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Le temps retrouvé

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Le passé s’était tellement transformé dans l’esprit de la duchesse, ou bien les démarcations qui existaient dans le mien avaient été toujours si absentes du sien, que ce qui avait été événement pour moi avait passé inaperçu d’elle, qu’elle pouvait supposer non seulement que j’avais connu Swann chez elle et M. de Bréauté ailleurs, me faisant ainsi un passé d’homme du monde qu’elle reculait même trop loin. Car cette notion du temps écoulé, que je venais d’acquérir, la duchesse l’avait aussi, et même, avec une illusion inverse de celle qui avait été la mienne de le croire plus court qu’il n’était, elle, au contraire, exagérait, elle le faisait remonter trop haut notamment, sans tenir compte de cette infinie ligne de démarcation entre le moment où elle était pour moi un nom – puis l’objet de mon amour – et le moment où elle n’avait été pour moi qu’une femme du monde quelconque. Or, je n’étais allé chez elle que dans cette seconde période où elle était pour moi une autre personne. Mais à ses propres yeux ces différences échappaient, et elle n’eût pas trouvé plus singulier que j’eusse été chez elle deux ans plus tôt, ne sachant pas qu’elle était alors pour moi une autre personne, sa personne n’offrant pas pour elle-même, comme pour moi, de discontinuité.

Je dis à la duchesse de Guermantes, en lui racontant que Bloch avait cru que c’était l’ancienne princesse de Guermantes qui recevait : « Cela me rappelle la première soirée où je suis allé chez la princesse de Guermantes, où je croyais ne pas être invité et qu’on allait me mettre à la porte, et où vous aviez une robe toute rouge et des souliers rouges. – Mon Dieu, que c’est vieux, tout cela », me répondit la duchesse, accentuant pour moi l’impression du temps écoulé. Elle regardait dans le lointain avec mélancolie et pourtant insista particulièrement sur la robe rouge. Je lui demandai de me la décrire, ce qu’elle fit complaisamment. « Maintenant cela ne se porterait plus du tout. C’étaient des robes qui se portaient dans ce temps-là. – Mais est-ce que ce n’était pas joli ? » lui dis-je. Elle avait toujours peur de donner un avantage contre elle par ses paroles, de dire quelque chose qui la diminuât. « Mais si, moi je trouvais cela très joli. On n’en porte pas parce que cela ne se fait plus en ce moment. Mais cela se reportera, toutes les modes reviennent, en robes, en musique, en peinture », ajouta-t-elle avec force, car elle croyait une certaine originalité à cette philosophie. Cependant la tristesse de vieillir lui rendit sa lassitude qu’un sourire lui disputa : « Vous êtes sûr que c’étaient des souliers rouges ? Je croyais que c’étaient des souliers d’or. » J’assurai que cela m’était infiniment présent à l’esprit, sans dire la circonstance qui me permettait de l’affirmer. « Vous êtes gentil de vous rappeler cela », me dit-elle d’un air tendre, car les femmes appellent gentillesse se souvenir de leur beauté comme les artistes admirer leurs œuvres. D’ailleurs, si lointain que soit le passé, quand on est une femme de tête comme la duchesse, il peut ne pas être oublié. « Vous rappelez-vous, me dit-elle en remerciement de mon souvenir pour sa robe et ses souliers, que nous vous avons ramené, Basin et moi ? Vous aviez une jeune fille qui devait venir vous voir après minuit. Basin riait de tout son cœur en pensant qu’on vous faisait des visites à cette heure-là. » Je me rappelais, en effet, que ce soir-là Albertine était venue me voir après la soirée de la princesse de Guermantes, je me le rappelais aussi bien que la duchesse, moi à qui Albertine était maintenant aussi indifférente qu’elle l’eût été à Mme de Guermantes, si Mme de Guermantes eût su que la jeune fille à cause de qui je n’avais pas pu entrer chez eux était Albertine. C’est que longtemps après que les pauvres morts sont sortis de nos cœurs, leur poussière indifférente continue à être mêlée, à servir d’alliage, aux circonstances du passé. Et, sans plus les aimer, il arrive qu’en évoquant une chambre, une allée, un chemin, où ils furent à une certaine heure, nous sommes obligés, pour que la place qu’ils occupaient soit remplie, de faire allusion à eux, même sans les regretter, même sans les nommer, même sans permettre qu’on les identifie. (Mme de Guermantes n’identifiait guère la jeune fille qui devait venir ce soir-là, n’avait jamais su son nom et n’en parlait qu’à cause de la bizarrerie de l’heure et de la circonstance.) Telles sont les formes dernières et peu enviables de la survivance.

Si les jugements que la duchesse porta ensuite sur Rachel furent en eux-mêmes médiocres, ils m’intéressèrent en ce que, eux aussi, marquaient une heure nouvelle sur le cadran. Car la duchesse n’avait pas plus complètement que Rachel perdu le souvenir de la soirée que celle-ci avait passée chez elle, mais ce souvenir n’y avait pas subi une moindre transformation. « Je vous dirai, me dit-elle, que cela m’intéresse d’autant plus de l’entendre, et de l’entendre acclamer, que je l’ai dénichée, appréciée, prônée, imposée à une époque où personne ne la connaissait et où tout le monde se moquait d’elle. Oui, mon petit, cela va vous étonner, mais la première maison où elle s’est fait entendre en public, c’est chez moi ! Oui, pendant que tous les gens prétendus d’avant-garde, comme ma nouvelle cousine, dit-elle en montrant ironiquement la princesse de Guermantes qui, pour Oriane, restait Mme Verdurin, l’auraient laissée crever de faim sans daigner l’entendre, je l’avais trouvée intéressante et je lui avais fait offrir un cachet pour venir jouer chez moi devant tout ce que nous faisions de mieux comme gratin. Je peux dire, d’un mot un peu bête et prétentieux, car, au fond, le talent n’a besoin de personne, que je l’ai lancée. Bien entendu, elle n’avait pas besoin de moi. » J’esquissai un geste de protestation et je vis que Mme de Guermantes était toute prête à accueillir la thèse opposée : « Si ? Vous croyez que le talent a besoin d’un appui ? Au fond, vous avez peut-être raison. C’est curieux, vous dites justement ce que Dumas me disait autrefois. Dans ce cas je suis extrêmement flattée si je suis pour quelque chose, pour si peu que ce soit, non pas évidemment dans le talent, mais dans la renommée d’une telle artiste. » Mme de Guermantes préférait abandonner son idée que le talent perce tout seul comme un abcès, parce que c’était plus flatteur pour elle, mais aussi parce que depuis quelque temps, recevant des nouveaux venus, et étant du reste fatiguée, elle s’était faite assez humble, interrogeant les autres, leur demandant leur opinion pour s’en former une. « Je n’ai pas besoin de vous dire, reprit-elle, que cet intelligent public, qui s’appelle le monde, ne comprenait absolument rien à cela. On protestait, on riait. J’avais beau leur dire : « C’est curieux, c’est intéressant, c’est quelque chose qui n’a encore jamais été fait », on ne me croyait pas, comme on ne m’a jamais crue pour rien. C’est comme la chose qu’elle jouait, c’était une chose de Maeterlinck, maintenant c’est très connu, mais à ce moment-là tout le monde s’en moquait, eh bien, moi je trouvais ça admirable. Ça m’étonne même, quand j’y pense, qu’une paysanne comme moi, qui n’ai que l’éducation des filles de province, ait aimé du premier coup ces choses-là. Naturellement, je n’aurais pas pu dire pourquoi, mais ça me plaisait, ça me remuait ; tenez, Basin qui n’a rien d’un sensible avait été frappé de l’effet que ça me produisait. Il m’avait dit : « Je ne veux plus que vous entendiez ces absurdités, ça vous rend malade. » Et c’était vrai parce qu’on me prend pour une femme sèche et que je suis, au fond, un paquet de nerfs. »

* * *

À ce moment se produisit un incident inattendu. Un valet de pied vint dire à Rachel que la fille de la Berma et son gendre demandaient à lui parler. On a vu que la fille de la Berma avait résisté au désir qu’avait son mari de faire demander une invitation à Rachel. Mais après le départ du jeune homme invité, l’ennui du jeune couple auprès de leur mère s’était accru, la pensée que d’autres s’amusaient les tourmentait, bref, profitant d’un moment où la Berma s’était retirée dans sa chambre, crachant un peu de sang, ils avaient quatre à quatre revêtu des vêtements plus élégants, fait appeler une voiture et étaient venus chez la princesse de Guermantes sans être invités. Rachel, se doutant de la chose et secrètement flattée, prit un ton arrogant et dit au valet de pied qu’elle ne pouvait pas se déranger, qu’ils écrivissent un mot pour dire l’objet de leur démarche insolite. Le valet de pied revint portant une carte où la fille de la Berma avait griffonné qu’elle et son mari n’avaient pu résister au désir d’entendre Rachel et lui demandaient de les laisser entrer. Rachel sourit de la niaiserie de leur prétexte et de son propre triomphe. Elle fit répondre qu’elle était désolée, mais qu’elle avait terminé ses récitations. Déjà, dans l’antichambre, où l’attente du couple s’était prolongée, les valets de pied commençaient à se gausser des deux solliciteurs éconduits. La honte d’une avanie, le souvenir du rien qu’était Rachel auprès de sa mère, poussèrent la fille de la Berma à poursuivre à fond une démarche que lui avait fait risquer d’abord le simple besoin du plaisir. Elle fit demander comme un service à Rachel, dût-elle ne pas avoir à l’entendre, la permission de lui serrer la main. Rachel était en train de causer avec un prince italien qu’on disait séduit par l’attrait de sa grande fortune, dont quelques relations mondaines dissimulaient un peu l’origine ; elle mesura le renversement des situations qui mettait maintenant les enfants de l’illustre Berma à ses pieds. Après avoir narré à tout le monde, d’une façon plaisante, cet incident, elle fit dire au jeune couple d’entrer, ce qu’il fit sans se faire prier, ruinant d’un seul coup la situation sociale de la Berma comme il avait détruit sa santé. Rachel l’avait compris, et que son amabilité condescendante donnerait la réputation, à elle de plus de bonté, au jeune couple de plus de bassesse que n’eût fait son refus. Aussi les reçut-elle à bras ouverts, avec affectation, disant d’un air de protectrice en vue et qui sait oublier sa grandeur : « Mais je crois bien ! c’est une joie. La princesse sera ravie. » Ne sachant pas qu’on croyait, au Théâtre, que c’était elle qui invitait, peut-être avait-elle craint qu’en refusant l’entrée aux enfants de la Berma ceux-ci doutassent, au lieu de sa bonne volonté, ce qui lui eût été bien égal, de son influence. La duchesse de Guermantes s’éloigna instinctivement, car au fur et à mesure que quelqu’un avait l’air de rechercher le monde, il baissait dans l’estime de la duchesse. Elle n’en avait plus en ce moment que pour la bonté de Rachel et eût tourné le dos aux enfants de la Berma si on les lui avait présentés. Rachel, cependant, composait déjà dans sa tête la phrase gracieuse dont elle accablerait le lendemain la Berma dans les coulisses : « J’ai été navrée, désolée, que votre fille fasse antichambre. Si j’avais compris ! Elle m’envoyait bien cartes sur cartes. » Elle était ravie de porter ce coup à la Berma. Peut-être eût-elle reculé si elle eût su que ce serait un coup mortel. On aime à faire des victimes, mais sans se mettre précisément dans son tort, et en les laissant vivre. D’ailleurs, où était son tort ? Elle devait dire en riant, quelques jours plus tard : « C’est un peu fort, j’ai voulu être plus aimable pour ses enfants qu’elle n’a jamais été pour moi, et pour un peu on m’accuserait de l’avoir assassinée. Je prends la duchesse à témoin. » Il semble pour les grands artistes que tous les mauvais sentiments et tout le factice de la vie de théâtre passent en leurs enfants sans que chez eux le travail obstiné soit un dérivatif comme chez la mère ; les grandes tragédiennes meurent souvent victimes de complots domestiques noués autour d’elles, comme il leur arrivait tant de fois à la fin des pièces qu’elles jouaient.

 
* * *

Gilberte, nous l’avons vu, avait voulu éviter un conflit avec sa tante au sujet de Rachel. Elle avait bien fait : il n’était déjà pas facile de prendre devant Mme de Guermantes la défense de la fille d’Odette, tant son animosité était grande, et cela parce que la manière nouvelle dont la duchesse m’avait dit être trompée était la manière dont le duc la trompait, si extraordinaire que cela pût paraître à qui savait l’âge d’Odette, avec Mme de Forcheville.

Quand on pensait à l’âge que devait avoir maintenant Mme de Forcheville, cela semblait, en effet, extraordinaire. Mais peut-être Odette avait-elle commencé la vie de femme galante très jeune. Et puis il y a des femmes qu’à chaque décade on retrouve en une nouvelle incarnation, ayant de nouvelles amours, parfois alors qu’on les croyait mortes, faisant le désespoir d’une jeune femme que pour elles abandonne son mari.

La vie de la duchesse ne laissait pas, d’ailleurs, d’être très malheureuse et pour une raison qui, par ailleurs, avait pour effet de déclasser parallèlement la société que fréquentait M. de Guermantes. Celui-ci qui, depuis longtemps calmé par son âge avancé, et quoiqu’il fût encore robuste, avait cessé de tromper Mme de Guermantes, s’était épris de Mme de Forcheville sans qu’on sût bien les débuts de cette liaison.

Mais celle-ci avait pris des proportions telles que le vieillard, imitant, dans ce dernier amour, la manière de celles qu’il avait eues autrefois, séquestrait sa maîtresse au point que, si mon amour pour Albertine avait répété, avec de grandes variations, l’amour de Swann pour Odette, l’amour de M. de Guermantes rappelait celui que j’avais eu pour Albertine. Il fallait qu’elle déjeunât, qu’elle dînât avec lui, il était toujours chez elle ; elle s’en parait auprès d’amis qui sans elle n’eussent jamais été en relation avec le duc de Guermantes et qui venaient là pour le connaître, un peu comme on va chez une cocotte pour connaître un souverain son amant. Certes, Mme de Forcheville était depuis longtemps devenue une femme du monde. Mais recommençant à être entretenue sur le tard, et par un si orgueilleux vieillard qui était tout de même chez elle le personnage important, elle se diminuait à chercher seulement à avoir les peignoirs qui lui plussent, la cuisine qu’il aimait, à flatter ses amis en leur disant qu’elle lui avait parlé d’eux, comme elle disait à mon grand-oncle qu’elle avait parlé de lui au Grand-Duc qui lui envoyait des cigarettes, en un mot elle tendait, malgré tout l’acquis de sa situation mondaine, et par la force de circonstances nouvelles, à redevenir, telle qu’elle était apparue à mon enfance, la dame en rose. Certes, il y avait bien des années que mon oncle Adolphe était mort. Mais la substitution autour de nous d’autres personnes aux anciennes nous empêche-t-elle de recommencer la même vie ? Ces circonstances nouvelles, elle s’y était prêtée sans doute par cupidité, mais aussi parce que, assez recherchée dans le monde quand elle avait une fille à marier, laissée de côté dès que Gilberte eut épousé Saint-Loup, elle sentit que le duc de Guermantes, qui eût tout fait pour elle, lui amènerait nombre de duchesses peut-être enchantées de jouer un tour à leur amie Oriane, et peut-être enfin piquée au jeu par le mécontentement de la duchesse sur laquelle un sentiment féminin de rivalité la rendait heureuse de prévaloir. Des neveux fort difficiles du duc de Guermantes, les Courvoisier, Mme de Marsantes, la princesse de Trania, allaient chez Mme de Forcheville dans un espoir d’héritage, sans s’occuper de la peine que cela pouvait faire à Mme de Guermantes, dont Odette, piquée par ses dédains, disait tout le mal possible. Cette liaison avec Mme de Forcheville, liaison qui n’était qu’une imitation de ses liaisons plus anciennes, venait de faire perdre au duc de Guermantes, pour la deuxième fois, la possibilité de la présidence du Jockey et un siège de membre libre à l’Académie des Beaux-Arts, comme la vie de M. de Charlus, publiquement associée à celle de Jupien, lui avait fait manquer la présidence de l’Union et celle aussi de la Société des amis du Vieux Paris. Ainsi les deux frères, si différents dans leurs goûts, étaient arrivés à la déconsidération à cause d’une même paresse, d’un même manque de volonté, lequel était sensible, mais agréablement, chez le duc de Guermantes leur grand-père, membre de l’Académie française, mais qui, chez les deux petits-fils, avait permis à un goût naturel et à un autre qui passe pour ne l’être pas, de les désocialiser.

Le vieux duc ne sortait plus, car il passait ses journées et ses soirées chez Odette. Mais aujourd’hui, comme elle-même s’était rendue à la matinée de la princesse de Guermantes, il était venu un instant pour la voir, malgré l’ennui de rencontrer sa femme. Je ne l’eusse sans doute pas reconnu, si la duchesse, quelques instants plus tôt, ne me l’eût clairement désigné en allant jusqu’à lui. Il n’était plus qu’une ruine, mais superbe, et plus encore qu’une ruine, cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. Fouettée de toutes parts par les vagues de souffrance, de colère de souffrir, d’avancée montante de la mer qui la circonvenaient, sa figure, effritée comme un bloc, gardait le style, la cambrure que j’avais toujours admirés ; elle était rongée comme une de ces belles têtes antiques trop abîmées mais dont nous sommes trop heureux d’orner un cabinet de travail. Elle paraissait seulement appartenir à une époque plus ancienne qu’autrefois, non seulement à cause de ce qu’elle avait pris de rude et de rompu dans sa matière jadis plus brillante, mais parce que à l’expression de finesse et d’enjouement avait succédé une involontaire, une inconsciente expression, bâtie par la maladie, de lutte contre la mort, de résistance, de difficulté à vivre. Les artères ayant perdu toute souplesse avaient donné au visage jadis épanoui une dureté sculpturale. Et sans que le duc s’en doutât, il découvrait des aspects de nuque, de joue, de front, où l’être, comme obligé de se raccrocher avec acharnement à chaque minute, semblait bousculé dans une tragique rafale, pendant que les mèches blanches de sa chevelure moins épaisse venaient souffleter de leur écume le promontoire envahi du visage. Et comme ces reflets étranges, uniques, que seule l’approche de la tempête où tout va sombrer donne aux roches qui avaient été jusque-là d’une autre couleur, je compris que le gris plombé des joues raides et usées, le gris presque blanc et moutonnant des mèches soulevées, la faible lumière encore départie aux yeux qui voyaient à peine, étaient des teintes non pas irréelles, trop réelles au contraire, mais fantastiques et empruntées à la palette de l’éclairage, inimitable dans ses noirceurs effrayantes et prophétiques, de la vieillesse, de la proximité de la mort. Le duc ne resta que quelques instants, assez pour que je comprisse qu’Odette, toute à des soupirants plus jeunes, se moquait de lui. Mais, chose curieuse, lui qui jadis était presque ridicule quand il prenait l’allure d’un roi de théâtre avait pris un aspect véritablement grand, un peu comme son frère, à qui la vieillesse, en le désencombrant de tout l’accessoire, le faisait ressembler. Et comme son frère, lui, jadis orgueilleux, bien que d’une autre manière, semblait presque respectueux, quoique aussi d’une autre façon. Car il n’avait pas subi la déchéance de M. de Charlus, réduit à saluer avec une politesse de malade oublieux ceux qu’il eût jadis dédaignés, mais il était très vieux, et quand il voulut passer la porte et descendre l’escalier pour sortir, la vieillesse, qui est tout de même l’état le plus misérable pour les hommes et qui les précipite de leur faîte le plus semblablement aux rois des tragédies grecques, la vieillesse, en le forçant à s’arrêter dans le chemin de croix que devient la vie des impotents menacés, à essuyer son front ruisselant, à tâtonner, en cherchant des yeux une marche qui se dérobait, parce qu’il aurait eu besoin pour ses pas mal assurés, pour ses yeux ennuagés, d’un appui, lui donnait à son insu l’air de l’implorer doucement et timidement des autres, la vieillesse l’avait fait encore plus qu’auguste, suppliant.

Ainsi, dans le faubourg Saint-Germain, ces positions en apparence imprenables du duc et de la duchesse de Guermantes, du baron de Charlus avaient perdu leur inviolabilité, comme toutes choses changent en ce monde, par l’action d’un principe intérieur auquel on n’avait pas pensé : chez M. de Charlus l’amour de Charlie qui l’avait rendu esclave des Verdurin, puis le ramollissement ; chez Mme de Guermantes, un goût de nouveauté et d’art ; chez M. de Guermantes, un amour exclusif, comme il en avait déjà eu de pareils dans sa vie, que la faiblesse de l’âge rendait plus tyrannique et aux faiblesses duquel la sévérité du salon de la duchesse, où le duc ne paraissait plus et qui, d’ailleurs, ne fonctionnait plus guère, n’opposait plus son démenti, son rachat mondain. Ainsi change la figure des choses de ce monde, ainsi le centre des empires et le cadastre des fortunes, et la charte des situations, tout ce qui semblait définitif est-il perpétuellement remanié et les yeux d’un homme qui a vécu peuvent-ils contempler le changement le plus complet là où justement il lui paraissait le plus impossible.

Ne pouvant se passer d’Odette, toujours installé chez elle dans le même fauteuil d’où la vieillesse et la goutte le faisaient difficilement lever, M. de Guermantes la laissait recevoir des amis qui étaient trop contents d’être présentés au duc, de lui laisser la parole, de l’entendre parler de la vieille société, de la marquise de Villeparisis, du duc de Chartres.

Par moments, sous le regard des tableaux anciens réunis par Swann dans un arrangement de « collectionneur » qui achevait le caractère démodé de cette scène, avec ce duc si « Restauration » et cette cocotte tellement « Second Empire », dans un des peignoirs qu’il aimait, la dame en rose l’interrompait d’une jacasserie : il s’arrêtait net, plantait sur elle un regard féroce. Peut-être s’était-il aperçu qu’elle aussi, comme la duchesse, disait quelquefois des bêtises ; peut-être, dans une hallucination de vieillard, croyait-il que c’était un trait d’esprit intempestif de Mme de Guermantes qui lui coupait la parole, et se croyait-il à l’hôtel de Guermantes, comme ces fauves enchaînés qui se figurent un instant être encore libres dans les déserts de l’Afrique. Levant brusquement la tête, de ses petits yeux jaunes qui avaient l’éclat d’yeux de fauves il fixait sur elle un de ces regards qui quelquefois chez Mme de Guermantes, quand celle-ci parlait trop, m’avaient fait trembler. Ainsi le duc regardait-il un instant l’audacieuse dame en rose. Mais celle-ci lui tenait tête, ne le quittait pas des yeux, et au bout de quelques instants qui semblaient longs aux spectateurs, le vieux fauve dompté, se rappelant qu’il était, non pas libre chez la duchesse, dans ce Sahara dont le paillasson du palier marquait l’entrée, mais chez Mme de Forcheville, dans la cage du Jardin des Plantes, rentrait dans ses épaules sa tête d’où pendait encore une épaisse crinière dont on n’aurait pu dire si elle était blonde ou blanche, et reprenait son récit. Il semblait n’avoir pas compris ce que Mme de Forcheville avait voulu dire et qui, d’ailleurs, généralement n’avait pas grand sens. Il lui permettait d’avoir des amis à dîner avec lui. Par une manie empruntée à ses anciennes amours, qui n’était pas pour étonner Odette, habituée à avoir eu la même de Swann, et qui me touchait moi, en me rappelant ma vie avec Albertine, il exigeait que ces personnes se retirassent de bonne heure afin qu’il pût dire bonsoir à Odette le dernier. Inutile de dire qu’à peine était-il parti, elle allait en rejoindre d’autres. Mais le duc ne s’en doutait pas ou préférait ne pas avoir l’air de s’en douter ; la vue des vieillards baisse, comme leur oreille devient plus dure, leur clairvoyance s’obscurcit, la fatigue même fait faire relâche à leur vigilance. Et à un certain âge c’est en un personnage de Molière – non pas même en l’olympien amant d’Alcmène mais en un risible Géronte – que se change inévitablement Jupiter. D’ailleurs, Odette trompait M. de Guermantes, et aussi le soignait, sans charme, sans grandeur. Elle était médiocre dans ce rôle comme dans tous les autres. Non pas que la vie ne lui en eût souvent donné de beaux, mais elle ne savait pas les jouer. En attendant, elle jouait celui de recluse. De fait, chaque fois que je voulus la voir dans la suite je n’y pus réussir, car M. de Guermantes, voulant à la fois concilier les exigences de son hygiène et de sa jalousie, ne lui permettait que les fêtes de jour, à condition encore que ce ne fussent pas des bals. Cette réclusion où elle était tenue, elle me l’avoua avec franchise, pour diverses raisons. La principale est qu’elle s’imaginait, bien que je n’eusse écrit que des articles ou publié que des études, que j’étais un auteur connu, ce qui lui faisait même naïvement dire, se rappelant le temps où j’allais avenue des Acacias pour la voir passer, et plus tard chez elle : « Ah ! si j’avais pu deviner que ce petit serait un jour un grand écrivain ! » Or, ayant entendu dire que les écrivains se plaisent auprès des femmes pour se documenter, se faire raconter des histoires d’amour, elle redevenait maintenant avec moi simple cocotte pour m’intéresser : « Tenez, une fois il y avait un homme qui s’était toqué de moi et que j’aimais éperdument aussi. Nous vivions d’une vie divine. Il avait un voyage à faire en Amérique, je devais y aller avec lui. La veille du départ, je trouvai que c’était plus beau de ne pas laisser diminuer un amour qui ne pourrait pas toujours rester à ce point. Nous eûmes une dernière soirée où il était persuadé que je partais, ce fut une nuit folle, j’avais près de lui des joies infinies et le désespoir de sentir que je ne le reverrais pas. Le matin j’étais allée donner mon billet à un voyageur que je ne connaissais pas. Il voulait au moins l’acheter. Je lui répondis : « Non, vous me rendez un tel service en me le prenant, je ne veux pas d’argent. » Puis c’était une autre histoire : « Un jour j’étais dans les Champs-Élysées, M. de Bréauté, que je n’avais vu qu’une fois, se mit à me regarder avec une telle insistance que je m’arrêtai et lui demandai pourquoi il se permettait de me regarder comme ça. Il me répondit : « Je vous regarde parce que vous avez un chapeau ridicule. » C’était vrai. C’était un petit chapeau avec des pensées, les modes de ce temps-là étaient affreuses. Mais j’étais en fureur, je lui dis : « Je ne vous permets pas de me parler ainsi. » Il se mit à pleuvoir. Je lui dis : « Je ne vous pardonnerais que si vous aviez une voiture. – Hé bien, justement j’en ai une et je vais vous accompagner. – Non, je veux bien de votre voiture, mais pas de vous. » Je montai dans la voiture, il partit sous la pluie. Mais le soir il arriva chez moi. Nous eûmes deux années d’un amour fou. » Elle reprit : « Venez prendre une fois le thé avec moi, je vous raconterai comment j’ai fait la connaissance de M. de Forcheville. Au fond, dit-elle d’un air mélancolique, j’ai passé ma vie cloîtrée parce que je n’ai eu de grands amours que pour des hommes qui étaient terriblement jaloux de moi. Je ne parle pas de M. de Forcheville, car, au fond, c’était un médiocre et je n’ai jamais pu aimer véritablement que des gens intelligents. Mais, voyez-vous, M. Swann était aussi jaloux que l’est ce pauvre duc ; pour celui-ci je me prive de tout parce que je sais qu’il n’est pas heureux chez lui. Pour M. Swann, c’était parce que je l’aimais follement, et je trouve qu’on peut bien sacrifier la danse, et le monde, et tout le reste à ce qui peut faire plaisir ou seulement éviter des soucis à un homme qu’on aime. Pauvre Charles, il était si intelligent, si séduisant, exactement le genre d’hommes que j’aimais. » Et c’était peut-être vrai. Il y avait eu un temps où Swann lui avait plu, justement celui où elle n’était pas « son genre ». À vrai dire, « son genre », même plus tard, elle ne l’avait jamais été. Il l’avait pourtant alors tant et si douloureusement aimée. Il était surpris plus tard de cette contradiction. Elle ne doit pas en être une si nous songeons combien est forte dans la vie des hommes la proportion des souffrances pour des femmes « qui n’étaient pas leur genre ». Peut-être cela tient-il à bien des causes ; d’abord, parce qu’elles ne sont pas votre genre on se laisse d’abord aimer sans aimer, par là on laisse prendre sur sa vie une habitude qui n’aurait pas eu lieu avec une femme qui eût été votre genre et qui, se sentant désirée, se fût disputée, ne nous aurait accordé que de rares rendez-vous, n’eût pas pris dans notre vie cette installation dans toutes nos heures qui plus tard, si l’amour vient et qu’elle vienne à nous manquer, pour une brouille, pour un voyage où on nous laisse sans nouvelles, ne nous arrache pas un seul lien mais mille. Ensuite, cette habitude est sentimentale parce qu’il n’y a pas grand désir physique à la base, et si l’amour naît, le cerveau travaille bien davantage : il y a un roman au lieu d’un besoin. Nous ne nous méfions pas des femmes qui ne sont pas notre genre, nous les laissons nous aimer, et si nous les aimons ensuite, nous les aimons cent fois plus que les autres, sans avoir même près d’elles la satisfaction du désir assouvi. Pour ces raisons et bien d’autres, le fait que nous ayons nos plus gros chagrins avec les femmes qui ne sont pas notre genre ne tient pas seulement à cette dérision du destin qui ne réalise notre bonheur que sous la forme qui nous plaît le moins. Une femme qui est notre genre est rarement dangereuse, car ou elle ne veut pas de nous, ou nous contente et nous quitte vite, ne s’installe pas dans notre vie, et ce qui est dangereux et procréateur de souffrances dans l’amour, ce n’est pas la femme elle-même, c’est sa présence de tous les jours, la curiosité de ce qu’elle fait à tous moments ; ce n’est pas la femme, c’est l’habitude. J’eus la lâcheté d’ajouter que ce qu’elle disait de Swann était gentil et noble de sa part, mais je savais combien c’était faux et que sa franchise se mêlait de mensonges. Je pensais avec effroi, au fur et à mesure qu’elle me racontait ses aventures, à tout ce que Swann avait ignoré, dont il aurait tant souffert parce qu’il avait fixé sa sensibilité sur cet être-là, et qu’il devinait à en être sûr, rien qu’à ses regards quand elle voyait un homme ou une femme inconnus et qui lui plaisaient. Au fond, elle le faisait seulement pour me donner ce qu’elle croyait des sujets de nouvelles ! Elle se trompait, non qu’elle n’eût de tout temps abondamment fourni les réserves de mon imagination, mais d’une façon bien plus involontaire et par un acte émané de moi-même, qui dégageait d’elle à son insu les lois de sa vie.