Tasuta

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

CHAPITRE XVIII

Anecdotes antérieures au second mariage de l'empereur.—Jalousie de l'impératrice Joséphine contre madame Gazani.—Interposition de l'empereur.—Changement de rôles.—Madame Gazani attaquée par l'empereur et défendue par l'impératrice.—Fournisseurs consignés à la porte.—Conciliabule féminin surpris par l'empereur.—Marchande de modes mise à Bicêtre.—Grande rumeur.—Indifférence de l'empereur.—Hardiesse d'un modiste.—L'empereur censuré en face.—Crainte de Constant.—Retraite précipitée.—L'empereur ayant besoin de la présence de Constant.—L'empereur voulant faire écrire Constant sous sa dictée.—Refus de Constant.—Permission spéciale de chasser accordée à Constant.—Fusil donné à Constant par l'empereur.—Préférence de l'empereur pour les fusils de Louis XVI.—Louis XVI excellent arquebusier.—Opinion de Napoléon sur Louis XVI.—Déjeuners diplomatiques.—Le salon et les portraits de famille.—Scène burlesque dans la loge de l'impératrice.—Singulier usage d'un cachemire.—Le chambellan peu dégoûté.—Attentions d'un chambellan pour le petit chien de l'impératrice.—Un cousin de Constant au spectacle de Saint-Cloud.—Curiosité et extase.—Prudence provinciale.—Le cousin de Constant en garde contre les filous au théâtre de la cour.—Pétitions adressées à l'empereur par Constant.—Mauvais succès des réclamations de la famille Cerf-Berr.—Heureux succès d'une demande de Constant pour le général Lemarrois.—Disgrâce d'un oncle de Constant, involontairement causée par le maréchal Bessières.—Réparation du maréchal.—Imprudence d'une femme et malheur d'un mari.

Le mariage de Sa Majesté avec l'archiduchesse Marie-Louise fut le premier pas de l'empereur dans une nouvelle carrière. Il se flattait qu'elle serait aussi glorieuse que celle qu'il avait déjà parcourue; il en a été tout autrement. Avant d'entrer dans le récit de ce que j'ai à dire sur les événemens de l'année 1810, je vais rapporter ici quelques souvenirs jetés sur des notes éparses, et qui, sans que je puisse leur assigner de date bien précise, sont néanmoins antérieurs à l'époque à laquelle je suis parvenu.

L'impératrice Joséphine avait été long-temps jalouse de la belle madame Gazani, une de ses lectrices, et la traitait assez froidement. Celle-ci s'en plaignit à l'empereur, qui en parla à Joséphine, en l'engageant à avoir plus de bienveillance pour sa lectrice, qui le méritait par son attachement à la personne de l'impératrice, et en ajoutant que celle-ci avait tort de supposer qu'il y eût encore entre madame Gazani et lui la moindre liaison. L'impératrice, sans avoir été convaincue par cette dernière assertion de l'empereur, avait néanmoins cessé de bouder madame Gazani, lorsqu'un matin, l'empereur, qui avait apparemment quelque crainte que la belle Génoise ne reprît sur lui quelque empire, entra brusquement chez l'impératrice, en lui disant: «Je ne veux plus voir chez vous madame Gazani; il faut qu'elle retourne en Italie.» Cette fois ce fut la bonne Joséphine qui prit la défense de sa lectrice. Il courait déjà des bruits de divorce. L'impératrice dit à Sa Majesté: «Vous savez bien, mon ami, que le meilleur moyen que vous ayez d'être délivré de la présence de madame Gazani, c'est de la laisser avec moi. Souffrez donc que je la garde. Nous pleurerons ensemble; elle et moi nous nous entendrons bien.»

Dès ce moment l'impératrice fut en effet pleine de bonté pour madame Gazani, qui la suivit à la Malmaison et à Navarre. Ce qui augmentait les bons procédés de l'impératrice pour cette dame, c'est qu'elle la croyait affligée pour sa part de l'inconstance de l'empereur. Pour moi, j'ai toujours douté que l'attachement de madame Gazani pour l'empereur fût sincère; son amour-propre avait pu souffrir lorsqu'elle s'était vue délaissée; mais elle s'était consolée sans peine au milieu des hommages et des adorations qui entouraient naturellement une aussi jolie femme.

En mentionnant le nom de l'impératrice Joséphine, je me rappelle deux anecdotes que l'empereur lui-même prenait plaisir à rapporter. Le gaspillage outré qui se faisait dans la maison de l'impératrice était un continuel sujet de chagrin pour lui, et il avait fait défendre la porte de Joséphine à divers fournisseurs dont il connaissait par expérience la disposition à abuser de la trop grande confiance de l'impératrice.

Un matin, qu'il était entré sans être attendu chez l'impératrice, il y trouva rassemblées quelques dames qui formaient le conseil secret de la toilette, et une célèbre marchande de modes, faisant un rapport officiel sur les nouveautés les plus riches et les plus recherchées. C'était précisément une des personnes à qui l'empereur avait interdit sévèrement l'entrée du palais, et il ne s'attendait point à la trouver là. Toutefois il ne fit point d'éclat, et Joséphine, qui le connaissait mieux que personne, fut la seule qui comprit l'ironie de son regard, lorsqu'il se retira en disant: «Continuez, Mesdames; je suis fâché de vous avoir dérangées.» La marchande, fort étonnée de n'avoir point été rudement mise à la porte, se hâta de se retirer. Mais arrivée à la dernière marche de l'escalier qui conduisait aux appartemens de Sa Majesté l'impératrice, elle se vit abordée par un agent de police, qui l'invita le plus poliment du monde à monter dans un fiacre qui l'attendait dans la cour du Carrousel. Elle eut beau protester qu'elle aimait mieux s'en aller à pied; l'agent, qui avait reçu des instructions précises, lui saisit le bras de façon à prévenir toute réplique. Il fallut obéir, et prendre avec ce fâcheux compagnon le chemin de Bicêtre.

Quelqu'un vint rapporter à l'empereur que cet enlèvement faisait grand scandale dans tout Paris; qu'on l'accusait tout haut de vouloir relever la Bastille; que beaucoup de personnes avaient été faire à la captive leurs complimens de condoléance, et qu'il y avait devant la porte de la prison de Bicêtre une queue de voitures. Sa Majesté n'en tint aucun compte, et s'amusa beaucoup de cet intérêt excité, comme disait l'empereur, par une marchande de pompons. «Je laisserai, disait encore Sa Majesté à ce sujet, je laisserai bavarder les caillettes, qui tiennent à honneur de se ruiner pour des chiffons. Mais je veux que l'on apprenne à cette vieille juive que je l'ai fait mettre dedans parce qu'elle a oublié que je l'avais mise dehors.»

Un autre célèbre modiste excita aussi un jour la surprise et la colère de Sa Majesté par des observations que personne en France, excepté cet homme, n'aurait eu la hardiesse de lui faire. L'empereur, qui avait coutume, comme je l'ai rapporté, de régler, à la fin de chaque mois, les comptes de sa maison, trouva exorbitant le mémoire du marchand de modes en question, et m'ordonna de le faire venir. Je l'envoyai chercher. Il vint en moins de dix minutes, et je l'introduisis dans la chambre de Sa Majesté, qui était à sa toilette. «Monsieur, lui dit l'empereur, ayant sous les yeux le compte du modiste, vos prix sont fous, plus fous, s'il est possible, que les niais et les sottes qui s'imaginent avoir besoin de votre industrie. Réduisez-moi cela raisonnablement, ou je me chargerai moi-même de la réduction.» Le marchand, qui tenait à la main le double de son mémoire, se mit à justifier, article par article, le prix de ses fournitures, et conclut cette énumération assez longue par une sorte de surprise et de regret que la somme totale ne s'élevât point plus haut. L'empereur, que j'habillais pendant tout ce bavardage, avait peine à contenir son impatience; et je prévoyais déjà que cette singulière scène aurait une mauvaise fin, lorsque le modiste combla la mesure, en se permettant de faire observer à Sa Majesté que la somme qu'elle destinait à la toilette de l'impératrice était insuffisante, et qu'il y avait de simples bourgeoises qui dépensaient plus que cela. J'avoue qu'à cette dernière impertinence je tremblai pour les épaules de l'imprudent personnage, et je suivis avec inquiétude les mouvemens de l'empereur. Cependant il se contenta, à mon grand étonnement, de froisser dans sa main le mémoire de l'audacieux modiste; et, les bras croisés sur sa poitrine, il fit deux pas vers lui, en prononçant ce seul mot: Vraiment! avec un tel accent et un tel regard que le marchand se précipita vers la porte, et gagna au pied sans attendre son règlement.

L'empereur ne pouvait souffrir que je m'éloignasse du château, et il voulait me savoir à sa portée, même quand mon service était fait, et qu'il n'avait pas besoin de moi. Je ne sais si c'était dans l'idée de me retenir que Sa Majesté voulut me charger plusieurs fois de lui faire des copies. Quelquefois aussi l'empereur, ayant des notes à prendre, pendant qu'il était dans son lit et dans le bain, me disait: «Constant, prenez une plume et écrivez.» Mais je m'y refusais toujours, et j'allais appeler M. Menneval. J'ai déjà raconté comment les malheurs de la révolution avaient été cause que ma première éducation n'avait point été aussi soignée qu'elle devait l'être. Mais quand j'aurais été aussi instruit que je le suis peu, je doute fort que j'eusse jamais pu me faire à écrire sous la dictée de l'empereur. Assurément ce n'était pas chose facile que de remplir cet office. Il fallait pour cela une grande habitude. Il parlait vite, tout d'une haleine, ne faisant aucune pause, et s'impatientant quand on le faisait répéter.

Afin de m'avoir toujours à sa disposition, l'empereur m'accorda la permission de chasser dans le parc de Saint-Cloud. Sa Majesté avait eu la bonté de remarquer que j'aimais beaucoup la chasse; et en m'accordant ce privilége elle daigna me dire qu'elle était fort contente d'avoir imaginé ce moyen d'accorder mon plaisir avec le besoin qu'elle avait de moi. J'étais le seul à qui la permission de chasser dans le parc eût été donnée. L'empereur me fit présent en même temps d'un superbe fusil double qui lui avait été offert à Liége, et que j'ai encore en ma possession. Sa Majesté n'aimait point pour lui-même l'usage des fusils à deux coups, et se servait de préférence de petits fusils simples qui avaient appartenu à Louis XVI, et auxquels ce monarque, excellent arquebusier, avait, dit-on, travaillé de ses mains.

 

La vue de ces fusils amenait souvent l'empereur à parler de Louis XVI, et il ne le faisait jamais qu'avec des sentimens et des expressions de respect et de pitié. «Cet infortuné prince, disait l'empereur, était bon, sage et instruit. À une autre époque c'eût été un excellent roi; mais il ne valait rien pour un temps de révolution. Il manquait de résolution et de fermeté, et ne sut résister ni aux sottises de la cour ni à l'insolence des jacobins. Les courtisans l'ont jeté aux jacobins, qui l'ont conduit à l'échafaud. À sa place je serais monté à cheval, et, avec quelques concessions d'un côté, quelques coups de cravache de l'autre, j'aurais tout fait rentrer dans l'ordre.»

Quand le corps diplomatique venait saluer l'empereur à Saint-Cloud (le même usage existait pour les Tuileries), on servait, dans le salon des ambassadeurs, du thé, du café, du chocolat, ou ce que ces messieurs demandaient. M. Colin, maître-d'hôtel-contrôleur, assistait à ce déjeuner, qui était servi par les garçons d'appartemens.

Il y avait à Saint-Cloud un salon que l'empereur affectionnait beaucoup; il ouvrait sur une belle allée de marronniers, dans le parc fermé, où il pouvait se promener à toute heure sans être vu. Cet appartement était entouré des portraits en pied et de grandeur naturelle de toutes les princesses de la famille impériale; on l'appelait le salon de famille.

Leurs Altesses étaient debout, entourées de leurs enfans; la reine de Westphalie était seule assise, ayant, comme je l'ai dit, un très-beau buste, mais le reste du corps moins gracieux. Sa Majesté la reine de Naples était représentée avec ses quatre enfans; la reine Hortense avec un seulement, qui est l'aîné de ses fils vivans; la reine d'Espagne avec ses deux filles; la princesse Éliza avec la sienne, habillée en garçon; la vice-reine, seule, n'ayant point encore d'enfant à l'époque où son portrait avait été fait; la princesse Pauline également seule.

Le spectacle était avec la chasse mon plus grand divertissement à Saint-Cloud. Il arriva un jour, à je ne sais quelle représentation extraordinaire, sur le théâtre de cette résidence, que l'impératrice Joséphine fut prise tout à coup, au milieu du premier acte, d'un léger mais impérieux besoin. Sa Majesté, pour ne point causer de dérangement, eut la constance d'attendre que l'acte fût fini, et alors elle se hâta de passer dans le petit salon attenant à la loge impériale. Par malheur on n'y trouva point le meuble si nécessaire à Sa Majesté dans un pareil moment, et il fallut courir dans le château pour réparer cette négligence. L'impératrice, qui déjà avait attendu trop long-temps, n'y pouvant plus tenir, mit elle-même messieurs les chambellans à la porte, pria ses dames de se ranger en cercle autour d'elle, dans la crainte de quelque surprise, et, jetant son cachemire sur le parquet, se passa du meuble absent. L'impératrice et la reine Hortense étaient naturellement fort disposées à rire; aussi cette aventure excita-t-elle de leur part, et de celle de leurs dames, les plus bruyans éclats d'hilarité. Cependant cet accès de gaîté s'était calmé, lorsqu'il recommença tout-à-coup de plus belle, et à tel point, que l'empereur, qui entendait les rires de sa loge, craignant qu'ils n'excitassent du scandale dans la salle, envoya quelqu'un pour chuter Leurs Majestés et leur suite. Ce ne fut pas sans grande peine que Sa Majesté l'impératrice parvint à se contenir; et elle fut plus d'une demi-heure à recueillir la gravité nécessaire pour reparaître dans sa loge.

Or, voici ce qui avait redoublé les rires de ces dames. Lorsque Sa Majesté eût fait de son châle de cachemire un usage inaccoutumé, messieurs les chambellans de service étaient rentrés dans le petit salon, et l'un d'eux, M. le comte de B***, trouvant le précieux tissu en si piteux état, et ne le jugeant plus digne de figurer sur les épaules de sa souveraine, l'avait ramassé et mis dans sa poche, humide comme il était, pour en faire hommage à madame la comtesse sa femme, au détriment et surtout au grand mécontentement des femmes de chambre de Sa Majesté l'impératrice, auxquelles le châle revenait de droit.

J'ai vu à la Malmaison ce même M. de B*** se charger officieusement et presque officiellement d'administrer de ses mains le plus rafraîchissant des remèdes au petit chien de l'impératrice Joséphine. Ce devoir rempli, il poussait la complaisance jusqu'à suivre son malade au jardin, pour s'assurer du résultat de l'opération, et en faire son rapport à Sa Majesté.

Pendant un séjour à Saint-Cloud, j'y reçus la visite d'un cousin éloigné, que je n'avais pas vu depuis des années. Tout ce qu'il avait entendu dire du luxe qui entourait l'empereur, et de la magnificence de la cour, excitait au plus haut point sa curiosité; je me fis un plaisir de la satisfaire: à chaque pas il était émerveillé. Un soir, qu'il y avait spectacle au château, je le conduisis dans ma loge, qui était une baignoire près du parterre. Le coup d'œil qu'offrit la salle lorsqu'elle fut remplie enchanta mon parent. Il fallut lui nommer chaque personnage, car son infatigable curiosité les passa tous en revue, l'un après l'autre. C'était peu de temps avant le mariage de l'empereur avec l'archiduchesse d'Autriche, et la cour était plus brillante que jamais. Je montrai donc successivement à mon cousin Leurs Majestés, le roi de Bavière, le roi et la reine de Westphalie, le roi et la reine de Naples, la reine de Hollande; leurs altesses la grande-duchesse de Toscane, le prince et la princesse Borghèse, la princesse de Bade, le grand-duc de Wurtzbourg, etc., etc., sans compter tous les dignitaires, princes, maréchaux, ambassadeurs, dont la salle était pleine. Mon cousin était dans l'extase, et se trouvait plus grand d'un pied en se voyant mêlé à cette multitude toute dorée. Aussi ne fit-il aucune attention au spectacle; l'intérieur de la salle l'intéressait bien plus vivement que ce qui se passait sur la scène; et lorsque nous fûmes sortis du théâtre, il ne put me dire quelle pièce on avait jouée. Son enthousiasme n'alla pas jusqu'à lui faire oublier les histoires qu'on lui avait contées dans son pays sur l'adresse incroyable des filous de la capitale, et les recommandations qui lui avaient été faites à ce sujet. Dans les promenades, au spectacle, dans les réunions quelconques, mon cousin veillait avec une inquiète sollicitude sur sa montre, sa bourse et son mouchoir. Sa prudence habituelle ne l'abandonna point au spectacle de la cour. Au moment de quitter notre baignoire, pour nous mêler à la foule brillante qui sortait du parterre et descendait des loges, il me dit avec le plus grand sang-froid, en couvrant de sa main la chaîne et les cachets de sa montre: Après tout, il est bon de prendre ses précautions. On ne connaît pas tout le monde ici.

À l'époque de son mariage, l'empereur fut plus que jamais accablé de pétitions, et il accorda, comme je le dirai plus tard, un grand nombre de faveurs et de grâces.

Toutes les pétitions remises à l'empereur étaient données par lui à l'aide de camp de service, qui les portait au cabinet de Sa Majesté, où l'ordre était donné de lui en rendre compte le lendemain. Il ne m'est peut-être pas arrivé dix fois d'en trouver dans les poches de l'empereur, que je visitais exactement; et quand il s'en trouvait, c'est qu'il n'avait pas eu, au moment même de leur remise, l'aide de camp assez près de lui. C'est donc à tort que l'on a dit et imprimé que l'empereur mettait dans une poche particulière, que l'on appelait la bonne poche, les demandes qu'il voulait accorder même sans examen; toutes les pétitions qui en valaient la peine étaient répondues. J'en ai présenté un grand nombre à Sa Majesté; elle ne les mettait point dans sa poche, et presque toujours j'ai eu le bonheur de les voir réussir. Il faut en excepter plusieurs, que j'ai présentées pour les frères Cerf-Berr, qui réclamaient le paiement de fournitures faites aux armées de la république; pour celles-là, l'empereur fut toujours inexorable. Cela venait, disait-on, de ce que MM. Cerf-Berr avaient refusé au général Bonaparte une certaine somme dont il avait besoin, dans le temps, pour la campagne d'Italie.

Ces messieurs m'avaient vivement intéressé, et je présentai plusieurs fois leurs placets à l'empereur. Malgré le soin que j'avais de ne remettre ces demandes aux mains de Sa Majesté que quand je la voyais de bonne humeur, je ne recevais aucune réponse. Je continuai toutefois à lui remettre pétition sur pétition, et je m'aperçus que, quand l'empereur jetait les yeux dessus, il avait toujours un mouvement d'humeur. Enfin, un matin, la toilette étant terminée, je lui remis comme de coutume ses gants, son mouchoir, sa tabatière, et j'y joignis encore ce malencontreux papier. Sa Majesté passa dans son cabinet, et je restai dans la chambre où j'avais quelques dispositions à faire. Je m'en occupais, lorsque je vis rentrer l'empereur un papier à la main. Il me dit: «Tenez, Constant, lisez ceci, vous verrez qu'on vous trompe. Le gouvernement ne doit rien aux frères Cerf-Berr. Ne m'en parlez plus, ce sont des Arabes.» Je jetai les yeux sur le papier, et en lus quelques mots par obéissance. Je n'y compris presque rien, mais je dus dès ce moment être certain qu'il ne serait jamais fait droit à la réclamation de ces messieurs. J'en étais désolé, et les sachant malheureux, je leur fis des offres de services qu'ils refusèrent. Malgré mon peu de succès, MM. Cerf-Berr furent persuadés du zèle que j'avais apporté à leur faire rendre justice, et m'en remercièrent. Chaque fois que j'adressais une pétition à l'empereur, je voyais M. de Menneval, que je priais de s'en occuper; il était extrêmement obligeant, et avait la bonté de m'avertir si ma demande pouvait ou non espérer du succès. Il m'avait dit de celle de MM. Cerf-Berr qu'il ne croyait pas que jamais l'empereur y fît droit.

Et en effet, cette famille, riche autrefois, et qui avait perdu un immense patrimoine, en avances faites au directoire, n'a jamais vu la fin des liquidations qu'elle réclamait, et qui étaient confiées à un homme d'une grande probité, mais trop disposé peut-être à justifier le surnom68 qu'on lui donnait alors.

Madame Théodore Cerf-Berr, sur mon invitation, s'était rendue plusieurs fois avec ses enfans soit à Rambouillet, soit à Saint-Cloud, pour implorer la justice de l'empereur. Cette respectable mère de famille, que rien ne rebutait, se rendit de nouveau au mois d'octobre 1811, avec l'aînée de ses filles, à Compiègne; elle attendit l'empereur dans la forêt, et, s'étant jetée au milieu des chevaux, elle parvint à remettre sa pétition; mais cette fois qu'en advint-il? madame et mademoiselle Cerf-Berr étaient à peine rentrées à l'hôtel où elles étaient descendues, qu'un officier de gendarmerie d'élite vint leur intimer l'ordre de les suivre. Il les fit monter dans une mauvaise charrette remplie de paille, et les conduisit, sous l'escorte de deux gendarmes, à la préfecture de police, à Paris. Là, on leur fit signer l'engagement de ne jamais se présenter devant l'empereur, et, à ces conditions, on les rendit à la liberté.

Il se présenta environ dans ce temps-là une occasion où je fus plus heureux dans mes démarches. Le général Lemarrois, un des plus anciens aides-de-camp de Sa Majesté, d'une bravoure à toute épreuve, et qui avait su gagner tous les cœurs par ses excellentes qualités, fut quelque temps dans la disgrâce de l'empereur, et tenta plusieurs fois de faire demander une audience; mais, soit que la demande ne fût pas présentée à Sa Majesté, soit qu'elle n'y voulût pas répondre, M. Lemarrois n'en entendait pas parler. Pour savoir à quoi s'en tenir, il eut l'idée de s'adresser à moi, en me priant de remettre sa pétition dans un moment opportun. J'eus le bonheur de réussir. M. le comte Lemarrois obtint son audience, en sortit satisfait, et ce fut peu de temps après qu'il obtint le gouvernement de Magdebourg.

L'empereur était quelquefois fort distrait, et oubliait souvent où il avait déposé les pétitions qu'on lui remettait quand elles restaient dans ses habits. Je les portais au cabinet de Sa Majesté, et les remettais à M. Menneval et à M. Fain. Souvent aussi on trouvait chez l'impératrice les papiers qu'il demandait. Il est arrivé plusieurs fois à l'empereur de me donner des papiers à lui serrer. Je les mettais alors dans un nécessaire dont j'avais seul la clef. Il y eut un jour une grande agitation dans l'intérieur des appartemens pour un papier qui ne se retrouvait plus. Voici comment cela arriva. Il y avait près du cabinet de l'empereur, où se tenaient les secrétaires, un petit salon avec un bureau, sur lequel des notes ou des pétitions étaient souvent déposées. Ce salon était celui où se tenait habituellement l'huissier du cabinet, et l'empereur avait coutume d'y passer pour causer confidentiellement avec les personnes dont la conversation ne devait pas être entendue, même par les secrétaires de Sa Majesté. Quand l'empereur entrait dans ce salon, l'huissier se retirait, et restait à la porte extérieure. Il avait donc la responsabilité de ce qui pouvait se distraire de cet appartement, qui n'était ouvert que sur un ordre exprès de Sa Majesté.

 

M. le maréchal Bessières avait remis quelques jours auparavant une demande d'avancement pour un colonel de l'armée, et l'avait vivement appuyée auprès de l'empereur. Un matin le maréchal entra dans le petit salon dont je viens de parler, et, trouvant sur le bureau sa demande apostillée, il ne vit point d'inconvénient à la prendre, et l'emporta, sans que l'oncle de ma femme, qui était de service, s'en aperçût. Peu d'heures après, l'empereur voulut revoir cette pétition. Il était sûr de l'avoir déposée dans le salon; elle ne s'y trouvait plus; l'huissier avait donc laissé entrer quelqu'un sans l'ordre de Sa Majesté. On chercha partout dans la chambre et dans le cabinet de l'empereur, dans les appartemens de l'impératrice, et il fallut venir annoncer à Sa Majesté que les recherches avaient été infructueuses. Alors l'empereur eut une de ces colères si terribles, et heureusement si rares, qui bouleversaient tout le château. Le pauvre huissier eut ordre de ne plus paraître devant ses yeux. Enfin le maréchal Bessières, apprenant tout ce désordre, vint s'accuser lui-même. L'empereur s'apaisa; l'huissier rentra en grâce, et tout fut oublié. Mais chacun veilla plus que jamais à ce que rien ne fût dérangé, et que l'empereur pût trouver sous sa main les papiers dont il avait besoin.

L'empereur ne pouvait souffrir que personne fût introduit, sans sa permission, dans ses appartemens, ou dans ceux de sa majesté l'impératrice. C'était de la part des gens du service la seule faute pour laquelle il n'y avait point de pardon à espérer. Je ne sais à quelle époque la femme d'un des suisses du palais laissa un amant, qu'elle avait, entrer dans les appartemens de l'impératrice. Ce misérable, à l'insu de son imprudente maîtresse, prit, avec de la cire molle, l'empreinte de la serrure d'un coffre à joyaux, qui était celui dont j'ai déjà parlé comme ayant appartenu à la reine Marie-Antoinette. À l'aide d'une fausse clef fabriquée d'après cette empreinte, il parvint un jour à voler divers bijoux. La police eut bientôt découvert l'auteur du vol, qui fut puni comme il le méritait. Mais une autre personne fut aussi punie, qui certes ne le méritait pas; le pauvre mari perdit sa place.

68M. de Fermon, conseiller d'état, directeur de la liquidation générale: on l'appelait communément Fermons-la-Caisse.