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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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CHAPITRE VII

Passage de la Bérésina.—La délibération.—Les aigles brûlées.—Les Russes n'en ont que la cendre.—L'empereur prête ses chevaux pour les atteler aux pièces d'artillerie.—Les officiers simples canonniers.—Les généraux Grouchy et Sébastiani.—Grands cris près de Borizof.—Le maréchal Victor.—Les deux corps d'armée.—La confusion.—Voracité des soldats de l'armée de retraite.—L'officier se dépouillant de son uniforme pour le donner à un pauvre soldat.—Inquiétude générale.—Le pont.—Crédulité de l'armée.—Conjectures sinistres.—Courage des pontonniers.—Les glaçons.—L'empereur dans une mauvaise bicoque.—Sa profonde douleur.—Il verse de grosses larmes.—On conseille à Sa Majesté de songer à sauver sa personne.—L'ennemi abandonne ses positions.—L'empereur transporté de joie.—Les radeaux.—M. Jacqueminot.—Le comte Predziecski.—Le poitrail des chevaux entamé par les glaçons.—L'empereur met la main aux attelages.—Le général Partonneaux.—Le pont se brise.—Les canons passent sur des milliers de corps écrasés.—Les chevaux tués à coups de baïonnettes.—Horrible spectacle.—Les femmes élevant leurs enfans au dessus de l'eau.—Beaux traits de dévouement.—Le petit orphelin.—Les officiers s'attellent à des traîneaux.—Le pont est brûlé.—La cabane où couche l'empereur.—Les prisonniers russes.—Ils périssent tous de fatigue et de faim.—Arrivée à Malodeczno.—Entretiens confidentiels entre l'empereur et M. de Caulaincourt.—Vingt-neuvième bulletin.—L'empereur et le maréchal Davoust.—Projet de départ de l'empereur connu de l'armée.—Son agitation au sortir du conseil.—L'empereur me parle de son projet.—Il ne veut pas que je parte sur le siége de sa voiture.—Impression que fait sur l'armée la nouvelle du départ de Sa Majesté.—Les oiseaux raidis par la gelée.—Le sommeil qui donne la mort.—La poudre des cartouches servant à saler les morceaux de cheval rôti.—Le jeune Lapouriel.—Arrivée à Wilna.—Le prince d'Aremberg demi-mort de froid.—Les voitures brûlées.—L'alerte.—La voiture du trésor est pillée.

Ce fut un jour de solennité effrayante que celui qui précéda le passage de la Bérésina. L'empereur paraissait avoir pris son parti avec la résolution froide d'un homme qui tente un acte de désespoir; cependant on tint conseil. Il fut résolu que l'armée se dépouillerait de tous les fardeaux inutiles qui pouvaient entraver sa marche; jamais il n'y eut plus d'union dans les avis; jamais délibération ne fut plus calme; c'était le calme de gens qui s'en remettent une dernière fois à la volonté de Dieu et à leur courage. L'empereur se fit apporter les aigles de tous les corps; elles furent brûlées; il pensait que des fuyards n'en avaient que faire. Ce fut un spectacle bien triste, que ces hommes sortant des rangs un à un, et jetant là ce qu'ils aimaient plus que leur vie; je n'ai jamais vu d'abattement plus profond, de honte plus durement sentie; car cela ressemblait fort à une dégradation générale de tous les braves de la Moskowa. L'empereur avait attaché à ces aigles un talisman; alors il fit trop comprendre qu'il n'y avait plus foi. Il fallait qu'il fût bien malheureux pour en venir là; du moins ce fut une consolation pour les soldats de penser que les Russes n'en auraient que la cendre. Quel tableau que celui de l'incendie des aigles, surtout pour ceux qui comme moi avaient assisté à la magnifique cérémonie de leur distribution à l'armée au camp de Boulogne, avant la campagne d'Austerlitz!

Les chevaux manquaient pour l'artillerie, et dans ce moment critique l'artillerie était la sauve-garde de l'armée. L'empereur donna ordre que l'on prît ses chevaux; il estimait que la perte d'un seul canon ou d'un caisson était incalculable; l'artillerie fut confiée à un corps composé seulement d'officiers; il montait à cinq cents hommes environ; Sa Majesté fut touchée de voir ces braves officiers redevenir soldats, mettre la main aux pièces comme de simples canonniers, et redescendre aux leçons de l'école par dévouement. L'empereur appela cet escadron son escadron sacré! Par la même raison que les officiers redevenaient soldats, les autres commandans supérieurs descendirent de leur rang sans s'inquiéter de la désignation de leur grade. Les généraux de division Grouchy et Sébastiani reprirent le rang de simples capitaines.

Près de Borizof, nous fûmes arrêtés par de grands cris; nous nous crûmes coupés par l'armée russe; je vis l'empereur pâlir: c'était un coup de tonnerre; quelques lanciers furent dépêchés au plus vite; nous les vîmes revenir agitant en l'air leurs drapeaux; Sa Majesté comprit les signaux, et bien avant que nous eussions été rassurés par les cuirassiers, elle dit, tant elle avait présente dans sa tête la position même présumée de chacun des corps de son armée: Je parie que c'est Victor; en effet, le maréchal Victor nous attendait à notre passage avec une vive impatience. Il paraît que l'armée du maréchal avait reçu d'assez vagues renseignemens sur nos malheurs; aussi était-ce avec enthousiasme et bonheur qu'elle se préparait à recevoir l'empereur. Ses soldats, encore frais et vigoureux, du moins comparativement au reste de l'armée, n'en purent croire leurs yeux quand ils nous virent dans un si misérable état; les cris de «Vive l'empereur!» n'en retentirent pas moins.

Ce fut une toute autre impression quand l'arrière-partie de l'armée vint à défiler devant eux; il se fit alors une grande confusion. Tous ceux de l'armée du maréchal qui reconnaissaient quelques-uns de leurs compagnons, sortirent de leurs rangs et coururent à eux, leur offrant du pain et des habits; ils étaient effrayés de la voracité avec laquelle ces malheureux mangeaient; plusieurs s'embrassèrent en pleurant. Un des bons et braves officiers du maréchal se dépouilla de son uniforme pour le donner à un pauvre soldat dont les vêtemens en lambeaux l'exposaient nu au froid; pour lui, il remit sur son dos une mauvaise capote en guenilles; car il avait plus de force pour tenir contre la rigueur de la température. Si l'excès de la misère dessèche l'âme, quelquefois elle l'élève bien haut, comme on le voit. Beaucoup des plus misérables se brûlèrent la cervelle de désespoir: il y avait dans cet acte, le dernier que la nature indique pour en finir avec la misère, une résignation et une froideur qui font frémir. Ceux qui attentaient ainsi à leurs jours se donnaient moins la mort qu'ils ne cherchaient à mettre un terme à des souffrances insupportables, et j'ai vu dans toute cette désastreuse campagne combien sont choses vaines la force physique et le courage humain, là où n'existe pas cette force morale qui naît d'une volonté bien déterminée.

L'empereur marchait entre l'armée du maréchal Victor et celle du maréchal Oudinot; c'était effrayant de voir ces masses mobiles s'arrêter quelquefois avec progression, les premières d'abord, puis celles qui suivaient, puis les dernières; quand le maréchal Oudinot, en avant de toutes, suspendait sa marche pour quelque cause inconnue, alors il y avait un mouvement d'inquiétude générale, alors commençaient les dictons alarmans, et, comme des gens qui ont tout vu sont disposés à croire à tout, les vraies comme les fausses nouvelles trouvaient facilement crédit; l'effroi durait jusqu'à ce que, le front de l'armée s'ébranlant, on reprît un peu de confiance.

Le 25, à cinq heures du soir, on avait établi sur le fleuve quelques chevalets construits avec le bois des poutres prises aux cabanes polonaises. Le bruit courait dans l'armée que le pont serait fini dans la nuit. L'empereur était très-fâché quand l'armée s'abusait ainsi, parce qu'il savait combien le découragement vient plus vite quand on a espéré en vain: aussi avait-il grand soin de faire instruire les derrières de l'armée des moindres incidens, afin de ne jamais laisser les soldats dans une illusion aussi cruelle. À cinq heures et quelque chose les chevalets avaient cédé. Ils étaient trop faibles. Il fallut attendre au lendemain, et l'armée retomba dans ses sinistres conjectures. Il était évident que le lendemain on devait essuyer le feu de l'ennemi; mais il n'y avait plus à opter. C'est à la fin de cette nuit d'angoisses et de souffrances de toutes sortes, que les premiers chevalets furent enfoncés dans la rivière. On ne comprend pas que des hommes se soient mis jusqu'à la bouche dans une eau chargée de glaçons, ramassant tout ce que la nature leur avait donné de force, tout ce que l'énergie du dévouement leur laissait de courage pour enfoncer des pieux à plusieurs pieds dans un lit fangeux, luttant contre les plus horribles fatigues, éloignant de leurs mains d'énormes glaçons qui les auraient assommés et submergés de leur poids, en un mot, ayant guerre, et guerre à mort, avec le plus grand ennemi de la vie, le froid. Eh bien, c'est ce que firent nos pontonniers français. Plusieurs périrent entraînés par les courans ou suffoqués par le froid. C'est une gloire, ce me semble, qui en vaut bien d'autres.

L'empereur attendait le jour dans une mauvaise bicoque. Le matin il dit au prince Berthier: «Eh bien! Berthier, comment sortir de là?» Il était assis dans sa chambre; de grosses larmes coulaient lentement le long de ses joues, plus pâles que de coutume. Le prince était près de lui.

Mais à peine échangèrent-ils quelques mots. L'empereur paraissait abîmé dans sa douleur. Je laisse à penser ce qui se passait alors dans son âme. Ce fut alors que le roi de Naples s'ouvrit avec franchise à son beau-frère, et le supplia, au nom de l'armée, de songer à son salut; tant le péril était imminent. De braves Polonais s'offrirent pour former l'escorte de l'empereur. Il pouvait remonter plus haut la Bérésina et gagner en cinq jours Wilna. L'empereur hocha la tête en signe de refus, et ne dit rien de plus. Le roi le comprit, et il n'en fut plus question.

Dans les grandes infortunes, le peu de bien-être qui nous arrive est doublement senti. J'ai pu faire mille et mille fois cette observation pour Sa Majesté et sa malheureuse armée. Sur les bords de la Bérésina, alors qu'on avait à peine jeté les premiers appuis du pont, le maréchal Ney et le roi de Naples accoururent bride abattue vers l'empereur, en lui criant que l'ennemi avait abandonné sa position menaçante. Je vis l'empereur, tout hors de lui, et n'en pouvant croire ses oreilles, aller lui-même au pas de course jeter un coup d'œil du côté où l'on disait que s'était dirigé l'amiral Tschitzakoff. Le fait était vrai. L'empereur, transporté de joie, et tout essoufflé de sa course, s'écria: «J'ai trompé l'amiral!» On eut peine à concevoir ce mouvement rétrograde de l'ennemi, quand l'occasion était si bonne de nous accabler; et je ne sais pas si l'empereur, malgré sa satisfaction apparente, était bien sûr des conséquences heureuses que pouvait entraîner pour nous cette retraite de l'ennemi.

 

Avant que le pont fût achevé, quatre cents hommes environ furent transportés partiellement de l'autre côté du fleuve sur deux chétifs radeaux qui avaient peine à tenir contre le courant. Nous les voyions, de la rive, fortement secoués par les gros glaçons que chariait la rivière. Ces glaçons arrivaient jusqu'au bord des radeaux: là, trouvant un obstacle, ils s'arrêtaient quelque temps, puis s'engouffraient avec force dessous ces faibles planches, et produisaient d'horribles secousses. Nos soldats arrêtaient les plus gros avec leurs baïonnettes, et les faisaient dévier insensiblement au delà des radeaux.

L'impatience de l'armée était à son plus haut point. Les premiers qui arrivèrent à l'autre bord furent le brave M. Jacqueminot, aide-de-camp du maréchal Oudinot, et le comte Predziecski. C'était un brave Lithuanien que l'empereur aimait beaucoup, alors surtout qu'il partageait nos souffrances par fidélité et dévouement. Tous deux traversèrent la rivière à cheval. L'armée poussa des cris d'admiration en voyant que ses chefs étaient les premiers à lui donner l'exemple de l'intrépidité. Il y avait là en effet de quoi troubler les plus fortes têtes. Le courant forçait les pauvres chevaux à nager en biais: ce qui doublait la longueur de la traversée. Puis venaient les glaçons qui, heurtant contre leur poitrail et leurs flancs, y faisaient des entailles à faire pitié.

À une heure, le général Legrand et sa division encombraient le pont construit pour l'infanterie. L'empereur était sur la rive opposée. Quelques canons embarrassés les uns dans les autres avaient arrêté un instant la marche. L'empereur s'élance sur le pont, met la main aux attelages, et aide à débarrasser les pièces. L'enthousiasme des soldats était au comble. Ce fut aux cris de «vive l'empereur!» que l'infanterie prit pied sur l'autre bord.

Quelque temps après l'empereur apprit que le général Partonneaux avait mis bas les armes. Il en fut vivement affecté, et se répandit en reproches un peu injustes contre le général. Plus tard, quand il fut mieux informé, il fit parfaitement la part de la nécessité et du désespoir. Il est vrai de dire que le brave général n'en vint à ce parti extrême qu'après avoir fait tout ce qu'un homme de cœur peut faire en pareille circonstance. Il est permis à un homme de réfléchir, quand il n'a plus qu'à se faire tuer inutilement.

Quand l'artillerie et les bagages passèrent, le pont était tellement encombré qu'il rompit. Alors eut lieu ce mouvement rétrograde qui refoula d'une manière horrible toute la multitude des traîneurs qui s'avançaient, comme des troupeaux chassés, sur les derrières de l'artillerie. Un autre pont avait été construit à la hâte, comme si l'on eût eu la triste prévision que le premier romprait; mais le second était étroit, sans rebord: pourtant ce fut un pis-aller qui dans le premier moment parut encore bien précieux dans une aussi effroyable calamité; mais que de malheurs y arrivèrent! Les traîneurs s'y portèrent en foule. Comme l'artillerie, les bagages, en un mot tout le matériel de l'armée avaient pris les devans sur le premier pont, quand il fut rompu, et que, par le refoulement subit qui eut lieu sur les derrières de cette multitude, on connut la catastrophe, alors les derniers se trouvèrent les premiers pour gagner l'autre pont; mais il était urgent que l'artillerie passât la première. Elle se porta donc avec impétuosité vers la seule voie de salut qui lui restât. Ici la plume se refuse à tracer les scènes d'horreurs qui alors eurent lieu. Ce fut exactement sur un chemin de corps écrasés que les chariots de toute sorte arrivèrent au pont. On vit dans cette occasion ce que l'instinct de la conservation peut mettre de dureté, et même de férocité raisonnée dans l'âme. Il y eut des traîneurs, les plus forcenés de tous, qui blessèrent et même tuèrent à coups de baïonnettes les malheureux chevaux qui n'obéissaient pas au fouet de leurs guides. Ainsi plusieurs caissons demeurèrent en route, par suite de cet odieux moyen.

J'ai dit que le pont était sans rebords. On voyait une foule de malheureux qui s'efforçaient de le traverser tomber dans le fleuve et s'abîmer au milieu des glaces. D'autres essayaient de s'accrocher aux misérables planches du pont, et restaient suspendus sur l'abîme jusqu'à ce que leurs mains, écrasées par les roues des voitures, lâchassent prise; alors ils allaient rejoindre leurs camarades, et les flots les engloutissaient. Des caissons entiers, conducteurs et chevaux, furent précipités dans les eaux.

On vit de pauvres femmes tenir leurs enfans au dessus de l'eau, comme pour retarder de quelques secondes leur mort, et la plus affreuse des morts. Scène maternelle vraiment admirable, que le génie de la peinture a cru deviner en traçant une scène du déluge et dont nous avons vu la touchante et affreuse réalité! L'empereur voulait retourner sur ses pas, espérant que sa présence ramenerait l'ordre; on l'en dissuada d'une manière tellement significative qu'il lutta contre l'impulsion de son cœur et demeura, et certes, ce n'était pas sa grandeur qui l'attachait au rivage. On voyait tout ce qu'il éprouvait de souffrances, quand à chaque instant il demandait où en était le passage, si l'on entendait encore les canons rouler sur le pont, si les cris cessaient un peu de ce côté-là. «Les imprudens! pourquoi n'ont-ils pas attendu un peu,» disait-il.

Il y eut de beaux exemples de dévouement dans cette malheureuse circonstance. Un jeune artilleur se jeta dans le fleuve pour sauver une pauvre mère chargée de ses deux enfans, qui essayait de gagner, dans un petit bateau, l'autre bord. La charge était trop forte. Un énorme glaçon vint qui fit sombrer le batelet. Le canonnier saisit un des enfans, et, nageant avec vigueur, il le porta sur la rive. La mère et son autre enfant avaient péri. Ce bon jeune homme éleva le petit orphelin comme son fils. Je ne sais s'il a eu le bonheur de regagner la France.

Des officiers s'attelèrent eux-mêmes à des traîneaux pour emmener quelques-uns de leurs compagnons que leurs blessures avaient rendus impotens. Ils enveloppaient ces malheureux le plus chaudement possible, de temps à autre les réconfortaient avec un verre d'eau-de-vie quand ils pouvaient s'en procurer, et leur prodiguaient les soins les plus touchans.

Il y en eut beaucoup qui se conduisirent ainsi; et pourtant combien dont on ignore le nom! combien peu revinrent jouir dans leur pays des plus beaux souvenirs de leur vie!

Le pont fut brûlé à huit heures du matin. Le 29, l'empereur quitta les bords de la Bérésina, et nous allâmes coucher à Kamen. Sa Majesté y occupa une mauvaise maison de bois. Un air glacial y arrivait de tous les côtés par de mauvaises fenêtres dont presque toutes les vitres avaient été brisées. Nous fermâmes les ouvertures laissées au vent avec des bottes de foin. À quelque distance de nous, sur un vaste emplacement, on avait parqué comme du bétail des malheureux prisonniers russes que l'armée chassait devant elle. J'avais peine vraiment à comprendre cette allure de victorieux que nos pauvres soldats se donnaient encore en traînant après eux un misérable luxe de prisonniers qui ne pouvaient que les gêner en appelant leur surveillance. Quand les vainqueurs meurent de faim, où en sont les vaincus? Aussi ces malheureux Russes, exténués par les marches et par le besoin, périrent presque tous dans cette nuit. On les vit le matin serrés pêle-mêle les uns contre les autres. Ils avaient espéré trouver ainsi un peu de chaleur. Les plus faibles avaient succombé, et leurs cadavres raidis furent pendant toute la nuit accolés à ceux qui survécurent, sans que ces derniers s'en aperçussent. Il y en eut qui, dans leur voracité, mangèrent leurs compagnons morts. On a souvent parlé de la dureté avec laquelle les Russes supportent la douleur; j'en puis citer un trait qui passe toute croyance. Un de ces malheureux étant éloigné du corps auquel il appartenait, avait été atteint d'un boulet qui lui avait coupé les deux jambes et tué son cheval. Un officier français allant en reconnaissance sur le bord de la rivière où le Russe était tombé, aperçut à quelque distance une masse qu'il reconnut pour un cheval mort, et pourtant il distingua que cette masse n'était pas sans mouvement. Il s'approche et voit le buste d'un homme dont les extrémités étaient cachées dans le ventre du cheval. Ce malheureux était là depuis quatre jours, s'enfermant dans son cheval pour y chercher un abri contre le froid et se repaissant des lambeaux infectes de ce gîte effroyable.

Le 3 décembre nous arrivâmes à Malodeczno. Pendant tout le jour, l'empereur parut pensif et inquiet. Il avait de fréquens entretiens confidentiels avec le grand-écuyer M. de Caulaincourt. Je me doutai de quelque mesure extraordinaire. Je ne me trompais pas dans mes conjectures. À deux lieues de Smorghoni le duc de Vicence me fit appeler, et me dit d'aller en avant pour donner des ordres, afin de faire mettre sur ma calèche, qui était la plus légère, les six meilleurs chevaux des attelages, et de les tenir constamment sur les traits. J'étais à Smorghoni avant l'empereur, qui n'arriva qu'à la nuit tombante. Le froid était excessif. L'empereur descendit dans une pauvre maison sur une place, où il établit son quartier-général. Il prit un léger repas, écrivit de sa main le vingt-neuvième bulletin de son armée, et manda tous les maréchaux auprès de lui.

Rien n'avait encore transpiré du projet de l'empereur; mais dans les grandes et dernières mesures il y a toujours quelque chose d'insolite qui n'échappe pas aux plus clairvoyans. L'empereur n'avait jamais été aussi aimable, aussi communicatif. On sentait qu'il avait besoin de préparer ses amis les plus dévoués à cette accablante nouvelle. Il causa long-temps de choses vagues; puis il parla des grandes choses qui avaient été faites pendant la campagne, revenant avec plaisir sur la retraite du maréchal Ney, qu'ils avaient enfin retrouvé.

Le maréchal Davoust paraissait soucieux; l'empereur lui disait: «Parlez donc un peu, maréchal.» Il y avait eu depuis quelque temps un peu de froideur entre lui et l'empereur; Sa Majesté lui fit des reproches du peu de fréquence de ses visites; mais elle ne pouvait dissiper le nuage qui chargeait tous les fronts, car le secret n'avait pas été si bien gardé qu'elle l'avait espéré. Après le repas, l'empereur chargea le prince Eugène de lire le vingt-neuvième bulletin; alors il s'ouvrit franchement sur son projet, ajoutant que son départ était essentiel pour envoyer des secours à l'armée. Il donna ses ordres aux maréchaux; tous étaient tristes et découragés. Il était dix heures du soir, quand l'empereur dit qu'il était temps d'aller prendre du repos; il embrassa affectueusement tous les maréchaux, et se retira. Il sentait le besoin de cette séparation, car il avait beaucoup souffert de la gêne de cette entrevue; on pouvait du moins en juger par l'extrême agitation qui régnait sur sa figure après le conseil. Environ une demi-heure après, l'empereur me fit appeler dans sa chambre, et me dit: «Constant, je pars; je croyais pouvoir vous emmener avec moi: mais j'ai réfléchi que plusieurs voitures attireraient les regards; il est essentiel que je n'éprouve aucun retard; j'ai donné des ordres pour que vous puissiez partir aussitôt après le retour de mes chevaux vous me suivrez donc à peu de distance.» J'étais fort souffrant de ma maladie: c'est pourquoi l'empereur ne voulut pas que je partisse sur le siége comme je le lui demandai, afin de pouvoir lui donner tous mes soins, auxquels il était habitué; il me dit: «Non, Constant; vous me suivrez en voiture, et j'espère que vous pourrez arriver un jour au plus tard après moi.» Il partit avec M. le duc de Vicence, et Roustan sur le siége; on fit dételer ma voiture, et je restai, à mon grand regret. L'empereur était parti dans la nuit.

Le lendemain à la pointe du jour, l'armée savait tout; l'impression que fit cette nouvelle ne peut se peindre; le découragement fut à son comble, beaucoup de soldats blasphémaient et reprochaient à l'empereur de les abandonner; c'était un cri de malédiction générale. Le prince de Neufchâtel était dans une vive inquiétude, et demandait à tout le monde si l'on savait des nouvelles, quoiqu'il dût en recevoir le premier; il redoutait que Napoléon ne fût enlevé par les Cosaques, car il avait une faible escorte, et si l'on avait pu apprendre son passage, nul doute que l'on eût fait les plus grands efforts pour s'en emparer.

 

Cette nuit du 6, le froid augmenta encore; il fallait qu'il fût bien vif puisque l'on trouva à terre des oiseaux tout raidis par la gelée. Des soldats qui s'étaient assis, la tête dans les mains et le corps incliné, pour sentir moins le vide de leur estomac, se laissèrent aller au sommeil, et furent trouvés morts dans cette position. Quand nous respirions, la vapeur de notre haleine allait se congeler à nos sourcils; de petits glaçons blancs s'étaient formés aux moustaches et à la barbe des soldats; pour s'en débarrasser, ils se chauffaient le menton au feu des bivouacs; on conçoit qu'un bon nombre ne le fit pas impunément; des artilleurs approchaient leurs mains des narines des chevaux pour y chercher un peu de chaleur au souffle puissant de ces animaux. Leur chair était la nourriture ordinaire des soldats; on les voyait jeter sur les charbons de larges tranches de cette viande, et comme le froid la gelait, alors elle se transportait sans se gâter, comme du porc salé, la poudre des cartouches tenait lieu de sel.

Dans cette même nuit nous avions avec nous un jeune Parisien d'une famille fort riche, qui avait voulu un emploi dans la maison de l'empereur; il était fort jeune, et avait été reçu dans les garçons d'appartement; le pauvre enfant faisait son premier voyage. Il fut pris de la fièvre en quittant Moscou, et il était si mal ce soir-là qu'on ne put l'enlever du fourgon de la garde-robe dans lequel on l'avait mis pour qu'il fût mieux; il y mourut dans la nuit, fort regretté de tous ceux qui le connaissaient. Le pauvre Lapouriel était d'un caractère charmant, d'une grande instruction, l'espoir de sa famille; c'était un fils unique. La terre était si dure qu'on ne put lui faire une fosse, et nous éprouvâmes le chagrin d'abandonner ses tristes restes sans sépulture.

Je partis le lendemain muni d'un ordre du prince de Neufchâtel pour que sur toute la route on me donnât des chevaux de préférence à tout autre. À la première poste après Smorghoni, d'où l'empereur était parti avec le duc de Vicence, cet ordre me fut de la plus grande utilité, car il n'y avait de chevaux que pour une seule voiture; je m'y trouvai en concurrence pour les avoir avec M. le comte Daru, arrivé en même temps que moi. Je n'ai pas besoin de dire que sans l'ordre de l'empereur de le rejoindre le plus tôt possible, je n'aurais pas usé de mon droit pour prendre le pas sur l'intendant-général de l'armée; mais commandé par mon devoir je montrai l'ordre du prince de Neufchâtel à M. le comte Daru, qui, après l'avoir examiné, me dit: «C'est juste, M. Constant; prenez les chevaux; mais, je vous en prie, renvoyez-les-moi le plus vite possible.»

Que cette retraite fut désastreuse! Après bien des peines et des privations, nous arrivâmes à Wilna; il fallait passer sur un pont long et étroit pour entrer dans cette ville; l'artillerie, les fourgons encombraient l'espace de manière à empêcher toute autre voiture de passer; on avait beau dire «Service de l'empereur;» on était accueilli par des malédictions. Voyant l'impossibilité d'avancer, je descendis de ma calèche, et vis alors le prince d'Aremberg, officier d'ordonnance de l'empereur, dans un état pitoyable; sa figure était décomposée, il avait le nez, les oreilles et les pieds gelés. Il était assis derrière ma voiture. J'en fus navré. Je dis au prince que, s'il m'avait prévenu de son délaissement, je lui aurais donné ma place. À peine s'il pouvait me répondre. Je le soutins quelque temps; mais, voyant combien il était urgent pour tous les deux d'avancer, je pris le parti de le porter. Il était mince, svelte, de taille moyenne. Je le pris dans mes bras, et, avec ce fardeau, coudoyant, pressant, heurtant et heurté, j'arrivai enfin, et déposai le prince au quartier-général du roi de Naples, en recommandant qu'il reçût les soins que réclamait son état; après quoi je m'occupai de ma voiture.

Nous manquions de tout. Long-temps avant d'arriver à Wilna, les chevaux étant morts, nous avions reçu ordre de brûler nos voitures avec tout ce qu'elles contenaient. Je perdis considérablement dans ce voyage. J'avais fait emplète de plusieurs choses de prix. Tout fut brûlé avec mes effets, dont j'avais toujours une grande quantité dans mes voyages. Une grande partie des effets de l'empereur furent perdus de la même manière.

Une fort belle voiture du prince Berthier, qui venait d'arriver et n'avait point encore servi, fut aussi brûlée. À chacun de ces feux se tenaient quatre grenadiers qui, la baïonnette en avant, devaient empêcher que personne ne prît ce qui devait être sacrifié. Le lendemain on fit la visite des voitures qui avaient été épargnées pour s'assurer qu'il n'y restait aucun effet. Je ne pus garder que deux chemises. Nous couchâmes à Wilna. Mais le lendemain de grand matin l'alarme se répandit. Les Russes étaient aux portes de la ville. Des gens arrivaient tout effarés en criant: Nous sommes perdus. Le roi de Naples fut réveillé brusquement, sauta de son lit, et en un instant l'ordre fut donné pour que le service de l'empereur partît sur-le-champ. Je laisse à penser avec quelle confusion tout cela se fit. On n'eut le temps de faire aucune provision. On nous obligea à partir sans retard. Le prince d'Aremberg fut mis dans une voiture du roi avec ce qu'on put se procurer pour les besoins les plus pressans. Nous étions à peine sortis de la ville, que nous entendîmes de grands cris derrière nous et des coups de canon, accompagnés de vives fusillades. Nous avions à gravir une montagne de glace. Les chevaux étaient fatigués. On n'avançait pas. La voiture du trésor fut laissée à l'abandon, et une partie de l'argent fut pillée par des gens qui, à cent pas de là, étaient obligés de jeter ce qu'ils avaient pris pour sauver leur vie.