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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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En entrant dans le salon, madame Récamier désira donner aux illustres étrangers réunis chez elle, le plaisir d'entendre déclamer Talma. On sait à quel point cet admirable acteur pouvait se passer du prestige de la scène. Madame Récamier, par une attention ingénieuse, demanda de préférence des scènes imitées de Shakespeare. Talma commença par une scène d'Othello, et, comme dit si bien madame de Staël, il lui suffisait de passer sa main dans ses cheveux, et de froncer le sourcil pour être le Maure de Venise. La terreur saisissait à deux pas de lui, comme si toutes les illusions du théâtre l'avait environné. Il dit ensuite, à la prière de madame Récamier, le récit de Macbeth:

 
Par des mots inconnus, ces êtres monstrueux
S'appelaient tour à tour, s'applaudissaient entr'eux,
S'approchaient, me montraient avec un rire farouche.
Leur doigt mystérieux se posait sur leur bouche.
Je leur parle, et dans l'ombre ils s'échappent soudain,
L'un avec un poignard, l'autre un spectre à la main;
L'autre d'un long serpent serrait son corps livide:
Tous trois vers ce palais ont pris un vol rapide,
Et tous trois dans les airs, en fuyant loin de moi,
M'ont laissé pour adieu ces mots: Tu seras roi.
 

La voix basse et mystérieuse de l'acteur, en prononçant ces vers, la manière dont il plaçait son doigt sur sa bouche comme la statue du Silence, son regard qui s'altérait pour exprimer un souvenir horrible et repoussant; tout était combiné pour peindre un merveilleux, nouveau sur notre théâtre, et dont aucune tradition ne pouvait donner l'idée. Il est impossible de ne pas confondre dans le même souvenir le récit fait par Talma, et la manière si frappante dont madame de Staël en a parlé.

Talma, après avoir charmé tous ceux qui étaient présens, partit pour une répétition à laquelle il était attendu. Les Anglais surtout ne pouvaient se lasser d'admirer les intentions de leur grand tragique, rendues ainsi par la double interprétation de Ducis et de Talma.

Après le départ de Talma, on fit de la musique; Nadermann et Frédéric exécutèrent un duo; on pria madame Récamier de chanter; elle se mit à sa harpe et chanta, en s'accompagnant, une jolie romance de Plantade. Est-il besoin que j'ajoute qu'on fut ravi de la voix de madame Récamier?

«En si agréable compagnie le temps passe vite.» Cette remarque fut faite par M. de Ségur, qui ajouta que les voitures du premier consul attendaient depuis une heure dans l'avenue. On se sépara: M. Fox et ses amis prirent congé de la belle châtelaine. Eugène et M. de Ségur suivirent MM. Fox et Adair.

Nous nous entretenions de nos hôtes anglais, lorsqu'on annonça la duchesse de Gordon et sa fille lady Georgiana, aujourd'hui duchesse de Bedford. La duchesse de Gordon était d'une aimable affabilité; mais quelques mots français, qu'elle estropiait avec l'accent anglais, contribuèrent peut-être autant à sa réputation que son rang. Qui n'a pas entendu vanter la beauté de sa fille? L'air virginal de cette belle Anglaise, la douceur et le charme de ses yeux et de ses traits, lui attiraient des hommages universels.

Ces dames entrèrent au moment où M. de Longchamp s'apprêtait à nous lire sa pièce; elles demandèrent à faire partie de notre aréopage, et l'auteur commença. Nous fûmes charmés de sa jolie comédie, et M. de La Harpe lui-même, juge ordinairement sévère, fit ses complimens à l'auteur. Il était occupé à commenter quelques scènes, lorsque la poésie fut obligée de faire place à une autre muse.

Le personnage nouveau qui survint n'était rien moins que M. Vestris, le fils du diou de la danse. Il venait faire répéter à madame Récamier une gavotte qu'il avait composée l'hiver précédent pour elle et mademoiselle de Goigny50. Cette gavotte devait être dansée le lendemain, à un bal chez la duchesse de Gordon, par madame Récamier et lady Georgiana. Il ne pouvait être question de renvoyer un maître tel que Vestris. Les dames consentirent à répéter la gavotte devant nous; elle fut dansée au son de la harpe et du cor.

Jamais nymphes plus légères ne charmèrent des yeux mortels. Madame Récamier, le tambourin à la main, l'élevait au dessus de sa tête à chaque pas, avec une grâce toujours nouvelle, pendant que lady Georgiana, qui, au lieu d'un tambourin, avait pris un schall, semblait, bayadère plus timide, vouloir s'en servir comme d'un voile. Il y avait dans ses attitudes ce mélange d'abandon et de pudeur qui embellit encore les formes les plus belles; ses charmes à demi cachés ou à demi révélés sous les ondulations du flexible tissu; ses yeux, tour à tour baissés ou lançant un regard furtif, tout en elle était une séduction; mais les mouvemens et les poses variées de madame Récamier parvenaient encore à distraire les yeux les plus occupés de la danse de lady Georgiana, et il y avait surtout dans son sourire un charme qui faisait pencher les suffrages de son côté. Au milieu de l'enthousiasme général, on remarquait encore l'extase du bon Vestris, qui semblait attribuer toute cette poésie de formes et de mouvemens, d'expressions et d'attitudes, aux seules inspirations de son génie.

Après ce ballet ravissant et imprévu, la duchesse de Gordon, madame Récamier et moi partîmes pour le bois de Boulogne.

La promenade fut courte; mais quelques instans suffirent pour nous faire connaître dans lady Georgiana une femme qui, aux grâces et à la beauté, joignait un esprit plein de charmes et une véritable instruction. L'heure du dîner était si peu éloignée, que nous priâmes la duchesse de nous ramener sans retard à Clichy. En nous quittant, elle nous invita au bal qu'elle devait donner le lendemain à l'hôtel de Richelieu, où elle avait ses appartemens.

Au moment où nous rentrions au château, cinq heures sonnaient; c'était l'heure où le dîner était toujours sur la table, car M. Récamier aimait la ponctualité autant pour lui-même que pour les amis qu'il recevait. Nous le trouvâmes entouré, entre autres convives, de M. de Lalande, l'astronome, et de MM. Degerando et Camille Jordan: M. Degerando est connu par ses écrits sur la philosophie; dans ses relations de société c'est un philanthrope, et par ce mot, auquel on a donné tant de sens divers depuis qu'il existe, je veux dire un philosophe aimable. Camille Jordan, homme de bien dans sa vie politique, éloge rare de nos jours, portait dans les salons cette alliance de douceur et de verve généreuse qui caractérisait son beau talent. On se sentait meilleur quand on se livrait à l'admiration qu'il inspirait; c'était à Camille Jordan qu'allait bien surtout cette définition un peu métaphysique d'un homme vertueux, quand on dit de lui qu'il a une belle âme.

Se consacrant tout entier aux importantes affaires qu'augmentaient chaque jour son crédit, M. Récamier confiait à sa femme (qui, par son âge, aurait pu être prise pour sa fille) le soin de recevoir les personnes qui lui étaient adressées et recommandées de tous les coins du globe. M. Récamier, qui devait sa fortune à son activité et à ses connaissances des affaires de banque, encourageait tous les actes de charité et de générosité qui marquaient tous les jours de la vie de sa femme; charmé de la manière dont elle brillait, c'était une jouissance pour lui de la voir aussi prévenante et attentive pour la dernière paysanne d'un pauvre village, que pour le ministre plénipotentiaire d'un des maîtres du monde.

On attendait encore ce jour-là un hôte remarquable, le fameux sauvage de l'Aveyron. Il arriva enfin, accompagné de M. Yzard, qui était à la fois son précepteur, son médecin et son bienfaiteur.

Ce sauvage, dont l'origine est inconnue, fut trouvé dans la forêt de l'Aveyron, où il avait sans doute, pendant plusieurs années, vécu de fruits, de végétaux, et des animaux qu'il pouvait attraper à la course, ou en leur lançant un bâton, qu'il maniait avec une dextérité surprenante. Les bûcherons le prirent dans des filets dont ils l'enveloppèrent. Bientôt après sa capture il fut conduit a Paris, et le gouvernement le confia aux soins du docteur Yzard. Ce médecin se donna toutes les peines imaginables pour le rendre à la société; et conçut pour lui une affection égale à celle d'un père pour son enfant. Néanmoins, toutes les peines qu'on prit ne purent dompter ses habitudes sauvages; et soit défaut d'attention de sa part, soit vice de conformation dans ses organes, il ne put jamais apprendre à faire d'autre usage de sa voix que d'articuler quelques inflexions gutturales, en imitant les cris de différens animaux.

Madame Récamier le fit asseoir à son côté, supposant peut-être que la même beauté qui captivait les hommes civilisés, recevrait un semblable hommage de cet enfant de la nature, qui paraissait n'avoir pas quinze ans.

C'était une scène qui pouvait rappeler un moment l'Ingénu à côté de la jolie mademoiselle de Saint-Yves; mais moins galant qu'on ne l'était en Huronie du temps de Voltaire, et trop occupé de l'abondance variée des mets, qu'il dévorait avec une avidité effrayante, dès qu'on avait rempli son assiette, le jeune sauvage s'inquiétait peu des beaux yeux dont il excitait lui-même l'attention. Quand le dessert fut servi et qu'il eut adroitement mis dans ses poches toutes les friandises qu'il put escamoter, il s'échappa tranquillement de table. Personne ne s'aperçut que le jeune sauvage était sorti de la salle à manger, pendant qu'on écoutait une chaude discussion qui s'était élevée entre La Harpe et l'astronome Lalande, au sujet des opinions athées de celui-ci et du singulier goût qui lui faisait manger des araignées. Tout à coup un bruit partant du jardin fit supposer à M. Yzard que son élève seul en était cause. Il se leva pour aller vérifier ses soupçons; entraînés par la curiosité, nous le suivîmes tous à la recherche du fugitif, que nous aperçûmes bientôt courant sur la pelouse avec la vitesse d'un lièvre. Pour donner plus de liberté à ses mouvemens, il s'était dépouillé de ses vêtemens jusqu'à la chemise. En atteignant la grande allée du parc, plantée de très-grands marronniers, il déchira son dernier vêtement en deux, comme si c'eût été un simple tissu de gaze; puis grimpant sur l'arbre le plus voisin avec la légèreté d'un écureuil, il s'assit au milieu des branches.

 

Les dames, autant par dégoût que par respect pour le décorum, se tinrent à l'arrière-garde, pendant que les messieurs se mirent à l'ouvrage pour rattraper l'enfant des bois. M. Yzard employa tous les moyens qui lui étaient familiers pour le rappeler, mais ce fut sans effet; le sauvage, insensible aux prières de son précepteur, ou redoutant le châtiment qu'il supposait avoir mérité par son escapade, sauta de branche en branche, et d'arbre en arbre, jusqu'à ce qu'il n'y eût plus devant lui ni arbres ni branches, et qu'il fût parvenu à l'extrémité de l'allée. Le jardinier s'avisa alors de lui montrer un panier plein de pêches, et la nature cédant à cet argument, le fugitif descendit de l'arbre et se laissa prendre. On lui fit comme on put un vêtement indispensable avec un jupon de la nièce du jardinier; ainsi affublé, il fut emballé dans la voiture qui l'avait amené, et repartit, laissant les convives de Clichy-la-Garenne tirer une grande et utile comparaison entre la perfection de la vie civilisée et l'affligeant tableau de la nature sauvage, dont cette scène nous avait fourni un contraste si frappant. M. de La Harpe, surtout, s'échauffa d'un beau zèle: «Je voudrais bien voir ici, s'écria-t-il, J.-J. Rousseau, avec ses déclamations contre l'état social!» Et dans ce défi adressé aux mânes de l'éloquent sophiste de Genève, la colère du classique rhéteur semblait tout à la fois, par une contradiction bien explicable, l'expression de l'élève de Voltaire, et celle du philosophe converti jaloux de combattre à outrance le moindre fantôme de philosophie et d'irréligion. À défaut de Jean-Jacques, La Harpe recommença sa discussion interrompue avec l'astronome athée. Ils étaient tous les deux en verve, il serait trop long de rapporter leur dispute.

L'astronome Lalande avait bien aussi ses petits ridicules et ses manies. Je citais tout à l'heure son goût pour les araignées; il s'en vantait comme d'une vertu philosophique. L'origine de ce goût était son affection pour madame Lepaute, que dans des vers dignes d'un mathématicien il avait appelée un jour:

 
La tangente des cœurs et le sinus des âmes.
 

Voulant mettre cette dame comme lui au dessus des préjugés et la guérir de la terreur que lui inspiraient les araignées, les chenilles, etc., il l'avait habituée peu à peu à voir, à toucher et enfin à avaler, à son exemple, ces insectes, objets de ses préventions.

Cependant, sur les sept heures, plusieurs voitures se succédèrent dans les avenues du château, nous amenant les visiteurs de la soirée. Dans le nombre étaient l'ambassadeur russe avec ses secrétaires, les comtes de Cobentzel, dont l'un était ambassadeur d'Autriche, et Sigismond de Berckeim51, et le jeune prince Dolgorouki, avec lequel il arrivait de Saint-Pétersbourg. On servit des fruits et des glaces aux nouveaux venus pendant qu'on les régalait du récit de la chasse du jeune sauvage, qui amusa beaucoup les diplomates. Bientôt cependant la conversation avait pris une tournure plus sérieuse, en partie politique et en partie savante, lorsque madame Récamier proposa de faire une promenade dans le village, où nous nous empressâmes tous de l'accompagner. Après quelques détours, les accords d'un fifre, d'un violon et d'un tambourin nous firent porter nos pas du côté de la rivière.

Il y avait une noce à la guinguette de Clichy, et les nouveaux mariés avec leurs amis dansaient sous un petit pavillon.

Madame Récamier nous persuada de nous mêler à cette fête champêtre. Le marié et la mariée, flattés de l'honneur de notre visite, nous reçurent avec toutes les marques d'égards, et ce contraste piquant, produit dans le tableau par notre arrivée, peut aisément se concevoir. Telle est la toute-puissance de la beauté: de graves diplomates et de lourds financiers cherchèrent à rivaliser d'agilité avec les joyeux villageois, et les nobles habitans du Nord se hasardèrent pour la première fois à s'égarer dans les méandres d'une contredanse française, en présence de la femme la plus gracieuse et la plus accomplie du monde; un ton général de gaîté augmentait encore l'intérêt d'une scène digne à la fois des pinceaux de Téniers et de l'Albane.

La nuit approchait, le bal champêtre cessa; madame Récamier prit le bras du comte de Markoff. Nous retournâmes au château, nous y trouvâmes une nombreuse réunion, et entre autres madame de Staël, madame Viotte, le général Marmont et sa femme, le marquis et la marquise de Luchésini. Le marquis de Luchésini était un homme de talent et un diplomate qui jouissait de toute la confiance de son souverain, le roi de Prusse. Il avait été précédé d'une grande réputation à Paris.

Des plaisirs qui se succédaient si rapidement semblaient n'admettre aucun intervalle de réflexion. Après les premières cérémonies d'usage, on proposa de finir la soirée en jouant des proverbes.

C'était placer une partie de la société sous son jour le plus avantageux: madame de Staël allait pouvoir déployer ce talent d'improvisation qui rendait sa conversation si attrayante; madame Viotte trouverait l'occasion de prouver qu'elle méritait le titre de dixième muse, que La Harpe lui avait donné, et le comte de Cobentzel, estimé un des meilleurs acteurs du théâtre de l'Ermitage, à la cour de l'impératrice Catherine, nous ferait juger par nous-mêmes de ce talent déclaré inimitable par Ségur et tous les Russes de notre connaissance. Nous commençâmes par quelques scènes dramatiques. La première fut Agar au désert; madame de Staël joua le rôle d'Agar, son fils celui d'Ismaël52, et madame Récamier représentait l'ange.

Il serait difficile de décrire l'effet produit par madame de Staël dans ce rôle éminemment dramatique, et cependant je voudrais au moins indiquer la manière pathétique dont elle rendit les émotions de douleur et de désespoir suggérées par la situation d'Agar au désert.

Quoique jouée dans un salon, l'illusion dramatique de cette scène fut parfaite. Avec ses longs cheveux épars, madame de Staël s'était complétement identifiée au personnage, comme madame Récamier, avec sa modeste et céleste beauté, était la personnification du messager du ciel.

Pour elle semblaient avoir été faits ces deux vers d'un poëte anglais:

 
O woman! lovely woman!
Angels are painted fair to look like you.
«Ô femme! femme charmante! pour peindre les anges beaux,
on les a fait semblables à toi.»
 

Dans l'expression de l'amour maternel d'Agar, madame de Staël montra toute cette exaltation d'enthousiasme et d'énergie qu'elle retrouva par la suite dans ses écrits, chaque fois qu'elle faisait allusion à son père. Inspirée par l'admiration du cercle qui l'entourait, jamais, peut-être, elle ne fut plus complétement elle-même; chaque regard était une émanation du génie. Il fallut l'avoir vue pour concevoir comment un talent tel que celui de madame de Staël peut, même sans le secours de la beauté, rendre celle qui le possède l'objet de la plus violente passion que puisse faire naître une femme53.

Cette scène étant finie, les proverbes commencèrent, mais dans l'intervalle madame Viotte nous chanta sa dernière romance, alors en vogue à Paris, et connue sous le titre de l'Émigration du plaisir.

Dans les proverbes les différens auteurs présens rivalisèrent de talent et d'esprit.

M. Cobentzel justifia aussi tous les éloges qu'on lui avait prodigués d'avance.

Mais on remarqua qu'il excellait surtout dans la comédie bouffonne, au grand scandale de ses collègues en diplomatie, qui ne lui pardonnèrent pas volontiers d'avoir changé son habit brodé contre un manteau de Crispin.

Après les proverbes, nous nous divertîmes avec des charades en action, dans lesquelles toute la société prit part.

Nous nous déguisâmes aussi bien que nous pûmes, et nous nous acquittâmes de nos rôles les uns bien, les autres mal: les plus gauches étaient les plus amusans.

Enfin onze heures sonnèrent et le souper fut annoncé.

Le souper est toujours et partout l'acte le plus agréable de la comédie du jour.

Le marquis de Luchésini nous dit, à ce sujet, que le déjeuner était pour l'amitié, le dîner pour l'étiquette, le goûter pour les enfans, le souper pour l'amour et les confidences.

Le temps glissa si rapidement pendant cette soirée que nous ne pouvions croire qu'il fût si tard, quand vint minuit. Il en est de la vie comme de la richesse; nous en sommes prodigues quand nous l'avons en abondance devant nous, et nous ne nous y attachons que lorsqu'elle tire à sa fin.

CHAPITRE IV

Fête au Raincy, chez M. Ouvrard.—Magnifique hospitalité de M. Ouvrard.—Les portiers ministres d'état.—Madame Tallien.—Description de la salle du banquet.—Lord et lady Holland, madame Visconti, madame Roger.—La princesse Dolgorouki, et le prince Potemkin.—Fox et ses amis.—Généraux français, diplomates étrangers, etc.—Autre conversation de l'auteur avec M. Adair.—Fox à la Malmaison.—Amabilité de Joséphine.—Fox applaudi au théâtre français.—Fox trouvant son buste chez le premier consul.—Accueil fait à Fox, par Bonaparte.—Fox recherché avec empressement.—Le général Lafayette et Kosciusko.—Partie de chasse, à courre et au tir.—Délicatesse de M. Ouvrard.—MM. d'Hantcour et Destilières, le général Moreau.—Tentes et tables dressées dans la forêt de Bercy.—Mésaventure de Berthier et de madame Visconti.—Le cheval emporté, chute de Berthier dans une mare; retraite précipitée.—Conversation avec le général Lannes.—Opinion de Lannes sur l'état militaire.—Pressentiment et souvenir.—La forêt illuminée.—Dégoût de M. Erskine pour la chasse.—MM. de Saint-Farre et Saint-Albin, fils du duc d'Orléans.—Symphonies et fanfares pendant le dîner.—Chanson; couplets en l'honneur de lady Holland.—Bal sur la pelouse.—M. Ouvrard en butte à l'inimitié de Bonaparte.—M. Collot prenant la défense de M. Ouvrard; réponse de Bonaparte.—Bals masqués du salon des étrangers.—Jeu effrayant.—Le danseur Duport; mesdames Bigotini et Miller.—Générosité d'un Anglais.—Scène singulière; entrave secrète et conversation de Joséphine et de madame Tallien, au cercle des étrangers.

Vers le même temps, M. Ouvrard donna au Raincy une fête charmante. J'avais un grand désir d'y assister, quoique je ne fusse ni de sa société ni de celle de madame Tallien qui en faisait les honneurs; mais voyant très-souvent la princesse Dolgorouki, nous y fûmes ensemble.

 

M. Ouvrard avait fait arranger son orangerie du Raincy pour un déjeuner auquel il avait invité, en même temps qu'à une partie de chasse, madame Tallien et ses amis. Les préparatifs de la fête étaient dirigés par M. Bertheaux, un des premiers architectes de la capitale.

Le Raincy, situé à quatre lieues de Paris, et dont le parc touche à la forêt de Bondy, avant d'appartenir à M. Ouvrard, avait été la propriété du duc d'Orléans. Mais l'opulent munitionnaire-général n'avait pas jugé digne de lui la résidence d'un prince du sang, et il l'avait agrandie et embellie au point d'en faire un lieu véritablement enchanté. Telle était la magnificence du maître de ce palais de fée, que les diverses fabriques des jardins et du parc, les loges, les pavillons, une maison dans le village, et jusqu'au château même étaient habités pendant l'été par des amis de M. Ouvrard. Pour lui, il occupait un pavillon situé sur la hauteur de Raincy, dans le voisinage d'une pompe à feu, destinée à entretenir l'eau dans les bassins et les sources artificielles du parc. M. Ouvrard n'était pas sans tirer quelque vanité de cette hospitalité sans exemple, et il dit un jour fort plaisamment qu'il avait pour portiers trois ministres d'état. Le fait n'avait rien que de très-vrai. M. Talleyrand, ministre des relations extérieures, M. Berthier, ministre de la guerre, et Decrès, ministre de la marine, avaient choisi pour leur résidence d'été chacun un des charmans pavillons qui servaient de loges au parc de Raincy.

Toutes les descriptions de fêtes se ressemblent assez généralement. Celle-ci reçut un caractère particulier du goût délicat qui en dirigea les apprêts, et de la présence de tous les personnages distingués qu'elle réunit au Raincy. M. Ouvrard, en invitant madame Tallien, avait désiré qu'elle fît les honneurs de la maison, et la fête fut digne en tout de celle qui y présidait.

Dans une orangerie pavée de marbre, on éleva une table sur une plate-forme parallèle aux caisses de quelques beaux orangers qui, chargés de fleurs et de fruits, formaient une voûte de verdure d'où s'exhalait un délicieux parfum. Au milieu de la table était un bassin de marbre rempli d'une eau limpide avec un lit de sable d'or, et dans laquelle jouaient des poissons de toutes couleurs. Le déjeuner fut remarquable par la somptuosité, la profusion et l'arrangement des mets. Dans l'appartement voisin, où furent servis le café et les glaces, les murs étaient tapissés de pampres verts, et des rameaux de cette treille intérieure pendaient d'énormes grappes de raisin. Aux quatre coins de cette salle, il y avait quatre bassins de marbre en forme de coquille, d'où jaillissaient des fontaines de punch, d'orgeat et d'eau de fleur d'oranger. Les fruits des deux hémisphères, les uns naturels, les autres en sucre, couvraient des plats de riche porcelaine; les vins les plus exquis, les liqueurs les plus fines pétillaient dans des cristaux; enfin, l'abondance de la vaisselle d'or et d'argent réalisait presque le luxe des fictions orientales. On était tenté de croire que l'homme qui déployait tant de magnificence avait trouvé la lampe d'Aladin.

Comme le déjeuner devait précéder la chasse, le rendez-vous était pour midi, et, ce qui n'est pas très-ordinaire pour une société si nombreuse, chacun fut exact à l'heure. Madame Tallien était arrivée la première. Bientôt après arrivèrent lord et lady Holland, la marquise de Luchésini, madame Marmont, madame Diwoff, madame Visconti, la princesse Dolgorouki et madame Roger54.

Madame Tallien, dont l'admirable beauté n'était pas au dessous de sa réputation, méritait bien d'être la divinité d'un tel temple. La figure mignonne de madame Marmont était deux fois jolie avec le costume d'amazone qu'elle avait adopté, ainsi que la belle madame Visconti et la marquise de Luchésini, ces dames ayant l'intention de suivre la chasse à cheval. La princesse Dolgorouki a passé pour une des plus belles femmes de son temps; et qui n'a pas entendu parler de la passion ardente qu'elle a inspirée au fameux prince Potemkin55? on prétend que c'est pour satisfaire une fantaisie de la princesse qui était dans ce moment au camp devant Ocksacow, et qui désirait voir un assaut, que celui de cette place fut donné.

La vive et intelligente madame Roger, avec sa figure enfantine et sa grâce sans affectation, méritait bien de tenir sa place parmi les jeunes amies de madame Tallien, dont je ne cite pas les noms peu connus, du moins alors, et qu'on ne distinguait que par leur fraîcheur et leurs charmes.

Les honneurs de la fête devaient être adressés spécialement à lady Holland, la nièce de M. Fox. Cette belle Anglaise se distinguait par la dignité de ses manières. On pouvait même l'accuser de cette réserve qui voile fréquemment les dons les plus heureux de la nature: elle formait donc un contraste frappant avec la gaîté de la plupart des jeunes Françaises qui l'entouraient. Toute la société s'unit à madame Tallien, pour lui prodiguer tous les égards qu'elle méritait. Chacun s'étudiait à lui plaire et à l'amuser.

Les voitures ne tardèrent pas à se succéder. Dans la première étaient MM. Fox, Erskine, Adair, et le général Fitz-Patrik; dans une autre, le comte Markoff et le marquis de Luchésini56, ambassadeurs de Russie et de Prusse; vinrent ensuite les généraux Junot, Berthier, Lannes et Marmont; M. de Laharpe et M. de Narbonne, le prince Dolgorouki; le chevalier d'Azara, ambassadeur d'Espagne; et Adrien de Montmorency.

Une fanfare de cors de chasse remplaça le son de la cloche du château, pour donner le signal de se mettre à table: nous nous rendîmes à la salle à manger. Madame Tallien donna à lady Holland la place d'honneur entre le prince Markoff et le ministre de la guerre; elle s'assit elle-même entre MM. Fox et Erskine, et les autres convives choisirent leurs places où ils voulurent.

Je me trouvai encore une fois placée près de M. Adair, que j'avais déjà vu chez madame Récamier, et je ne me fis point scrupule de le questionner sur son illustre ami M. Fox. Il répondit à toutes mes questions avec une extrême complaisance.—Comment, lui dis-je, M. Fox a-t-il trouvé la Malmaison?—Oh! me répondit M. Adair, il en est revenu enchanté; c'est une fort belle résidence! Madame Bonaparte nous reçut avec cette grâce séduisante qui explique l'amour du premier consul, malgré la différence de leurs âges. Sachant que M. Fox aime l'agriculture et la botanique, elle nous fit entrer dans sa serre, et nous montra sa belle collection de plantes rares. Après le dîner, nous partîmes de la Malmaison, pour aller au théâtre français, où M. Fox, étant reconnu dans la salle, fut salué par d'unanimes applaudissemens, qui le charmèrent d'autant plus qu'ils étaient spontanés.—Et le premier consul, comment M. Fox le trouve-t-il?—Le premier consul lui plaît beaucoup personnellement.—Et notre cour des Tuileries, si vite improvisée?—Il en a été charmé, comme de tout ce qu'il voit. Le premier objet qu'il y a aperçu, dans un des appartemens, a été son propre buste en marbre. Je ne sais si Pierre-le-Grand se sentit plus honoré lorsque, dans sa visite à l'hôtel de la Monnaie, on frappa une médaille en son honneur. Quand nous fûmes entrés dans la salle d'audience, le premier consul s'avança vers M. Fox, et lui dit: «Je me félicite de vous voir à Paris, Monsieur, il y a long-temps que je vous admire comme orateur, et comme sincère ami de votre pays, à qui vous êtes si désireux de rendre la paix. Je suis très-heureux de faire votre connaissance.» À ces paroles, il ajouta plusieurs complimens, qui, dans la bouche d'un homme si extraordinaire, ne pouvaient qu'être très-agréables à M. Fox. Se tournant ensuite vers M. Erskine, dont il ne connaissait évidemment ni le talent ni la réputation éclatante en Angleterre: «Vous êtes légiste, Monsieur,» lui dit-il. C'est bien peu de chose pour un tel nom; mais à l'exception de cette apostrophe insignifiante, Bonaparte nous a tous satisfaits par sa conversation. Quelques jours après, ajouta Adair, nous sommes allés à Versailles, et nous avons dîné au Petit-Trianon. Nous avons visité encore Saint-Cloud, Bellevue, et M. de Talleyrand à Neuilly. Il faudrait à M. Fox le don d'ubiquité, pour tout voir avant de quitter Paris, manufactures, musées, bibliothèques, etc. D'un autre côté, les visiteurs abondent à l'hôtel de Richelieu, où nous sommes logés. Hier matin, pendant que nous déjeunions avec lord et lady Holland, sont venus deux personnages qui forment un curieux contraste par leur extérieur. L'un, d'une taille imposante, l'air ouvert et agréable, et, quoique sur le déclin de l'âge, doué encore des grâces et de la vivacité de la jeunesse; l'autre, petit et nullement remarquable par sa tournure ou par les traits de son visage, par rien, en un mot, de ce qui révèle le héros. Le premier était Lafayette, le preux chevalier de l'indépendance américaine, le grand-seigneur citoyen de la révolution; l'autre, le général polonais Kosciusko, nom glorieux, et qui méritait, par sa valeur comme par sa noble conduite, d'être le Washington de son pays. Lafayette venait inviter M. Fox, le général Fitz-Patrick et moi à son domaine de La Grange. Kosciusko, vieux compagnon d'armes de Lafayette, sera de la partie, qui doit avoir lieu après demain.—Vous venez de nommer le général Fitz-Patrick, dis-je à M. Adair; puis-je vous demander où il est?—Le voilà assis entre madame Marmont et l'ambassadeur de Prusse. C'est un ami particulier de M. Fox; ayant connu le général Lafayette en Amérique, il parla en sa faveur à la chambre des communes, pendant sa détention à Olmutz.

Là où tant d'hommes célèbres par leurs talens et leur esprit étaient rassemblés, il est superflu de dire que le déjeuner fut animé et intéressant. Lord Holland a beaucoup des qualités de son oncle; comme lui, il réunit les deux caractères, en apparence incompatibles, de savant et d'aimable convive. Un feu roulant de saillies fut entretenu entre les Anglais et les Français: heureuses les deux nations, si une rivalité plus sérieuse n'avait pas dû les appeler bientôt à une lutte long-temps terrible!

50Depuis madame Sébastiani, morte à Constantinople dans la brillante ambassade de son mari
51M. Sigismond de Berckeim fut dans la suite aide-de-camp du général Caulaincourt. Ce fut lui qui remit à l'électeur de Bade la lettre du premier consul, relative à l'arrestation du duc d'Enghien. Il n'apprit l'issue de cette déplorable mission qu'à son retour à Paris, où il arriva le même jour que le malheureux prince. Ce jeune et brave officier en apprenant le lendemain l'exécution de Vincennes, perdit entièrement la tête et resta long-temps dans ce cruel état.
52Ce jeune homme fut tué à Stockholm, dans un duel, à l'âge de vingt ans.
53On trouve dans les œuvres complètes de madame de Staël une pièce lyrique intitulée Agar, qui pourrait être celle que jouent ici les hôtes de Clichy-la-Garenne.
54Aujourd'hui comtesse de Montholon.
55Qui fut si long-temps le favori de Catherine.
56Le marquis de Luchésini s'était élevé d'un poste obscur dans un ministère, jusqu'aux fonctions d'ambassadeur. On avait beaucoup vanté ses talens avant son arrivée en France. Quelques personnes prétendent qu'il fallut un peu en rabattre.