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Le temps retrouvé

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Mon départ de Paris se trouva retardé par une nouvelle qui, par le chagrin qu’elle me causa, me rendit pour quelque temps incapable de me mettre en route. J’appris, en effet, la mort de Robert de Saint-Loup, tué le surlendemain de son retour au front, en protégeant la retraite de ses hommes. Jamais homme n’avait eu moins que lui la haine d’un peuple (et quant à l’empereur, pour des raisons particulières, et peut-être fausses, il pensait que Guillaume II avait plutôt cherché à empêcher la guerre qu’à la déchaîner). Pas de haine du Germanisme non plus ; les derniers mots que j’avais entendus sortir de sa bouche, il y avait six jours, c’étaient ceux qui commencent un lied de Schumann et que sur mon escalier il me fredonnait, en allemand, si bien qu’à cause des voisins je l’avais fait taire. Habitué par une bonne éducation suprême à émonder sa conduite de toute apologie, de toute invective, de toute phrase, il avait évité devant l’ennemi, comme au moment de la mobilisation, ce qui aurait pu assurer sa vie, par cet effacement de soi devant les actes que symbolisaient toutes ses manières, jusqu’à sa manière de fermer la portière de mon fiacre quand il me reconduisait, tête nue, chaque fois que je sortais de chez lui. Pendant plusieurs jours je restai enfermé dans ma chambre, pensant à lui. Je me rappelais son arrivée, la première fois, à Balbec, quand en lainages blanchâtres, avec ses yeux verdâtres et bougeants comme la mer, il avait traversé le hall attenant à la grande salle à manger dont les vitrages donnaient sur la mer. Je me rappelais l’être si spécial qu’il m’avait paru être alors, l’être dont ç’avait été un si grand souhait de ma part d’être l’ami. Ce souhait s’était réalisé au delà de ce que j’aurais jamais pu croire, sans me donner pourtant presque aucun plaisir alors, et ensuite je m’étais rendu compte de tous les grands mérites et d’autres choses encore que cachait cette apparence élégante. Tout cela, le bon comme le mauvais, il l’avait donné sans compter, tous les jours, et le dernier, en allant attaquer une tranchée par générosité, par mise au service des autres de tout ce qu’il possédait, comme il avait un soir couru sur les canapés du restaurant pour ne pas me déranger. Et l’avoir vu si peu, en somme, en des sites si variés, dans des circonstances si diverses et séparées par tant d’intervalles, dans ce hall de Balbec, au café de Rivebelle, au quartier de cavalerie et aux dîners militaires de Doncières, au théâtre où il avait giflé un journaliste, chez la princesse de Guermantes, ne faisait que me donner de sa vie des tableaux plus frappants, plus nets, de sa mort un chagrin plus lucide, que l’on en a souvent pour les personnes aimées davantage, mais fréquentées si continuellement que l’image que nous gardons d’elles n’est plus qu’une espèce de vague moyenne entre une infinité d’images insensiblement différentes, et aussi que notre affection, rassasiée, n’a pas, comme pour ceux que nous n’avons vus que pendant des moments limités, au cours de rencontres inachevées malgré eux et malgré nous, l’illusion de la possibilité d’une affection plus grande dont les circonstances seules nous auraient frustrés. Peu de jours après celui où je l’avais aperçu, courant après son monocle, et l’imaginant alors si hautain, dans ce hall de Balbec, il y avait une autre forme vivante que j’avais vue pour la première fois sur la plage de Balbec et qui maintenant n’existait non plus qu’à l’état de souvenir, c’était Albertine, foulant le sable, ce premier soir, indifférente à tous, et marine comme une mouette. Elle, je l’avais si vite aimée que pour pouvoir sortir avec elle tous les jours je n’étais jamais allé voir Saint-Loup, de Balbec. Et pourtant l’histoire de mes relations avec lui portait aussi le témoignage qu’un temps j’avais cessé d’aimer Albertine, puisque, si j’étais allé m’installer quelque temps auprès de Robert, à Doncières, c’était dans le chagrin de voir que ne m’était pas rendu le sentiment que j’avais pour Mme de Guermantes. Sa vie et celle d’Albertine, si tard connues de moi, toutes deux à Balbec, et si vite terminées, s’étaient croisées à peine ; c’était lui, me redisais-je en voyant que les navettes agiles des années tissent des fils entre ceux de nos souvenirs qui semblaient d’abord les plus indépendants, c’était lui que j’avais envoyé chez Mme Bontemps quand Albertine m’avait quitté. Et puis il se trouvait que leurs deux vies avaient chacune un secret parallèle et que je n’avais pas soupçonné. Celui de Saint-Loup me causait peut-être maintenant plus de tristesse que celui d’Albertine, dont la vie m’était devenue si étrangère. Mais je ne pouvais me consoler que la sienne comme celle de Saint-Loup eussent été si courtes. Elle et lui me disaient souvent, en prenant soin de moi : « Vous qui êtes malade ». Et c’était eux qui étaient morts, eux dont je pouvais, séparées par un intervalle en somme si bref, mettre en regard l’image ultime, devant la tranchée, après la chute, de l’image première qui, même pour Albertine, ne valait plus pour moi que par son association avec celle du soleil couchant sur la mer. Sa mort fut accueillie par Françoise avec plus de pitié que celle d’Albertine. Elle prit immédiatement son rôle de pleureuse et commenta la mémoire du mort de lamentations, de thrènes désespérés. Elle exhibait son chagrin et ne prenait un visage sec, en détournant la tête, que lorsque moi je laissais voir le mien, qu’elle voulait avoir l’air de ne pas avoir vu. Car comme beaucoup de personnes nerveuses, la nervosité des autres, trop semblable sans doute à la sienne, l’horripilait. Elle aimait maintenant à faire remarquer ses moindres torticolis, un étourdissement, qu’elle s’était cognée. Mais si je parlais d’un de mes maux, redevenue stoïque et grave, elle faisait semblant de ne pas avoir entendu. « Pauvre Marquis », disait-elle, bien qu’elle ne pût s’empêcher de penser qu’il eût fait l’impossible pour ne pas partir et, une fois mobilisé, pour fuir devant le danger. « Pauvre dame, disait-elle en pensant à Mme de Marsantes, qu’est-ce qu’elle a dû pleurer quand elle a appris la mort de son garçon ! Si encore elle avait pu le revoir, mais il vaut peut-être mieux qu’elle n’ait pas pu, parce qu’il avait le nez coupé en deux, il était tout dévisagé. » Et les yeux de Françoise se remplissaient de larmes mais à travers lesquelles perçait la curiosité cruelle de la paysanne. Sans doute Françoise plaignait la douleur de Mme de Marsantes de tout son cœur, mais elle regrettait de ne pas connaître la forme que cette douleur avait prise et de ne pouvoir s’en donner le spectacle de l’affliction. Et comme elle aurait bien aimé pleurer et que je la visse pleurer, elle dit pour s’entraîner : « Ça me fait quelque chose ! » Sur moi aussi elle épiait les traces du chagrin avec une avidité qui me fit simuler une certaine sécheresse en parlant de Robert. Et plutôt, sans doute, par esprit d’imitation et parce qu’elle avait entendu dire cela, car il y a des clichés dans les offices aussi bien que dans les cénacles, elle répétait, non sans y mettre pourtant la satisfaction d’un pauvre : « Toutes ses richesses ne l’ont pas empêché de mourir comme un autre, et elles ne lui servent plus à rien. » Le maître d’hôtel profita de l’occasion pour dire à Françoise que sans doute c’était triste, mais que cela ne comptait guère auprès des millions d’hommes qui tombaient tous les jours malgré tous les efforts que faisait le gouvernement pour le cacher. Mais, cette fois, le maître d’hôtel ne réussit pas à augmenter la douleur de Françoise comme il avait cru. Car celle-ci lui répondit : « C’est vrai qu’ils meurent aussi pour la France, mais c’est des inconnus ; c’est toujours plus intéressant quand c’est des gens qu’on connaît. » Et Françoise, qui trouvait du plaisir à pleurer, ajouta encore : « Il faudra bien prendre garde de m’avertir si on cause de la mort du Marquis sur le journal. »

Robert m’avait souvent dit avec tristesse, bien avant la guerre : « Oh ! ma vie, n’en parlons pas, je suis un homme condamné d’avance. » Faisait-il allusion au vice qu’il avait réussi jusqu’alors à cacher à tout le monde, mais qu’il connaissait et dont il s’exagérait peut-être la gravité, comme les enfants qui font la première fois l’amour, ou même, avant cela, cherchent seuls le plaisir, s’imaginent pareils à la plante qui ne peut disséminer son pollen sans mourir tout de suite après. Peut-être cette exagération tenait-elle, pour Saint-Loup comme pour les enfants, ainsi qu’à l’idée du péché avec laquelle on ne s’est pas encore familiarisé, à ce qu’une sensation toute nouvelle a une force presque terrible qui ira ensuite en s’atténuant. Ou bien avait-il, le justifiant au besoin par la mort de son père enlevé assez jeune, le pressentiment de sa fin prématurée. Sans doute un tel pressentiment semble impossible. Pourtant la mort paraît assujettie à certaines lois. On dirait souvent, par exemple, que les êtres nés de parents qui sont morts très vieux ou très jeunes sont presque forcés de disparaître au même âge, les premiers traînant jusqu’à la centième année des chagrins et des maladies incurables, les autres, malgré une existence heureuse et hygiénique, emportés à la date inévitable et prématurée par un mal si opportun et si accidentel (quelques racines profondes qu’il puisse avoir dans le tempérament) qu’il semble la formalité nécessaire à la réalisation de la mort. Et ne serait-il pas possible que la mort accidentelle elle-même – comme celle de Saint-Loup, liée d’ailleurs à son caractère de plus de façons peut-être que je n’ai cru devoir le dire – fût, elle aussi, inscrite d’avance, connue seulement des dieux, invisible aux hommes, mais révélée par une tristesse particulière, à demi inconsciente, à demi consciente (et même, dans cette dernière mesure, exprimée aux autres avec cette sincérité complète qu’on met à annoncer des malheurs auxquels on croit dans son for intérieur échapper et qui pourtant arriveront), à celui qui la porte et l’aperçoit sans cesse en lui-même, comme une devise, une date fatale.

 

Il avait dû être bien beau en ces dernières heures ; lui qui toujours dans cette vie avait semblé, même assis, même marchant dans un salon, contenir l’élan d’une charge, en dissimulant d’un sourire la volonté indomptable qu’il y avait dans sa tête triangulaire, enfin il avait chargé. Débarrassée de ses livres, la tourelle féodale était redevenue militaire. Et ce Guermantes était mort plus lui-même, ou plutôt plus de sa race, en laquelle il n’était plus qu’un Guermantes, comme ce fut symboliquement visible à son enterrement dans l’église Saint-Hilaire de Combray, toute tendue de tentures noires où se détachait en rouge, sous la couronne fermée, sans initiales de prénoms ni titres, le G du Guermantes que par la mort il était redevenu. Avant d’aller à cet enterrement, qui n’eut pas lieu tout de suite, j’écrivis à Gilberte. J’aurais peut-être dû écrire à la duchesse de Guermantes, je me disais qu’elle accueillerait la mort de Robert avec la même indifférence que je lui avais vu manifester pour celle de tant d’autres qui avaient semblé tenir si étroitement à sa vie, et que peut-être même, avec son tour d’esprit Guermantes, elle chercherait à montrer qu’elle n’avait pas la superstition des liens du sang. J’étais trop souffrant pour écrire à tout le monde. J’avais cru autrefois qu’elle et Robert s’aimaient bien dans le sens où l’on dit cela dans le monde, c’est-à-dire que l’un auprès de l’autre ils se disaient des choses tendres qu’ils ressentaient à ce moment-là. Mais loin d’elle il n’hésitait pas à la déclarer idiote, et si elle éprouvait parfois à le voir un plaisir égoïste, je l’avais vue incapable de se donner la plus petite peine, d’user si légèrement que ce fût de son crédit pour lui rendre un service, même pour lui éviter un malheur. La méchanceté dont elle avait fait preuve à son égard en refusant de le recommander au général de Saint-Joseph, quand Robert allait repartir pour le Maroc, prouvait que le dévouement qu’elle lui avait montré à l’occasion de son mariage n’était qu’une sorte de compensation qui ne lui coûtait guère. Aussi fus-je bien étonné d’apprendre, comme elle était souffrante au moment où Robert fut tué, qu’on s’était cru obligé de lui cacher pendant plusieurs jours (sous les plus fallacieux prétextes) les journaux qui lui eussent appris cette mort, afin de lui éviter le choc qu’elle en ressentirait. Mais ma surprise augmenta quand j’appris qu’après qu’on eût été obligé enfin de lui dire la vérité, la duchesse pleura toute une journée, tomba malade, et mit longtemps – plus d’une semaine, c’était longtemps pour elle – à se consoler. Quand j’appris ce chagrin j’en fus touché. Il fait que tout le monde peut dire, et que je peux assurer qu’il existait entre eux une grande amitié. Mais en me rappelant combien de petites médisances, de mauvaise volonté à se rendre service celle-là avait enfermées, je pense au peu de chose que c’est qu’une grande amitié dans le monde. D’ailleurs, un peu plus tard, dans une circonstance plus importante historiquement si elle touchait moins mon cœur, Mme de Guermantes se montra, à mon avis, sous un jour encore plus favorable. Elle qui, jeune fille, avait fait preuve de tant d’impertinente audace, si l’on s’en souvient, à l’égard de la famille impériale de Russie et qui, mariée, leur avait toujours parlé avec une liberté qui la faisait parfois accuser de manque de tact, fut peut-être seule, après la Révolution russe, à faire preuve à l’égard des grandes-duchesses et des grands-ducs d’un dévouement sans bornes. Elle avait, l’année même qui avait précédé la guerre, considérablement agacé la grande-duchesse Wladimir en appelant toujours la comtesse de Hohenfelsen, femme morganatique du grand-duc Paul, « la Grande-Duchesse Paul ». Il n’empêche que la Révolution russe n’eut pas plutôt éclaté que notre ambassadeur à Pétersbourg, M. Paléologue (« Paléo » pour le monde diplomatique, qui a ses abréviations prétendues spirituelles comme l’autre), fut harcelé des dépêches de la duchesse de Guermantes qui voulait avoir des nouvelles de la grande-duchesse Marie Pavlovna. Et pendant longtemps les seules marques de sympathie et de respect que reçut sans cesse cette princesse lui vinrent exclusivement de Mme de Guermantes.

Saint-Loup causa, sinon par sa mort, du moins par ce qu’il avait fait dans les semaines qui l’avaient précédée, des chagrins plus grands que celui de la duchesse. En effet, le lendemain même du soir où j’avais vu M. de Charlus, le jour même où le baron avait dit à Morel : « Je me vengerai », les démarches de Saint-Loup pour retrouver Morel avaient abouti – c’est-à-dire qu’elles avaient abouti à ce que le général sous les ordres de qui aurait dû être Morel, s’étant rendu compte qu’il était déserteur, l’avait fait rechercher et arrêter et, pour s’excuser auprès de Saint-Loup du châtiment qu’allait subir quelqu’un à qui il s’intéressait, avait écrit à Saint-Loup pour l’en avertir. Morel ne douta pas que son arrestation n’eût été provoquée par la rancune de M. de Charlus. Il se rappela les paroles : « Je me vengerai », pensa que c’était là cette vengeance, et demanda à faire des révélations. « Sans doute, déclara-t-il, j’ai déserté. Mais si j’ai été conduit sur le mauvais chemin est-ce tout à fait ma faute ? » Il raconta sur M. de Charlus et sur M. d’Argencourt, avec lequel il s’était brouillé aussi, des histoires ne le touchant pas à vrai dire directement, mais que ceux-ci, avec la double expansion des amants et des invertis, lui avaient racontées, ce qui fit arrêter à la fois M. de Charlus et M. d’Argencourt. Cette arrestation causa peut-être moins de douleur à tous deux que d’apprendre à chacun, qui l’ignorait, que l’autre était son rival, et l’instruction révéla qu’ils en avaient énormément d’obscurs, de quotidiens, ramassés dans la rue. Ils furent bientôt relâchés, d’ailleurs. Morel le fut aussi parce que la lettre écrite à Saint-Loup par le général lui fut renvoyée avec cette mention : « Décédé, mort au champ d’honneur. » Le général voulut faire pour le défunt que Morel fût simplement envoyé sur le front ; il s’y conduisit bravement, échappa à tous les dangers et revint, la guerre finie, avec la croix que M. de Charlus avait jadis vainement sollicitée pour lui et que lui valut indirectement la mort de Saint-Loup. J’ai souvent pensé depuis, en me rappelant cette croix de guerre égarée chez Jupien, que si Saint-Loup avait survécu il eût pu facilement se faire élire député dans les élections qui suivirent la guerre, grâce à l’écume de niaiserie et au rayonnement de gloire qu’elle laissa après elle, et où, si un doigt de moins, abolissant des siècles de préjugés, permettait d’entrer par un brillant mariage dans une famille aristocratique, la croix de guerre, eût-elle été gagnée dans les bureaux, tenait lieu de profession de foi pour entrer, dans une élection triomphale, à la Chambre des Députés, presque à l’Académie française. L’élection de Saint-Loup, à cause de sa « sainte » famille, eût fait verser à M. Arthur Meyer des flots de larmes et d’encre. Mais peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques. Saint-Loup les eût exposées sans doute avec succès devant une chambre d’aviateurs. Certes, ces héros l’auraient compris, ainsi que quelques très rares hauts esprits. Mais, grâce à l’apaisement du Bloc national, on avait aussi repêché les vieilles canailles de la politique, qui sont toujours réélues. Celles qui ne purent entrer dans une chambre d’aviateurs quémandèrent, au moins pour entrer à l’Académie française, les suffrages des maréchaux, d’un président de la République, d’un président de la Chambre, etc. Elles n’eussent pas été favorables à Saint-Loup, mais l’étaient à un autre habitué de Jupien, ce député de l’Action Libérale qui fut réélu sans concurrent. Il ne quittait pas l’uniforme d’officier de territoriale bien que la guerre fût finie depuis longtemps. Son élection fut saluée avec joie par tous les journaux qui avaient fait l’« union » sur son nom, par les dames nobles et riches, qui ne portaient plus que des guenilles par un sentiment de convenances et la peur des impôts, tandis que les hommes de la Bourse achetaient sans arrêter des diamants, non pour leurs femmes mais parce que, ayant perdu toute confiance dans le crédit d’aucun peuple, ils se réfugiaient vers cette richesse palpable, et faisaient ainsi monter la de Beers de mille francs. Tant de niaiserie agaçait un peu, mais on en voulut moins au Bloc national quand on vit tout d’un coup les victimes du bolchevisme, des grandes-duchesses en haillons, dont on avait assassiné les maris dans des brouettes, et les fils en jetant des pierres dessus après les avoir laissés sans manger, fait travailler au milieu des huées, et enfin jetés dans des puits où on les lapidait parce qu’on croyait qu’ils avaient la peste et pouvaient la communiquer. Ceux qui étaient arrivés à s’enfuir reparurent tout à coup, ajoutant encore à ce tableau d’horreur de nouveaux détails terrifiants.

Chapitre III. Matinée chez la princesse de Guermantes

La nouvelle maison de santé dans laquelle je me retirai alors ne me guérit pas plus que la première ; et un long temps s’écoula avant que je la quittasse. Durant le trajet en chemin de fer que je fis pour rentrer à Paris, la pensée de mon absence de dons littéraires, que j’avais cru découvrir jadis du côté de Guermantes, que j’avais reconnue avec plus de tristesse encore dans mes promenades quotidiennes avec Gilberte, avant de rentrer dîner, fort avant dans la nuit, à Tansonville, et qu’à la veille de quitter cette propriété j’avais à peu près identifiée, en lisant quelques pages du journal des Goncourt, à la vanité, au mensonge de la littérature, cette pensée, moins douloureuse peut-être, plus morne encore, si je lui donnais comme objet non ma propre infirmité à moi particulière, mais l’inexistence de l’idéal auquel j’avais cru, cette pensée qui ne m’était pas depuis bien longtemps revenue à l’esprit me frappa de nouveau et avec une force plus lamentable que jamais. C’était, je me le rappelle, à un arrêt du train en pleine campagne. Le soleil éclairait jusqu’à la moitié de leur tronc une ligne d’arbres qui suivait la voie du chemin de fer. « Arbres, pensai-je, vous n’avez plus rien à me dire, mon cœur refroidi ne vous entend plus. Je suis pourtant ici en pleine nature, eh bien, c’est avec froideur, avec ennui que mes yeux constatent la ligne qui sépare votre front lumineux de votre tronc d’ombre. Si jamais j’ai pu me croire poète, je sais maintenant que je ne le suis pas. Peut-être dans la nouvelle partie de ma vie desséchée qui s’ouvre, les hommes pourraient-ils m’inspirer ce que ne me dit plus la nature. Mais les années où j’aurais peut-être été capable de la chanter ne reviendront jamais. » Mais en me donnant cette consolation d’une observation humaine possible venant prendre la place d’une inspiration impossible, je savais que je cherchais seulement à me donner une consolation, et que je savais moi-même sans valeur. Si j’avais vraiment une âme d’artiste, quel plaisir n’éprouverais-je pas devant ce rideau d’arbres éclairé par le soleil couchant, devant ces petites fleurs du talus qui se haussaient presque jusqu’au marchepied du wagon, dont je pouvais compter les pétales et dont je me garderais bien de décrire la couleur comme feraient tant de bons lettrés, car peut-on espérer transmettre au lecteur un plaisir qu’on n’a pas ressenti ? Un peu plus tard, j’avais vu avec la même indifférence les lentilles d’or et d’orange dont le même soleil couchant criblait les fenêtres d’une maison ; et enfin, comme l’heure avait avancé, j’avais vu une autre maison qui semblait construite en une substance d’un rose assez étrange. Mais j’avais fait ces diverses constatations avec la même absolue indifférence que si, me promenant dans un jardin avec une dame, j’avais vu une feuille de verre et un peu plus loin un objet d’une matière analogue à l’albâtre dont la couleur inaccoutumée ne m’aurait pas tiré du plus languissant ennui et que si, par politesse pour la dame, pour dire quelque chose et pour montrer que j’avais remarqué cette couleur, j’avais désigné en passant le verre coloré et le morceau de stuc. De la même manière, par acquit de conscience, je me signalais à moi-même, comme à quelqu’un qui m’eût accompagné et qui eût été capable d’en tirer plus de plaisir que moi, les reflets du feu dans les vitres et la transparence rose de la maison. Mais le compagnon à qui j’avais fait constater ces effets curieux était d’une nature sans doute moins enthousiaste que beaucoup de gens bien disposés, qu’une telle vue ravit, car il avait pris connaissance de ces couleurs sans aucune espèce d’allégresse.

Ma longue absence de Paris n’avait pas empêché d’anciens amis à continuer, comme mon nom restait sur leurs listes, à m’envoyer fidèlement des invitations, et quand j’en trouvai, en rentrant – avec une pour un goûter donné par la Berma en l’honneur de sa fille et de son gendre – une autre pour une matinée qui devait avoir lieu le lendemain chez le prince de Guermantes, les tristes réflexions que j’avais faites dans le train ne furent pas un des moindres motifs qui me conseillèrent de m’y rendre. Ce n’était vraiment pas la peine de me priver de mener la vie de l’homme du monde, m’étais-je dit, puisque le fameux « travail » auquel depuis si longtemps j’espère chaque jour me mettre le lendemain, je ne suis pas ou plus fait pour lui, et que peut-être même il ne correspond à aucune réalité. À vrai dire, cette raison était toute négative et ôtait simplement leur valeur à celles qui auraient pu me détourner de ce concert mondain. Mais celle qui m’y fit aller fut ce nom de Guermantes, depuis assez longtemps sorti de mon esprit pour que, lu sur la carte d’invitation, il réveillât un rayon de mon attention, allât prélever au fond de ma mémoire une coupe de leur passé, accompagné de toutes les images de forêt domaniale ou de hautes fleurs qui l’escortaient alors, et pour qu’il reprît pour moi le charme et la signification que je lui trouvais à Combray quand passant, avant de rentrer, dans la rue de l’Oiseau, je voyais du dehors, comme une laque obscure, le vitrail de Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes. Pour un moment les Guermantes m’avaient semblé de nouveau entièrement différents des gens du monde, incomparables avec eux, avec tout être vivant, fût-il souverain ; ils me réapparaissaient comme des êtres issus de la fécondation de cet air aigre et vertueux de cette sombre ville de Combray où s’était passée mon enfance et du passé qu’on y apercevait dans la petite rue, à la hauteur du vitrail. J’avais eu envie d’aller chez les Guermantes comme si cela avait dû me rapprocher de mon enfance et des profondeurs de ma mémoire où je l’apercevais. Et j’avais continué à relire l’invitation jusqu’au moment où, révoltées, les lettres qui composaient ce nom si familier et si mystérieux, comme celui même de Combray, eussent repris leur indépendance et eussent dessiné devant mes yeux fatigués comme un nom que je ne connaissais pas.

 

Maman allant justement à un petit thé chez MmeSazerat, je n’eus aucun scrupule à me rendre à la matinée de la princesse de Guermantes. Je pris une voiture pour y aller, car le prince de Guermantes n’habitait plus son ancien hôtel mais un magnifique qu’il s’était fait construire avenue du Bois. C’est un des torts des gens du monde de ne pas comprendre que s’ils veulent que nous croyions en eux il faudrait d’abord qu’ils y crussent eux-mêmes, ou au moins qu’ils respectassent les éléments essentiels de notre croyance. Au temps où je croyais, même si je savais le contraire, que les Guermantes habitaient tel palais en vertu d’un droit héréditaire, pénétrer dans le palais du sorcier ou de la fée, faire s’ouvrir devant moi les portes qui ne cèdent pas tant qu’on n’a pas prononcé la formule magique, me semblait aussi malaisé que d’obtenir un entretien du sorcier ou de la fée eux-mêmes. Rien ne m’était plus facile que de me faire croire à moi-même que le vieux domestique engagé de la veille ou fourni par Potel et Chabot était fils, petit-fils, descendant de ceux qui servaient la famille bien avant la Révolution, et j’avais une bonne volonté infinie à appeler portrait d’ancêtre le portrait qui avait été acheté le mois précédent chez Bernheim jeune. Mais un charme ne se transvase pas, les souvenirs ne peuvent se diviser, et du prince de Guermantes, maintenant qu’il avait percé lui-même à jour les illusions de ma croyance en étant allé habiter avenue du Bois, il ne restait plus grand’chose. Les plafonds que j’avais craint de voir s’écrouler quand on avait annoncé mon nom et sous lesquels eût flotté encore pour moi beaucoup du charme et des craintes de jadis couvraient les soirées d’une Américaine sans intérêt pour moi. Naturellement, les choses n’ont pas en elles-mêmes de pouvoir, et puisque c’est nous qui le leur confions, quelque jeune collégien bourgeois devait en ce moment avoir devant l’hôtel de l’avenue du Bois les mêmes sentiments que moi jadis devant l’ancien hôtel du prince de Guermantes. C’était qu’il était encore à l’âge des croyances, mais je l’avais dépassé, et j’avais perdu ce privilège, comme après la première jeunesse on perd le pouvoir qu’ont les enfants de dissocier en fractions digérables le lait qu’ils ingèrent, ce qui force les adultes à prendre, pour plus de prudence, le lait par petites quantités, tandis que les enfants peuvent le téter indéfiniment sans reprendre haleine. Du moins, le changement de résidence du prince de Guermantes eut cela de bon pour moi que la voiture qui était venue me chercher pour me conduire et dans laquelle je faisais ces réflexions dut traverser les rues qui vont vers les Champs-Élysées. Elles étaient fort mal pavées à cette époque, mais, dès le moment où j’y entrai, je n’en fus pas moins détaché de mes pensées par une sensation d’une extrême douceur ; on eût dit que tout d’un coup la voiture roulait plus facilement, plus doucement, sans bruit, comme quand les grilles d’un parc s’étant ouvertes on glisse sur les allées couvertes d’un sable fin ou de feuilles mortes ; matériellement il n’en était rien, mais je sentais tout à coup la suppression des obstacles extérieurs comme s’il n’y avait plus eu pour moi d’effort d’adaptation ou d’attention, tels que nous en faisons, même sans nous en rendre compte, devant les choses nouvelles ; les rues par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis si longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Élysées. Le sol de lui-même savait où il devait aller ; sa résistance était vaincue. Et comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre, « décolle » brusquement, je m’élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir. Dans Paris, ces rues-là se détacheront toujours pour moi en une autre matière que les autres. Quand j’arrivai au coin de la rue Royale, où était jadis le marchand en plein vent des photographies aimées de Françoise, il me sembla que la voiture, entraînée par des centaines de tours anciens, ne pourrait pas faire autrement que de tourner d’elle-même. Je ne traversais pas les mêmes rues que les promeneurs qui étaient dehors ce jour-là, mais un passé glissant, triste et doux. Il était, d’ailleurs, fait de tant de passés différents qu’il m’était difficile de reconnaître la cause de ma mélancolie, si elle était due à ces marches au-devant de Gilberte et dans la crainte qu’elle ne vînt pas, à la proximité d’une certaine maison où on m’avait dit qu’Albertine était allée avec Andrée, à la signification philosophique que semble prendre un chemin qu’on a suivi mille fois avec une passion qui ne dure plus et qui n’a pas porté de fruit, comme celui où, après le déjeuner, je faisais des courses si hâtives, si fiévreuses, pour regarder, toutes fraîches encore de colle, l’affiche de Phèdre et celle du Domino noir. Arrivé aux Champs-Élysées, comme je n’étais pas très désireux d’entendre tout le concert qui était donné chez les Guermantes, je fis arrêter la voiture et j’allais m’apprêter à descendre pour faire quelques pas à pied quand je fus frappé par le spectacle d’une voiture qui était en train de s’arrêter aussi. Un homme, les yeux fixes, la taille voûtée, était plutôt posé qu’assis dans le fond, et faisait pour se tenir droit les efforts qu’aurait faits un enfant à qui on aurait recommandé d’être sage. Mais son chapeau de paille laissait voir une forêt indomptée de cheveux entièrement blancs, et une barbe blanche, comme celle que la neige fait aux statues des fleuves dans les jardins publics, coulait de son menton. C’était, à côté de Jupien qui se multipliait pour lui, M. de Charlus convalescent d’une attaque d’apoplexie que j’avais ignorée (on m’avait seulement dit qu’il avait perdu la vue ; or il ne s’était agi que de troubles passagers, car il voyait de nouveau très clair) et qui, à moins que jusque-là il se fût teint et qu’on lui eût interdit de continuer à en prendre la fatigue, avait plutôt, comme en une sorte de précipité chimique, rendu visible et brillant tout le métal dont étaient saturées et que lançaient comme autant de geysers les mèches maintenant de pur argent de sa chevelure et de sa barbe, cependant qu’elle avait imposé au vieux prince déchu la majesté shakespearienne d’un roi Lear. Les yeux n’étaient pas restés en dehors de cette convulsion totale, de cette altération métallurgique de la tête. Mais, par un phénomène inverse, ils avaient perdu tout leur éclat. Mais le plus émouvant est qu’on sentait que cet éclat perdu était la fierté morale, et que par là la vie physique et même intellectuelle de M. de Charlus survivait à l’orgueil aristocratique, qu’on avait pu croire un moment faire corps avec elles. Ainsi à ce moment, se rendant sans doute aussi chez le prince de Guermantes, passa en Victoria Mme de Sainte-Euverte, que le baron jadis ne trouvait pas assez chic pour lui. Jupien, qui prenait soin de lui comme d’un enfant, lui souffla à l’oreille que c’était une personne de connaissance, Mme de Sainte-Euverte. Et aussitôt, avec une peine infinie et toute l’application d’un malade qui veut se montrer capable de tous les mouvements qui lui sont encore difficiles, M. de Charlus se découvrit, s’inclina, et salua Mme de Sainte-Euverte avec le même respect que si elle avait été la reine de France. Peut-être y avait-il dans la difficulté même que M. de Charlus avait à faire un tel salut une raison pour lui de le faire, sachant qu’il toucherait davantage par un acte qui, douloureux pour un malade, devenait doublement méritoire de la part de celui qui le faisait et flatteur pour celle à qui il s’adressait, les malades exagérant la politesse, comme les rois. Peut-être aussi y avait-il encore dans les mouvements du baron cette incoordination consécutive aux troubles de la moelle et du cerveau, et ses gestes dépassaient-ils l’intention qu’il avait. Pour moi, j’y vis plutôt une sorte de douceur quasi physique, de détachement des réalités de la vie, si frappants chez ceux que la mort a déjà fait entrer dans son ombre. La mise à nu des gisements argentés de la chevelure décelait un changement moins profond que cette inconsciente humilité mondaine qui intervertissait tous les rapports sociaux, humiliait devant Mme de Sainte-Euverte, eût humilié – en montrant ce qu’il a de fragile – devant la dernière des Américaines (qui eût pu enfin s’offrir la politesse jusque-là inaccessible pour elle du baron) le snobisme qui semblait le plus fier. Car le baron vivait toujours, pensait toujours ; son intelligence n’était pas atteinte. Et plus que n’eût fait tel chœur de Sophocle sur l’orgueil abaissé d’œdipe, plus que la mort même, et toute oraison funèbre sur la mort, le salut empressé et humble du baron à Mme de Sainte-Euverte proclamait ce qu’a de périssable l’amour des grandeurs de la terre et tout l’orgueil humain. M. de Charlus, qui jusque-là n’eût pas consenti à dîner avec Mme de Sainte-Euverte, la saluait maintenant jusqu’à terre. Il saluait peut-être par ignorance du rang de la personne qu’il saluait (les articles du code social pouvant être emportés par une attaque comme toute autre partie de la mémoire), peut-être par une incoordination qui transposait dans le plan de l’humilité apparente l’incertitude – sans cela hautaine qu’il aurait eue – de l’identité de la dame qui passait. Il la salua enfin avec cette politesse des enfants venant timidement dire bonjour aux grandes personnes, sur l’appel de leur mère. Et un enfant, c’est, sans la fierté qu’ils ont, ce qu’il était devenu. Recevoir l’hommage de M. de Charlus, pour Mme de Sainte-Euverte c’était tout le snobisme, comme ç’avait été tout le snobisme du baron de le lui refuser. Or cette nature inaccessible et précieuse qu’il avait réussi à faire croire à Mme de Sainte-Euverte être essentielle à lui-même, M. de Charlus l’anéantit d’un seul coup par la timidité appliquée, le zèle peureux avec lequel il ôta son chapeau, d’où les torrents de sa chevelure d’argent ruisselèrent tout le temps qu’il laissa sa tête découverte par déférence, avec l’éloquence d’un Bossuet. Quand Jupien eut aidé le baron à descendre et que j’eus salué celui-ci, il me parla très vite, d’une voix si imperceptible que je ne pus distinguer ce qu’il me disait, ce qui lui arracha, quand pour la troisième fois je le fis répéter, un geste d’impatience qui m’étonna par l’impassibilité qu’avait d’abord montrée le visage et qui était due sans doute à un reste de paralysie. Mais quand je fus arrivé à comprendre ces paroles sussurrées, je m’aperçus que le malade gardait absolument intacte son intelligence. Il y avait, d’ailleurs, deux M. de Charlus, sans compter les autres. Des deux, l’intellectuel passait son temps à se plaindre qu’il allait à l’aphasie, qu’il prononçait constamment un mot, une lettre pour une autre. Mais dès qu’en effet il lui arrivait de le faire, l’autre M. de Charlus, le subconscient, lequel voulait autant faire envie que l’autre pitié, arrêtait immédiatement, comme un chef d’orchestre dont les musiciens pataugent, la phrase commencée, et avec une ingéniosité infinie attachait ce qui venait ensuite au mot dit en réalité pour un autre, mais qu’il semblait avoir choisi. Même sa mémoire était intacte ; il mettait, du reste, une coquetterie, qui n’allait pas sans la fatigue d’une application des plus ardues, à faire sortir tel souvenir ancien, peu important, se rapportant à moi et qui me montrerait qu’il avait gardé ou recouvré toute sa netteté d’esprit. Sans bouger la tête ni les yeux, ni varier d’une seule inflexion son débit, il me dit, par exemple : « Voici un poteau où il y a une affiche pareille à celle devant laquelle j’étais la première fois que je vous vis à Avranches, non, je me trompe, à Balbec. » Et c’était, en effet, une réclame pour le même produit. J’avais à peine, au début, distingué ce qu’il disait, de même qu’on commence par ne voir goutte dans une chambre dont tous les rideaux sont clos. Mais, comme des yeux dans la pénombre, mes oreilles s’habituèrent bientôt à ce pianissimo. Je crois aussi qu’il s’était graduellement renforcé pendant que le baron parlait, soit que la faiblesse de sa voix provînt en partie d’une appréhension nerveuse qui se dissipait quand, distrait par un tiers, il ne pensait plus à elle ; soit qu’au contraire cette faiblesse correspondît à son état véritable et que la force momentanée avec laquelle il parlait dans la conversation fût provoquée par une excitation factice, passagère et plutôt funeste, qui faisait dire aux étrangers : « Il est déjà mieux, il ne faut pas qu’il pense à son mal », mais augmentait au contraire celui-ci qui ne tardait pas à reprendre. Quoi qu’il en soit, le baron à ce moment (et même en tenant compte de mon adaptation) jetait ses paroles plus fort, comme la marée, les jours de mauvais temps, ses petites vagues tordues. Et ce qui lui restait de sa récente attaque faisait entendre au fond de ses paroles comme un bruit de cailloux roulés. D’ailleurs, continuant à me parler du passé, sans doute pour bien me montrer qu’il n’avait pas perdu la mémoire, il l’évoquait d’une façon funèbre, mais sans tristesse. Il ne cessait d’énumérer tous les gens de sa famille ou de son monde qui n’étaient plus, moins, semblait-il, avec la tristesse qu’ils ne fussent plus en vie qu’avec la satisfaction de leur survivre. Il semblait en rappelant leur trépas prendre mieux conscience de son retour vers la santé. C’est avec une dureté presque triomphale qu’il répétait sur un ton uniforme, légèrement bégayant et aux sourdes résonances sépulcrales : « Hannibal de Bréauté, mort ! Antoine de Mouchy, mort ! Charles Swann, mort ! Adalbert de Montmorency, mort ! Baron de Talleyrand, mort ! Sosthène de Doudeauville, mort ! » Et chaque fois, ce mot « mort » semblait tomber sur ces défunts comme une pelletée de terre plus lourde, lancée par un fossoyeur qui tenait à les river plus profondément à la tombe.