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Le côté de Guermantes

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» Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre un superbe tableau que j’ai acheté à mon cousin, en partie en échange des Elstir, que décidément nous n’aimions pas. On me l’a vendu pour un Philippe de Champagne, mais moi je crois que c’est encore plus grand. Voulez-vous ma pensée ? Je crois que c’est un Vélasquez et de la plus belle époque », me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour connaître mon impression, soit pour l’accroître. Un valet de pied entra. « Mme la duchesse fait demander à M. le duc si M. le duc veut bien recevoir M. Swann, parce que Mme la duchesse n’est pas encore prête.

– Faites entrer M. Swann », dit le duc après avoir regardé et vu à sa montre qu’il avait lui-même quelques minutes encore avant d’aller s’habiller. « Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, n’est pas prête. Inutile de parler devant Swann de la soirée de Marie-Gilbert, me dit le duc. Je ne sais pas s’il est invité. Gilbert l’aime beaucoup, parce qu’il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c’est toute une histoire. (Sans ça, vous pensez ! mon cousin qui tombe en attaque quand il voit un Juif à cent mètres.) Mais enfin maintenant ça s’aggrave de l’affaire Dreyfus, Swann aurait dû comprendre qu’il devait, plus que tout autre, couper tout câble avec ces gens-là, or, tout au contraire, il tient des propos fâcheux. » Le duc rappela le valet de pied pour savoir si celui qu’il avait envoyé chez le cousin d’Osmond était revenu. En effet le plan du duc était le suivant : comme il croyait avec raison son cousin mourant, il tenait à faire prendre des nouvelles avant la mort, c’est-à-dire avant le deuil forcé. Une fois couvert par la certitude officielle qu’Amanien était encore vivant, il ficherait le camp à son dîner, à la soirée du prince, à la redoute où il serait en Louis XI et où il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle maîtresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain, quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s’il avait trépassé dans la soirée. « Non, monsieur le duc, il n’est pas encore revenu. – Cré nom de Dieu ! on ne fait jamais ici les choses qu’à la dernière heure », dit le duc à la pensée qu’Amanien avait eu le temps de « claquer » pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute. Il fit demander le Temps où il n’y avait rien. Je n’avais pas vu Swann depuis très longtemps, je me demandai un instant si autrefois il coupait sa moustache, ou n’avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais quelque chose de changé ; c’était seulement qu’il était en effet très « changé », parce qu’il était très souffrant, et la maladie produit dans le visage des modifications aussi profondes que se mettre à porter la barbe ou changer sa raie de place. (La maladie de Swann était celle qui avait emporté sa mère et dont elle avait été atteinte précisément à l’âge qu’il avait. Nos existences sont en réalité, par l’hérédité, aussi pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetés, que s’il y avait vraiment des sorcières. Et comme il y a une certaine durée de la vie pour l’humanité en général, il y en a une pour les familles en particulier, c’est-à-dire, dans les familles, pour les membres qui se ressemblent.) Swann était habillé avec une élégance qui, comme celle de sa femme, associait à ce qu’il était ce qu’il avait été. Serré dans une redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, ganté de gants blancs rayés de noir, il portait un tube gris d’une forme évasée que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan, pour M. de Charlus, pour le marquis de Modène, pour M. Charles Haas et pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de l’affectueuse poignée de mains avec lesquels il répondit à mon salut, car je croyais qu’après si longtemps il ne m’aurait pas reconnu tout de suite ; je lui dis mon étonnement ; il l’accueillit avec des éclats de rire, un peu d’indignation, et une nouvelle pression de la main, comme si c’était mettre en doute l’intégrité de son cerveau ou la sincérité de son affection que supposer qu’il ne me reconnaissait pas. Et c’est pourtant ce qui était ; il ne m’identifia, je l’ai su longtemps après, que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu’il me dit, ne trahirent la découverte qu’une parole de M. de Guermantes lui fit faire, tant il avait de maîtrise et de sûreté dans le jeu de la vie mondaine. Il y apportait d’ailleurs cette spontanéité dans les manières et ces initiatives personnelles, même en matière d’habillement, qui caractérisaient le genre des Guermantes. C’est ainsi que le salut que m’avait fait, sans me reconnaître, le vieux clubman n’était pas le salut froid et raide de l’homme du monde purement formaliste, mais un salut tout rempli d’une amabilité réelle, d’une grâce véritable, comme la duchesse de Guermantes par exemple en avait (allant jusqu’à vous sourire la première avant que vous l’eussiez saluée si elle vous rencontrait), par opposition aux saluts plus mécaniques, habituels aux dames du faubourg Saint-Germain. C’est ainsi encore que son chapeau, que, selon une habitude qui tendait à disparaître, il posa par terre à côté de lui, était doublé de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d’habitude, mais parce que c’était (à ce qu’il disait) beaucoup moins salissant, en réalité parce que c’était fort seyant. « Tenez, Charles, vous qui êtes un grand connaisseur, venez voir quelque chose ; après ça, mes petits, je vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant pendant que je vais passer un habit ; du reste je pense qu’Oriane ne va pas tarder. » Et il montra son « Vélasquez » à Swann. « Mais il me semble que je connais ça », fit Swann avec la grimace des gens souffrants pour qui parler est déjà une fatigue. « Oui, dit le duc rendu sérieux par le retard que mettait le connaisseur à exprimer son admiration. Vous l’avez probablement vu chez Gilbert.

– Ah ! en effet, je me rappelle.

– Qu’est-ce que vous croyez que c’est ?

– Eh bien, si c’était chez Gilbert, c’est probablement un de vos ancêtres, dit Swann avec un mélange d’ironie et de déférence envers une grandeur qu’il eût trouvé impoli et ridicule de méconnaître, mais dont il ne voulait, par bon goût, parler qu’en « se jouant ».

– Mais bien sûr, dit rudement le duc. C’est Boson, je ne sais plus quel numéro, de Guermantes. Mais ça, je m’en fous. Vous savez que je ne suis pas aussi féodal que mon cousin. J’ai entendu prononcer le nom de Rigaud, de Mignard, même de Vélasquez ! » dit le duc en attachant sur Swann un regard et d’inquisiteur et de tortionnaire, pour tâcher à la fois de lire dans sa pensée et d’influencer sa réponse. « Enfin, conclut-il, car, quand on l’amenait à provoquer artificiellement une opinion qu’il désirait, il avait la faculté, au bout de quelques instants, de croire qu’elle avait été spontanément émise ; voyons, pas de flatterie. Croyez-vous que ce soit d’un des grands pontifes que je viens de dire ?

– Nnnnon, dit Swann.

– Mais alors, enfin moi je n’y connais rien, ce n’est pas à moi de décider de qui est ce croûton-là. Mais vous, un dilettante, un maître en la matière, à qui l’attribuez-vous ? Vous êtes assez connaisseur pour avoir une idée. À qui l’attribuez-vous ? » Swann hésita un instant devant cette toile que visiblement il trouvait affreuse : « À la malveillance ! » répondit-il en riant au duc, lequel ne put laisser échapper un mouvement de rage. Quand elle fut calmée : « Vous êtes bien gentils tous les deux, attendez Oriane un instant, je vais mettre ma queue de morue et je reviens. Je vais faire dire à ma bourgeoise que vous l’attendez tous les deux. » Je causai un instant avec Swann de l’affaire Dreyfus et je lui demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent antidreyfusards. « D’abord parce qu’au fond tous ces gens-là sont antisémites », répondit Swann qui savait bien pourtant par expérience que certains ne l’étaient pas, mais qui, comme tous les gens qui ont une opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes ne la partageassent pas, leur supposer une raison préconçue, un préjugé contre lequel il n’y avait rien à faire, plutôt que des raisons qui se laisseraient discuter. D’ailleurs, arrivé au terme prématuré de sa vie, comme une bête fatiguée qu’on harcèle, il exécrait ces persécutions et rentrait au bercail religieux de ses pères.

– Pour le prince de Guermantes, dis-je, il est vrai, on m’avait dit qu’il était antisémite.

– Oh ! celui-là, je n’en parle même pas. C’est au point que, quand il était officier, ayant une rage de dents épouvantable, il a préféré rester à souffrir plutôt que de consulter le seul dentiste de la région, qui était juif, et que plus tard il a laissé brûler une aile de son château, où le feu avait pris, parce qu’il aurait fallu demander des pompes au château voisin qui est aux Rothschild.

– Est-ce que vous allez par hasard ce soir chez lui ?

– Oui, me répondit-il, quoique je me trouve bien fatigué : Mais il m’a envoyé un pneumatique pour me prévenir qu’il avait quelque chose à me dire. Je sens que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou pour le recevoir ; cela m’agitera, j’aime mieux être débarrassé tout de suite de cela.

– Mais le duc de Guermantes n’est pas antisémite.

– Vous voyez bien que si puisqu’il est antidreyfusard, me répondit Swann, sans s’apercevoir qu’il faisait une pétition de principe. Cela n’empêche pas que je suis peiné d’avoir déçu cet homme – que dis-je ! ce duc – en n’admirant pas son prétendu Mignard, je ne sais quoi.

– Mais enfin, repris-je en revenant à l’affaire Dreyfus, la duchesse, elle, est intelligente.

– Oui, elle est charmante. À mon avis, du reste, elle l’a été encore davantage quand elle s’appelait encore la princesse des Laumes. Son esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela était plus tendre dans la grande dame juvénile, mais enfin, plus ou moins jeunes, hommes ou femmes, qu’est-ce que vous voulez, tous ces gens-là sont d’une autre race, on n’a pas impunément mille ans de féodalité dans le sang. Naturellement ils croient que cela n’est pour rien dans leur opinion.

 

– Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard ?

– Ah ! tant mieux, d’autant plus que vous savez que sa mère est très contre. On m’avait dit qu’il l’était, mais je n’en étais pas sûr. Cela me fait grand plaisir. Cela ne m’étonne pas, il est très intelligent. C’est beaucoup, cela.

Le dreyfusisme avait rendu Swann d’une naïveté extraordinaire et donné à sa façon de voir une impulsion, un déraillement plus notables encore que n’avait fait autrefois son mariage avec Odette ; ce nouveau déclassement eût été mieux appelé reclassement et n’était qu’honorable pour lui, puisqu’il le faisait rentrer dans la voie par laquelle étaient venus les siens et d’où l’avaient dévié ses fréquentations aristocratiques. Mais Swann, précisément au moment même où, si lucide, il lui était donné, grâce aux données héritées de son ascendance, de voir une vérité encore cachée aux gens du monde, se montrait pourtant d’un aveuglement comique. Il remettait toutes ses admirations et tous ses dédains à l’épreuve d’un critérium nouveau, le dreyfusisme. Que l’antidreyfusisme de Mme Bontemps la lui fît trouver bête n’était pas plus étonnant que, quand il s’était marié, il l’eût trouvée intelligente. Il n’était pas bien grave non plus que la vague nouvelle atteignît aussi en lui les jugements politiques, et lui fit perdre le souvenir d’avoir traité d’homme d’argent, d’espion de l’Angleterre (c’était une absurdité du milieu Guermantes) Clémenceau, qu’il déclarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un homme de fer, comme Cornély. « Non, je ne vous ai jamais dit autrement. Vous confondez. » Mais, dépassant les jugements politiques, la vague renversait chez Swann les jugements littéraires et jusqu’à la façon de les exprimer. Barrès avait perdu tout talent, et même ses ouvrages de jeunesse étaient faiblards, pouvaient à peine se relire. « Essayez, vous ne pourrez pas aller jusqu’au bout. Quelle différence avec Clémenceau ! Personnellement je ne suis pas anticlérical, mais comme, à côté de lui, on se rend compte que Barrès n’a pas d’os ! C’est un très grand bonhomme que le père Clémenceau. Comme il sait sa langue ! » D’ailleurs les antidreyfusards n’auraient pas été en droit de critiquer ces folies. Ils expliquaient qu’on fût dreyfusiste parce qu’on était d’origine juive. Si un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la révision, c’était qu’il était chambré par MmeVerdurin, laquelle agissait en farouche radicale. Elle était avant tout contre les « calotins ». Saniette était plus bête que méchant et ne savait pas le tort que la Patronne lui faisait. Que si l’on objectait que Brichot était tout aussi ami de MmeVerdurin et était membre de la Patrie française, c’est qu’il était plus intelligent. « Vous le voyez quelquefois ? » dis-je à Swann en parlant de Saint-Loup.

– Non, jamais. Il m’a écrit l’autre jour pour que je demande au duc de Mouchy et à quelques autres de voter pour lui au Jockey, où il a du reste passé comme une lettre à la poste.

– Malgré l’Affaire !

– On n’a pas soulevé la question. Du reste je vous dirai que, depuis tout ça, je ne mets plus les pieds dans cet endroit.

M. de Guermantes rentra, et bientôt sa femme, toute prête, haute et superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe était bordée de paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume d’autruche teinte de pourpre et sur les épaules une écharpe de tulle du même rouge. « Comme c’est bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la duchesse à qui rien n’échappait. D’ailleurs, en vous, Charles, tout est joli, aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez et ce que vous faites. » Swann, cependant, sans avoir l’air d’entendre, considérait la duchesse comme il eût fait d’une toile de maître et chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut dire : « Bigre ! » Mme de Guermantes éclata de rire. « Ma toilette vous plaît, je suis ravie. Mais je dois dire qu’elle ne me plaît pas beaucoup, continua-t-elle d’un air maussade. Mon Dieu, que c’est ennuyeux de s’habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez soi ! »

– Quels magnifiques rubis !

– Ah ! mon petit Charles, au moins on voit que vous vous y connaissez, vous n’êtes pas comme cette brute de Beauserfeuil qui me demandait s’ils étaient vrais. Je dois dire que je n’en ai jamais vu d’aussi beaux. C’est un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon goût ils sont un peu gros, un peu verre à bordeaux plein jusqu’aux bords, mais je les ai mis parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert, ajouta Mme de Guermantes sans se douter que cette affirmation détruisait celles du duc.

– Qu’est-ce qu’il y a chez la princesse ? demanda Swann.

– Presque rien, se hâta de répondre le duc à qui la question de Swann avait fait croire qu’il n’était pas invité.

– Mais comment, Basin ? C’est-à-dire que tout le ban et l’arrière-ban sont convoqués. Ce sera une tuerie à s’assommer. Ce qui sera joli, ajouta-t-elle en regardant Swann d’un air délicat, si l’orage qu’il y a dans l’air n’éclate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous les connaissez. J’ai été là-bas, il y a un mois, au moment où les lilas étaient en fleurs, on ne peut pas se faire une idée de ce que ça pouvait être beau. Et puis le jet d’eau, enfin, c’est vraiment Versailles dans Paris.

– Quel genre de femme est la princesse ? demandai-je.

– Mais vous savez déjà, puisque vous l’avez vue ici, qu’elle est belle comme le jour, qu’elle est aussi un peu idiote, très gentille malgré toute sa hauteur germanique, pleine de cœur et de gaffes. Swann était trop fin pour ne pas voir que Mme de Guermantes cherchait en ce moment à « faire de l’esprit Guermantes » et sans grands frais, car elle ne faisait que resservir sous une forme moins parfaite d’anciens mots d’elle. Néanmoins, pour prouver à la duchesse qu’il comprenait son intention d’être drôle et comme si elle l’avait réellement été, il sourit d’un air un peu forcé, me causant, par ce genre particulier d’insincérité, la même gêne que j’avais autrefois à entendre mes parents parler avec M. Vinteuil de la corruption de certains milieux (alors qu’ils savaient très bien qu’était plus grande celle qui régnait à Montjouvain), Legrandin nuancer son débit pour des sots, choisir des épithètes délicates qu’il savait parfaitement ne pouvoir être comprises d’un public riche ou chic, mais illettré. « Voyons, Oriane, qu’est-ce que vous dites, dit M. de Guermantes. Marie bête ? Elle a tout lu, elle est musicienne comme le violon. »

– Mais, mon pauvre petit Basin, vous êtes un enfant qui vient de naître. Comme si on ne pouvait pas être tout ça et un peu idiote. Idiote est du reste exagéré, non elle est nébuleuse, elle est Hesse-Darmstadt, Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation m’énerve. Mais je reconnais, du reste, que c’est une charmante loufoque. D’abord cette seule idée d’être descendue de son trône allemand pour venir épouser bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu’elle l’a choisi ! Ah ! mais c’est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne connaissez pas Gilbert ! Je vais vous en donner une idée : il a autrefois pris le lit parce que j’avais mis une carte à Mme Carnot… Mais, mon petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que l’histoire de sa carte à Mme Carnot paraissait courroucer M. de Guermantes, vous savez que vous n’avez pas envoyé la photographie de nos chevaliers de Rhodes, que j’aime par vous et avec qui j’ai si envie de faire connaissance. Le duc, cependant, n’avait pas cessé de regarder sa femme fixement : « Oriane, il faudrait au moins raconter la vérité et ne pas en manger la moitié. Il faut dire, rectifia-t-il en s’adressant à Swann, que l’ambassadrice d’Angleterre de ce moment-là, qui était une très bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui était coutumière de ce genre d’impairs, avait eu l’idée assez baroque de nous inviter avec le Président et sa femme. Nous avons été, même Oriane, assez surpris, d’autant plus que l’ambassadrice connaissait assez les mêmes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement à une réunion aussi étrange. Il y avait un ministre qui a volé, enfin je passe l’éponge, nous n’avions pas été prévenus, nous étions pris au piège, et il faut du reste reconnaître que tous ces gens ont été fort polis. Seulement c’était déjà bien comme ça. Mme de Guermantes, qui ne me fait pas souvent l’honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une carte dans la semaine à l’Élysée. Gilbert a peut-être été un peu loin en voyant là comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier que, politique mise à part, M. Carnot, qui tenait du reste très convenablement sa place, était le petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire qui a fait périr en un jour onze des nôtres. »

– Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dîner toutes les semaines à Chantilly ? Le duc d’Aumale n’était pas moins petit-fils d’un membre du tribunal révolutionnaire, avec cette différence que Carnot était un brave homme et Philippe-Égalité une affreuse canaille.

– Je m’excuse d’interrompre pour vous dire que j’ai envoyé la photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu’on ne vous l’ait pas donnée.

– Ça ne m’étonne qu’à moitié, dit la duchesse. Mes domestiques ne me disent que ce qu’ils jugent à propos. Ils n’aiment probablement pas l’Ordre de Saint-Jean. Et elle sonna. « Vous savez, Oriane, que quand j’allais dîner à Chantilly, c’était sans enthousiasme. »

– Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous demandait de rester à coucher, ce qu’il faisait d’ailleurs rarement, en parfait mufle qu’il était, comme tous les Orléans. Savez-vous avec qui nous dînons chez Mme de Saint-Euverte ? demanda Mme de Guermantes à son mari.

– En dehors des convives que vous savez, il y aura, invité de la dernière heure, le frère du roi Théodose. À cette nouvelle les traits de la duchesse respirèrent le contentement et ses paroles l’ennui. « Ah ! mon Dieu, encore des princes. »

– Mais celui-là est gentil et intelligent, dit Swann.

– Mais tout de même pas complètement, répondit la duchesse en ayant l’air de chercher ses mots pour donner plus de nouveauté à sa pensée. Avez-vous remarqué parmi les princes que les plus gentils ne le sont pas tout à fait ? Mais si, je vous assure ! Il faut toujours qu’ils aient une opinion sur tout. Alors comme ils n’en ont aucune, ils passent la première partie de leur vie à nous demander les nôtres, et la seconde à nous les resservir. Il faut absolument qu’ils disent que ceci a été bien joué, que cela a été moins bien joué. Il n’y a aucune différence. Tenez, ce petit Théodose Cadet (je ne me rappelle pas son nom) m’a demandé comment ça s’appelait, un motif d’orchestre. Je lui ai répondu, dit la duchesse les yeux brillants et en éclatant de rire de ses belles lèvres rouges : « Ça s’appelle un motif d’orchestre. » Eh bien ! dans le fond, il n’était pas content. Ah ! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes, ce que ça peut être ennuyeux de dîner en ville ! Il y a des soirs où on aimerait mieux mourir ! Il est vrai que de mourir c’est peut-être tout aussi ennuyeux puisqu’on ne sait pas ce que c’est. » Un laquais parut. C’était le jeune fiancé qui avait eu des raisons avec le concierge, jusqu’à ce que la duchesse, dans sa bonté, eût mis entre eux une paix apparente. « Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de M. le marquis d’Osmond ? » demanda-t-il.

– Mais jamais de la vie, rien avant demain matin ! Je ne veux même pas que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez, n’aurait qu’à venir vous donner des nouvelles et vous dire d’aller nous chercher. Sortez, allez où vous voudrez, faites la noce, découchez, mais je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense déborda du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues heures avec sa promise qu’il ne pouvait quasiment plus voir, depuis qu’à la suite d’une nouvelle scène avec le concierge, la duchesse lui avait gentiment expliqué qu’il valait mieux ne plus sortir pour éviter de nouveaux conflits. Il nageait, à la pensée d’avoir enfin sa soirée libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle éprouva comme un serrement de cœur et une démangeaison de tous les membres à la vue de ce bonheur qu’on prenait à son insu, en se cachant d’elle, duquel elle était irritée et jalouse. « Non, Basin, qu’il reste ici, qu’il ne bouge pas de la maison, au contraire. »

 

– Mais, Oriane, c’est absurde, tout votre monde est là, vous aurez en plus, à minuit, l’habilleuse et le costumier pour notre redoute. Il ne peut servir à rien du tout, et comme seul il est ami avec le valet de pied de Mama, j’aime mille fois mieux l’expédier loin d’ici.

– Écoutez, Basin, laissez-moi, j’aurai justement quelque chose à lui faire dire dans la soirée je ne sais au juste à quelle heure. Ne bougez surtout pas d’ici d’une minute, dit-elle au valet de pied désespéré. S’il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la duchesse, la personne à qui il fallait attribuer cette guerre constante était bien inamovible, mais ce n’était pas le concierge ; sans doute pour le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants à infliger, pour les querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les lourds instruments ; d’ailleurs jouait-il son rôle sans soupçonner qu’on le lui eût confié. Comme les domestiques, il admirait la bonté de la duchesse ; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, après leur départ, revoir souvent Françoise en disant que la maison du duc aurait été la meilleure place de Paris s’il n’y avait pas eu la loge. La duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du cléricalisme, de la franc-maçonnerie, du péril juif, etc… Un valet de pied entra. « Pourquoi ne m’a-t-on pas monté le paquet que M. Swann a fait porter ? Mais à ce propos (vous savez que Mama est très malade, Charles), Jules, qui était allé prendre des nouvelles de M. le marquis d’Osmond, est-il revenu ? »

– Il arrive à l’instant, M. le duc. On s’attend d’un moment à l’autre à ce que M. le marquis ne passe.

– Ah ! il est vivant, s’écria le duc avec un soupir de soulagement. On s’attend, on s’attend ! Satan vous-même. Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir, nous dit le duc d’un air joyeux. On me le peignait déjà comme mort et enterré. Dans huit jours il sera plus gaillard que moi.

– Ce sont les médecins qui ont dit qu’il ne passerait pas la soirée. L’un voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que c’était inutile. M. le marquis devrait être mort ; il n’a survécu que grâce à des lavements d’huile camphrée.

– Taisez-vous, espèce d’idiot, cria le duc au comble de la colère. Qu’est-ce qui vous demande tout ça ? Vous n’avez rien compris à ce qu’on vous a dit.

– Ce n’est pas à moi, c’est à Jules.

– Allez-vous vous taire ? hurla le duc, et se tournant vers Swann : « Quel bonheur qu’il soit vivant ! Il va reprendre des forces peu à peu. Il est vivant après une crise pareille. C’est déjà une excellente chose. On ne peut pas tout demander à la fois. Ça ne doit pas être désagréable un petit lavement d’huile camphrée. » Et le duc, se frottant les mains : « Il est vivant, qu’est-ce qu’on veut de plus ? Après avoir passé par où il a passé, c’est déjà bien beau. Il est même à envier d’avoir un tempérament pareil. Ah ! les malades, on a pour eux des petits soins qu’on ne prend pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui m’a fait un gigot à la sauce béarnaise, réussie à merveille, je le reconnais, mais justement à cause de cela, j’en ai tant pris que je l’ai encore sur l’estomac. Cela n’empêche qu’on ne viendra pas prendre de mes nouvelles comme de mon cher Amanien. On en prend même trop. Cela le fatigue. Il faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le temps chez lui. »

– Eh bien ! dit la duchesse au valet de pied qui se retirait, j’avais demandé qu’on montât la photographie enveloppée que m’a envoyée M. Swann.

– Madame la duchesse, c’est si grand que je ne savais pas si ça passerait dans la porte. Nous l’avons laissé dans le vestibule. Est-ce que madame la duchesse veut que je le monte ?

– Eh bien ! non, on aurait dû me le dire, mais si c’est si grand, je le verrai tout à l’heure en descendant.

– J’ai aussi oublié de dire à madame la duchesse que Mme la comtesse Molé avait laissé ce matin une carte pour madame la duchesse.

– Comment, ce matin ? dit la duchesse d’un air mécontent et trouvant qu’une si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes le matin.

– Vers dix heures, madame la duchesse.

– Montrez-moi ces cartes.

– En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie a eu une drôle d’idée d’épouser Gilbert, reprit le duc qui revenait à sa conversation première, c’est vous qui avez une singulière façon d’écrire l’histoire. Si quelqu’un a été bête dans ce mariage, c’est Gilbert d’avoir justement épousé une si proche parente du roi des Belges, qui a usurpé le nom de Brabant qui est à nous. En un mot nous sommes du même sang que les Hesse, et de la branche aînée. C’est toujours stupide de parler de soi, dit-il en s’adressant à moi, mais enfin quand nous sommes allés non seulement à Darmstadt, mais même à Cassel et dans toute la Hesse électorale, les landgraves ont toujours tous aimablement affecté de nous céder le pas et la première place, comme étant de la branche aînée.

– Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui était major de tous les régiments de son pays, qu’on fiançait au roi de Suède…

– Oh ! Oriane, c’est trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le grand-père du roi de Suède cultivait la terre à Pau quand depuis neuf cents ans nous tenions le haut du pavé dans toute l’Europe.

– Ça m’empêche pas que si on disait dans la rue : « Tiens, voilà le roi de Suède », tout le monde courrait pour le voir jusque sur la place de la Concorde, et si on dit : « Voilà M. de Guermantes », personne ne sait qui c’est.

– En voilà une raison !

– Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre de duc de Brabant est passé dans la famille royale de Belgique, vous pouvez y prétendre.

Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Molé, ou plutôt avec ce qu’elle avait laissé comme carte. Alléguant qu’elle n’en avait pas sur elle, elle avait tiré de sa poche une lettre qu’elle avait reçue, et, gardant le contenu, avait corné l’enveloppe qui portait le nom : La comtesse Molé. Comme l’enveloppe était assez grande, selon le format du papier à lettres qui était à la mode cette année-là, cette « carte », écrite à la main, se trouvait avoir presque deux fois la dimension d’une carte de visite ordinaire. « C’est ce qu’on appelle la simplicité de Mme Molé, dit la duchesse avec ironie. Elle veut nous faire croire qu’elle n’avait pas de cartes et montrer son originalité. Mais nous connaissons tout ça, n’est-ce pas, mon petit Charles, nous sommes un peu trop vieux et assez originaux nous-mêmes pour apprendre l’esprit d’une petite dame qui sort depuis quatre ans. Elle est charmante, mais elle ne me semble pas avoir tout de même un volume suffisant pour s’imaginer qu’elle peut étonner le monde à si peu de frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser à dix heures du matin. Sa vieille mère souris lui montrera qu’elle en sait autant qu’elle sur ce chapitre-là. » Swann ne put s’empêcher de rire en pensant que la duchesse, qui était du reste un peu jalouse du succès de Mme Molé, trouverait bien dans « l’esprit des Guermantes » quelque réponse impertinente à l’égard de la visiteuse. « Pour ce qui est du titre de duc de Brabant, je vous ai dit cent fois, Oriane… », reprit le duc, à qui la duchesse coupa la parole, sans écouter.

– Mais mon petit Charles, je m’ennuie après votre photographie.