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Le côté de Guermantes

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Elle était, en mangeant, maladroite de ses mains à un degré qui laissait supposer qu’en jouant la comédie sur la scène elle devait se montrer bien gauche. Elle ne retrouvait de la dextérité que dans l’amour, par cette touchante prescience des femmes qui aiment tant le corps de l’homme qu’elles devinent du premier coup ce qui fera le plus de plaisir à ce corps pourtant si différent du leur.

Je cessai de prendre part à la conversation quand on parla théâtre, car sur ce chapitre Rachel était trop malveillante. Elle prit, il est vrai, sur un ton de commisération – contre Saint-Loup, ce qui prouvait qu’elle l’attaquait souvent devant lui – la défense de la Berma, en disant : « Oh ! non, c’est une femme remarquable. Évidemment ce qu’elle fait ne nous touche plus, cela ne correspond plus tout à fait à ce que nous cherchons, mais il faut la placer au moment où elle est venue, on lui doit beaucoup. Elle a fait des choses bien, tu sais. Et puis c’est une si brave femme, elle a un si grand cœur, elle n’aime pas naturellement les choses qui nous intéressent, mais elle a eu, avec un visage assez émouvant, une jolie qualité d’intelligence. » (Les doigts n’accompagnent pas de même tous les jugements esthétiques. S’il s’agit de peinture, pour montrer que c’est un beau morceau, en pleine pâte, on se contente de faire saillir le pouce. Mais la « jolie qualité d’esprit » est plus exigeante. Il lui faut deux doigts, ou plutôt deux ongles, comme s’il s’agissait de faire sauter une poussière.) Mais – cette exception faite – la maîtresse de Saint-Loup parlait des artistes les plus connus sur un ton d’ironie et de supériorité qui m’irritait, parce que je croyais – faisant erreur en cela – que c’était elle qui leur était inférieure. Elle s’aperçut très bien que je devais la tenir pour une artiste médiocre et avoir au contraire beaucoup de considération pour ceux qu’elle méprisait. Mais elle ne s’en froissa pas, parce qu’il y a dans le grand talent non reconnu encore, comme était le sien, si sûr qu’il puisse être de lui-même, une certaine humilité, et que nous proportionnons les égards que nous exigeons, non à nos dons cachés, mais à notre situation acquise. (Je devais, une heure plus tard, voir au théâtre la maîtresse de Saint-Loup montrer beaucoup de déférence envers les mêmes artistes sur lesquels elle portait un jugement si sévère.) Aussi, si peu de doute qu’eût dû lui laisser mon silence, n’en insista-t-elle pas moins pour que nous dînions le soir ensemble, assurant que jamais la conversation de personne ne lui avait autant plu que la mienne. Si nous n’étions pas encore au théâtre, où nous devions aller après le déjeuner, nous avions l’air de nous trouver dans un « foyer » qu’illustraient des portraits anciens de la troupe, tant les maîtres d’hôtel avaient de ces figures qui semblent perdues avec toute une génération d’artistes hors ligne du Palais-Royal ; ils avaient l’air d’académiciens aussi : arrêté devant un buffet, l’un examinait des poires avec la figure et la curiosité désintéressée qu’eût pu avoir M. de Jussieu. D’autres, à côté de lui, jetaient sur la salle les regards empreints de curiosité et de froideur que des membres de l’Institut déjà arrivés jettent sur le public tout en échangeant quelques mots qu’on n’entend pas. C’étaient des figures célèbres parmi les habitués. Cependant on s’en montrait un nouveau, au nez raviné, à la lèvre papelarde, qui avait l’air d’église et entrait en fonctions pour la première fois, et chacun regardait avec intérêt le nouvel élu. Mais bientôt, peut-être pour faire partir Robert afin de se trouver seule avec Aimé, Rachel se mit à faire de l’œil à un jeune boursier qui déjeunait à une table voisine avec un ami.

– Zézette, je te prierai de ne pas regarder ce jeune homme comme cela, dit Saint-Loup sur le visage de qui les hésitantes rougeurs de tout à l’heure s’étaient concentrées en une nuée sanglante qui dilatait et fonçait les traits distendus de mon ami ; si tu dois nous donner en spectacle, j’aime mieux déjeuner de mon côté et aller t’attendre au théâtre.

À ce moment on vint dire à Aimé qu’un monsieur le priait de venir lui parler à la portière de sa voiture. Saint-Loup, toujours inquiet et craignant qu’il ne s’agît d’une commission amoureuse à transmettre à sa maîtresse, regarda par la vitre et aperçut au fond de son coupé, les mains serrées dans des gants blancs rayés de noir, une fleur à la boutonnière, M. de Charlus.

– Tu vois, me dit-il à voix basse, ma famille me fait traquer jusqu’ici. Je t’en prie, moi je ne peux pas, mais puisque tu connais bien le maître d’hôtel, qui va sûrement nous vendre, demande-lui de ne pas aller à la voiture. Au moins que ce soit un garçon qui ne me connaisse pas. Si on dit à mon oncle qu’on ne me connaît pas, je sais comment il est, il ne viendra pas voir dans le café, il déteste ces endroits-là. N’est-ce pas tout de même dégoûtant qu’un vieux coureur de femmes comme lui, qui n’a pas dételé, me donne perpétuellement des leçons et vienne m’espionner !

Aimé, ayant reçu mes instructions, envoya un de ses commis qui devait dire qu’il ne pouvait pas se déranger et que, si on demandait le marquis de Saint-Loup, on dise qu’on ne le connaissait pas. La voiture repartit bientôt. Mais la maîtresse de Saint-Loup, qui n’avait pas entendu nos propos chuchotés à voix basse et avait cru qu’il s’agissait du jeune homme à qui Robert lui reprochait de faire de l’œil, éclata en injures.

– Allons bon ! c’est ce jeune homme maintenant ? tu fais bien de me prévenir ; oh ! c’est délicieux de déjeuner dans ces conditions ! Ne vous occupez pas de ce qu’il dit, il est un peu piqué et surtout, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, il dit cela parce qu’il croit que ça fait élégant, que ça fait grand seigneur d’avoir l’air jaloux.

Et elle se mit à donner avec ses pieds et avec ses mains des signes d’énervement.

– Mais, Zézette, c’est pour moi que c’est désagréable. Tu nous rends ridicules aux yeux de ce monsieur, qui va être persuadé que tu lui fais des avances et qui m’a l’air tout ce qu’il y a de pis.

– Moi, au contraire, il me plaît beaucoup ; d’abord il a des yeux ravissants, et qui ont une manière de regarder les femmes ! on sent qu’il doit les aimer.

– Tais-toi au moins jusqu’à ce que je sois parti, si tu es folle, s’écria Robert. Garçon, mes affaires.

Je ne savais si je devais le suivre.

– Non, j’ai besoin d’être seul, me dit-il sur le même ton dont il venait de parler à sa maîtresse et comme s’il était tout fâché contre moi. Sa colère était comme une même phrase musicale sur laquelle dans un opéra se chantent plusieurs répliques, entièrement différentes entre elles, dans le livret, de sens et de caractère, mais qu’elle réunit par un même sentiment. Quand Robert fut parti, sa maîtresse appela Aimé et lui demanda différents renseignements. Elle voulait ensuite savoir comment je le trouvais.

– Il a un regard amusant, n’est-ce pas ? Vous comprenez, ce qui m’amuserait ce serait de savoir ce qu’il peut penser, d’être souvent servie par lui, de l’emmener en voyage. Mais pas plus que ça. Si on était obligé d’aimer tous les gens qui vous plaisent, ce serait au fond assez terrible. Robert a tort de se faire des idées. Tout ça, ça se forme dans ma tête, Robert devrait être bien tranquille. (Elle regardait toujours Aimé.) Tenez, regardez les yeux noirs qu’il a, je voudrais savoir ce qu’il y a dessous.

Bientôt on vint lui dire que Robert la faisait demander dans un cabinet particulier où, en passant par une autre entrée, il était allé finir de déjeuner sans retraverser le restaurant. Je restai ainsi seul, puis à mon tour Robert me fit appeler. Je trouvai sa maîtresse étendue sur un sofa, riant sous les baisers, les caresses qu’il lui prodiguait. Ils buvaient du Champagne. « Bonjour, vous ! » lui dit-elle, car elle avait appris récemment cette formule qui lui paraissait le dernier mot de la tendresse et de l’esprit. J’avais mal déjeuné, j’étais mal à l’aise, et sans que les paroles de Legrandin y fussent pour quelque chose, je regrettais de penser que je commençais dans un cabinet de restaurant et finirais dans des coulisses de théâtre cette première après-midi de printemps. Après avoir regardé l’heure pour voir si elle ne se mettrait pas en retard, elle m’offrit du Champagne, me tendit une de ses cigarettes d’Orient et détacha pour moi une rose de son corsage. Je me dis alors : « Je n’ai pas trop à regretter ma journée ; ces heures passées auprès de cette jeune femme ne sont pas perdues pour moi puisque par elle j’ai, chose gracieuse et qu’on ne peut payer trop cher, une rose, une cigarette parfumée, une coupe de Champagne. » Je me le disais parce qu’il me semblait que c’était douter d’un caractère esthétique, et par là justifier, sauver ces heures d’ennui. Peut-être aurais-je dû penser que le besoin même que j’éprouvais d’une raison qui me consolât de mon ennui suffisait à prouver que je ne ressentais rien d’esthétique. Quant à Robert et à sa maîtresse, ils avaient l’air de ne garder aucun souvenir de la querelle qu’ils avaient eue quelques instants auparavant, ni que j’y eusse assisté. Ils n’y firent aucune allusion, ils ne lui cherchèrent aucune excuse pas plus qu’au contraste que faisaient avec elle leurs façons de maintenant. À force de boire du Champagne avec eux, je commençai à éprouver un peu de l’ivresse que je ressentais à Rivebelle, probablement pas tout à fait la même. Non seulement chaque genre d’ivresse, de celle que donne le soleil ou le voyage à celle que donne la fatigue ou le vin, mais chaque degré d’ivresse, et qui devrait porter une « cote » différente comme celles qui indiquent les fonds dans la mer, met à nu en nous, exactement à la profondeur où il se trouve, un homme spécial. Le cabinet où se trouvait Saint-Loup était petit, mais la glace unique qui le décorait était de telle sorte qu’elle semblait en réfléchir une trentaine d’autres, le long d’une perspective infinie ; et l’ampoule électrique placée au sommet du cadre devait le soir, quand elle était allumée, suivie de la procession d’une trentaine de reflets pareils à elle-même, donner au buveur même solitaire l’idée que l’espace autour de lui se multipliait en même temps que ses sensations exaltées par l’ivresse et qu’enfermé seul dans ce petit réduit, il régnait pourtant sur quelque chose de bien plus étendu, en sa courbe indéfinie et lumineuse, qu’une allée du « Jardin de Paris ». Or, étant alors à ce moment-là ce buveur, tout d’un coup, le cherchant dans la glace, je l’aperçus, hideux, inconnu, qui me regardait. La joie de l’ivresse était plus forte que le dégoût ; par gaîté ou bravade, je lui souris et en même temps il me souriait. Et je me sentais tellement sous l’empire éphémère et puissant de la minute où les sensations sont si fortes que je ne sais si ma seule tristesse ne fut pas de penser que, le moi affreux que je venais d’apercevoir, c’était peut-être son dernier jour et que je ne rencontrerais plus jamais cet étranger dans le cours de ma vie.

 

Robert était seulement fâché que je ne voulusse pas briller davantage aux yeux de sa maîtresse.

– Voyons, ce monsieur que tu as rencontré ce matin et qui mêle le snobisme et l’astronomie, raconte-le-lui, je ne me rappelle pas bien – et il la regardait du coin de l’œil.

– Mais, mon petit, il n’y a rien à dire d’autre que ce que tu viens de dire.

– Tu es assommant. Alors raconte les choses de Françoise aux Champs-Élysées, cela lui plaira tant !

– Oh oui ! Bobbey m’a tant parlé de Françoise. Et en prenant Saint-Loup par le menton, elle redit, par manque d’invention, en attirant ce menton vers la lumière : « Bonjour, vous ! »

Depuis que les acteurs n’étaient plus exclusivement, pour moi, les dépositaires, en leur diction et leur jeu, d’une vérité artistique, ils m’intéressaient en eux-mêmes ; je m’amusais, croyant avoir devant moi les personnages d’un vieux roman comique, de voir du visage nouveau d’un jeune seigneur qui venait d’entrer dans la salle, l’ingénue écouter distraitement la déclaration que lui faisait le jeune premier dans la pièce, tandis que celui-ci, dans le feu roulant de sa tirade amoureuse, n’en dirigeait pas moins une œillade enflammée vers une vieille dame assise dans une loge voisine, et dont les magnifiques perles l’avaient frappé ; et ainsi, surtout grâce aux renseignements que Saint-Loup me donnait sur la vie privée des artistes, je voyais une autre pièce, muette et expressive, se jouer sous la pièce parlée, laquelle d’ailleurs, quoique médiocre, m’intéressait ; car j’y sentais germer et s’épanouir pour une heure, à la lumière de la rampe, faites de l’agglutinement sur le visage d’un acteur d’un autre visage de fard et de carton, sur son âme personnelle des paroles d’un rôle.

Ces individualités éphémères et vivaces que sont les personnages d’une pièce séduisante aussi, qu’on aime, qu’on admire, qu’on plaint, qu’on voudrait retrouver encore, une fois qu’on a quitté le théâtre, mais qui déjà se sont désagrégées en un comédien qui n’a plus la condition qu’il avait dans la pièce, en un texte qui ne montre plus le visage du comédien, en une poudre colorée qu’efface le mouchoir, qui sont retournées en un mot à des éléments qui n’ont plus rien d’elles, à cause de leur dissolution, consommée sitôt après la fin du spectacle, font, comme celle d’un être aimé, douter de la réalité du moi et méditer sur le mystère de la mort.

Un numéro du programme me fut extrêmement pénible. Une jeune femme que détestaient Rachel et plusieurs de ses amies devait y faire dans des chansons anciennes un début sur lequel elle avait fondé toutes ses espérances d’avenir et celles des siens. Cette jeune femme avait une croupe trop proéminente, presque ridicule, et une voix jolie mais trop menue, encore affaiblie par l’émotion et qui contrastait avec cette puissante musculature. Rachel avait aposté dans la salle un certain nombre d’amis et d’amies dont le rôle était de décontenancer par leurs sarcasmes la débutante, qu’on savait timide, de lui faire perdre la tête de façon qu’elle fît un fiasco complet après lequel le directeur ne conclurait pas d’engagement. Dès les premières notes de la malheureuse, quelques spectateurs, recrutés pour cela, se mirent à se montrer son dos en riant, quelques femmes qui étaient du complot rirent tout haut, chaque note flûtée augmentait l’hilarité voulue qui tournait au scandale. La malheureuse, qui suait de douleur sous son fard, essaya un instant de lutter, puis jeta autour d’elle sur l’assistance des regards désolés, indignés, qui ne firent que redoubler les huées. L’instinct d’imitation, le désir de se montrer spirituelles et braves, mirent de la partie de jolies actrices qui n’avaient pas été prévenues, mais qui lançaient aux autres des œillades de complicité méchante, se tordaient de rire, avec de violents éclats, si bien qu’à la fin de la seconde chanson et bien que le programme en comportât encore cinq, le régisseur fit baisser le rideau. Je m’efforçai de ne pas plus penser à cet incident qu’à la souffrance de ma grand’mère quand mon grand-oncle, pour la taquiner, faisait prendre du cognac à mon grand-père, l’idée de la méchanceté ayant pour moi quelque chose de trop douloureux. Et pourtant, de même que la pitié pour le malheur n’est peut-être pas très exacte, car par l’imagination nous recréons toute une douleur sur laquelle le malheureux obligé de lutter contre elle ne songe pas à s’attendrir, de même la méchanceté n’a probablement pas dans l’âme du méchant cette pure et voluptueuse cruauté qui nous fait si mal à imaginer. La haine l’inspire, la colère lui donne une ardeur, une activité qui n’ont rien de très joyeux ; il faudrait le sadisme pour en extraire du plaisir, le méchant croit que c’est un méchant qu’il fait souffrir. Rachel s’imaginait certainement que l’actrice qu’elle faisait souffrir était loin d’être intéressante, en tout cas qu’en la faisant huer, elle-même vengeait le bon goût en se moquant du grotesque et donnait une leçon à une mauvaise camarade. Néanmoins, je préférai ne pas parler de cet incident puisque je n’avais eu ni le courage ni la puissance de l’empêcher ; il m’eût été trop pénible, en disant du bien de la victime, de faire ressembler aux satisfactions de la cruauté les sentiments qui animaient les bourreaux de cette débutante.

Mais le commencement de cette représentation m’intéressa encore d’une autre manière. Il me fit comprendre en partie la nature de l’illusion dont Saint-Loup était victime à l’égard de Rachel et qui avait mis un abîme entre les images que nous avions de sa maîtresse, lui et moi, quand nous la voyions ce matin même sous les poiriers en fleurs. Rachel jouait un rôle presque de simple figurante, dans la petite pièce. Mais vue ainsi, c’était une autre femme. Rachel avait un de ces visages que l’éloignement – et pas nécessairement celui de la salle à la scène, le monde n’étant pour cela qu’un plus grand théâtre – dessine et qui, vus de près, retombent en poussière. Placé à côté d’elle, on ne voyait qu’une nébuleuse, une voie lactée de taches de rousseur, de tout petits boutons, rien d’autre. À une distance convenable, tout cela cessait d’être visible et, des joues effacées, résorbées, se levait, comme un croissant de lune, un nez si fin, si pur, qu’on aurait souhaité être l’objet de l’attention de Rachel, la revoir autant qu’on voudrait, la posséder auprès de soi, si jamais on ne l’avait vue autrement et de près. Ce n’était pas mon cas, mais c’était celui de Saint-Loup quand il l’avait vue jouer la première fois. Alors, il s’était demandé comment l’approcher, comment la connaître, en lui s’était ouvert tout un domaine merveilleux – celui où elle vivait – d’où émanaient des radiations délicieuses, mais où il ne pourrait pénétrer. Il sortit du théâtre se disant qu’il serait fou de lui écrire, qu’elle ne lui répondrait pas, tout prêt à donner sa fortune et son nom pour la créature qui vivait en lui dans un monde tellement supérieur à ces réalités trop connues, un monde embelli par le désir et le rêve, quand du théâtre, vieille petite construction qui avait elle-même l’air d’un décor, il vit, à la sortie des artistes, par une porte déboucher la troupe gaie et gentiment chapeautée des artistes qui avaient joué. Des jeunes gens qui les connaissaient étaient là à les attendre. Le nombre des pions humains étant moins nombreux que celui des combinaisons qu’ils peuvent former, dans une salle où font défaut toutes les personnes qu’on pouvait connaître, il s’en trouve une qu’on ne croyait jamais avoir l’occasion de revoir et qui vient si à point que le hasard semble providentiel, auquel pourtant quelque autre hasard se fût sans doute substitué si nous avions été non dans ce lieu mais dans un différent où seraient nés d’autres désirs et où se serait rencontrée quelque autre vieille connaissance pour les seconder. Les portes d’or du monde des rêves s’étaient refermées sur Rachel avant que Saint-Loup l’eût vue sortir, de sorte que les taches de rousseur et les boutons eurent peu d’importance. Ils lui déplurent cependant, d’autant que, n’étant plus seul, il n’avait plus le même pouvoir de rêver qu’au théâtre devant elle. Mais, bien qu’il ne pût plus l’apercevoir, elle continuait à régir ses actes comme ces astres qui nous gouvernent par leur attraction, même pendant les heures où ils ne sont pas visibles à nos yeux. Aussi, le désir de la comédienne aux fins traits qui n’étaient même pas présents au souvenir de Robert, fit que, sautant sur l’ancien camarade qui par hasard était là, il se fit présenter à la personne sans traits et aux taches de rousseur, puisque c’était la même, et en se disant que plus tard on aviserait de savoir laquelle des deux cette même personne était en réalité. Elle était pressée, elle n’adressa même pas cette fois-là la parole à Saint-Loup, et ce ne fut qu’après plusieurs jours qu’il put enfin, obtenant qu’elle quittât ses camarades, revenir avec elle. Il l’aimait déjà. Le besoin de rêve, le désir d’être heureux par celle à qui on a rêvé, font que beaucoup de temps n’est pas nécessaire pour qu’on confie toutes ses chances de bonheur à celle qui quelques jours auparavant n’était qu’une apparition fortuite, inconnue, indifférente, sur les planchers de la scène.

Quand, le rideau tombé, nous passâmes sur le plateau, intimidé de m’y promener, je voulus parler avec vivacité à Saint-Loup ; de cette façon mon attitude, comme je ne savais pas laquelle on devait prendre dans ces lieux nouveaux pour moi, serait entièrement accaparée par notre conversation et on penserait que j’y étais si absorbé, si distrait, qu’on trouverait naturel que je n’eusse pas les expressions de physionomie que j’aurais dû avoir dans un endroit où, tout à ce que je disais, je savais à peine que je me trouvais ; et saisissant, pour aller plus vite, le premier sujet de conversation :

– Tu sais, dis-je à Robert, que j’ai été pour te dire adieu le jour de mon départ, nous n’avons jamais eu l’occasion d’en causer. Je t’ai salué dans la rue.

– Ne m’en parle pas, me répondit-il, j’en ai été désolé ; nous nous sommes rencontrés tout près du quartier, mais je n’ai pas pu m’arrêter parce que j’étais déjà très en retard. Je t’assure que j’étais navré.

Ainsi il m’avait reconnu ! Je revoyais encore le salut entièrement impersonnel qu’il m’avait adressé en levant la main à son képi, sans un regard dénonçant qu’il me connût, sans un geste qui manifestât qu’il regrettait de ne pouvoir s’arrêter. Évidemment cette fiction qu’il avait adoptée à ce moment-là, de ne pas me reconnaître, avait dû lui simplifier beaucoup les choses. Mais j’étais stupéfait qu’il eût su s’y arrêter si rapidement et avant qu’un réflexe eût décelé sa première impression. J’avais déjà remarqué à Balbec que, à côté de cette sincérité naïve de son visage dont la peau laissait voir par transparence le brusque afflux de certaines émotions, son corps avait été admirablement dressé par l’éducation à un certain nombre de dissimulations de bienséance et, comme un parfait comédien, il pouvait dans sa vie de régiment, dans sa vie mondaine, jouer l’un après l’autre des rôles différents. Dans l’un de ses rôles il m’aimait profondément, il agissait à mon égard presque comme s’il était mon frère ; mon frère, il l’avait été, il l’était redevenu, mais pendant un instant il avait été un autre personnage qui ne me connaissait pas et qui, tenant les rênes, le monocle à l’œil, sans un regard ni un sourire, avait levé la main à la visière de son képi pour me rendre correctement le salut militaire !

Les décors encore plantés entre lesquels je passais, vus ainsi de près et dépouillés de tout ce que leur ajoutent l’éloignement et l’éclairage que le grand peintre qui les avait brossés avait calculés, étaient misérables, et Rachel, quand je m’approchai d’elle, ne subit pas un moindre pouvoir de destruction. Les ailes de son nez charmant étaient restées dans la perspective, entre la salle et la scène, tout comme le relief des décors. Ce n’était plus elle, je ne la reconnaissais que grâce à ses yeux où son identité s’était réfugiée. La forme, l’éclat de ce jeune astre si brillant tout à l’heure avaient disparu. En revanche, comme si nous nous approchions de la lune et qu’elle cessât de nous paraître de rose et d’or, sur ce visage si uni tout à l’heure je ne distinguais plus que des protubérances, des taches, des fondrières. Malgré l’incohérence où se résolvaient de près, non seulement le visage féminin mais les toiles peintes, j’étais heureux d’être là, de cheminer parmi les décors, tout ce cadre qu’autrefois mon amour de la nature m’eût fait trouver ennuyeux et factice, mais auquel sa peinture par Gœthe dans Wilhelm Meister avait donné pour moi une certaine beauté ; et j’étais déjà charmé d’apercevoir, au milieu de journalistes ou de gens du monde amis des actrices, qui saluaient, causaient, fumaient comme à la ville, un jeune homme en toque de velours noir, en jupe hortensia, les joues crayonnées de rouge comme une page d’album de Watteau, lequel, la bouche souriante, les yeux au ciel, esquissant de gracieux signes avec les paumes de ses mains, bondissant légèrement, semblait tellement d’une autre espèce que les gens raisonnables en veston et en redingote au milieu desquels il poursuivait comme un fou son rêve extasié, si étranger aux préoccupations de leur vie, si antérieur aux habitudes de leur civilisation, si affranchi des lois de la nature, que c’était quelque chose d’aussi reposant et d’aussi frais que de voir un papillon égaré dans une foule, de suivre des yeux, entres les frises, les arabesques naturelles qu’y traçaient ses ébats ailés, capricieux et fardés. Mais au même instant Saint-Loup s’imagina que sa maîtresse faisait attention à ce danseur en train de repasser une dernière fois une figure du divertissement dans lequel il allait paraître, et sa figure se rembrunit.

 

– Tu pourrais regarder d’un autre côté, lui dit-il d’un air sombre. Tu sais que ces danseurs ne valent pas la corde sur laquelle ils feraient bien de monter pour se casser les reins, et ce sont des gens à aller après se vanter que tu as fait attention à eux. Du reste tu entends bien qu’on te dit d’aller dans ta loge t’habiller. Tu vas encore être en retard.

Trois messieurs – trois journalistes – voyant l’air furieux de Saint-Loup, se rapprochèrent, amusés, pour entendre ce qu’on disait. Et comme on plantait un décor de l’autre côté nous fûmes resserrés contre eux.

– Oh ! mais je le reconnais, c’est mon ami, s’écria la maîtresse de Saint-Loup en regardant le danseur. Voilà qui est bien fait, regardez-moi ces petites mains qui dansent comme tout le reste de sa personne !

Le danseur tourna la tête vers elle, et sa personne humaine apparaissant sous le sylphe qu’il s’exerçait à être, la gelée droite et grise de ses yeux trembla et brilla entre ses cils raidis et peints, et un sourire prolongea des deux côtés sa bouche dans sa face pastellisée de rouge ; puis, pour amuser la jeune femme, comme une chanteuse qui nous fredonne par complaisance l’air où nous lui avons dit que nous l’admirions, il se mit à refaire le mouvement de ses paumes, en se contrefaisant lui-même avec une finesse de pasticheur et une bonne humeur d’enfant.

– Oh ! c’est trop gentil, ce coup de s’imiter soi-même, s’écria-t-elle en battant des mains.

– Je t’en supplie, mon petit, lui dit Saint-Loup d’une voix désolée, ne te donne pas en spectacle comme cela, tu me tues, je te jure que si tu dis un mot de plus, je ne t’accompagne pas à ta loge, et je m’en vais ; voyons, ne fais pas la méchante. – Ne reste pas comme cela dans la fumée de cigare, cela va te faire mal, me dit Saint-Loup avec cette sollicitude qu’il avait pour moi depuis Balbec.

– Oh ! quel bonheur si tu t’en vas.

– Je te préviens que je ne reviendrai plus.

– Je n’ose pas l’espérer.

– Écoute, tu sais, je t’ai promis le collier si tu étais gentille, mais du moment que tu me traites comme cela…

– Ah ! voilà une chose qui ne m’étonne pas de toi. Tu m’avais fait une promesse, j’aurais bien dû penser que tu ne la tiendrais pas. Tu veux faire sonner que tu as de l’argent, mais je ne suis pas intéressée comme toi. Je m’en fous de ton collier. J’ai quelqu’un qui me le donnera.

– Personne d’autre ne pourra te le donner, car je l’ai retenu chez Boucheron et j’ai sa parole qu’il ne le vendra qu’à moi.

– C’est bien cela, tu as voulu me faire chanter, tu as pris toutes tes précautions d’avance. C’est bien ce qu’on dit : Marsantes, Mater Semita, ça sent la race, répondit Rachel répétant une étymologie qui reposait sur un grossier contresens car Semita signifie « sente » et non « Sémite », mais que les nationalistes appliquaient à Saint-Loup à cause des opinions dreyfusardes qu’il devait pourtant à l’actrice. (Elle était moins bien venue que personne à traiter de Juive Mme de Marsantes à qui les ethnographes de la société ne pouvaient arriver à trouver de juif que sa parenté avec les Lévy-Mirepoix.) Mais tout n’est pas fini, sois-en sûr. Une parole donnée dans ces conditions n’a aucune valeur. Tu as agi par traîtrise avec moi. Boucheron le saura et on lui en donnera le double, de son collier. Tu auras bientôt de mes nouvelles, sois tranquille.

Robert avait cent fois raison. Mais les circonstances sont toujours si embrouillées que celui qui a cent fois raison peut avoir eu une fois tort. Et je ne pus m’empêcher de me rappeler ce mot désagréable et pourtant bien innocent qu’il avait eu à Balbec : « De cette façon, j’ai barre sur elle. »

– Tu as mal compris ce que je t’ai dit pour le collier. Je ne te l’avais pas promis d’une façon formelle. Du moment que tu fais tout ce qu’il faut pour que je te quitte, il est bien naturel, voyons, que je ne te le donne pas ; je ne comprends pas où tu vois de la traîtrise là dedans, ni que je suis intéressé. On ne peut pas dire que je fais sonner mon argent, je te dis toujours que je suis un pauvre bougre qui n’a pas le sou. Tu as tort de le prendre comme ça, mon petit. En quoi suis-je intéressé ? Tu sais bien que mon seul intérêt, c’est toi.

– Oui, oui, tu peux continuer, lui dit-elle ironiquement, en esquissant le geste de quelqu’un qui vous fait la barbe. Et se tournant vers le danseur :

– Ah ! vraiment il est épatant avec ses mains. Moi qui suis une femme, je ne pourrais pas faire ce qu’il fait là. Et se tournant vers lui en lui montrant les traits convulsés de Robert : « Regarde, il souffre », lui dit-elle tout bas, dans l’élan momentané d’une cruauté sadique qui n’était d’ailleurs nullement en rapport avec ses vrais sentiments d’affection pour Saint-Loup.

– Écoute, pour le dernière fois, je te jure que tu auras beau faire, tu pourras avoir dans huit jours tous les regrets du monde, je ne reviendrai pas, la coupe est pleine, fais attention, c’est irrévocable, tu le regretteras un jour, il sera trop tard.

Peut-être était-il sincère et le tourment de quitter sa maîtresse lui semblait-il moins cruel que celui de rester près d’elle dans certaines conditions.

– Mais mon petit, ajouta-t-il en s’adressant à moi, ne reste pas là, je te dis, tu vas te mettre à tousser.

Je lui montrai le décor qui m’empêchait de me déplacer. Il toucha légèrement son chapeau et dit au journaliste :