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Le côté de Guermantes

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Il faut ajouter qu’un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause principale de la défaite de Napoléon, était d’une excellente famille, insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces : « Quel malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu’elle n’ait jamais pu marier ses enfants. – Mais, mon oncle, l’aînée a épousé M. de Grouchy. – Je n’appelle pas cela un mari ! Enfin, on prétend que l’oncle François a demandé la cadette, cela fera qu’elles ne seront pas toutes restées filles. »

Aussitôt l’ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire, multiple et simultané, les portes de la salle à manger s’ouvrirent à deux battants ; un maître d’hôtel qui avait l’air d’un maître des cérémonies s’inclina devant la princesse de Parme et annonça la nouvelle : « Madame est servie », d’un ton pareil à celui dont il aurait dit : « Madame se meurt », mais qui ne jeta aucune tristesse dans l’assemblée, car ce fut d’un air folâtre, et comme l’été à Robinson, que les couples s’avancèrent l’un derrière l’autre vers la salle à manger, se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied poussaient derrière eux leur chaise ; la dernière, Mme de Guermantes s’avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que j’éprouvasse l’ombre de la timidité que j’aurais pu craindre, car, en chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile, voyant sans doute que je m’étais mis du côté qu’il ne fallait pas, elle pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur le mien et le plus naturellement encadré dans un rythme de mouvements précis et nobles. Je leur obéis avec d’autant plus d’aisance que les Guermantes n’y attachaient pas plus d’importance qu’au savoir un vrai savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant ; d’autres portes s’ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l’arrivée tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les rouages en action.

C’est timide et non majestueusement souverain qu’avait été ce signe du duc, auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse, obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L’indécision du geste ne nuisit pas pour moi à l’effet du spectacle qui lui était subordonné. Car je sentais que ce qui l’avait rendu hésitant et embarrassé était la crainte de me laisser voir qu’on n’attendait que moi pour dîner et qu’on m’avait attendu longtemps, de même que Mme de Guermantes avait peur qu’ayant regardé tant de tableaux, on ne me fatiguât et ne m’empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet continu. De sorte que c’était le manque de grandeur dans le geste qui dégageait la grandeur véritable. De même que cette indifférence du duc à son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en lui-même mais qu’il voulait honorer. Ce n’est pas que M. de Guermantes ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n’eût même des ridicules d’homme trop riche, l’orgueil d’un parvenu qu’il n’était pas.

Mais de même qu’un fonctionnaire ou qu’un prêtre voient leur médiocre talent multiplié à l’infini (comme une vague par toute la mer qui se presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s’appuient, l’administration française et l’église catholique, de même M. de Guermantes était porté par cette autre force, la politesse aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme de Guermantes n’eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais du moment que quelqu’un, comme c’était mon cas, paraissait susceptible d’être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s’il est possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.

Quand il voulait faire plaisir à quelqu’un, M. de Guermantes avait ainsi pour faire de lui, ce jour-là, le personnage principal, un art qui savait mettre à profit la circonstance et le lieu. Sans doute à Guermantes ses « distinctions » et ses « grâces » eussent pris une autre forme. Il eût fait atteler pour m’emmener faire seul avec lui une promenade avant dîner. Telles qu’elles étaient, on se sentait touché par ses façons comme on l’est, en lisant des Mémoires du temps, par celles de Louis XIV quand il répond avec bonté, d’un air riant et avec une demi-révérence, à quelqu’un qui vient le solliciter. Encore faut-il, dans les deux cas, comprendre que cette politesse n’allait pas au delà de ce que ce mot signifie.

Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent pourtant son peu de souci de l’étiquette, si bien, dit Saint-Simon, qu’il n’a été qu’un fort petit roi pour le rang en comparaison de Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait rédiger les instructions les plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains cas, devant l’impossibilité d’arriver à une entente, on préfère convenir que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain étranger que dehors, en plein air, pour qu’il ne soit pas dit qu’en entrant dans le château l’un a précédé l’autre ; et l’Électeur palatin, recevant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la main, d’être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la difficulté. M. le Duc évitant les occasions de rendre le service à Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu’il s’agit d’un sentiment profond, des choses du cœur, le devoir, si inflexible tant qu’il s’agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la mort de ce frère, une des personnes qu’il a le plus aimées, quand Monsieur, selon l’expression du duc de Montfort, est « encore tout chaud », Louis XIV chante des airs d’opéras, s’étonne que la duchesse de Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l’air si mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions mondaines et concentrées, mais dans le langage le plus involontaire, dans les préoccupations, dans l’emploi du temps de M. de Guermantes, on retrouvait le même contraste : les Guermantes n’éprouvaient pas plus de chagrin que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité véritable était moindre ; en revanche, on voyait tous les jours leur nom dans les mondanités du Gaulois à cause du nombre prodigieux d’enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de pure forme.

L’autre raison de l’amabilité que me montra la princesse de Parme était plus particulière. C’est qu’elle était persuadée d’avance que tout ce qu’elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était d’une qualité supérieure à tout ce qu’elle avait chez elle. Chez toutes les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s’il en avait été ainsi ; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus ordinaires, elle ne se contentait pas de s’extasier, elle demandait la permission d’envoyer dès le lendemain chercher la recette ou regarder l’espèce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages à gros appointements, ayant leur voiture à eux et surtout leurs prétentions professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliés de venir s’informer d’un plat dédaigné ou prendre modèle sur une variété d’œillets laquelle n’était pas moitié aussi belle, aussi « panachée » de « chinages », aussi grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu’ils avaient obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de celle-ci, chez tout le monde, cet étonnement devant les moindres choses était factice et destiné à montrer qu’elle ne tirait pas de la supériorité de son rang et de ses richesses un orgueil défendu par ses anciens précepteurs, dissimulé par sa mère et insupportable à Dieu, en revanche, c’est en toute sincérité qu’elle regardait le salon de la duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait marcher que de surprises en délices. D’une façon générale d’ailleurs, mais qui serait bien insuffisante à expliquer cet état d’esprit, les Guermantes étaient assez différents du reste de la société aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m’avaient donné au premier aspect l’impression contraire, je les avais trouvés vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce que préalablement j’avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que j’avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l’imagination parce qu’ils ressemblaient plus à leurs pareils qu’à leur nom, pouvaient ensuite, quoique à un moindre degré, offrir à l’intelligence certaines particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur d’un rose spécial, allant quelquefois jusqu’au violet, de leur chair, une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un certain brillant de l’intelligence, car, si l’on disait le teint et les cheveux des Guermantes, on disait aussi l’esprit des Guermantes comme l’esprit des Mortemart – une certaine qualité sociale plus fine dès avant Louis XIV, et d’autant plus reconnue de tous qu’ils la promulguaient eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés çà et là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l’onyx, ou plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté dont les crins dépeignés courent comme de flexibles rayons dans les flancs de l’agate-mousse.

 

Les Guermantes – du moins ceux qui étaient dignes du nom – n’étaient pas seulement d’une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard, exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils étaient aussi différents en tout cela d’un homme du monde quelconque que celui-ci d’un fermier en blouse. Et malgré leur amabilité on se disait : n’ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu’ils le dissimulent, quand ils nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l’hirondelle ou l’inclinaison de la rose, de penser : ils sont d’une autre race que nous et nous sommes, nous, les princes de la terre ? Plus tard je compris que les Guermantes me croyaient en effet d’une race autre, mais qui excitait leur envie, parce que je possédais des mérites que j’ignorais et qu’ils faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore j’ai senti que cette profession de foi n’était qu’à demi sincère et que chez eux le dédain ou l’étonnement coexistaient avec l’admiration et l’envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était double ; grâce à l’une, toujours en action, à tout moment, et si par exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une silhouette de lui-même, faite de l’équilibre instable de mouvements asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu soit exprès, soit parce qu’ayant été souvent cassée à la chasse elle imprimait au torse, pour rattraper l’autre jambe, une déviation à laquelle la remontée d’une épaule faisait contrepoids, pendant que le monocle s’installait dans l’œil, haussait un sourcil au même moment où le toupet des cheveux s’abaissait pour le salut ; l’autre flexibilité, comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la coquille ou le bateau, s’était pour ainsi dire stylisée en une sorte de mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d’où sortait, chez les femmes, une voix rauque, rappelait l’origine fabuleuse enseignée au XVIe siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu’ils prétendaient quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d’une nymphe par un divin Oiseau.

Les Guermantes n’étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel qu’au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l’époux aux idées surannées de « Marie Gilbert » et qui faisait asseoir sa femme à gauche quand ils se promenaient en voiture parce qu’elle était de moins bon sang, pourtant royal, que lui), mais il était une exception et faisait, absent, l’objet des railleries de la famille et d’anecdotes toujours nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur « gratin » de l’aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force d’être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose d’autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout l’intelligence et étaient en politique si socialistes qu’on se demandait où dans son hôtel se cachait le génie chargé d’assurer le maintien de la vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais évidemment tapi tantôt dans l’antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas aux titres de lui dire « Madame la duchesse », à cette personne qui n’aimait que la lecture et n’avait point de respect humain, d’aller dîner chez sa belle-sœur quand sonnaient huit heures et de se décolleter pour cela.

Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation des duchesses, du moins des premières d’entre elles, et comme elle multimillionnaires, le sacrifice à d’ennuyeux thés-dîners en ville, raouts, d’heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller jusqu’à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du hasard que le maître d’hôtel de Mme de Guermantes dît toujours : « Madame la duchesse » à cette femme qui ne croyait qu’à l’intelligence, ne paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n’avait pensé à le prier de lui dire « Madame » tout simplement. En poussant la bonne volonté jusqu’à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle entendait seulement « Madame » et que l’appendice verbal qui y était ajouté n’était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle n’était pas muette. Or, chaque fois qu’elle avait une commission à donner à son mari, elle disait au maître d’hôtel : « Vous rappellerez à Monsieur le duc… »

Le génie de la famille avait d’ailleurs d’autres occupations, par exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement moraux, et ce n’étaient pas d’habitude les mêmes. Mais les premiers – même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et justes – traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la famille s’exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments identiques on voyait tout d’un coup les Guermantes prendre un ton presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et à cause de leur charme plus grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d’une domestique : « On sent qu’elle a un bon fond, c’est une fille qui n’est pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement restée toujours dans le droit chemin. » À ces moments-là le génie de la famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal, une sorte d’insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie carthaginois de la famille Barca), et par quoi j’avais été plusieurs fois saisi d’un battement de cœur, dans mes promenades matinales, quand, avant d’avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle du fond d’une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une circonstance qui avait été loin d’être indifférente non seulement aux Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et, quoique d’aussi bon sang que les Guermantes, tout l’opposé d’eux (c’est même par sa grand’mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et noblesse comme si c’était la seule chose qui importât). Non seulement les Courvoisier n’assignaient pas à l’intelligence le même rang que les Guermantes, mais ils ne possédaient pas d’elle la même idée. Pour un Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c’était avoir la dent dure, être capable de dire des méchancetés, d’emporter le morceau, c’était aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la musique, sur l’architecture, parler anglais. Les Courvoisier se faisaient de l’intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu’on ne fût pas de leur monde, être intelligent n’était pas loin de signifier « avoir probablement assassiné père et mère ». Pour eux l’intelligence était l’espèce de « pince monseigneur » grâce à laquelle des gens qu’on ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam forçaient les portes des salons les plus respectés, et on savait chez les Courvoisier qu’il finissait toujours par vous en cuire d’avoir reçu de telles « espèces ». Aux insignifiantes assertions des gens intelligents qui n’étaient pas du monde, les Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu’un ayant dit une fois : « Mais Swann est plus jeune que Palamède. – Du moins il vous le dit ; et s’il vous le dit soyez sûr que c’est qu’il y trouve son intérêt », avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu’on avait fait passer d’abord celle-ci puisqu’elle était l’aînée : « Mais est-elle même l’aînée ? » avait demandé Mme de Gallardon, non pas positivement comme si ce genre de personnes n’avaient pas d’âge, mais comme si, vraisemblablement dénuées d’état civil et religieux, de traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les petites chattes d’une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes, maintenaient d’ailleurs en un sens l’intégrité de la noblesse à la fois grâce à l’étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur cœur. De même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc., tout le reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément parce qu’ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre dont s’occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites leur importait peu. Certaines femmes qui n’avaient pas un rang très élevé dans leur province mais brillamment mariées, riches, jolies, aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l’on est peu au courant des « père et mère », un excellent et élégant article d’importation. Il pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre, reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l’indignation des Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n’aimaient pas à frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et un thème d’inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la charmante comtesse G… entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de Villebon prenait exactement l’expression qu’il eût dû prendre si elle avait eu à réciter le vers :

Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là,

vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé presque tous les lundis un éclair chargé de crème à quelques pas de la comtesse G…, mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en cachette qu’elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes recevait une femme qui n’était même pas de la deuxième société, à Châteaudun. « Ce n’est vraiment pas la peine que ma cousine soit si difficile sur ses relations, c’est à se moquer du monde », concluait Mme de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût plutôt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement pas davantage :

Grâce aux dieux mon malheur passe mon espérance.

Au reste, anticipons sur les événements en disant que la « persévérance », rime d’espérance dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme G… ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G… elle doua Mme de Villebon d’un prestige tel, d’ailleurs purement imaginaire, que, quand la fille de Mme G…, qui était la plus jolie et la plus riche des bals de l’époque, fut à marier, on s’étonna de lui voir refuser tous les ducs. C’est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu’elle avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait véritablement qu’un mari pour sa fille : un fils Villebon.

 

Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient était dans l’art, infiniment varié d’ailleurs, de marquer les distances. Les manières des Guermantes n’étaient pas entièrement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l’étaient vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de cérémonie, à peu près comme si le fait qu’ils vous eussent tendu la main eût été aussi considérable que s’il s’était agi de vous sacrer chevalier. Au moment où un Guermantes, n’eût-il que vingt ans, mais marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s’il n’était nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu, toujours de la froideur d’un acier qu’il semblait prêt à vous plonger dans les plus profonds replis du cœur. C’est du reste ce que les Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection l’amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré qu’à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui, petite s’il se fût agi d’une passe d’armes, semblait énorme pour une poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec lui, sa main, dirigée vers vous au bout d’un bras tendu dans toute sa longueur, avait l’air de vous présenter un fleuret pour un combat singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile de distinguer si c’était vous ou sa propre main qu’il saluait. Certains Guermantes n’ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie chaque fois qu’ils vous rencontraient. Étant donné qu’ils n’avaient plus à procéder à l’enquête psychologique préalable pour laquelle le « génie de la famille » leur avait délégué ses pouvoirs dont ils devaient se rappeler les résultats, l’insistance du regard perforateur précédant la poignée de main ne pouvait s’expliquer que par l’automatisme qu’avait acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu’ils pensaient posséder. Les Courvoisier, dont le physique était différent, avaient vainement essayé de s’assimiler ce salut scrutateur et s’étaient rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche, c’était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes du sexe féminin semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du corps (qu’elle avait fort haut jusqu’à la ceinture, qui faisait pivot) restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la partie supérieure de sa personne, qu’elle la rejetait en arrière de la verticale par un brusque retrait d’une longueur à peu près égale. Le renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées. Cette même annulation de l’amabilité par la reprise des distances (qui était d’origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites dans le premier mouvement n’étaient qu’une feinte d’un instant) se manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les Guermantes, dans les lettres qu’on recevait d’elles, au moins pendant les premiers temps de leur connaissance. Le « corps » de la lettre pouvait contenir des phrases qu’on n’écrirait, semble-t-il, qu’à un ami, mais c’est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d’être celui de la dame, car la lettre commençait par : « monsieur » et finissait par : « Croyez, monsieur, à mes sentiments distingués. » Dès lors, entre ce froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le reste, pouvaient se succéder (si c’était une réponse à une lettre de condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la Guermantes avait eu à perdre sa sœur, de l’intimité qui existait entre elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations qu’elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n’était plus qu’une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le caractère intime n’entraînait pourtant pas plus d’intimité entre vous et l’épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de Simiane.

Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières fois « mon cher ami », « mon ami », ce n’étaient pas toujours les plus simples d’entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu’au milieu des rois et, d’autre part, étant « légères », prenaient dans leur orgueil la certitude que tout ce qui venait d’elles faisait plaisir et dans leur corruption l’habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu’elles pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu’on eût eu une trisaïeule commune sous Louis XIII pour qu’un jeune Guermantes dit en parlant de la marquise de Guermantes « la tante Adam », les Guermantes étaient si nombreux que même pour ces simples rites, celui du salut de présentation par exemple, il existait bien des variétés. Chaque sous-groupe un peu raffiné avait le sien, qu’on se transmettait des parents aux enfants comme une recette de vulnéraire et une manière particulière de préparer les confitures. C’est ainsi qu’on a vu la poignée de main de Saint-Loup se déclancher comme malgré lui au moment où il entendait votre nom, sans participation de regard, sans adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison spéciale – ce qui arrivait du reste assez rarement – était présenté à quelqu’un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tête, devant ce minimum si brusque de bonjour, revêtant volontairement les apparences de l’inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir contre lui. Et il était bien étonné d’apprendre qu’il ou elle avait jugé à propos d’écrire tout spécialement au présentateur pour lui dire combien vous lui aviez plu et qu’il ou elle espérait bien vous revoir. Aussi particularisés que le geste mécanique de Saint-Loup étaient les entrechats compliqués et rapides (jugés ridicules par M. de Charlus) du marquis de Fierbois, les pas graves et mesurés du prince de Guermantes. Mais il est impossible de décrire ici la richesse de cette chorégraphie des Guermantes à cause de l’étendue même du corps de ballet.

Pour en revenir à l’antipathie qui animait les Courvoisier contre la duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de la plaindre tant qu’elle fut jeune fille, car elle était alors peu fortunée. Malheureusement, de tout temps une sorte d’émanation fuligineuse et sui generis enfouissait, dérobait aux yeux, la richesse des Courvoisier qui, si grande qu’elle fût, demeurait obscure. Une Courvoisier fort riche avait beau épouser un gros parti, il arrivait toujours que le jeune ménage n’avait pas de domicile personnel à Paris, y « descendait » chez ses beaux-parents, et pour le reste de l’année vivait en province au milieu d’une société sans mélange mais sans éclat. Pendant que Saint-Loup, qui n’avait guère plus que des dettes, éblouissait Doncières par ses attelages, un Courvoisier fort riche n’y prenait jamais que le tram. Inversement (et d’ailleurs bien des années auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n’avait pas grand’chose, faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier réunies des leurs. Le scandale même de ses propos faisait une espèce de réclame à sa manière de s’habiller et de se coiffer. Elle avait osé dire au grand-duc de Russie : « Eh bien ! Monseigneur, il paraît que vous voulez faire assassiner Tolstoï ? » dans un dîner auquel on n’avait point convié les Courvoisier, d’ailleurs peu renseignés sur Tolstoï. Ils ne l’étaient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l’on en juge par la duchesse de Gallardon douairière (belle-mère de la princesse de Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n’ayant pas été en cinq ans honorée d’une seule visite d’Oriane, répondit à quelqu’un qui lui demandait la raison de son absence : « Il paraît qu’elle récite de l’Aristote (elle voulait dire de l’Aristophane) dans le monde. Je ne tolère pas ça chez moi ! »