dans la plaine pour l'impératrice et pour la suite de Leurs Majestés. La journée fut magnifique, comme le sont tous les jours du mois de mai en Italie. Après avoir parcouru ses lignes, l'empereur vint s'asseoir à côté de l'impératrice, et fit aux troupes une distribution de croix de la Légion-d'Honneur. Ensuite il posa la première pierre d'un monument qu'il avait ordonné d'élever dans la plaine à la mémoire des braves morts dans la bataille. Lorsque Sa Majesté, dans la courte allocution qu'elle adressa en cette occasion à son armée, prononça d'une voix forte, mais profondément émue, le nom de Desaix, mort glorieusement ici pour la patrie, un frémissement de douleur se fit entendre dans les rangs des soldats. Pour moi, j'étais ému jusqu'aux larmes, et, les yeux fixés sur cette armée, sur ses drapeaux, sur le costume de l'empereur, j'avais besoin de me tourner de temps en temps vers le trône de sa majesté l'impératrice, pour ne pas me croire encore au 14 juin de l'année 1800.

Je pense que ce fut pendant ce séjour à Alexandrie que le prince Jérôme Bonaparte eut avec l'empereur une entrevue dans laquelle celui-ci fit à son jeune frère de sérieuses et vives remontrances. Le prince Jérôme sortit du cabinet visiblement agité. Le mécontentement de l'empereur venait du mariage contracté par son frère, à l'âge de dix-neuf ans, avec la fille d'un négociant américain. Sa Majesté avait fait casser cette union pour cause de minorité, et elle avait rendu un décret portant défense aux officiers de l'état civil de recevoir sur leurs registres la transmission de l'acte de célébration de mariage de M. Jérôme avec mademoiselle Paterson. Pendant quelque temps, l'empereur lui battit froid et le tint éloigné; mais peu de jours après l'entrevue d'Alexandrie, il le chargea d'aller à Alger pour réclamer comme sujets de l'empire deux cents Génois retenus en esclavage. Le jeune prince s'acquitta fort heureusement de sa mission d'humanité, et rentra au mois d'août dans le port de Gênes, avec les captifs qu'il venait de délivrer. L'empereur fut content de la manière dont son frère avait suivi ses instructions, et il dit à cette occasion «que le prince Jérôme était bien jeune, bien léger, qu'il lui fallait du plomb dans la tête, mais que pourtant il espérait en faire quelque chose.» Ce frère de Sa Majesté était du petit nombre des personnes qu'elle aimait particulièrement, quoiqu'il lui eût souvent donné les plus justes motifs de s'emporter contre lui.

 

CHAPITRE IX

Séjour de l'empereur à Milan.—Emploi de son temps.—Le prince Eugène vice-roi d'Italie.—Déjeuner de l'empereur et de l'impératrice dans l'île de l'Olona.—Visite dans la chaumière d'une pauvre femme.—Entretien de l'empereur.—Quatre heureux.—Réunion de la république ligurienne à l'empire français.—Trois nouveaux départemens au royaume d'Italie.—Voyage de l'empereur à Gênes.—Le sénateur Lucien chez son frère.—L'empereur veut faire divorcer son frère.—Réponse de Lucien.—Colère de l'empereur.—Émotion de Lucien.—Lucien repart pour Rome.—Silence de l'empereur à son coucher.—La véritable cause de la brouillerie de l'empereur et de son frère Lucien.—Détails sur les premières querelles des deux frères.—Réponse hardie de Lucien.—L'empereur brise sa montre sous ses pieds.—Conduite de Lucien, ministre de l'intérieur.—Les blés passent le détroit de Calais.—Vingt millions de bénéfice et l'ambassade d'Espagne.—Réception de Lucien à Madrid.—Liaison entre le prince de la Paix et Lucien.—Trente millions pour deux plénipotentiaires.—Amitié de Charles IV pour Lucien.—Le roi d'Espagne envie le sort de son premier écuyer.—Amour de Lucien pour une princesse.—Le portrait et la chaîne de cheveux.—Le nœud de chapeau de la seconde femme de Lucien.—Détails sur le premier mariage de Lucien, racontés par une personne de l'hôtel même.—Espionnages.—Le maire du dixième arrondissement et les registres de l'état civil.—Empêchement de mariage.—Cent chevaux de poste retenus et départ pour le Plessis-Chamant.—Le curé adjoint.—Le curé conduit de brigade en brigade.—Arrivée du curé aux Tuileries.—Le curé dans le cabinet du premier consul.—Plus de peur que de mal.—Conversation entre le factotum de M. Lucien et son secrétaire, le jour de la proclamation de l'empire français.—Détails sur l'inimitié entre Lucien et madame Bonaparte.—Amour de Lucien pour mademoiselle Méseray.—Générosité de M. le comte Lucien.—Dégoût de M. le comte; il ne veut pas tout perdre.—Funeste présent.—Contrat de dupe.—Un mot sur notre séjour à Gênes.—Fêtes données à l'empereur.—Départ de Turin pour Fontainebleau.—La vieille femme de Tarare.—Anecdote racontée par le docteur Corvisart.

Leurs Majestés restèrent plus d'un mois à Milan, et j'eus tout le loisir de visiter cette belle capitale de la Lombardie. Ce ne fut pendant leur séjour qu'un enchaînement continuel de fêtes et de plaisirs. Il semblait que l'empereur lui seul eût quelque temps à donner au travail. Il s'enfermait, selon sa coutume, avec ses ministres, pendant que toutes les personnes de sa suite et de sa maison, lorsque leur devoir ne les retenait pas près de Sa Majesté, couraient se mêler aux jeux et aux divertissemens des Milanais. Je n'entrerai dans aucun détail sur le couronnement. Ce fut à peu près la répétition de ce qui s'était passé à Paris quelques mois auparavant. Toutes les solennités de ce genre se ressemblent, et il n'est personne qui n'en connaisse jusqu'aux moindres circonstances. Parmi tous ces jours de fête, il y eut un véritable jour de bonheur pour moi, lorsque le prince Eugène, dont je n'ai jamais oublié les bontés à mon égard, fut proclamé vice-roi d'Italie. Certes, personne n'était plus digne que lui d'un rang si élevé, s'il ne fallait pour y prétendre que noblesse, générosité, courage et habileté dans l'art de gouverner. Jamais prince ne voulut plus sincèrement la prospérité des peuples confiés à son administration. J'ai vu mille fois combien il était heureux, et quelle douce gaîté animait tous ses traits, lorsqu'il avait répandu le bonheur autour de lui.

L'empereur et l'impératrice allèrent un jour déjeuner aux environs de Milan, dans une petite île de l'Olona; en s'y promenant, l'empereur rencontra une pauvre femme dont la chaumière était toute voisine du lieu où avait été dressée la table de Leurs Majestés, et il lui adressa nombre de questions. «Monsieur, répondit-elle (ne connaissant pas l'empereur), je suis très-pauvre, et mère de trois enfans que j'ai bien de la peine à élever, parce que mon mari, qui est journalier, n'a pas toujours de l'ouvrage.—Combien vous faudrait-il, reprit Sa Majesté, pour être parfaitement heureuse?—Oh! Monsieur, il me faudrait beaucoup d'argent.—Mais encore, ma bonne, combien vous faudrait-il?—Ah! Monsieur, à moins que nous n'ayons vingt louis, nous ne serons jamais au dessus de nos affaires; mais quelle apparence que nous ayons jamais vingt louis!»

L'empereur lui fit donner sur-le-champ une somme de trois mille francs en or, et il m'ordonna de défaire les rouleaux et de jeter le tout dans le tablier de la bonne femme. À la vue d'une si grande quantité d'or, cette dernière pâlit, chancelle, et je la vis près de s'évanouir. «Ah! c'est trop, monsieur, c'est vraiment trop. Pourtant vous ne voudriez pas vous jouer d'une pauvre femme?»

L'empereur la rassura en lui disant que tout était bien pour elle, et qu'avec cet argent elle pourrait acheter un petit champ, un troupeau de chèvres, et faire bien élever ses enfans.

Sa Majesté ne se fit point connaître; elle aimait, en répandant ses bienfaits, à garder l'incognito. Je connais dans sa vie un grand nombre d'actions semblables à celle-ci. Il semble que ses historiens aient fait exprès de les passer sous silence, et pourtant c'était, ce me semble, par des traits pareils qu'on pouvait et qu'on devait peindre le caractère de l'empereur.

Des députés de la république ligurienne, le doge à leur tête, étaient venus à Milan supplier l'empereur de réunir à l'empire Gênes et son territoire. Sa Majesté n'avait eu garde de repousser une telle demande, et par un décret elle avait fait des états de Gênes, trois départemens de son royaume d'Italie. L'empereur et l'impératrice partirent de Milan pour aller visiter ces départemens et quelques autres.

Nous étions à Mantoue depuis peu de temps, lorsqu'un soir, vers les six heures, M. le grand maréchal Duroc vint me donner l'ordre de rester seul dans le petit salon qui précédait la chambre de l'empereur, et me prévint que M. le comte Lucien Bonaparte allait bientôt arriver. En effet, au bout de quelques minutes je le vis arriver. Lorsqu'il se fut fait connaître, je l'introduisis dans la chambre à coucher, puis j'allai frapper à la porte du cabinet de l'empereur pour le prévenir. Après s'être salués, les deux frères s'enfermèrent dans la chambre; bientôt il s'éleva entre eux une discussion fort vive, et, bien malgré moi, obligé de rester dans le petit salon, j'entendis une grande partie de la conversation: l'empereur engageait son frère à divorcer, et lui promettait une couronne s'il voulait s'y décider; M. Lucien répondit qu'il n'abandonnerait jamais la mère de ses enfans. Cette résistance irrita vivement l'empereur, dont les expressions devinrent dures et même insultantes. Enfin cette explication avait duré plus d'une heure, lorsque M. Lucien en sortit dans un état affreux, pâle, défait, les yeux rouges et remplis de larmes. Nous ne le revîmes plus, car en quittant son frère il retourna à Rome.

L'empereur resta tristement affecté de la résistance de son frère, et n'ouvrit seulement pas la bouche à son coucher. On a prétendu que la brouillerie entre les deux frères fut causée par l'élévation du premier consul à l'empire, ce que M. Lucien désapprouvait. C'est une erreur; il est bien vrai que ce dernier avait proposé de continuer la république sous le gouvernement de deux consuls, qui auraient été Napoléon et Lucien. L'un aurait été chargé de la guerre et des relations extérieures, l'autre de tout ce qui concernait les affaires de l'intérieur; mais quoique la non-réussite de son plan eût affligé M. Lucien, l'empressement avec lequel il accepta le titre de sénateur et de comte de l'empire prouve assez qu'il se souciait fort peu d'une république dont il n'aurait pas été un des chefs. Je suis certain que le mariage seul de M. Lucien avec madame J… fut cause de la brouillerie. L'empereur désapprouvait cette union, parce que la dame passait pour avoir été fort galante, et qu'elle était divorcée de son mari, qui avait fait faillite et s'était enfui en Amérique. Cette faillite et surtout le divorce blessaient beaucoup Napoléon, qui eut toujours une grande répugnance pour les personnes divorcées.

Déjà l'empereur avait voulu élever son frère au rang des souverains en lui faisant épouser la reine d'Étrurie, qui venait de perdre son mari. M. Lucien refusa cette alliance à plusieurs reprises. Enfin l'empereur s'étant fâché lui dit: «Vous voyez où vous conduit votre entêtement et votre sot amour pour une… femme galante.—Au moins, répliqua M. Lucien, la mienne est jeune et jolie,» faisant allusion à l'impératrice Joséphine qui avait été l'un et l'autre. La hardiesse de cette réponse poussa à l'extrême la colère de l'empereur: il tenait, dit-on, alors sa montre à la main, et il la jeta avec force sur le parquet, en s'écriant: «Puisque tu ne veux rien entendre, eh bien, je te briserai comme cette montre.»

Des différends avaient éclaté entre les deux frères, même avant l'établissement de l'empire. Parmi les faits qui causèrent la disgrâce de M. Lucien, j'ai souvent entendu citer celui-ci:

M. Lucien, étant ministre de l'intérieur, reçut l'ordre du premier consul de ne pas laisser sortir de blé du territoire de la république. Nos magasins étaient remplis et la France abondamment pourvue; mais il n'en était pas ainsi de l'Angleterre, où la disette se faisait grandement sentir. On ne sait comment l'affaire s'arrangea, mais la majeure partie de ces blés passa le détroit de Calais. On assurait qu'il y en avait pour la somme de vingt millions. En apprenant cette nouvelle, le premier consul ôta le porte-feuille de l'intérieur à son frère, et le nomma à l'ambassade d'Espagne.

À Madrid, M. Lucien fut très-bien reçu du roi et de la famille royale, et il devint l'ami intime de don Manuel Godoy, prince de la Paix. C'est pendant cette mission, et d'accord avec le prince de la Paix, que fut conclu le traité de Badajos, pour la conclusion duquel le Portugal donna, dit-on, trente millions. On a dit de plus que cette somme, payée en or et en diamans, fut partagée entre les deux plénipotentiaires, qui ne jugèrent pas à propos d'en compter avec leurs cours respectives.

Charles IV aimait tendrement M. Lucien, et il avait pour le premier consul la plus grande vénération. Après avoir regardé en détail plusieurs chevaux d'Espagne qu'il destinait au premier consul, il dit à son premier écuyer: «Que tu es heureux, et que j'envie ton bonheur! tu vas voir le grand homme et tu vas lui parler; que ne puis-je prendre ta place!»

Pendant son ambassade, M. Lucien avait adressé ses hommages à une personne du rang le plus élevé, et il en avait reçu un portrait en médaillon entouré de très-beaux brillans. Je lui ai vu cent fois ce portrait, qu'il portait suspendu au cou par une chaîne de cheveux du plus beau noir. Loin d'en faire mystère, il affectait au contraire de le montrer, et se penchait en avant pour qu'on vît le riche médaillon se balancer sur sa poitrine.

Avant son départ de Madrid, le roi lui fit aussi présent de son portrait en miniature, également entouré de diamans. Ces pierres, démontées et employées pour former un nœud de chapeau, passèrent à la seconde femme de M. Lucien. Voici comment une personne de l'hôtel même de M. Lucien m'a raconté le mariage de celui-ci avec madame J…

Le premier consul était instruit jour par jour et sans nul retard de ce qui se passait dans l'intérieur de l'hôtel de ses frères. On lui rendait un compte exact des moindres particularités et des plus petits détails. M. Lucien, voulant épouser madame J…, qu'il avait connue chez le comte de L…, avec lequel elle était au mieux, fit prévenir entre deux et trois heures de l'après-midi, M. Duquesnoy, maire du dixième arrondissement, en l'invitant à se transporter à son hôtel, rue Saint-Dominique, sur les huit heures du soir, avec le registre des mariages. Entre cinq et six heures, M. Duquesnoy reçut du château des Tuileries l'ordre de ne point emporter les registres hors de la municipalité, et surtout de ne prononcer aucun mariage avant que, conformément à la loi, le nom des futurs époux n'eût été, au préalable, affiché pendant huit jours.

 

À l'heure indiquée, M. Duquesnoy arrive à l'hôtel, et demande à parler en particulier à M. le comte, auquel il communique l'ordre émané du château.

Outré de colère, M. Lucien fait sur-le-champ retenir une centaine de chevaux à la poste pour lui et pour tout son monde, et sans tarder, lui-même et madame J…, la société et les gens de sa maison montent en voiture pour se rendre au château du Plessis-Chamant, maison de plaisance à une demi-lieue au-dessus de Senlis. Le curé du lieu, qui était aussi adjoint du maire, est aussitôt mandé. À minuit il prononce le mariage civil; puis jetant sur son écharpe d'officier de l'état civil ses habits sacerdotaux, il donna aux fugitifs la bénédiction nuptiale. On servit ensuite un bon souper, auquel l'adjoint-curé assista; et comme il revenait à son presbytère vers les six heures du matin, il vit à sa porte une chaise de poste gardée par deux cavaliers. En entrant dans sa maison, il y trouva un officier de gendarmerie qui l'invita poliment à vouloir bien l'accompagner à Paris. Le pauvre curé se crut perdu; mais il fallait obéir, sous peine d'être conduit à Paris de brigade en brigade par la gendarmerie.

Il monte donc dans la fatale chaise qui l'emporte au galop de deux bons chevaux, et le voilà aux Tuileries. Amené dans le cabinet du premier consul: «C'est donc vous, monsieur, lui dit celui-ci d'une voix foudroyante, qui mariez les gens de ma famille sans mon consentement, et sans avoir fait les publications que vous deviez faire en votre double caractère de curé et d'adjoint? Savez-vous bien que vous méritez d'être destitué, interdit et poursuivi devant les tribunaux?» Le malheureux prêtre se voyait déjà au fond d'un cachot. Cependant, après une verte semonce, il fut renvoyé dans son presbytère. Mais les deux frères ne se réconcilièrent jamais.

Malgré tous ces différends, M. Lucien comptait toujours sur la tendresse de son frère pour obtenir un royaume. Voici un fait dont je garantis l'authenticité, et qui m'a été raconté par une personne digne de foi. M. Lucien avait à la tête de sa maison un ami d'enfance, du même âge que lui et également né en Corse. Il se nommait Campi, et jouissait dans l'hôtel de M. le comte d'une confiance sans bornes. Le jour où le Moniteur donna la liste des nouveaux princes français, M. Campi se promenait dans la belle galerie de tableaux formée par M. Lucien, avec un jeune secrétaire de M. Lucien, et il s'établit entre eux la conversation suivante. «Vous avez sans doute lu le Moniteur d'aujourd'hui?—Oui.—Vous y avez vu que tous les membres de la famille sont décorés du titre de princes français et que le nom de M. le comte manque à la liste.—Qu'importe, il y a des royaumes.—Aux soins que se donnent les souverains pour les conserver, je n'en vois guère de vacans.—Eh bien, on en fera; toutes les familles souveraines de l'Europe sont usées, et nous en aurons de nouvelles.» Là-dessus M. Campi se tut, et commanda au jeune homme de se taire, s'il voulait conserver les bonnes grâces de M. le comte. Aussi n'est-ce que bien long-temps après cet entretien que le jeune secrétaire en a parlé. Cette confidence, sans être singulièrement piquante, donne pourtant une idée du degré de confiance qu'il faut accorder à la prétendue modération de M. le comte Lucien, et aux épigrammes qu'on lui a prêtées contre l'ambition de son frère et de sa famille.

Il n'était personne au château qui ne connût l'inimitié qui existait entre M. Lucien Bonaparte et l'impératrice Joséphine; et pour faire leur cour à celle-ci, les anciens habitués de la Malmaison, devenus avec le temps les courtisans des Tuileries, lui racontaient tout ce qu'ils avaient recueilli de plus piquant sur le compte du frère puîné de l'empereur. C'est ainsi qu'un jour j'entendis par hasard un grave personnage, un sénateur de l'empire, donner le plus gaîment du monde à l'impératrice des détails très-circonstanciés sur une des liaisons passagères de M. le comte Lucien. Je ne garantis point l'authenticité de l'anecdote, et j'éprouve à l'écrire plus d'embarras que M. le sénateur n'en avait à la conter. Je me garderai même bien d'entrer dans une foule de détails que le narrateur donnait sans rougir, et sans effaroucher son auditoire; car mon but est de faire connaître ce que je sais de l'intérieur de la famille impériale et des habitudes des personnages qui tenaient de plus près à l'empereur, et non d'exciter le scandale, quoique je pusse m'en justifier par l'exemple d'un dignitaire de l'empire.

Donc M. le comte Lucien (je ne sais en quelle année) rechercha les bonnes grâces de mademoiselle Méserai, actrice jolie et spirituelle du Théâtre-Français. La conquête n'en fut pas difficile, d'abord parce qu'elle ne l'avait jamais été pour personne, ensuite parce que l'artiste connaissait l'opulence de M. le comte, et le croyait prodigue. Les premières attentions de son amant durent la confirmer dans cette opinion. Elle demanda un hôtel; on lui en donna un richement et élégamment meublé, et le contrat lui en fut remis le jour où elle prit possession. Chaque visite de M. le comte enrichissait de quelque nouvelle parure la garde-robe ou l'écrin de l'actrice. Cela dura quelques mois, au bout desquels M. Lucien se dégoûta de son marché, et se mit à aviser aux moyens de le rompre sans trop y perdre. Il avait, entre autres présens, donné à mademoiselle Méserai une paire de girandoles en diamans de très-grand prix. Dans une de leurs dernières entrevues, mais avant que M. le comte eût laissé paraître aucun signe de refroidissement, il aperçut les girandoles sur la toilette de sa maîtresse, et les prenant dans ses mains: «En vérité, ma chère, vous avez des torts avec moi. Pourquoi ne pas me montrer plus de confiance? Je vous en veux beaucoup de porter des bijoux passés de mode comme ceux-ci.—Comment! mais il n'y a pas six mois que vous me les avez donnés.—Je le sais, mais une femme qui se respecte, une femme de bon goût ne doit rien porter qui ait six mois de date. Je garde les pendans d'oreilles et je vais les faire porter chez Devilliers (c'était le joaillier de M. le comte) pour qu'il les monte comme je l'entends.» M. le comte, bien tendrement remercié pour une attention si délicate, mit les girandoles dans sa poche avec une ou deux parures venant aussi de lui et qui ne lui paraissaient plus assez nouvelles, et la brouillerie éclata avant qu'il eût rien rapporté. Il fit pourtant, dit-on, un dernier cadeau à mademoiselle M… avant de la quitter tout-à-fait; et celui-là, la pauvre fille en souffrit long-temps. Il faut dire toutefois, pour rendre justice aux deux parties, que de son côté M. le comte prétendait que, loin de donner, il avait craint de recevoir, et que c'était cette crainte salutaire qui avait amené la rupture.

Quoi qu'il en soit, mademoiselle M… se croyait bien dans ses meubles et même dans sa maison, lorsqu'un matin le véritable propriétaire vint lui demander si son intention était de passer un nouveau bail. Elle recourut à son contrat de propriété, qu'elle n'avait pas encore songé à déplier, et trouva que ce n'était que la grosse d'un état de lieux au bas duquel était la quittance d'un loyer de deux années.

Pendant notre séjour à Gênes, les chaleurs étaient insupportables; l'empereur en souffrait beaucoup et prétendait qu'il n'en avait pas éprouvé de pareilles en Égypte. Il se déshabillait plusieurs fois le jour; son lit fut entouré d'une moustiquaire, car les cousins étaient nombreux et tourmentans. Les fenêtres de la chambre à coucher donnaient sur une grande terrasse située au bord de la mer, et d'où l'on découvrait le golfe et tout le pays environnant: les fêtes données par la ville furent superbes; on avait lié les uns aux autres un grand nombre de bateaux chargés d'orangers, de citronniers et d'arbustes couverts de fleurs et de fruits; réunis ensemble, ces bateaux présentaient l'image d'un jardin flottant de la plus grande beauté. Leurs Majestés s'y rendirent sur un yacht magnifique.